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La toute première indication de l’importance de la découverte fut, à en croire les premiers articles dans les journaux, je m’en souviens très bien, un certain nom hébreu. On l’orthographiait de deux manières différentes : tantôt anokhi, tantôt anochi.

Le mot apparaît dans l’Exode, chapitre xx, verset 2. C’est une partie de la Torah extrêmement émouvante et importante, car ici c’est Dieu lui-même qui parle, et il dit :


Je suis le Seigneur ton Dieu, qui t’a amené hors de la terre d’Égypte, hors de la maison de l’esclavage.


Le premier mot hébreu est anokhi ou anochi et il signifie « je » – comme dans « Je suis le Seigneur ton Dieu ». Jeff m’avait montré le commentaire juif officiel sur cette partie de la Torah :


Le Dieu adoré par le judaïsme n’est pas une Force impersonnelle, un Ça, qu’on l’appelle « Nature » ou « Cause Initiale ». Le Dieu d’Israël est la Source non seulement de la puissance et de la vie, mais aussi de la conscience, de la personnalité, de la résolution morale et de l’action éthique.


Même moi qui ne suis pas chrétienne – je devrais dire plutôt, je suppose : qui ne pratique pas le judaïsme – ces mots m’ébranlent ; par eux je suis touchée et changée ; je ne suis plus la même. Ce qui est exprimé ici, m’avait expliqué Jeff, c’est, en ce seul mot, le caractère unique de l’existence de Dieu :


De même que l’homme surpasse toutes les autres créatures par sa volonté et son action délibérée, de même Dieu règne sur tout comme étant le seul Esprit et la seule Volonté. Dans le royaume visible comme dans l’invisible, Il Se manifeste comme la personnalité morale et spirituelle absolument libre qui assigne à toute chose son existence, sa forme et son but.


Cela fut écrit par Samuel M. Cohon, qui citait Kaufmann Köhler. Un autre écrivain juif, Hermann Cohen, a écrit :


Dieu lui a répondu ainsi : « Je suis celui qui suis. Aussi diras-tu aux enfants d’Israël : Je suis m’a envoyé à vous. » Il n’y a probablement pas de plus grand miracle dans l’histoire de l’esprit que celui qui est révélé dans ce verset. Car ici, une langue primitive ignorant encore tout concept philosophique prononce de façon hésitante le mot le plus profond de toute la philosophie. Le nom de Dieu est « Je suis celui qui suis ». Cela signifie que Dieu est l’Être, que Dieu est le Je, ce qui marque Celui Qui Existe. »


Et c’est ce qui fut trouvé au wadi en Israël qui remontait à deux cents ans avant Jésus-Christ, le wadi qui n’était pas loin de Qumran ; ce mot figure au cœur des documents zadokites, et tout érudit en hébraïsme le connaît, et tous les chrétiens et les juifs devraient le connaître, mais là dans ce wadi le mot anokhi était utilisé différemment, d’une façon qu’aucun être vivant n’avait jamais vue employée auparavant. Et ainsi Tim et Kirsten restèrent-ils à Londres deux fois plus longtemps que prévu, car le cœur d’un phénomène avait été découvert, et c’était relié au fond même du décalogue, comme si le Seigneur avait laissé des décalques, pour ainsi dire, de textes écrits de sa propre main.

Pendant que ces découvertes – encore à la phase de la traduction – venaient au jour, Jeff continuait d’arpenter le campus de l’université en se documentant sur la guerre de Trente Ans et sur Wallenstein, qui s’était progressivement retranché de la réalité au cours de cette guerre qui avait été la pire de toutes jusqu’à celles de notre siècle. Je ne vais pas prétendre avoir établi quelle pulsion particulière, parmi toutes celles qui l’agitaient, a poussé mon mari à la mort : c’est peut-être l’une d’elles, à moins que ce ne soit toutes en bloc – de toute façon je n’étais même pas à ses côtés quand ça s’est passé, et je ne m’y étais pas attendue. Mes craintes, je les avais éprouvées au début, quand j’avais appris la liaison entre Kirsten et Tim. J’avais dit alors ce que j’avais à dire ; j’avais rendu visite à l’évêque et avais été mise à court d’arguments sans grand effort de sa part : une facile victoire verbale pour Tim Archer.

Si on a l’intention de se tuer, on n’a pas besoin d’une raison au sens habituel du terme. Jeff avait été exclu. Je voyais bien quel rapport il y avait entre son intérêt pour la guerre de Trente Ans et Kirsten ; il avait fait le lien entre l’origine Scandinave de celle-ci et le rôle héroïque et victorieux de l’armée suédoise lors de cette guerre ; et il avait donné un alibi intellectuel à ses penchants émotionnels, pour se retrouver pris à son propre piège après le départ de Kirsten pour l’Angleterre. Maintenant il devait affronter le fait qu’il se fichait pas mal de Wallenstein et du Saint Empire romain germanique ; et qu’en réalité il était amoureux d’une femme de l’âge de sa mère qui couchait avec son père – et qui faisait ça à douze mille kilomètres de distance. Sans parler de ce qui couronnait le tout : le fait que tous deux, sans lui, participaient à l’une des plus passionnantes découvertes archéologiques et théologiques de l’histoire, en la vivant au jour le jour à mesure qu’avançaient les traductions et que les mots émergeaient, un par un, des documents reconstitués et mis bout à bout, et qu’à maintes reprises le mot hébreu anokhi se manifestait, dans des contextes inhabituels, des contextes déroutants : de nouveaux contextes. Les documents étaient rédigés comme si anokhi était présent au wadi. Il était fait allusion à lui comme étant ici, et non là, comme existant maintenant, et non dans le temps. Anokhi n’était pas quelque chose dont les zadokites avaient une connaissance indirecte ; c’était quelque chose qu’ils possédaient.

Il est très difficile de lire les livres qu’on a dans sa bibliothèque et d’écouter un disque de Donovan, si bon soit-il, quand une découverte de cette ampleur a lieu dans une autre partie du monde et que votre père et sa maîtresse, que vous aimez tous deux et en même temps haïssez, y sont intimement mêlés. Ce qui me rendait malade, c’était Jeff passant et repassant sans cesse le premier album en solo de Paul McCartney ; il aimait particulièrement Teddy Boy. Quand il m’a quittée pour aller vivre seul à l’hôtel – dans la chambre où il a fini par se tuer – il a emporté l’album avec lui, mais il apparut qu’il n’avait pas de tourne-disque pour le mettre. Il m’a écrit un certain nombre de fois, me racontant ses activités dans les happenings pacifistes. C’était probablement vrai. Mais je pense qu’en général il se contentait de rester dans sa chambre tout seul, à essayer d’y voir clair dans ses sentiments envers son père et, ce qui était plus important, envers Kirsten. Ce devait être en 1971, puisque l’album de McCartney est sorti en 1970. Mais ce qui s’est passé, c’est que moi aussi je suis restée toute seule à la maison. Jeff est mort et j’ai gardé la maison. Je vous recommandais de ne pas vivre seuls mais en réalité c’est à moi que je parle. Vous faites ce que vous voulez mais moi je ne vivrai plus jamais seule. J’aime mieux faire monter chez moi des gens rencontrés dans la rue plutôt que de supporter cet isolement.

Qu’on ne me fasse plus entendre de disques des Beatles. C’est surtout ça que je demande. Joplin, je peux la supporter, parce que je continue de trouver drôle que Tim l’ait crue noire et en vie plutôt que blanche et morte, mais je refuse d’écouter les Beatles car ils sont liés à trop de chagrin en moi, trop de choses arrivées dans ma vie.


Je cesse d’être tout à fait rationnelle quand il s’agit du suicide de mon mari. J’entends dans ma tête un mélange des voix de John, de Paul et de George – avec Ringo tapant sur sa batterie quelque part à l’arrière-plan – chantant des fragments de leurs chansons, et à leurs paroles se mêlent des commentaires critiques concernant les âmes qui endurent une grande souffrance qu’on ne peut pas définir, même s’il y a eu la mort de mon mari, puis celle de Kirsten et enfin celle de Tim Archer – mais je suppose après tout que c’est suffisant. Maintenant, avec John Lennon qui s’est fait descendre, tout le monde est transpercé comme je l’ai été, alors je ferais aussi bien de ne plus m’apitoyer sur moi et de me joindre au reste des gens, ni meilleurs ni pires qu’ils ne sont.

Souvent, quand je repense au suicide de Jeff, je m’aperçois que je réarrange les dates et les événements, dans mon esprit, selon des séquences plus en syntonie ; autrement dit je me livre à un montage. Je condense, je pratique des coupures, je glisse sur mon rôle au point que – par exemple – je ne me souviens plus d’avoir vu le cadavre de Jeff et de l’avoir identifié. J’ai réussi à oublier le nom de l’hôtel où il a séjourné. Je ne sais pas combien de temps il y est resté. Autant que je m’en souvienne, il n’a pas traîné longtemps à la maison après le départ de Tim et Kirsten pour Londres ; une première lettre d’eux était arrivée, tapée à la machine : signée par eux deux mais presque certainement écrite par Kirsten. Déjà des allusions à l’ampleur de la découverte y figuraient. Je n’ai pas compris sur le moment ce qu’impliquait la nouvelle, mais Jeff si. Alors, c’est peut-être juste après qu’il est parti.

Ce qui m’a le plus surprise, ç’a été de comprendre, d’un seul coup, que Jeff avait eu envie de devenir prêtre, mais ça lui aurait servi à quoi, en comparaison du rôle tenu par son père ? Toutefois ça laissait un vide. Car Jeff n’avait envie de rien devenir d’autre. Il ne pouvait pas être prêtre mais il n’était tenté par aucune autre activité. Aussi était-il demeuré ce qu’à Berkeley nous appelons un « étudiant professionnel » ; il n’avait jamais cessé d’aller à l’université. Ou bien peut-être s’est-il arrêté quelque temps mais pour y retourner ensuite. Notre mariage ne tournait pas rond depuis un certain temps j’ai des trous de mémoire touchant les environs de 1968, il y a peut-être une année entière qui manque à mes souvenirs. Jeff souffrait de problèmes émotionnels dont j’ai plus tard refoulé la notion que j’en avais. Nous les avons tous deux refoulés, l’autopsychothérapie se porte beaucoup dans la région de la baie et nous en avons profité.

Je ne crois pas qu’on puisse dire – qu’on aurait pu dire – que Jeff était un malade mental ; simplement il n’était pas heureux. Ce n’est pas toujours une pulsion suicidaire qui vous pousse à la mort mais une faille plus subtile, une inaptitude au bonheur. Il s’est détaché de la vie petit à petit. Et le jour où il est tombé sur une femme qu’il désirait pour de bon, la voilà qui couche avec son père avant de s’envoler en sa compagnie pour l’Angleterre, le laissant en plan avec ses études sur une guerre dont il n’a rien à foutre, ramené à son point de départ, c’est-à-dire à zéro. Il ne s’intéressait à rien pour commencer, et pour finir c’est revenu au même. Un des médecins a prétendu qu’à son avis Jeff s’était mis au L.S.D. après m’avoir quittée, durant cette période qui a précédé son suicide. Ce n’est qu’une théorie. Mais après tout, contrairement à celle de l’homosexualité, elle aurait pu être vraie.

Des milliers de jeunes se tuent chaque année en Amérique, mais la coutume veut, généralement, que l’on catalogue leur mort comme accidentelle. C’est pour épargner aux familles la honte qui entache le suicide. Et c’est vrai qu’il y a là quelque chose de scandaleux : voir un jeune homme ou une jeune femme, sinon même un adolescent, avoir envie de mourir et atteindre ce but, en mourant en quelque sorte avant d’avoir vécu, avant d’avoir connu la naissance à l’existence. Des femmes se font cogner dessus par leurs maris ; des flics abattent des Noirs et des basanés ; des vieux clochards font les poubelles ou mangent de la pâtée pour chiens – le scandale règne à tous les niveaux. Le suicide n’est qu’un événement scandaleux parmi une multitude. Il y a des adolescents noirs qui n’obtiendront jamais un boulot tout au long de leur vie, parce qu’ils sont paresseux mais parce qu’il n’y a pas de boulots pour eux – et aussi parce que ces gosses des ghettos n’ont pas de compétences qu’ils puissent vendre. Des mômes se tirent de chez eux, se retrouvent dans le quartier des boîtes de nuit à New York ou Hollywood et finissent par se prostituer, faisant de leur corps une marchandise. Si l’envie vous prend de tuer les messagers spartiates annonçant l’issue de la bataille, la défaite des Thermopyles, allez-y, tuez-les. Je suis l’un de ces messagers et je transmets ce que vous ne voulez sans doute pas entendre. Personnellement je n’ai que trois morts à annoncer, mais c’est trois de trop. Aujourd’hui est le jour où John Lennon est mort ; vous voulez aussi tuer ceux qui vous en informent ? Comme le dit Çri Krishna quand il assume sa forme véritable, sa forme universelle, celle du temps :

Tous ces hôtes doivent mourir ;

frappe et ne retiens pas ta main.

Fais semblant de tuer.

Par moi ces hommes sont déjà condamnés.

C’est une vision horrible. Ce qu’a vu Arjuna, il ne peut pas croire à son existence.

Léchant de tes langues embrasées,

Dévorant tous les mondes,

Tu perces les hauteurs des deux

De rayons intolérables, ô Vichnou.

Ce que voit Arjuna était jadis son ami et son aurige. Un homme comme lui. Mais ce n’était qu’un aspect, un déguisement bienveillant. Çri Krishna voulait l’épargner, lui dissimuler la vérité. Arjuna a demandé à voir la vraie forme de Çri Krishna et il l’a vue. Il ne sera plus désormais ce qu’il était. Le spectacle l’a changé, l’a changé à jamais. Une telle connaissance, c’est le vrai fruit défendu. Çri Krishna a longtemps attendu avant de montrer à Arjuna sa forme réelle. Il voulait l’épargner. Mais la vraie forme, celle du destructeur universel, a fini par émerger.

Je ne veux pas vous rendre malheureux en racontant la souffrance en détail, mais il y a une différence décisive entre la souffrance et la narration de la souffrance. Je vous parle de ce qui est arrivé. Si le fait de savoir entraîne une souffrance indirecte, celui de ne pas savoir représente un authentique danger, un risque colossal.


Quand Kirsten et l’évêque revinrent pour s’occuper des problèmes soulevés par la mort de Jeff, je pus déceler en les revoyant un changement en eux. Kirsten paraissait lasse et déprimée, et cela ne semblait pas dû uniquement au choc. Il était évident qu’elle était en mauvaise santé. En revanche, l’évêque Archer était plus dynamique que jamais. Il prit entièrement en charge la situation, choisit la pierre tombale et le lieu de l’inhumation, prononça l’oraison funèbre revêtu de sa tenue sacerdotale et régla tous les frais des obsèques. Ce fut lui qui décida de l’inscription à graver sur la stèle. Il opta pour une devise qui exprime l’idée fondamentale de l’école d’Héraclite : aucune chose ne dure ; mais toutes les choses s’écoulent. Ce choix me parut fort acceptable. On m’avait enseigné en philo que la phrase était d’Héraclite lui-même, mais Tim m’expliqua qu’elle était postérieure à lui et provenait de ses disciples. Ils croyaient que seul le flux, c’est-à-dire le changement, est la réalité. Ils avaient peut-être raison.

Nous nous retrouvâmes tous les trois après l’enterrement et regagnâmes l’appartement de Kirsten en essayant de nous mettre à l’aise. Il fallut un certain temps avant que l’un de nous trouve quelque chose à dire.

Tim, sans raison apparente, se mit à parler de Satan. Il avait élaboré une nouvelle théorie sur l’ascension et la chute de Satan et voulait la mettre à l’essai sur Kirsten et moi, puisque nous étions les plus proches personnes disponibles. Je supposai sur le moment qu’il comptait en faire mention dans le livre qu’il avait commencé à écrire.

« Je considère le mythe de Satan selon une nouvelle optique. Satan désirait connaître Dieu aussi pleinement que possible. Pour obtenir cette connaissance parfaite, il lui fallait devenir Dieu, être lui-même Dieu. Il s’y employa et y parvint, tout en sachant que sa punition serait l’exil permanent loin de Dieu. Mais il le fit néanmoins, car le souvenir d’avoir connu Dieu, de l’avoir vraiment connu comme nul autre ne l’avait jamais fait ou ne le ferait jamais, justifiait pour lui ce châtiment éternel. N’était-ce pas là aimer Dieu plus que quiconque ayant jamais existé ? Satan a accepté le châtiment et l’exil éternels simplement pour connaître Dieu – en devenant Dieu – pendant un instant. Et il me vient une autre idée : Satan connaissait vraiment Dieu, mais peut-être Dieu ne connaissait-il pas ou ne comprenait-il pas Satan ; s’il l’avait compris, il ne l’aurait pas puni. C’est pourquoi on dit que Satan s’est rebellé – ce qui signifie qu’il échappait au contrôle de Dieu, qu’il était en dehors du domaine de Dieu, comme dans un autre univers. Mais je pense qu’il accueillit volontiers sa punition, car c’était pour lui la preuve qu’il connaissait Dieu et l’aimait. Sinon il aurait pu faire ce qu’il a fait pour être récompensé… s’il y avait eu une récompense. Mieux vaut régner en enfer que de servir aux cieux, c’est un aboutissement, mais pas le vrai : le but ultime est de connaître Dieu pleinement et réellement, en comparaison de quoi tout le reste est de peu d’importance.

— C’est comme Prométhée », remarqua Kirsten d’un air absent. Elle fumait en regardant Tim fixement.

Tim reprit : « Prométhée a participé à la création de l’homme. C’était aussi le plus tricheur de tous les dieux. Pandore fut envoyée sur Terre par Zeus pour punir Prométhée d’avoir dérobé le feu du ciel et de l’avoir apporté à l’homme. De plus, Pandore devait châtier toute la race humaine. Épiméthée la prit pour épouse malgré les avertissements de Prométhée, puisque celui-ci pouvait prédire les conséquences de ce mariage. C’est ce don absolu de la connaissance anticipée qui était considéré par les zoroastriens comme un attribut de Dieu, l’Esprit de Sagesse.

— Un vautour lui dévorait le foie », prononça Kirsten distraitement.

Tim hocha la tête en disant : « Zeus châtia Prométhée en l’enchaînant et en lui envoyant un vautour pour lui dévorer le foie, qui se régénérait sans cesse. Mais il fut délivré par Héraclès. Prométhée était sans aucun doute un ami de l’humanité. C’était un maître artisan. Il y a une affinité avec le mythe de Satan, c’est certain. Selon moi, on pourrait dire que Satan est allé dérober, non pas le feu, mais la vraie connaissance de Dieu. Toutefois il n’en a pas fait profiter l’homme, à l’inverse de ce qu’a fait Prométhée avec le feu. Peut-être la véritable faute de Satan a-t-elle été de garder pour lui cette connaissance qu’il avait acquise, de ne pas l’avoir partagée avec l’humanité. C’est intéressant comme raisonnement : on pourrait en déduire que nous serions en mesure d’acquérir une connaissance de Dieu par l’intermédiaire de Satan. C’est une théorie que je n’ai jamais entendu exposer. » Il se tut un instant, avec l’air de réfléchir. « Il faudrait que tu notes ça, reprit-il à l’adresse de Kirsten.

— Je m’en souviendrai, fit-elle d’un ton morne et apathique.

— L’homme doit donner l’assaut à Satan et s’emparer de cette connaissance, poursuivit Tim. Satan ne veut pas la livrer. C’est pour l’avoir dissimulée – et non pour l’avoir dérobée – qu’il a été puni. En un sens, en somme, les êtres humains peuvent racheter Satan en luttant avec lui pour lui arracher cette connaissance.

— Et ensuite ils n’auront plus qu’à s’en aller étudier l’astrologie », plaçai-je.

Détournant vers moi son regard, Tim s’étonna : « Pardon ?

— Je pense à Wallenstein, expliquai-je. Il passait son temps à tirer des horoscopes.

— Les racines grecques du mot horoscope, exposa Tim, sont hôra, qui signifie “heure”, et skopos, qui signifie “celui qui examine”. Littéralement, cela veut donc dire “qui examine l’heure”. » Il alluma une cigarette ; depuis leur retour d’Angleterre, Kirsten et lui semblaient fumer en permanence. « Wallenstein était un personnage fascinant, ajouta-t-il.

— C’est ce que dit Jeff, fis-je. Enfin ce qu’il disait. »

Dressant la tête avec vivacité, Tim lança : « Jeff s’intéressait donc à Wallenstein ? Parce que j’ai…

— Vous ne le saviez pas ? » demandai-je.

Avec une expression perplexe, Tim répondit : « Je crois que non. »

Kirsten l’observait d’un regard impénétrable.

« Je possède plusieurs livres très intéressants sur Wallenstein, continua Tim. Vous savez, par bien des côtés, Wallenstein ressemblait à Hitler. »

Kirsten et moi gardâmes le silence.

« Wallenstein a contribué à la ruine de l’Allemagne, énonça Tim. C’était un grand général. Friedrich von Schiller, vous le savez peut-être, a écrit une trilogie sur lui : Le Camp de Wallenstein, Les Piccolomini et La Mort de Wallenstein. Ce sont des pièces profondément émouvantes. Cela soulève la question, bien entendu, du rôle de Schiller dans le développement de la pensée occidentale. Tenez, je vais vous lire quelque chose. » Il posa sa cigarette et se rendit devant la bibliothèque où il puisa un livre. « Voici qui peut apporter quelque lumière sur le sujet. En écrivant à son ami… voyons, j’ai son nom ici… en écrivant à Wilhelm von Humboldt, c’était vers la fin de sa vie, Schiller disait : Après tout, nous sommes tous deux des idéalistes, et nous devrions avoir honte d’avoir laissé dire que le monde matériel nous formait, au lieu d’être formé par nous. L’essence de la vision de Schiller était, bien sûr, la liberté. Il était naturellement absorbé dans le grand drame et la révolte des Pays-Bas et… » Tim s’interrompit, pensif, le regard dans le vague, en remuant les lèvres. Sur le canapé, Kirsten fumait en silence sans le quitter des yeux. « Bon », dit enfin Tim en feuilletant le volume qu’il tenait à la main, « laissez-moi vous lire ceci. Ce sont des lignes que Schiller a écrites à trente-quatre ans. On peut estimer qu’elles résument la plus grande partie de nos aspirations les plus nobles. » Regardant le livre, il se mit à lire à haute voix : « Maintenant que j’ai commencé à connaître et à employer comme il convient mes forces spirituelles, une maladie menace malheureusement de miner mes forces physiques. Néanmoins, je ferai ce que je peux, et quand à la fin l’édifice s’écroulera, j’aurai sauvé ce qui valait la peine d’être préservé. » Tim referma le livre et le remit sur son étagère.

Nous ne dîmes rien. Je restais assise sans avoir même de pensée particulière.

« Schiller est très important pour le XXe siècle », déclara Tim en allant écraser son mégot. Il contempla longuement le cendrier.

« Je vais envoyer chercher une pizza, dit Kirsten. Je ne me sens pas en état de préparer à dîner.

— C’est parfait, dit Tim. Demande qu’ils y mettent du bacon canadien. Et s’ils ont des boissons non alcoolisées…

— Je peux m’occuper du repas », proposai-je.

Kirsten se leva pour aller au téléphone, nous laissant seuls, Tim et moi.

Tim reprit avec conviction : « C’est vraiment de la plus haute importance de connaître Dieu, de discerner l’Essence Absolue, comme l’a qualifiée Heidegger. Sein est le terme qu’il emploie : Être. Ce que nous avons découvert au wadi zadokite défie toute description. »

Je hochai la tête.

« Où en êtes-vous au point de vue argent ? » demanda Tim en portant la main à la poche intérieure de sa veste.

« Ça peut aller, répondis-je.

— Vous travaillez toujours pour cette agence immobilière ? » Il rectifia. « Pour ce cabinet d’avocats ? Vous êtes leur secrétaire, n’est-ce pas ?

— Je ne suis que dactylo, précisai-je.

— Le métier d’avocat est éprouvant, mais j’ai trouvé qu’il valait la peine, dit Tim. Vous devriez continuer dans cette branche. Si un jour vous volez de vos propres ailes, vous pourriez même devenir attorney ou juge.

— Sans doute que oui », dis-je.

Tim questionna : « Est-ce que Jeff a discuté de l’anokhi avec vous ?

— Eh bien, vous nous avez écrit. Et nous avons vu les articles dans les journaux et les magazines.

— Les zadokites utilisaient le terme dans un sens spécial, un sens technique. Il ne pouvait signifier l’Intelligence Divine parce que la façon dont ils en parlent indique qu’ils le possèdent, au sens littéral. Il y a une ligne dans le document numéro six : Anokhi meurt et renaît chaque année, et chaque année suivante anokhi est davantage. Ou plus grand ; davantage ou plus grand, ce peut être l’un ou l’autre, ou bien encore plus élevé. C’est encore très obscur, mais les traducteurs travaillent d’arrache-pied et on espère que ça va s’éclaircir dans les six mois qui viennent… Et puis, bien sûr, on n’a pas encore fini de rassembler les fragments, les manuscrits qui ont été détériorés. Comme vous devez le penser, je ne connais pas l’araméen. Je n’ai étudié que le grec et le latin – vous savez : Dieu est le rempart ultime contre le non-Être.

— Tillich, dis-je.

— Je vous demande pardon ? s’informa Tim.

— C’est Paul Tillich qui a dit ça.

— Je n’en suis pas certain, répliqua Tim. C’était sûrement en tout cas un des théologiens protestants existentiels ; Reinhold Niebuhr, peut-être. Vous savez que c’est un Américain, ou plutôt que c’était, car il vient de mourir récemment. Ce qui m’intéresse chez lui… » Tim marqua un temps d’arrêt. « Il a servi dans la marine allemande pendant la Première Guerre mondiale. Il a milité activement contre les nazis et a continué à prêcher jusqu’en 1938. La Gestapo l’a arrêté et il a été déporté à Dachau. Niebuhr au départ avait été pacifiste, mais il a exhorté les chrétiens à soutenir la guerre contre Hitler. J’ai l’impression qu’une des différences significatives entre Wallenstein et Hitler – en réalité c’est une très grande similitude – réside dans les serments de loyauté que Wallenstein…

— Excusez-moi », fis-je. Je me rendis dans la salle de bains et ouvris l’armoire à pharmacie pour voir si le flacon de Dexamyl était toujours là. Mais il n’y était pas ; tous les médicaments avaient disparu. Emportés en Angleterre, pensai-je. Et à l’heure actuelle dans les bagages de Kirsten et Tim. Merde alors.

Quand je revins, je trouvai Kirsten seule dans le salon. « Je suis fatiguée, terriblement fatiguée, dit-elle d’une voix faible.

— Ça se voit, remarquai-je.

— Je ne vais même pas être capable d’avaler une pizza sans la vomir. Tu pourrais me faire des courses ? Tiens, j’ai établi une liste. Je voudrais du poulet désossé : tu sais, celui qui est vendu en bocal, et puis du riz ou des nouilles. Je te donne la liste. » Elle me la tendit. « Tim te remettra de l’argent.

— Ça va, j’en ai. » Je regagnai la chambre à coucher, où j’avais posé mon manteau et mon sac. Pendant que j’enfilais mon manteau, Tim surgit derrière moi, brûlant encore du désir de parler.

« Ce qu’a vu Schiller en Wallenstein, c’est un homme qui s’est rendu complice du destin pour causer sa propre mort. Pour les romantiques allemands ce devait être le péché suprême : être complice du destin, le destin envisagé comme la fatalité. » Il me suivit dans le couloir alors que je sortais de la chambre. « L’idée maîtresse de Goethe, de Schiller et… des autres, leur orientation fondamentale, c’était que la volonté humaine pouvait triompher du destin. Pour eux, le destin ne devait pas être considéré comme inéluctable mais comme une chose admise. Vous comprenez où je veux en venir ? Pour les Grecs, le destin était l’anânkê, une force absolument prédéterminée et impersonnelle ; ils l’assimilaient à Némésis, qui représente le destin vengeur, celui qui punit.

— Je suis désolée, dis-je. Il faut que j’aille faire les courses.

— On ne devait pas nous porter une pizza ?

— Kirsten ne se sent pas bien ; elle n’en a pas envie. »

Se rapprochant de moi, Tim me confia à voix basse :

« Angel, je m’inquiète beaucoup pour elle. Je n’arrive pas à la convaincre d’aller chez le médecin. C’est, soit l’estomac, soit la vésicule. Vous pourriez peut-être la persuader de subir des examens. Elle a peur des résultats. Vous savez, n’est-ce pas, qu’elle a eu une tumeur au cerveau il y a des années.

— Oui, fis-je.

— Et une hystérocléisis.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Une intervention chirurgicale consistant à fermer le col de l’utérus. Elle a tellement d’anxiété reliée à cette région du corps ; il m’est impossible d’en discuter avec elle.

— Je lui parlerai, promis-je.

— Kirsten se sent responsable de la mort de Jeff.

— Quelle poisse, m’exclamai-je. C’est de ça que j’avais peur. »

Sortant du salon, Kirsten me dit : « Tu peux ajouter du ginger-ale à la liste, s’il te plaît ?

— D’accord. Dans quelle boutique est-ce que…

— Tu prends à droite, indiqua Kirsten. Tu vas tout droit et tu tournes à gauche quatre rues plus loin, jusqu’au premier carrefour. C’est une petite épicerie chinoise, mais ils ont ce qu’il me faut.

— Tu as besoin de cigarettes ? demanda Tim.

— Oui, tu peux en acheter une cartouche, dit Kirsten. N’importe quelle marque dans les légères ; elles ont toutes le même goût.

— Entendu. »

M’ouvrant la porte, Tim déclara : « Je vous conduis en voiture. » Une fois dehors, nous nous dirigeâmes vers sa voiture de location, mais au moment d’y monter il s’aperçut qu’il n’avait pas emporté les clés. « Tant pis, allons-y à pied », décida-t-il. Nous marchâmes quelque temps en silence.

« Quelle belle soirée, dis-je enfin.

— Il y a une chose dont j’avais l’intention de discuter avec vous, annonça Tim. Bien qu’en principe ce ne soit pas de votre compétence.

— J’ignorais que j’avais une compétence, formulai-je.

— Je veux dire que ce n’est pas un domaine qui vous concerne. Mais je ne sais pas à qui je ferais mieux d’en parler. Ces documents zadokites sont par certains côtés… » Il hésita. « Je devrais dire : affligeants. Pour moi personnellement, j’entends. Car ce que les traducteurs ont mis au jour, c’est une bonne partie des Logia – des préceptes – de Jésus, mais énoncée deux cents ans avant lui.

— Oui, je comprends, fis-je.

— Mais en ce cas cela signifie, ajouta Tim, qu’il n’était pas le Fils de Dieu. Qu’il n’était pas, en fait, ce Dieu auquel la doctrine trinitaire nous demande de croire. Pour vous, Angel, c’est un point qui ne pose pas de problème particulier.

— Non, pas vraiment, acquiesçai-je.

— Les Logia sont essentiels à notre compréhension et à notre perception de Jésus en tant que Christ : c’est-à-dire le Messie ou l’Oint. S’il se révèle que les Logia peuvent être retranchés de la personne de Jésus, alors il nous faut reconsidérer les Évangiles – pas seulement les Synoptiques mais tous les quatre… en nous interrogeant sur ce que nous savons en réalité de Jésus, si tant est que nous en sachions quelque chose.

— Pourquoi ne pas partir du principe que Jésus était un zadokite ? » questionnai-je. C’était l’idée que j’avais retirée de la lecture des articles dans les journaux et les magazines. À la suite de la découverte des manuscrits qumrans, les manuscrits de la mer Morte, il y avait eu une rafale de spéculations fondées sur l’hypothèse d’un lien entre Jésus et les esséniens. Je ne voyais pas où était le problème. Je n’arrivais pas à comprendre de quoi Tim s’inquiétait.

Nous poursuivîmes lentement notre marche sur le trottoir, et Tim reprit : « Dans un certain nombre de documents zadokites il est fait mention d’un personnage mystérieux. Les textes le désignent par un mot hébreu dont la meilleure traduction pourrait être un néologisme : l’“Exposeur”. C’est à ce personnage vague que sont attribués la plupart des Logia.

— Eh bien, c’est que Jésus a reçu un enseignement qui provenait de lui, avançai-je.

— Mais en ce cas Jésus n’est pas le Fils de Dieu. Il n’est pas Dieu incarné, Dieu sous la forme d’un être humain. »

Je suggérai : « Peut-être que Dieu a révélé les Logia à l’Exposeur.

— Mais alors c’est l’Exposeur qui est le Fils de Dieu.

— Ah ! bon, dis-je.

— Ce sont là des problèmes qui me mettent au supplice… enfin le terme est exagéré. Disons qu’ils me préoccupent énormément. La plupart des paraboles relatées dans les Évangiles, voilà maintenant que nous les trouvons existantes dans des manuscrits datant de deux cents ans avant Jésus. Je reconnais que la totalité des Logia n’y figure pas, mais il y en a beaucoup, et souvent parmi les plus importants. Certaines doctrines cardinales concernant la résurrection sont aussi présentes, celles qui débutent par la formule bien connue “Je suis” utilisée par Jésus. Par exemple Je suis le pain de vie. Ou Je suis la Voie. Ou encore Je suis la porte étroite. Jusqu’à présent on ne pouvait pas les séparer de Jésus-Christ. Tenez, prenez simplement la première : Je suis le pain de vie. Celui qui mange mon corps et qui boit mon sang possède la vie éternelle, et je l’élèverai au dernier jour. Car mon corps est une vraie nourriture et mon sang une vraie boisson. Celui qui mange mon corps et qui boit mon sang vit en moi et je vis en lui. Vous comprenez où je veux en venir ?

— Bien sûr. C’est l’Exposeur zadokite qui l’a dit en premier.

— Alors, c’est l’Exposeur zadokite qui a conféré la vie éternelle, et précisément au moyen de l’Eucharistie.

— Je trouve ça formidable », dis-je.

Tim continua : « On avait toujours espéré, mais sans jamais s’y attendre, déterrer un jour Q, cette source originelle des Synoptiques, ou déterrer quelque chose qui nous permettrait de reconstituer Q, totalement ou en partie. Mais personne n’avait jamais osé rêver que se manifesterait une Ur-Quelle antérieure à Jésus de deux siècles. Et il y a également d’autres aspects singuliers… » Il marqua un temps. « Les termes employés pour “pain” et “sang” laissent entendre qu’il s’agit de pain et de sang au sens littéral. Comme si les zadokites avaient un pain et une boisson spécifiques qu’ils préparaient et qui constituaient par essence le corps et le sang de ce qu’ils nommaient l’anokhi, pour lequel l’Exposeur parlait et que l’Exposeur représentait.

— Eh bien, fis-je en hochant la tête.

— Où est cette boutique ? s’enquit Tim en regardant autour de lui.

— À une ou deux rues d’ici, je crois. »

Tim reprit avec gravité : « Quelque chose qu’ils mangeaient ; quelque chose qu’ils buvaient. Comme dans la Cène. Et ils croyaient que cela les rendait immortels ; que ce mélange de ce qu’ils mangeaient et buvaient leur donnait la vie éternelle. Il est évident que cela préfigure l’Eucharistie et que c’est en rapport avec la Cène. Anokhi. Toujours ce mot. Ils mangeaient anokhi et buvaient anokhi et, en conséquence, ils devenaient anokhi. Ils devenaient Dieu lui-même.

— C’est ce qu’enseigne le christianisme concernant la cérémonie de la messe, observai-je.

— Il y a des parallèles dans le zoroastrisme, souligna Tim. Les zoroastriens sacrifiaient du bétail qu’ils mangeaient en l’accompagnant d’une boisson enivrante appelée haoma. Mais il n’y a pas de raison de supposer qu’il en résultait chez eux une identification avec la divinité. Car c’est cela que produisent les sacrements pour le chrétien qui communie : il s’identifie avec Dieu représenté par le Christ. Il devient Dieu et ne fait plus qu’un avec Lui. Il s’unifie et s’assimile à Dieu. Une apothéose, en somme. Mais ici, chez les zadokites, on obtient exactement le même résultat avec le pain et la boisson provenant de l’anokhi, et bien entendu le terme anokhi lui-même fait référence à la Pure Conscience de Soi, autrement dit la Pure Conscience de Jéhovah, le Dieu du peuple hébreu.

— C’est ce qu’a le brahmane, remarquai-je.

— Pardon ? Le brahmane ?

— Je parle du brahmanisme en Inde. Le brahmane possède l’absolue conscience pure. Il est pure conscience, pur être, pure béatitude. Si je me souviens bien.

— En tout cas la question reste entière, déclara Tim. En quoi consiste cet anokhi qu’ils mangeaient et buvaient ?

— C’est le corps et le sang du Seigneur, dis-je.

— Mais de quoi s’agit-il ? » Il fit un geste du bras. « Il ne suffit pas de dire avec désinvolture : “C’est le Seigneur”, Angel, car c’est ce qu’en logique on appelle un sophisme hystêrôn-protêrôn : ce qu’on essaie de prouver est contenu dans les prémisses. Il est évident que c’est le corps et le sang du Seigneur : le mot anokhi le signifie clairement ; mais cela ne suffit pas à…

— Oh ! je vois, fis-je. C’est un raisonnement en cercle fermé. En d’autres termes, vous affirmez que cet anokhi existe vraiment. »

Tim s’arrêta pour me fixer des yeux. « Bien entendu.

— Je comprends. Pour vous c’est quelque chose de réel.

— Dieu est réel.

— Pas vraiment réel. Dieu est une affaire de croyance. Il n’est pas réel au sens où l’est cette voiture, expliquai-je en désignant une TransAm garée le long du trottoir.

— Vous ne pourriez pas vous tromper davantage. »

Je me mis à rire.

« D’où sortez-vous cette idée que Dieu n’est pas réel ? demanda Tim.

— Dieu est un… » J’hésitai. « Une façon de voir les choses. Une interprétation. Je veux dire qu’il n’existe pas. Pas au sens où les objets existent. On ne pourrait pas, disons, se cogner à lui comme on se cogne à un mur.

— Est-ce qu’un champ magnétique existe ?

— Bien sûr, dis-je.

— Vous ne pouvez pas vous cogner à lui. »

Je répondis : « Mais sa présence se manifestera si on répand de la limaille de fer sur une feuille de papier.

— Les hiéroglyphes de Dieu sont partout autour de vous, affirma Tim. Dans le monde et hors du monde.

— Ce n’est qu’une opinion. Ce n’est pas la mienne.

— Mais vous voyez bien le monde.

— Je vois le monde mais je n’y vois aucune trace de Dieu.

— Mais il ne peut y avoir de création sans créateur.

— Qui prétend que c’est une création ?

— Pour en revenir à ma théorie, coupa Tim, si les Logia précèdent Jésus de deux cents ans, alors les Évangiles sont suspects, et si les Évangiles sont suspects, nous n’avons pas de preuve que Jésus était Dieu, le Dieu incarné, ce qui sape les fondements de notre religion. Jésus devient simplement le porte-parole d’une certaine secte juive qui mangeait et buvait une sorte de… enfin, quoi que soit l’anokhi, pour obtenir l’immortalité.

— Pour s’imaginer obtenir l’immortalité, rectifiai-je. Ce n’est pas du tout la même chose. Il y a des gens qui croient qu’on peut guérir le cancer avec un traitement à base de plantes, mais ce n’est pas pour ça que c’est vrai. »

Nous venions d’arriver devant la petite épicerie et nous fîmes une halte momentanée.

« Je vois que vous n’êtes pas chrétienne, commenta Tim.

— Enfin, Tim, vous le savez depuis des années. Je suis votre belle-fille.

— Je ne suis pas sûr moi-même d’être chrétien. En fait, désormais, je n’ai même pas la certitude qu’une chose telle que le christianisme soit vraie. Et il faut que je continue à remplir les devoirs de ma charge, tout en sachant ce que je sais. En sachant que Jésus n’était pas Dieu mais un prédicateur dont l’enseignement n’était même pas original, puisqu’il s’agissait des croyances collectives de toute une secte.

— Mais cela pouvait quand même venir de Dieu, si c’était Dieu qui l’avait révélé aux zadokites, objectai-je. Qu’est-ce qu’on dit d’autre à propos de l’Exposeur ?

— Qu’il revient aux Jours derniers et tient le rôle du Juge eschatologique.

— Voilà le plus beau, dis-je.

— On trouve également ça dans le zoroastrisme, précisa Tim. Il y a beaucoup de choses qui semblent remonter aux religions iraniennes… d’ailleurs les juifs ont développé un aspect proprement iranien dans leur religion durant l’époque où… » Il se tut ; il était plongé dans ses pensées, oublieux de moi, de la boutique, des courses à faire.

« Peut-être que les traducteurs et les érudits trouveront d’autres détails sur cet anokhi », dis-je pour tenter de le distraire.

« Ils trouveront Dieu, fit-il en écho, se parlant à lui-même.

— C’est peut-être une chose qui pousse. Une racine ou un arbre.

— Hein ? Quoi ? » Il avait l’air en colère subitement. « Pourquoi dites-vous ça ?

— Pour avoir du pain, il faut bien partir de quelque chose. On ne peut pas manger du pain s’il n’est pas fait avec des substances de base.

— Jésus parlait par métaphores. Il ne faisait pas allusion à du pain au sens propre.

— Lui, peut-être pas, mais apparemment c’est le contraire pour les zadokites.

— Cette pensée m’est déjà venue. C’est d’ailleurs l’avis de certains des traducteurs : que c’est d’une boisson et d’un pain dans l’acception littérale qu’il s’agit. Je suis la porte de la bergerie. Quand il prononçait ces mots, il est évident que Jésus ne voulait pas prétendre qu’il était constitué de bois. Et il disait aussi : Je suis la vraie vigne, et mon Père est le vigneron. Chaque branche en moi qui ne porte pas de fruit, il la coupe, et chaque branche qui porte des fruits, il la taille pour qu’elle en porte davantage encore.

— Eh bien, alors, c’est une vigne, dis-je. Voilà ce qu’il faut chercher.

— C’est absurde et matérialiste.

— Pourquoi ? »

Tim lança violemment : « Faut-il vraiment supposer que c’est d’une plante qu’il est fait mention ? Que c’est une chose matérielle et non spirituelle ? Une chose qui pousse dans le désert de la mer Morte ? » Il agita les bras. « Je suis la lumière du monde. Doit-on assumer qu’on pourrait lire son journal en le tenant sous cette lumière ? Comme sous ce réverbère ?

— Peut-être que oui, après tout, répondis-je. Dionysos était bien une vigne, pour ainsi dire. Ses adorateurs s’enivraient et ensuite Dionysos prenait possession d’eux, et ils couraient par monts et par vaux et tuaient les vaches pour les manger. Ils dévoraient tous les animaux vivants sur leur passage.

— Oui, il y a certaines ressemblances », concéda Tim.

Nous pénétrâmes ensemble dans la petite épicerie.

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