7

Je repensai à Jeff : comme il l’avait fait un jour, je pleurais toute seule dans un coin de la maison, je pleurais sur quelqu’un qui comptait pour moi. Où est-ce que ça va se terminer ? me demandai-je. Il faut bien que cela prenne fin. Et cela semble ne pas avoir de fin ; ça continue en s’enchaînant indéfiniment, comme dans l’ordinateur de Bill Lundborg essayant de calculer – tâche impossible – le nombre le plus élevé en dessous d’un nombre entier.

Peu après, Kirsten sortit de l’hôpital ; elle se rétablit progressivement de sa maladie digestive, et après sa guérison Tim et elle retournèrent en Angleterre. Avant leur départ des États-Unis, j’appris de la bouche de Kirsten que son fils Bill avait été mis en prison. Le Service postal l’avait embauché, puis renvoyé ; sa réaction à son renvoi avait consisté à briser, à poings nus, les baies vitrées de la sous-station de San Mateo. Il était évident qu’il était redevenu fou. Si tant est qu’il eût jamais cessé de l’être.

Je perdis donc tout le monde de vue : je ne revis plus Bill après le jour où il m’avait rendu visite ; je rencontrai plusieurs fois Kirsten et Tim – elle plus souvent que lui – puis je me retrouvai seule, et pas très heureuse, à m’interroger sur la signification profonde du monde, si toutefois cette signification existait. La chose était aussi douteuse que les périodes de santé mentale de Bill Lundborg.

Le cabinet d’avocats un jour dut fermer. Mes deux employeurs se retrouvèrent inculpés de trafic de drogue. C’était prévisible. Il est plus fructueux de vendre de la cocaïne que des bougies. La cocaïne à cette époque ne jouissait pas de la popularité qui l’a mise aujourd’hui à la mode, mais la demande représentait quand même une incitation à laquelle mes employeurs n’avaient pu résister. Chacun récolta cinq ans de prison. Pendant plusieurs mois je fus à la dérive, vivant uniquement de l’allocation de chômage, puis je trouvai une place de vendeuse dans le magasin de disques de Telegraph Avenue, Musik Shop, où je travaille encore maintenant.

La psychose peut emprunter bien des formes. Elle peut embrasser la totalité des choses ou se concentrer sur un sujet bien particulier. Le cas de Bill représentait la démence omniprésente ; la folie s’était infiltrée dans toutes les parcelles de son existence, ou c’est du moins ce que je présume.

Le type de folie caractérisé par l’idée fixe est un phénomène fascinant. Je parle de l’idée fixe obsessionnelle, celle dont l’esprit ne peut se détacher. Cela représente une possibilité insoupçonnée de dysfonctionnement du cerveau humain. Il faut avoir vu une idée fixe à l’œuvre pour en apprécier pleinement la force. Une fois introduite dans un esprit, l’esprit d’un être humain donné, non seulement elle n’en part plus jamais, mais elle consume aussi tout ce que cet esprit contient d’autre, de sorte que finalement l’individu n’existe plus, son esprit en tant que tel n’existe plus : seule subsiste l’idée fixe qui a tout détruit autour d’elle.

Comment débute un tel processus ? À quel moment débute-t-il ? Jung parle quelque part – j’ai oublié dans lequel de ses livres – d’une personne, une personne normale, dans l’esprit de laquelle surgit un jour une certaine idée, et cette idée n’en sort plus. De plus, ajoute Jung, après l’apparition de cette idée dans l’esprit de la personne en question, plus rien de nouveau n’arrive jamais à cet esprit ; le temps pour cet esprit s’arrête et il est mort. L’esprit en tant qu’entité vivante et croissante est mort. Et pourtant la personne, en un sens, continue de vivre.

Quelquefois, je suppose, une idée fixe pénètre dans l’esprit sous la forme d’un problème, ou d’un problème imaginaire. Ce n’est pas si rare. Vous vous apprêtez à vous coucher, tard le soir, et brusquement l’idée vous vient que vous avez oublié d’éteindre les phares de votre voiture. Vous regardez par la fenêtre votre voiture – qui est garée, bien visible, devant votre maison – et vous constatez que les phares ne sont pas allumés. Mais vous pensez alors : Je les ai peut-être laissés allumés et ils le sont restés si longtemps qu’ils ont déchargé la batterie. Alors, pour m’en assurer, il faut que je sorte pour vérifier. Vous enfilez votre robe de chambre et allez dehors, vous ouvrez la porte de la voiture et vous actionnez la manette d’éclairage. Les feux s’allument. Vous les éteignez, quittez la voiture, refermez la porte et regagnez la maison. Ce qui s’est passé, c’est que vous êtes devenu fou ; vous êtes devenu psychotique. Parce que vous n’avez pas tenu compte du témoignage de vos sens ; vous aviez pu voir par la fenêtre que les feux n’étaient pas allumés, mais vous avez quand même voulu sortir pour vérifier. C’est là le facteur primordial : vous avez vu mais vous n’avez pas cru. Ou, réciproquement, vous n’avez pas vu quelque chose mais vous y avez quand même cru. Théoriquement, vous pourriez voyager à tout jamais entre votre chambre à coucher et votre voiture, prisonnier d’un circuit fermé éternel où périodiquement vous ouvririez la voiture, essaieriez les feux, retourneriez à la maison – à cet égard vous êtes une machine. Vous n’êtes plus humain.

L’idée fixe peut également se présenter, non comme un problème ou un problème imaginaire, mais comme une solution.

Si elle survient sous forme de problème, votre esprit la repoussera, car personne n’a envie des problèmes ou ne les aime ; mais si elle survient sous forme de solution, une solution fausse, bien sûr, alors vous ne la rejetterez pas car elle aura une grande valeur utilitaire : c’est quelque chose dont vous avez besoin et que vous avez fait surgir pour répondre à ce besoin.

Il est très peu probable que vous passiez le restant de votre vie à faire la navette entre votre voiture et votre chambre à coucher, mais par contre il est fort possible, si vous êtes tourmenté par la culpabilité, la douleur et le doute – et par des vastes flots d’auto-accusation qui déferlent tous les jours sans relâche – qu’une idée fixe se présentant comme une solution, une fois qu’elle a fait son apparition, demeure en vous. Voilà ce que je décelai chez Kirsten et Tim, après leur second retour d’Angleterre. Durant la période où ils avaient séjourné à Londres pour la seconde fois, une idée, une idée fixe, s’était un jour imposée à leur esprit, et le tour avait été joué.

Kirsten était arrivée plusieurs jours avant Tim. Je ne la rencontrai pas à l’aéroport mais dans sa chambre au St. Francis, sur la même noble colline de San Francisco qui abrite la Grace Cathedral. Je la trouvai s’activant à défaire ses nombreux bagages, et ma première pensée fut : Mon Dieu, comme elle fait jeune ! Par contraste avec la dernière fois où je l’ai vue… elle rayonne. Que s’est-il produit ? Son visage était moins marqué par les rides ; ses mouvements avaient une souplesse agile, et quand je pénétrai dans la chambre, elle m’accueillit avec le sourire, sans la moindre trace des sous-entendus acerbes, des diverses accusations latentes dont j’avais pris l’habitude avec elle.

« Salut, fit-elle.

— Mais dis-moi, tu as l’air en pleine forme », m’exclamai-je.

Elle hocha la tête. « J’ai arrêté de fumer. » Elle retira un paquet enveloppé d’une valise posée devant elle sur le lit. « Je t’ai rapporté des cadeaux. Il y en a d’autres qui vont arriver par la poste ; je n’ai pris que ce qui pouvait tenir. Tu veux les ouvrir maintenant ?

— Je n’en reviens pas de te voir aussi bien, dis-je.

— Tu penses que j’ai perdu du poids ? » Elle alla se placer devant une glace.

« Quelque chose comme ça.

— J’ai aussi une grande malle qui voyage par bateau. Oh ! mais tu l’as vue. Tu m’as aidée à faire mes bagages au départ. J’ai plein de choses à te raconter.

— Au téléphone, tu as fait des allusions…

— Oui », confirma Kirsten. Elle s’assit sur le lit, saisit son sac, l’ouvrit et en sortit un paquet de Player’s ; en me souriant, elle alluma une cigarette.

« Je croyais que tu avais cessé », dis-je.

Elle reposa machinalement la cigarette. « Je continue une fois de temps en temps, par habitude. » Elle souriait toujours, d’un sourire mystérieux qui semblait contenir une sorte de jubilation voilée.

« Eh bien, de quoi s’agit-il ? m’enquis-je.

— Regarde là-bas sur la table. »

Je regardai. Il y avait sur la table un gros cahier.

« Ouvre-le, dit Kirsten.

— D’accord. » Je pris le cahier et l’ouvris. Certaines pages étaient blanches mais la plupart étaient couvertes de griffonnages : c’était l’écriture de Kirsten.

Kirsten reprit alors la parole pour annoncer : « Jeff nous est revenu. Il est revenu de l’autre monde. »


Si à ce moment-là j’avais dit : Ma pauvre fille, tu perds complètement la boule – ça n’aurait rien changé, et je ne me reproche pas de m’en être abstenue. Je répondis simplement : « Ah ? » avec un signe de tête. « Eh bien, en voilà une nouvelle. » J’essayais de déchiffrer son écriture sans y parvenir. « Qu’est-ce que tu veux dire au juste ? demandai-je.

— Il y a des phénomènes qui ont lieu, expliqua Kirsten. C’est le nom que Tim et moi leur donnons. Il enfonce des épingles sous mes ongles pendant la nuit et il arrête toutes les pendules à 6 h 30, l’heure exacte de sa mort.

— Diable, fis-je.

— Nous en avons tenu un compte rendu, poursuivit Kirsten. Nous ne voulions pas t’en parler par lettre ou au téléphone ; nous voulions te le dire face à face. C’est pour ça que j’ai attendu jusqu’à maintenant. » Elle leva les bras avec excitation. « Angel, il est revenu parmi nous !

— Ça alors, merde, dis-je mécaniquement.

— Il s’est passé des centaines d’incidents, des centaines de phénomènes. Allons prendre un verre au bar. Tout a commencé juste après notre retour en Angleterre. Tim est allé voir un médium. Le médium a dit que c’était vrai. Nous savions que c’était vrai ; personne n’avait besoin de nous le dire, mais nous voulions en avoir réellement la certitude parce que nous pensions qu’il y avait une possibilité – juste une possibilité – que ce soit seulement un poltergeist. Mais ce n’en est pas un ! C’est Jeff !

— Bon sang de bon sang, dis-je.

— Tu crois que je plaisante ?

— Non, répondis-je avec sincérité.

— Parce que nous y avons assisté tous les deux, tu sais. Et aussi les Winchell, nos amis à Londres. Et maintenant que nous sommes revenus aux États-Unis, nous voulons que toi aussi tu y assistes et que tu le consignes par écrit, pour le nouveau livre de Tim. Il est en train d’écrire un livre là-dessus, parce que ces expériences ont une signification qui n’est pas réservée qu’à nous, elles ont une portée universelle, puisqu’elles prouvent que l’homme continue d’exister dans l’autre monde après sa mort sur cette terre.

— Oui, dis-je. Si nous descendions au bar ?

— Le livre de Tim s’intitulera Messages de l’autre monde. Il a déjà reçu une avance de dix mille dollars pour l’écrire ; son éditeur pense que ce sera la meilleure vente qu’aura jamais eue un de ses livres.

— Tu me vois confondue, dis-je.

— Je sais que tu ne me crois pas. » Elle avait parlé avec une raideur teintée de colère.

« Pourquoi me viendrait-il à l’idée de ne pas te croire ? questionnai-je.

— Parce que les gens n’ont pas la foi.

— Peut-être après que j’aurai lu le cahier.

— Il – Jeff – a mis le feu à mes cheveux seize fois.

— Eh bien, dis donc.

— Et il a brisé toutes les glaces dans notre appartement. Pas une seule fois mais plusieurs fois. Nous les trouvions cassées en nous levant mais nous n’avions rien entendu ; aucun de nous deux n’avait rien entendu. Le Dr Mason – c’est le médium que nous sommes allés voir – a dit que Jeff voulait nous faire comprendre qu’il nous pardonne. Et il te pardonne à toi aussi.

— Ah bon ?

— Ne sois pas sarcastique avec moi, lança Kirsten.

— Je vais vraiment essayer de ne pas être sarcastique, dis-je. C’est comme tu peux le voir une grande surprise pour moi. Je reste sans voix. Je vais sûrement m’en remettre, plus tard. » Je me dirigeai vers la porte.


Edgar Barefoot, dans l’une de ses conférences diffusées par K.P.F.A., avait discuté d’une forme de logique inductive développée en Inde par l’école hindouiste. Elle est très ancienne et a été beaucoup étudiée, pas seulement en Inde mais aussi en Occident. C’est le second moyen de la connaissance par lequel l’homme obtient la cognition exacte et le nom qu’on lui donne est anumana, ce qui en sanscrit signifie « mesure d’une autre chose ». Cela comporte cinq stades et je n’entrerai pas dans les détails car ils sont complexes, mais l’important est que, si ces cinq stades sont convenablement exécutés – et le système comporte des mesures de précaution permettant de déterminer si on les a menés à bien – on est assuré, en partant d’une prémisse, d’aboutir à une conclusion juste.

Ce qui donne un éclat particulier à l’anumana, c’est la troisième étape, l’illustration (udaharana) ; elle nécessite ce qu’on nomme une concomitance invariable (vyapti, soit littéralement « pénétration »). Le raisonnement inductif par anumana ne réussira que si vous avez la certitude absolue de posséder le vyapti : non pas une simple concomitance mais une concomitance invariable. Par exemple, tard le soir vous entendez dehors des pétarades ; vous vous dites : « Ce doit être une voiture qui a des ratés, car quand une voiture a des ratés, c’est le genre de bruit qu’elle fait à l’échappement. » Or, c’est là précisément que le raisonnement inductif – celui qui remonte de l’effet à la cause – s’effondre. C’est pourquoi beaucoup de logiciens en Occident jugent suspect le raisonnement inductif et ne veulent se fonder que sur le raisonnement déductif. Mais l’anumana tend à obtenir ce qu’on appelle un terrain suffisant ; l’illustration exige une observation réelle – et non supposée – opérée à tous moments, de sorte qu’aucune concomitance ne peut être admise si elle n’est pas démontrée. En Occident nous ne possédons pas de syllogisme équivalant exactement à l’anumana, et c’est regrettable, car si nous disposions d’une formule aussi rigoureuse pour vérifier notre raisonnement inductif, l’évêque Timothy Archer l’aurait connue, et s’il l’avait connue il aurait su qu’il ne suffisait pas que sa maîtresse s’éveillât les cheveux roussis pour avoir la preuve que l’esprit de son fils mort était revenu de l’autre monde, par-delà la tombe. L’évêque Archer pouvait vous jeter à la figure des termes comme hystêrôn-protêrôn parce que ce faux raisonnement appartient à la pensée de la Grèce antique – ce qui revient à dire la pensée occidentale. Mais l’anumana nous vient de l’Inde. Les logiciens hindous distinguaient un terrain fallacieux typique qui brisait l’anumana ; ils l’appelaient hetvabhasa (« simplement l’apparence d’un terrain »), et cela ne concerne qu’une seule étape parmi les cinq de l’anumana. Ils avaient trouvé des tas de possibilités susceptibles de disloquer cette structure à cinq étages, et un homme possédant l’intelligence et l’éducation de l’évêque Archer aurait été capable de se ranger à n’importe laquelle d’entre elles. Qu’il ait pu croire qu’une simple succession d’événements bizarres et inexpliqués suffisait à prouver, non seulement que Jeff était toujours en vie (quelque part), mais qu’en outre il communiquait avec le monde des vivants (en quelque sorte), cela démontre, comme le cas de Wallenstein avec son engouement pour l’astrologie durant la guerre de Trente Ans, que la faculté de cognition exacte est variable et dépend, en dernier ressort, de ce qu’on a envie de croire. Un logicien hindou vivant il y a des siècles aurait pu discerner d’emblée la fausseté fondamentale du raisonnement concluant à l’immortalité de Jeff. C’est ainsi que la volonté de croire triomphe de l’esprit rationnel, chaque fois que l’un et l’autre entrent en conflit. C’est tout ce que je peux supposer, en me fondant sur ce à quoi j’étais en train d’assister.

Sans doute sommes-nous tous capables de nous comporter de la sorte, mais là c’était trop énorme pour ne pas en tenir compte. Le fils fou de Kirsten, palpablement psychotique, pouvait démontrer pourquoi c’était une question inintelligible de demander à un ordinateur le plus grand nombre au-dessous de deux, mais l’évêque Timothy Archer, un ancien avocat, un érudit, un adulte sain d’esprit, voyait une épingle sur les draps près de sa maîtresse et en concluait aussitôt que son défunt fils communiquait avec lui depuis l’autre monde ; et en outre, Tim allait écrire tout cela dans un livre, un livre qui serait publié et lu ; non seulement il croyait à des absurdités mais il le faisait publiquement.

« Attendez que tout le monde soit au courant », déclaraient l’évêque Archer et sa maîtresse. Peut-être le fait d’avoir gagné son procès en hérésie l’avait-il convaincu qu’il ne pouvait se tromper ; ou, s’il se trompait, que personne ne pouvait l’abattre. Il faisait erreur dans les deux cas : il pouvait se tromper et on pouvait l’abattre. Il pouvait s’abattre lui-même, de toute façon.

Tout cela m’était très clairement apparu ce jour-là, alors que j’étais assise en compagnie de Kirsten à l’un des bars de l’hôtel St. Francis. Et je ne pouvais rien faire. Leur idée fixe, n’étant pas un problème mais une solution, ne pouvait être extirpée d’eux par un appel à la raison, même si en fin de compte elle se soldait par un problème supplémentaire. Ils avaient tenté de résoudre un problème en en suscitant un autre. Ce n’est pas la bonne façon de s’y prendre : on ne vient pas à bout d’un problème à l’aide d’un autre problème plus important. C’est par cette méthode qu’Hitler, dont la similitude avec Wallenstein était si étrange, avait cherché à gagner la Seconde Guerre mondiale. Tim pouvait m’admonester tant qu’il voulait pour avoir raisonné selon le sophisme hystêrôn-protêrôn – et tomber ensuite victime du fatras de croyances occultes absurdes issues des livres populaires. Tant qu’il y était, il aurait aussi bien pu croire que Jeff avait été ramené d’un autre système stellaire par des astronautes extraterrestres.

Cela me faisait mal d’y penser. Mal dans les jambes ; mal partout. L’évêque Archer, lui qui m’entretenait de l’hystêrôn-protêrôn dans la rue – lui, un évêque éminent, et moi une simple jeune femme avec un petit diplôme universitaire… Et pour avoir entendu un soir Edgar Barefoot parler de l’anumana, j’en savais plus que lui ; mais ça ne servait à rien car il n’allait pas m’écouter, pas plus qu’il n’écouterait quiconque sauf sa maîtresse : tous deux étaient trop enfoncés dans la culpabilité, trop plongés dans les intrigues et les mensonges résultant de leurs rapports secrets, pour être encore en état de raisonner lucidement. Un chauffeur de taxi choisi au hasard aurait pu leur dire qu’ils détruisaient délibérément leur vie – non par le simple fait de croire à une chose pareille, bien que ce fût en soi suffisamment destructeur, mais par leur intention de la publier. Très bien. Allez-y. Bousillez votre existence. Faites des cartes des étoiles, dressez des horoscopes pendant que la guerre la plus destructrice des temps modernes fait rage. Cela vous vaudra une place dans les livres d’histoire : celle d’un benêt. Vous allez vous asseoir sur le tabouret dans le coin ; vous allez porter le bonnet d’âne ; vous allez anéantir toutes les activités que vous avez entreprises de concert avec les plus grands esprits du siècle. C’est pour ça que Martin Luther King est mort. C’est pour ça que vous avez participé à la marche de Selma : pour croire – et annoncer publiquement que vous croyez – que le fantôme de votre fils mort vient planter des épingles sous les ongles de votre maîtresse pendant qu’elle dort. Ne vous gênez pas pour publier tout ça. Faites comme chez vous.

L’erreur logique, bien sûr, c’est que Kirsten et Tim raisonnaient en remontant de l’effet à la cause ; ils ne voyaient pas la cause – ils voyaient seulement ce qu’ils appelaient des « phénomènes », et de ces phénomènes ils concluaient que Jeff était la cause invisible opérant depuis « l’autre monde ». La structure de l’anumana démontre que ce type de raisonnement inductif ne constitue pas un raisonnement à proprement parler ; avec l’anumana on part d’une prémisse et on progresse en cinq étapes jusqu’à une conclusion, et chaque étape est en étroite relation avec celle qui la précède et celle qui la suit ; en revanche, il n’y a aucune logique en jeu quand, à partir de glaces brisées, de cheveux roussis et de pendules arrêtées, on prétend avoir la preuve d’une autre réalité où les morts ne sont pas morts ; tout ce que cela prouve en fait, c’est que vous êtes crédule et que vous fonctionnez à un niveau d’âge mental de six ans : vous ne testez pas la réalité, vous êtes perdu dans un fantasme d’exaucement des souhaits, dans une forme d’autisme. Mais c’est un autisme d’un type inquiétant puisqu’il tourne entièrement autour d’une unique idée : il n’envahit pas la totalité de votre champ de conscience, il ne mobilise pas l’ensemble de votre attention. En dehors de cette prémisse fausse, de cette induction erronée, vous restez lucide et sain d’esprit. C’est une folie localisée, qui vous permet de parler et d’agir normalement le reste du temps. Donc personne ne vous enferme, puisque vous pouvez continuer à gagner votre vie, à prendre des bains, à conduire une voiture, à sortir vos ordures. Vous n’êtes pas fou de la façon dont Bill Lundborg est fou, et en un certain sens (tout dépend de la définition qu’on donne au mot « fou ») vous n’êtes même pas fou du tout.

L’évêque Archer continuait de pouvoir exercer son ministère. Kirsten continuait de pouvoir s’acheter des vêtements dans les meilleures boutiques de San Francisco. Aucun d’eux n’aurait brisé à poings nus les vitres d’une sous-station du Service postal. On ne peut pas arrêter quelqu’un sous prétexte qu’il croit que son fils communique de l’autre monde avec ce monde-ci, ou tout simplement qu’il croit à l’existence d’un autre monde. C’est ici que l’idée fixe se fond généralement dans la religion ; elle devient partie intégrante de cette propension à croire à un autre monde qui caractérise les religions révélées de la Terre entière. Quelle différence y a-t-il entre croire à un Dieu qu’on ne voit pas et à un fils mort qu’on ne voit pas ? Qu’est-ce qui distingue une invisibilité d’une autre invisibilité ? Il y a une différence toutefois, mais elle est délicate. Elle a trait à ce qui relève de l’opinion générale, un terrain glissant ; beaucoup de gens croient en Dieu mais très peu de gens croient que Jeff Archer enfonce des épingles sous les ongles de Kirsten Lundborg pendant son sommeil – voilà la différence, et quand elle est exposée ainsi sa subjectivité saute aux yeux. Après tout, Kirsten et Tim ont pour eux les épingles, les cheveux brûlés et les glaces cassées, sans parler des pendules arrêtées. Mais tous deux malgré cela commettent une erreur de logique. J’ignore si les personnes qui croient en Dieu sont dans l’erreur, car leur système de croyance ne peut être testé d’une manière ou d’une autre. Il repose simplement sur la foi.

Et maintenant on me demandait officiellement de tenir le rôle du témoin qui assisterait à de futurs autres « phénomènes », et s’ils se produisaient je pourrais, en même temps que Tim et Kirsten, me porter garante de ce que j’aurais vu et ajouter mon nom au livre à paraître de Tim – un livre qui, d’après les prévisions de son éditeur, se vendrait sûrement mieux que tous ses précédents ouvrages fondés sur des thèmes moins sensationnels. Mais je ne pouvais me désintéresser de l’affaire. Jeff avait été mon mari. Je l’aimais. J’avais envie de croire. Et, je sentais le moteur psychologique qui poussait Kirsten et Tim à croire ; je ne voulais pas descendre en flammes leur foi – ou leur crédulité – parce que je prévoyais quel effet le cynisme aurait sur eux : il les laisserait sans rien – il les laisserait, une fois de plus, face à une culpabilité que nul d’entre eux ne pouvait assumer. Je me trouvais donc dans une position où j’étais obligée de céder. Je devais prétendre partager leur croyance, leur intérêt, leur excitation. La neutralité ne suffirait pas : c’est l’enthousiasme qui était exigé de moi. Le mal avait été fait en Angleterre, avant que je sois mêlée à la situation. La décision était déjà prise. Si je leur disais que toutes ces histoires n’étaient que des foutaises, ils n’en persisteraient pas moins dans leur aberration, mais l’amertume au cœur. Alors tant pis, il faut renoncer au cynisme, avais-je pensé ce jour-là au bar du St. Francis avec Kirsten. Il n’y a rien à gagner et beaucoup à perdre, et puis de toute façon qu’est-ce que ça changerait ? Le livre de Tim va être écrit et publié – avec ou sans moi.

C’est là un mauvais raisonnement. Ce n’est pas parce qu’une chose semble inévitable qu’on doit l’accepter. Mais c’est le raisonnement que je me tenais. Et j’envisageais aussi autre chose : si je révélais à Kirsten et à Tim mon sentiment réel, je pouvais m’attendre à ne plus jamais les revoir ; ils rompraient tout lien avec moi et me laisseraient tomber, et il ne me resterait plus comme perspective dans l’existence que mon travail au magasin de disques – mon amitié avec l’évêque Archer serait révolue. Or, elle comptait trop pour moi ; je ne pouvais accepter de m’en passer.

Voilà ce qui fut ma mauvaise motivation, la satisfaction de mon désir. Je voulais continuer de les voir. Alors, je décidai d’entrer dans leur jeu tout en sachant fort bien que je jouais la comédie. Oui, ce jour-là au St. Francis, je décidai de me taire et de garder pour moi mes opinions, et je donnai mon accord pour consigner par écrit les phénomènes attendus, m’introduisant ainsi dans cette affaire que je savais ridicule. L’évêque Archer était en train de ruiner sa carrière et pas une fois je n’essayai de l’en dissuader. Mais après tout, j’avais bien essayé sans le moindre succès de le dissuader de voir Kirsten. Cette fois-ci, il ne se serait pas contenté de me mettre à court d’arguments, il m’aurait laissée tomber. Pour moi, c’était un prix trop cher à payer.

Je ne partageais pas leur idée fixe. Mais j’ai agi comme ils agissaient et parlé comme ils parlaient. Je suis citée dans le livre de l’évêque Archer ; il me remercie pour « l’assistance inappréciable » que je lui ai apportée « en notant et en enregistrant au jour le jour les manifestations de Jeff », manifestations qui n’existaient pas. C’est là, je crois, le principal moteur qui fait tourner le monde : la faiblesse.

Si on veut détruire un roi, il faut être sûr de le tuer. Quand on projette de dire à un homme mondialement célèbre qu’il se comporte en imbécile, on doit se résigner à perdre ce qu’on ne peut se permettre de perdre. Donc je demeurai bouche cousue, je bus mon verre, je payai ma consommation et celle de Kirsten, j’acceptai les cadeaux qu’elle m’avait rapportés de Londres, et je promis de jouer le rôle de témoin des phénomènes ultérieurs et de tous nouveaux développements éventuels.

Et si c’était à refaire, je ne changerais pas de ligne de conduite, parce que Kirsten et Tim étaient des êtres que j’aimais beaucoup tous les deux. Mon amour pour eux dépassait de loin le souci que j’avais de ma probité. Sous l’ombre envahissante de l’amitié, l’importance de la probité – et par conséquent la probité elle-même – diminuait au point de disparaître entièrement. J’ai dit adieu à mon intégrité et maintenu en vie mes amis. Quelqu’un d’autre aura à juger si j’ai fait ce qu’il fallait. Moi, je ne vois qu’une chose : deux amis de retour après de longs mois à l’étranger, des amis qui m’avaient manqué, surtout maintenant que Jeff était mort… des amis sans qui je ne pouvais subsister, et, plus profondément enfoui en moi, un autre facteur subtil qui m’influençait, même si ce jour-là je ne le reconnaissais pas : j’avais de la fierté à être l’intime d’un homme qui avait fait la marche de Selma avec Martin Luther King, un homme célèbre qui se faisait interviewer par David Frost, et dont les opinions avaient contribué à façonner le monde intellectuel moderne. Voilà, nous y sommes, on est au cœur de la chose. Je me définissais à mes propres yeux – je définissais mon identité – en tant que belle-fille et amie de l’évêque Archer.

Oui, c’est une mauvaise motivation, et j’en étais la prisonnière. « Je connais l’évêque Timothy Archer », me murmurait mon esprit dans l’obscurité de la nuit. Je me murmurais ces mots qui soutenaient mon amour-propre ; moi aussi j’éprouvais de la culpabilité à cause du suicide de Jeff, et en participant aux activités de l’évêque Archer je sentais moins le doute me peser.

Mais il y a une erreur logique – et aussi éthique – dans mon raisonnement, et je ne l’avais pas décelée sur-le-champ ; à travers sa crédulité et sa sottise superstitieuse, l’évêque de Californie se proposait de profiter de son influence, de son pouvoir de contrôler l’opinion publique, ce pouvoir qui justement m’attirait vers lui. Si j’avais eu la faculté de me projeter dans le temps ce jour-là au St. Francis, j’aurais prévu l’avenir – et fait un choix différent. Il ne resterait pas longtemps un grand homme ; il se tendait à lui-même le piège qui allait le faire tomber de son piédestal et le réduire à l’état de loufoque. Donc, une bonne partie de ce qui m’attirait vers lui allait bientôt disparaître. Et, à cet égard, j’étais autant que lui victime d’illusions. C’est une vision des choses qui ne me vint pas à l’esprit ce jour-là. J’avais de lui son image présente, pas celle qui serait la sienne quelques années plus tard. Moi aussi je fonctionnais à un niveau d’âge mental de six ans. Je n’ai rien vraiment fait de mal, mais je n’ai rien vraiment fait de bien non plus, et en fait je me suis abaissée inutilement ; rien de favorable n’est sorti de mon choix, et avec le recul je regrette amèrement de ne pas avoir eu à l’époque la clairvoyance dont je dispose aujourd’hui. L’évêque Archer nous a entraînés avec lui parce que nous l’aimions et avions foi en lui, même quand nous savions qu’il avait tort, et c’est terrible de s’en rendre compte, il y a de quoi en éprouver une terreur à la fois morale et spirituelle. C’est l’effet qui en résulte, maintenant ; mais je ne le ressentis pas ainsi sur le moment ; la terreur m’est venue plus tard, de façon rétrospective.

Pour vous c’est peut-être là des bavardages fastidieux, mais pour moi c’est autre chose : c’est le désespoir de mon cœur.

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