13

Le mercredi soir, Tim vint me chercher au volant d’une Pontiac de location. Je portais une robe bustier noire et un petit sac en perles ; j’avais une fleur dans les cheveux, et Tim, qui me regardait tout en me tenant ouverte la porte de la voiture, me fit remarquer que j’avais l’air ravissante.

« Merci », dis-je en me sentant embarrassée.

J’avais choisi un restaurant chinois qui venait d’ouvrir sur University Avenue. Je n’y étais jamais allée, mais des clients de Musik Shop m’avaient dit que c’était ce qu’il y avait de mieux comme nouvel endroit où manger en ville.

« Vous avez toujours eu ce genre de coiffure ? » s’enquit Tim pendant que l’hôtesse nous menait à notre table.

« Je me la suis faite pour ce soir », expliquai-je. Je lui fis voir mes boucles d’oreilles. « Jeff me les avait données il y a des années. D’habitude je ne les mets pas ; j’ai toujours peur d’en perdre une.

— Vous avez un peu maigri. » Il écarta ma chaise pour que j’y prenne place et je m’assis avec nervosité.

« C’est le travail. Je passe des commandes jusque tard dans la soirée.

— Que devient le cabinet d’avocats ? »

Je rectifiai : « Je dirige un magasin de disques.

— Ah ! oui, fit Tim. Vous m’aviez procuré cet album de Fidelio. Je n’ai pas eu beaucoup d’occasions de l’écouter… » Il ouvrit alors son menu et s’absorba dans sa lecture, détournant son attention de moi. Comme cette attention se disperse rapidement, pensai-je. Ou plutôt altère son centre d’intérêt. Ce n’est pas l’attention qui change ; c’est l’objet de cette attention. Il doit vivre dans un monde perpétuellement changeant, comme le flux d’Héraclite.

J’étais contente de voir Tim porter ses vêtements ecclésiastiques. Est-ce que c’est légal ? me demandai-je. Ma foi, ce n’est pas mon affaire. Je pris mon menu. C’était de la cuisine de style mandarin, pas de la cantonaise ; ce ne serait pas douceâtre mais épicé et pimenté, avec beaucoup d’amandes et de noisettes. J’en avais l’eau à la bouche, et j’étais très heureuse de me retrouver en compagnie de mon ami.

« Angel, déclara Tim à brûle-pourpoint, venez avec moi en Israël.

— Quoi ? m’exclamai-je en le dévisageant.

— Vous serez ma secrétaire. »

Les yeux toujours fixés sur lui, je dis : « Je prendrais la place de Kirsten, vous voulez dire ? » Je me mis alors à trembler. Un serveur se présenta ; je lui fis signe de s’éloigner.

« Bonsoir. Est-ce que vous aimeriez prendre un cocktail ? » demanda le serveur, ignorant mon geste.

« Partez », lui dis-je d’une voix menaçante. « Quel casse-pieds, dis-je à Tim. Mais de quoi parlez-vous ? Quel genre de… ?

— Vous seriez ma secrétaire, rien d’autre. Je ne pensais pas à des rapports personnels. Qu’alliez-vous imaginer ? Que je vous demandais de devenir ma maîtresse ? J’ai simplement besoin de quelqu’un pour faire le travail de Kirsten ; je m’aperçois que je ne m’en sors pas sans elle.

— Bon Dieu ! m’exclamai-je. Je croyais effectivement que vous me proposiez de coucher avec vous.

— C’est absolument hors de question », répondit Tim de son ton sévère et ferme qui signifiait qu’il ne plaisantait pas. Et même qu’en fait il désapprouvait. « Je vous considère toujours comme ma belle-fille.

— Je ne peux pas, puisque je dois m’occuper du magasin de disques.

— Mon budget me permet pas mal de dépenses ; je peux sans doute vous payer aussi bien que votre cabinet d’avocats… » Il se reprit. « Que votre magasin de disques.

— Laissez-moi le temps d’y réfléchir. » Je fis un nouveau signe au serveur pour le faire venir. « Un martini gin, lui dis-je. Rien pour l’évêque. »

Tim eut un sourire désabusé. « Je ne suis plus évêque, observa-t-il.

— Non, fis-je. Je ne peux pas aller en Israël avec vous. J’ai trop de liens qui me retiennent ici. »

D’une voix calme, Tim déclara : « Si vous ne m’accompagnez pas, jamais je ne… » Il s’interrompit. « J’ai revu le Dr Garret, reprit-il. Récemment. Jeff est revenu une nouvelle fois de l’autre monde. Il dit que, si je ne vous emmène pas en Israël avec moi, je mourrai là-bas.

— C’est de l’absurdité pure et simple, lançai-je. De l’idiotie absolue. Je croyais que vous aviez renoncé à tout ça.

— Il s’est produit encore d’autres phénomènes. » Il n’entra pas dans les détails ; je vis que son visage était tendu et pâle.

J’allongeai le bras pour prendre la main de Tim. « Ne parlez pas avec Garret. Parlez avec moi. Moi, je vous dis : Partez en Israël et envoyez promener cette vieille bonne femme. Ce n’est pas Jeff qui s’exprime ; c’est elle. Vous le savez bien.

— Les pendules, dit Tim. Elles se sont toutes arrêtées à l’heure de la mort de Kirsten.

— Ce n’est pas une raison pour…

— Je pense que ce sont eux deux, poursuivit Tim.

— Allez en Israël, insistai-je. Parlez avec les gens de là-bas, avec les citoyens d’Israël. S’il a jamais existé des gens ancrés dans la réalité…

— Je n’en aurai pas beaucoup le temps. Je dois aller directement jusqu’au désert de la mer Morte et trouver le wadi. Je dois être revenu à temps pour rencontrer Buckminster Fuller. Je crois que c’est bien ce nom-là, celui de l’homme avec qui j’ai rendez-vous. » Il tapota son veston. « C’est écrit dans mon agenda. » Sa voix s’estompa.

« J’avais l’impression que Buckminster Fuller était quelqu’un de mort, dis-je.

— Non, vous vous trompez, bien sûr. » Il me regarda ; je lui rendis son regard, puis, peu à peu, nous nous mîmes tous deux à rire.

« Vous voyez ? » fis-je en lui tenant toujours la main. « Je ne vous serais d’aucune aide.

— Ils disent que si, objecta Tim. Jeff et Kirsten.

— Tim, protestai-je, souvenez-vous de Wallenstein.

— J’ai le choix, dit Tim d’une voix basse mais claire et vive, entre croire à une chose impossible et stupide, d’une part, et… » Il se tut.

« Et ne pas y croire, complétai-je.

— Wallenstein a été tué, dit Tim.

— Personne ne va vous tuer.

— J’ai peur, continua-t-il.

— Tim, repris-je, cette saloperie d’occultisme est la pire des choses. Je le sais. Croyez-moi. C’est ce qui a tué Kirsten. Vous l’aviez compris le jour où elle est morte ; vous vous rappelez ? Vous ne pouvez pas revenir à toutes ces imbécillités. Vous reperdriez tout le terrain que…

— Mieux vaut être un chien vivant, dit Tim d’une voix grinçante, qu’un lion mort. Je veux dire qu’il vaut mieux croire à une absurdité que d’être réaliste, sceptique, scientifique et rationnel et d’aller mourir en Israël.

— Alors, n’y allez pas, tout simplement.

— Ce que j’ai besoin de savoir est là-bas au wadi. Ce que j’ai besoin de trouver. L’anokhi, Angel ; le champignon. Il est quelque part là-bas et ce champignon est le Christ. Le véritable Christ, pour qui parlait Jésus. Jésus était le messager de l’anokhi qui est le vrai pouvoir saint, la vraie source. Je veux le voir ; je veux le trouver. Il pousse dans les grottes. Je le sais.

— Non, il y poussait autrefois.

— Il est là-bas maintenant. Le Christ est là-bas maintenant. Le Christ a le pouvoir de briser l’étreinte du destin. Ma seule chance de survivre, c’est que quelqu’un brise l’étreinte du destin et me permette d’y échapper ; sinon, je suivrai la même voie que Jeff et Kirsten. C’est ce que fait le Christ ; il désarçonne les anciennes puissances planétaires. Saint Paul le mentionne dans ses Lettres de captivité… Le Christ s’élève de sphère en sphère. » À nouveau sa voix se réduisit à un murmure morne.

« Vous parlez de magie.

— Je parle de Dieu !

— Dieu est partout.

— Dieu est au wadi. La parousie, la Divine Présence. Elle était là pour les zadokites ; elle y est encore maintenant. Le pouvoir du destin est, dans son essence, le pouvoir du monde, et seul Dieu, exprimé sous la forme du Christ, peut faire sauter le pouvoir du monde. Il est écrit que je vais mourir, sauf si le sang et le corps du Christ me sauvent : c’est écrit dans le Livre des Tisseurs. » Il expliqua : « Les documents zadokites parlent d’un livre où l’avenir de chaque être humain est écrit depuis avant la création. C’est le Livre des Tisseurs ; un peu l’équivalent de la Torah. Les Tisseurs sont le destin personnifié, comme les Normes de la mythologie germanique. Ils tissent le sort des hommes. Seul le Christ, en tant que représentant de Dieu sur Terre, peut se saisir du Livre des Tisseurs pour le lire, transmettre l’information à l’individu concerné, l’avertir de son destin et ensuite, grâce à son infinie sagesse, l’instruire de la manière dont ce destin peut être évité. De la voie qui permet d’en sortir. » Il garda un instant le silence avant de reprendre : « Il vaudrait mieux commander notre repas. Il y a des gens qui attendent. »

Je déclarai : « C’est comme Prométhée dérobant le secret du feu pour en faire bénéficier l’homme. Le Christ s’empare du Livre des Tisseurs, il le lit et il informe l’homme pour le sauver.

— Oui, acquiesça Tim. C’est à peu près le même mythe. À cela près que ce n’est pas un mythe : le Christ existe réellement. En tant qu’esprit, là-bas au wadi.

— Je ne peux pas vous accompagner, dis-je, et je le regrette. Il faudra que vous y alliez seul, et alors vous verrez que le Dr Garret exploite vos peurs comme elle l’a fait pour celles de Kirsten.

— Vous pourriez conduire la voiture.

— Vous trouverez sur place des chauffeurs qui connaissent le désert de la mer Morte. Ce n’est même pas mon cas.

— Vous avez pourtant un sens de l’orientation qui est excellent.

— Non, je me perds. Je me suis perdue. Je suis perdue à l’heure qu’il est. J’aimerais bien y aller avec vous, mais j’ai mon travail, ma vie, mes amis ; je n’ai pas envie de quitter Berkeley – j’y suis chez moi. Je suis désolée, mais c’est la vérité. Berkeley est l’endroit où j’ai toujours vécu. Je ne me sens pas prête à en partir pour le moment. Plus tard, peut-être. » On me servit mon martini ; je l’avalai d’une seule traite, en une gorgée spasmodique qui me coupa le souffle.

Tim reprit la parole : « L’anokhi est la pure conscience de Dieu. C’est par conséquent Haggis Sophia, la Sagesse de Dieu. Seule cette sagesse, qui est absolue, peut lire le Livre des Tisseurs. Elle ne peut changer ce qui est écrit, mais elle peut discerner le moyen de ruser avec le Livre. Ce qui est écrit, en revanche, est fixé une fois pour toutes et ne changera jamais. » Il semblait maintenant abattu, comme s’il avait commencé à abandonner. « J’ai besoin de cette sagesse, Angel. Il n’y a qu’elle qui puisse m’aider.

— Vous êtes comme Satan », commençai-je, puis je me rendis compte que le gin m’avait assommée d’un seul coup ; ce n’était pas ce que j’avais eu l’intention de dire.

« Non », répondit Tim, puis il opina de la tête. « Si, vous avez raison. Je suis comme lui.

— Je regrette d’avoir dit ça, fis-je.

— Je ne veux pas être tué comme un animal. Si ce qui est écrit peut être déchiffré, on peut trouver une réponse. Le Christ a le pouvoir de la trouver – le Christ, Haggis Sophia. Ils sont assimilés depuis l’hypostase de l’Ancien Testament jusqu’au Nouveau. » Mais je pouvais constater qu’il avait renoncé ; il lui était impossible de me faire changer d’avis et il le savait. « Pourquoi, Angel ? demanda-t-il. Pourquoi refusez-vous de venir ?

— Parce que, rétorquai-je, je ne tiens pas à perdre la vie dans le désert de la mer Morte.

— C’est bon. J’irai seul.

— Il faut que quelqu’un survive à tout ça », dis-je.

Tim hocha la tête. « Je veux que ce soit vous qui surviviez, Angel. Alors, restez ici. Excusez-moi de vous avoir…

— Il faut simplement que vous me pardonniez », dis-je.

Il eut un sourire mélancolique. « Vous auriez pu voyager à dos de chameau.

— Ils sentent mauvais, répliquai-je. Ou du moins c’est ce que j’ai entendu dire.

— Si je trouve l’anokhi, j’aurai accès à la sagesse de Dieu. Après qu’il a été absent du monde depuis plus de deux mille ans. C’est de cela que parlent les documents zadokites, de cette sagesse qui nous était jadis ouverte. Pensez à ce que cela représenterait ! »

Le serveur s’approcha de notre table en nous demandant si nous étions prêts à commander. Je répondis que oui ; mais Tim leva la tête vers lui avec confusion, comme s’il avait complètement oublié ce qui l’environnait. La désorientation dont il faisait preuve me fendait le cœur. Mais j’avais pris ma décision. Les structures de mon existence signifiaient trop de choses pour moi ; et, plus que tout, je redoutais de me retrouver mêlée à l’intimité de cet homme : c’est ce qui avait coûté la vie à Kirsten, et, de manière plus subtile, à mon mari. Je voulais maintenant que tout cela fût derrière moi ; j’avais repris le départ ; je ne voulais plus regarder en arrière.

Tristement, sans enthousiasme, Tim indiqua au serveur ce qu’il fallait lui apporter comme plats ; il paraissait désormais oublieux de ma présence, comme si je n’étais plus qu’une ombre. Je me reportai à mon menu, et je vis en lui ce que je voulais. Ce que je voulais était immédiat, fixe, réel, tangible : ça faisait partie du monde et ça pouvait être touché ou pris à pleines mains ; cela impliquait ma maison et mon travail, et cela m’imposait de bannir définitivement de mon esprit des idées à propos d’autres idées, régressant en spirale à l’infini.


Quand nous fûmes servis, il apparut que la cuisine était remarquable. Nous mangeâmes avec plaisir, Tim et moi. Mes clients ne m’avaient pas trompée.

« Fâché contre moi ? » demandai-je quand nous eûmes terminé.

« Non. Heureux parce que vous allez survivre. Et parce que vous resterez telle que vous êtes. » Il pointa alors l’index vers moi, avec sur le visage une expression impérieuse. « Mais si je trouve ce que je cherche, je changerai. Je ne resterai pas tel que je suis. J’ai lu tous les documents et la réponse n’y est pas ; les documents indiquent l’existence de la réponse et son emplacement, mais ils ne la formulent pas. Elle est au wadi. Je prends un risque, mais ça en vaut la peine. Je prends ce risque sans hésiter, car si je découvre l’anokhi, je saurai enfin ce qui fait que ça en vaut la peine. »

Brusquement, saisie d’une inspiration, je m’exclamai : « Vous m’avez menti tout à l’heure. Il ne s’est pas produit d’autres phénomènes.

— C’est exact.

— Et vous n’êtes pas retourné voir Rachel Garret.

— Exact. » Il ne semblait ni contrit ni embarrassé.

« C’était pour m’inciter à aller avec vous.

— J’avais envie que vous veniez. Vous auriez pu conduire. Sans vous… j’ai bien peur peut-être de ne pas trouver ce que je cherche. » Il eut un sourire.

« Ça alors, lançai-je. Quand je pense que je vous ai cru.

— J’ai fait des rêves, précisa Tim. Des rêves assez perturbants. Mais il n’y a pas eu d’épingles sous mes ongles. Pas de cheveux roussis. Pas de pendules arrêtées. »

Je murmurai d’une voix entrecoupée : « Vous aviez donc tellement le désir que je vous accompagne. » L’espace d’un instant, je ressentis une impulsion profonde en moi, un besoin de partir. « Et vous pensiez aussi que ce serait bon pour moi, ajoutai-je.

— Oui. Mais vous ne viendrez pas. C’est clair et net. Enfin… » Il eut son vieux sourire familier, son sourire sagace. « J’aurai quand même essayé.

— Ça veut dire que je m’encroûte, alors ? En voulant continuer de vivre à Berkeley ?

— Non. Vous êtes une étudiante professionnelle, c’est tout.

— Je gère un magasin de disques.

— Mais vos clients sont les étudiants et le personnel de la faculté. Vous êtes restée attachée par un lien à l’université. Vous n’avez pas rompu le cordon ombilical. Tant que vous ne l’aurez pas fait, vous ne serez jamais pleinement une adulte.

— Je suis née la nuit où j’ai bu du bourbon en lisant la Divine Comédie. Quand j’ai eu cet abcès à une dent.

— Vous avez commencé à naître. Vous avez su que vous étiez en train de naître. Mais c’est seulement si vous étiez venue en Israël que votre naissance aurait eu lieu, là-bas dans le désert de la mer Morte. C’est là que la vie spirituelle de l’homme a débuté, au mont Sinaï, avec Moïse. Les paroles d’Ehyeh… la Théophanie. Le plus grand moment de l’histoire de l’humanité.

— Je serais presque prête à partir, dis-je.

— Eh bien, allez-y », fit-il en tendant la main vers moi.

J’avouai avec simplicité : « Mais j’ai peur.

— C’est là le problème, observa Tim. C’est l’héritage du passé : la mort de Jeff et la mort de Kirsten. C’est maintenant sur vous en permanence : la peur de vivre.

— Mieux vaut être un chien vivant…, entamai-je.

— Mais, remarqua Tim, vous n’êtes pas véritablement en vie. Puisque vous n’êtes pas encore venue au monde. C’est ce qu’entendait Jésus par le terme de seconde naissance, la naissance dans et par l’Esprit : la naissance venue d’En Haut. Voilà ce qu’il y a dans le désert. Voilà ce que je vais y trouver.

— Trouvez-le, dis-je, mais trouvez-le sans moi.

— Celui qui perd sa vie…

— Ne me citez plus la Bible, interrompis-je. J’ai entendu assez de citations, que ce soit les miennes ou celles des autres. D’accord ? »

Solennellement, sans parler, nous nous serrâmes la main. Puis Tim eut un petit sourire ; après l’avoir gardée un instant serrée dans la sienne, il lâcha ma main, puis il consulta sa montre en or. « Il faut que je vous ramène. J’ai encore un rendez-vous ce soir. Vous comprenez ; vous me connaissez.

— Oui, dis-je. Ça ne fait rien. » Et je continuai : « Vous êtes un maître stratège, Tim. J’ai assisté à votre rencontre avec Kirsten. Vous avez tout fait pour me convaincre, ce soir. » Et vous avez bien failli réussir à me persuader, me dis-je. Quelques minutes de plus… et j’aurais cédé. Il aurait suffi que vous insistiez juste un peu plus.

« C’est mon métier de sauver les âmes », déclara Tim énigmatiquement. Je ne pus discerner s’il parlait sérieusement ou avec ironie ; j’en fus tout bonnement incapable. « Votre âme mérite d’être sauvée », ajouta-t-il en se levant de table. « Je suis navré de vous faire partir en hâte, mais il faut vraiment que nous y allions. »

Vous êtes toujours pressé, pensai-je en me levant à mon tour. « C’était un merveilleux dîner, dis-je.

— Ah bon ? Je n’ai pas remarqué ; j’étais préoccupé, apparemment. J’ai tant de choses à finir avant mon départ pour Israël. Maintenant que je n’ai plus Kirsten avec moi pour s’occuper de tous les détails… elle faisait du tellement bon travail.

— Vous trouverez quelqu’un.

— Je croyais vous avoir trouvée, vous. J’ai lancé l’hameçon, ce soir ; j’ai cherché à vous attraper mais je n’y ai pas réussi.

— Une autre fois, peut-être.

— Non, fit Tim. Il n’y aura pas d’autres fois. » Il s’abstint de développer sa pensée. Il n’en avait pas besoin ; je savais qu’il en serait ainsi, pour une raison ou une autre : je le sentais. Tim ne se trompait pas.


Quand Timothy Archer s’envola pour Israël, le journal télévisé de la N.B.C. mentionna la nouvelle brièvement, comme il aurait fait allusion à un passage d’oiseaux migrateurs, un événement trop régulier pour être important mais dont il faut quand même informer les téléspectateurs, ne fût-ce que pour leur rappeler que l’évêque de l’Église épiscopale Timothy Archer existait toujours et exerçait des activités publiques. Puis il n’y eut plus rien, pendant une semaine environ.

Je reçus une carte de lui, mais cette carte me parvint après la diffusion du reportage à sensation sur la découverte de la Datsun abandonnée de l’évêque Archer, dont l’arrière avait quitté la petite route sinueuse pleine d’ornières et reposait sur un rocher faisant saillie, avec sur le siège avant droit la carte routière de station-service toujours posée là où il l’avait laissée.

Le gouvernement d’Israël prit des mesures rapides et fit tout son possible ; ils envoyèrent des troupes et employèrent tous les moyens, mais pour rien. Les journalistes savaient déjà de toute façon que Tim Archer avait péri dans le désert de la mer Morte, parce que c’est tout simplement un endroit où il est impossible de vivre ou même de survivre, tout en escaladant les falaises et en descendant dans les ravins : on finit par retrouver son corps qui était, comme le souligna un des reporters présents sur les lieux, agenouillé comme dans la position de la prière. Mais en fait Tim était tombé du haut d’une falaise. Ce jour-là, comme d’habitude, j’allai ouvrir le magasin de disques et j’encaissai l’argent des ventes, et cette fois je ne versai pas de larmes.

Pourquoi, se demandèrent les journalistes, n’avait-il pas pris un chauffeur professionnel ? Pourquoi s’était-il aventuré seul dans le désert en ne se munissant que d’une carte rudimentaire et de deux bouteilles de Coca-Cola ? Je connaissais la réponse. Parce que, comme toujours, il était pressé. Rechercher un chauffeur lui aurait pris trop de temps. Il ne pouvait tout simplement pas attendre. Comme avec moi ce dernier soir au restaurant chinois, il fallait que Tim se dépêche ; il ne pouvait rester en place ; c’était un homme actif, un fonceur, et il a foncé dans le désert au volant de cette petite quatre cylindres qui n’est même pas sûre sur les autoroutes californiennes, comme l’avait souligné Bill Lundborg ; ces voitures modèle réduit sont dangereuses.

De tous, c’est lui que j’ai le plus aimé. Je l’ai su en apprenant la nouvelle, je l’ai su d’une manière différente : avant ce n’était qu’un sentiment, une émotion. Mais quand j’ai compris qu’il était mort, j’ai été transformée en une sorte de malade qui clopinait et rampait, tout en étant capable d’aller travailler, de répondre au téléphone et de parler aux clients ; je n’étais pas malade au sens où l’est un humain ou un animal ; je suis devenue malade comme une machine. Je continuais de me mouvoir, mais mon âme était morte, cette âme qui, comme Tim l’avait dit, n’avait jamais complètement pris naissance ; cette âme encore à naître mais qui avait quand même un peu vu le jour et qui voulait le voir davantage, qui voulait naître pleinement, cette âme-là était morte et mon corps poursuivait son fonctionnement de façon mécanique.

L’âme que j’ai perdue cette semaine-là n’est jamais revenue ; je suis une machine maintenant, des années plus tard ; c’est une machine qui a entendu annoncer la mort de John Lennon et c’est une machine qui s’est rendue en voiture à Sausalito, en ruminant des pensées de chagrin, pour assister au séminaire d’Edgar Barefoot, parce que c’est ainsi que se comporte une machine, c’est la manière d’une machine d’accueillir l’horrible. Une machine ne sait pas ce qu’elle fait ; elle se contente de grincer, et peut-être de vrombir. C’est tout ce qu’elle est capable de faire. On ne peut attendre davantage d’une machine. C’est tout ce qu’elle a à offrir. C’est pourquoi nous parlons d’elle en tant que machine ; elle comprend les choses, intellectuellement, mais il n’y a pas de compréhension dans son cœur parce que c’est un cœur mécanique, conçu pour agir comme une pompe.

Et alors ce cœur pompe, et la machine rampe et continue sa route, et elle sait sans savoir. Elle maintient sa routine. Elle vit ce qu’elle suppose être la vie : elle se conforme à son programme et obéit aux lois. Elle ne roule pas au-dessus de la vitesse limite sur le Richardson Bridge et elle se dit : Je n’ai jamais aimé les Beatles ; je les trouvais insipides. Jeff a rapporté à la maison Rubber Soul si j’entends encore… elle se répète à elle-même ce qu’elle a vu et entendu, en une simulation de vie. La vie qu’elle a jadis possédée et qu’elle a maintenant perdue ; une vie désormais disparue. Elle sait qu’elle ne sait pas quoi, comme le disent les livres de philosophie à propos d’un philosophe à l’esprit confus ; j’ai oublié lequel. Peut-être Locke. « Et Locke croit qu’il ne sait pas quoi. » Cela m’impressionnait, cette tournure de phrase ; je suis attirée par les phrases habiles, celles que l’on considère comme de bons exemples stylistiques dans le domaine de la prose.

Je suis une étudiante professionnelle et je le resterai ; je ne changerai pas. L’occasion de changer m’a été offerte et je l’ai repoussée ; je suis bloquée, maintenant, et, comme je viens de le dire, je sais mais je ne sais pas quoi.

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