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À la cérémonie, l’évêque Timothy Archer lut le poème de D.H. Lawrence ; il le lut de façon magnifique et je vis combien les gens étaient émus, bien que l’assistance ne fût pas considérable. Il n’y avait pas tant de personnes qui connaissaient Kirsten Lundborg. Je ne cessais de chercher du regard son fils Bill dans la cathédrale.

Quand je lui avais téléphoné pour lui apprendre la nouvelle, il avait manifesté peu de réactions. Je pense qu’il avait prévu la mort de sa mère. À cette époque-là, il n’était pas interné et pouvait donc circuler librement, peindre des voitures ou faire ce qui lui chantait, en s’amusant à sa manière consciencieuse.

Le suicide de Kirsten chassa les toiles d’araignée qui embrumaient le cerveau de l’évêque Archer : ainsi sa mort avait-elle eu une utilité, même si cela ne compensait pas la perte que nous éprouvions. Le pouvoir dégrisant de la mort humaine, cela me fascine. Elle pèse plus que tous les mots, que tous les arguments ; elle est la force ultime. Elle contraint votre attention et votre temps. Et elle vous laisse transformé.

Que Tim arrive à puiser de la vitalité dans la mort – la mort d’une personne qu’il aimait – cela me déroutait ; je ne pouvais pas sonder le phénomène, mais c’était là le genre de trait de caractère qui faisait sa valeur en tant qu’être humain. Plus la situation empirait, plus il témoignait de vigueur ; il n’aimait pas la mort mais il ne la redoutait pas. Il la comprenait – une fois parties les toiles d’araignée. Il avait essayé la solution débile des séances médiumniques et de la superstition, et ça n’avait pas marché ; ça n’avait d’autre résultat que d’amener davantage de mort. Alors maintenant il changeait de vitesse et mettait à l’essai la rationalité. Il avait un motif profond : sa vie même avait été mise en ligne, comme un appât. Un appât pour tenter ce que les Anciens appelaient « un sort sinistre », terme désignant la mort prématurée, la mort avant que le temps fût venu.

Les penseurs de l’Antiquité ne considéraient pas la mort en soi comme une chose mauvaise, car la mort survient pour tous ; ce qu’ils jugeaient mauvais, c’était la mort prématurée, celle qui frappe une personne qui n’a pas achevé sa tâche. Comme un fruit cueilli sur l’arbre avant d’avoir mûri, puis rejeté au loin comme étant sans intérêt – même pour la mort.

L’évêque Archer n’avait nullement achevé sa tâche et il n’entendait pas se laisser cueillir, se laisser retrancher de la vie. Il avait vu juste en constatant qu’il se laissait prendre au piège qui s’était refermé sur Wallenstein : d’abord la superstition et la crédulité, ensuite la mort transpercée par une hallebarde tenue par un capitaine anglais du nom de Walter Devereux, dont l’histoire ne se serait pas souvenue autrement (Wallenstein avait en vain demandé quartier ; mais quand la hallebarde est dans la main de l’adversaire, il est habituellement trop tard pour demander quartier). À l’instant final Wallenstein, tiré de son sommeil, avait sans doute aussi été tiré de son hébétude mentale ; je gagerais qu’à l’irruption des soldats ennemis dans sa chambre, il dut comprendre brusquement que tous les thèmes astrologiques et tous les horoscopes du monde ne lui avaient servi à rien, car il n’avait pas prévu cette issue, et il ne pouvait y échapper. La différence entre Wallenstein et Tim, toutefois, était de taille. D’abord, Tim avait l’avantage d’avoir l’exemple de Wallenstein comme précédent ; Tim avait eu l’occasion de voir où la folie peut mener les grands hommes. En second lieu, Tim était fondamentalement un réaliste, malgré les fadaises érudites qu’il débitait. Tim avait fait son entrée dans le monde avec un œil circonspect, un sens aigu de ce qui lui profitait et de ce qui lui était défavorable, de la mort de Kirsten, il avait prudemment détruit une partie de sa lettre ; ce n’était pas un sot, et il avait même réussi – chose étonnante – à dissimuler leur liaison aux médias et même à l’Église épiscopale (toute l’affaire se sut plus tard, mais Tim était mort alors et ne s’en souciait probablement pas).

Comment un homme essentiellement pragmatique – et même, aurait-on pu soutenir, opportuniste – pouvait-il s’être embarqué dans de telles absurdités ne débouchant que sur le vide ? C’est bien sûr surprenant, mais même l’absurdité avait une sorte d’utilité dans l’économie de la vie de Tim. Tim ne voulait pas être lié par les structures formelles de son rôle ; il ne se définissait pas vraiment en tant qu’évêque, pas plus qu’il ne s’était laissé définir auparavant en tant qu’avocat. Il était un homme, et il pensait à lui en tant que tel ; non un « homme » dans le sens d’« individu de sexe masculin », mais un « homme » dans le sens d’être humain vivant dans maintes sphères et se dispersant dans de multiples directions. À l’époque de ses études, il avait beaucoup appris en se penchant sur la Renaissance ; un jour il m’avait dit que la Renaissance n’avait en aucune façon renversé ou aboli le monde médiéval : la Renaissance l’avait accompli, même si T.S. Eliot avait pu imaginer le contraire.

Prenez par exemple (m’avait expliqué Tim) la Divine Comédie de Dante. Il est clair, en termes de date de composition, qu’elle émane du Moyen Age ; elle récapitule absolument la vision du monde médiévale : elle en est le plus grand couronnement. Et pourtant (bien que beaucoup de critiques ne soient pas d’accord), elle a une vaste envergure de vision qui ne peut se comparer, disons, qu’à celle de Michel-Ange qui, en fait, s’est beaucoup inspiré de thèmes de Divine Comédie pour ses fresques du plafond de la chapelle Sixtine. Tim estimait que le christianisme avait atteint son sommet à la Renaissance ; pour lui, la Renaissance n’était pas le triomphe du vieux monde païen sur la foi mais plutôt le plein épanouissement final de la foi, spécifiquement de la foi chrétienne ; par conséquent, raisonnait Tim, l’homme de la Renaissance (qui savait quelque chose sur tout, qui était, pour employer le terme exact, un polymathe) était le chrétien idéal, chez lui dans ce monde et dans l’autre : un parfait mélange de la matière et de l’esprit qui est pour ainsi dire de la matière divinisée. De la matière transformée mais quand même de la matière. Les deux royaumes, celui-ci et l’autre, réunis comme ils l’avaient été avant la chute.

C’était à cet idéal que Tim tendait pour sa part, c’était à lui qu’il voulait se conformer. L’individu complet, exposait-il, ne s’enferme pas dans son travail, si exaltant que soit celui-ci. Un cordonnier qui se considère uniquement comme un réparateur de chaussures se circonscrit cruellement ; un évêque, selon le même raisonnement, doit donc pénétrer dans des régions occupées par l’homme complet. L’une de ces régions était celle de la sexualité. Bien que l’opinion générale fût en désaccord avec cette vue, Tim ne s’en préoccupait pas, et il ne cédait pas. Il savait ce qui convenait à l’homme de la Renaissance et il savait que lui-même constituait cet homme dans toute son authenticité.

C’est cette volonté d’essayer toutes les idées possibles pour voir si elles convenaient qui a finalement détruit Tim Archer : cela ne fait aucun doute. Il a touché à trop d’idées, les ramassant, les examinant, les utilisant pour un temps, puis les rejetant… mais certaines de ces idées, comme possédant une vie propre, sont revenues sur lui comme un boomerang et l’ont touché. C’est de l’histoire ; c’est un fait historique. Tim est mort. Les idées n’ont pas marché. Elles l’ont trahi et ont attaqué ; elles se sont débarrassées de lui, en un sens, avant qu’il puisse se débarrasser d’elles. Une chose pourtant ne pouvait être cachée : Tim Archer se savait engagé dans un combat à mort et il était décidé à lutter farouchement. Comme il me l’avait annoncé le jour de la mort de Kirsten, il ne comptait pas se rendre. Le destin, pour avoir la peau de Tim Archer, devrait lui passer l’épée à travers le corps : jamais Tim la tournerait contre lui. Il ne se ferait pas le complice du destin vengeur, une fois qu’il l’aurait repéré. Et c’est ce qu’il venait d’accomplir : il avait distingué le destin vengeur à sa recherche. Il ne prit pas la fuite et ne coopéra pas non plus. Il resta debout et lutta, et il mourut dans cette position. Mais il fut dur à mourir, c’est-à-dire qu’il mourut en rendant des coups. Le destin dut l’assassiner.

Et, pendant que le destin cherchait comment parvenir à ses fins, le cerveau rapide de Tim était totalement engagé dans l’esquive, grâce à tous les mouvements possibles de gymnastique mentale qui détenaient peut-être en eux la force de l’inévitable. C’est probablement ce que nous entendons par le mot « destin » ; s’il n’était pas inévitable, nous n’emploierions pas ce terme ; nous parlerions plutôt de malchance. Nous parlerions d’accidents. Avec le destin il n’y a pas d’accident ; il y a une intention. Et c’est une intention implacable, qui se rapproche de tous les côtés à la fois, comme si l’univers même de l’individu menacé était en train de se rétrécir. Finalement, il ne contient plus rien d’autre que lui et sa sinistre destinée. Il est programmé contre sa volonté pour succomber, et, dans ses efforts pour se libérer en se débattant, il succombe encore plus vite, de fatigue et de désespoir. Alors, de quelque façon que ce soit, le destin triomphe.

Beaucoup de ces choses, c’est Tim qui me les a expliquées. Ses études sur le sujet faisaient partie de son éducation chrétienne. L’ancien monde avait vu surgir les religions gréco-romaines, qui se consacraient à triompher du destin en ayant recours à un dieu au-delà des sphères planétaires, un dieu capable de court-circuiter les « influences astrales », comme on disait en ce temps-là. Pour notre part, maintenant, nous parlons de l’influence de mort contenue dans l’A.D.N. et du script psychologique calqué sur d’autres personnes, amis ou parents. C’est la même chose ; c’est le déterminisme qui vous tue quoi que vous fassiez. Une puissance extérieure à vous doit intervenir pour altérer la situation ; vous ne pouvez pas le faire vous-même, car la programmation vous pousse à accomplir l’acte qui vous détruira ; l’acte est accompli avec l’idée qu’il vous sauvera, alors qu’en fait il vous livre au sort auquel vous voulez échapper.

Tim savait tout cela. Ça ne l’a pas aidé. Mais il a fait de son mieux ; il a essayé.

Les gens qui ont l’esprit pratique ne font pas ce que Jeff et Kirsten avaient fait ; les gens qui ont l’esprit pratique luttent contre cette tendance parce que c’est une tendance romantique, une faiblesse. C’est de la passivité et de l’abandon. Tim pouvait ne pas tenir compte de la mort de son fils dans la mesure où il la considérait comme unique, en partant du principe qu’il n’y avait pas de risque de contagion ; mais quand Kirsten eut suivi le même chemin, Tim fut obligé de changer d’avis, de revenir à la mort de Jeff et de la réévaluer. Il y voyait maintenant les origines du désastre ultérieur, et il voyait ce désastre prendre forme pour lui-même. Ce qui l’amenait à larguer toutes les notions absurdes qu’il avait amassées au début après la mort de Jeff, toutes les idées étranges et miteuses associées avec l’occulte, pour reprendre les épithètes appropriées employées par Menotti. Tim avait soudainement compris qu’il s’était assis à la table dans le petit salon de Mme Flora, dans le dessein d’entrer en contact avec des esprits – dans le dessein, en réalité, de s’abandonner à la folie. Désormais il se comportait de la manière qui l’avait caractérisé tout au long de sa vie : il renonçait à cette voie pour en chercher une autre ; il jetait cette cargaison pernicieuse et se mettait en quête, pour la remplacer, de quelque chose de plus stable, de plus durable et solide. Si on veut sauver le navire, il faut parfois lancer par-dessus bord la cargaison. Ce moment ne survient que lorsque le navire est en danger, ce qui était maintenant le cas de Tim. Le Dr Garret avait prononcé la malédiction sur Kirsten et sur lui. La première partie de la prophétie s’était révélée exacte. Tim pouvait donc s’attendre à être le suivant. Il existe des procédures d’urgence. Elles sont employées par ceux qui sont dans une situation désespérée et ceux qui sont astucieux. Tim était les deux. Par la force des choses. Il connaissait la différence entre le navire (qu’on ne peut pas sacrifier) et la cargaison (qu’on peut sacrifier). Il se considérait comme le navire. Et il considérait sa croyance aux esprits, au retour de son fils de l’autre monde, comme la cargaison. Cette claire distinction était son avantage. Se débarrasser de ses croyances ne compromettait rien pour lui. Et il existait une légère chance pour que cela pût le sauver.

Je me réjouissais de cette lucidité nouvellement retrouvée de Tim. Mais j’éprouvais un profond pessimisme. J’estimais que cette lucidité était la manifestation extérieure de sa volonté de survivre. C’est une bonne chose. On ne peut condamner l’instinct de survie. Mais la seule question qui m’effrayait était : Cela ne venait-il pas trop tard ? Le temps me l’apprendrait.

Quand le navire est sauvé – s’il l’est – les possesseurs des biens jetés à la mer gagnent la vie en échange de ce qu’ils ont perdu. Tim le comprenait consciemment ou inconsciemment. Ce n’était plus le moment de gémir sur des batailles perdues ou de s’interroger sur la réalité du retour de son fils de l’autre monde ; c’était le moment pour Tim de lutter pour sa vie. C’est ce qu’il fit, et il s’y prit du mieux qu’il le put. J’assistai à sa tentative, et quand ce fut possible je lui apportai mon aide. Elle échoua en fin de compte, mais non faute d’efforts.

Ce n’est pas de l’opportunisme. C’est un sursaut de l’être pour assurer son ultime défense. Considérer Tim dans ses derniers jours comme un homme médiocre s’adonnant à un besoin de survie animale à tout prix, en abandonnant toute conviction morale, ce serait méconnaître complètement la situation ; quand votre vie est en jeu, vous agissez de certaines façons si vous êtes intelligent, et c’est ce que fit Tim : il rejeta tout ce qui pouvait l’être, qui aurait déjà dû l’être – il montra les crocs et se proposa de mordre, et c’est ce que fait un homme dans le sens où un homme est une créature décidée à survivre, et tant pis pour la cargaison. Après la mort de Kirsten, Tim se trouvait lui-même en danger de mort imminente, et pour le comprendre dans cette période finale il faut se rendre compte que sa perception des choses était exacte. Il était, comme on dit en psychanalyse, en contact avec la réalité de la situation (comme s’il y avait une distinction entre « situation » et « réalité de la situation »). Il avait envie de vivre. Moi aussi. Et vous aussi, vraisemblablement. Alors, vous devriez pouvoir comprendre quel était l’état d’esprit de l’évêque Archer dans cette période située entre la mort de Kirsten et sa mort à lui, la première qui était un fait accompli, la seconde une éventualité menaçante mais non une réalité, pas encore du moins, même si aujourd’hui, rétrospectivement, nous pouvons la juger inévitable. Mais c’est ce qui se passe toujours quand on se place d’un point de vue rétrospectif : tout paraît inévitable, puisque tout est déjà arrivé.

Et à supposer que Tim ait considéré sa mort comme inévitable, voulue par la prophétie, voulue par la sibylle – ou par Apollon parlant par la bouche de la sibylle –, il n’en était pas moins résolu à affronter ce destin et à se battre de toutes ses forces. C’est là une attitude fort remarquable et digne d’éloge, à mon avis. Il importe peu qu’il se soit délesté des sottises auxquelles il avait cru ; fallait-il qu’il meure pelotonné en les serrant dans ses bras, les yeux fermés, sans montrer les dents ? Non, j’en ai la ferme conviction. J’ai vu la cargaison passer par-dessus bord à l’instant où s’est réalisée la première prophétie de Rachel Garret. Et j’ai dit : Dieu merci.

Je continue toutefois de penser qu’il aurait mieux fait d’éviter la publication de ce foutu livre, affublé de ce titre dont je m’étais rendue coupable. Mais l’enjeu était de trente mille dollars, et peut-être sa décision de le laisser imprimer n’était-elle qu’une preuve de plus de son sens pratique. Je l’ignore. Certains aspects de la personnalité de Tim Archer, même aujourd’hui, demeurent pour moi un mystère.

Il y a aussi, tout simplement, que ce n’était pas le genre de Tim de faire avorter une erreur ; il préférait la laisser se produire et déposer ensuite un amendement pour la corriger. Sauf quand sa survie physique était impliquée ; là, il allait de l’avant et calculait ses actions. L’homme qui avait passé sa vie en courant, se dépassant lui-même, se distançant comme s’il était poussé par les amphétamines qu’il avalait chaque jour, cet homme maintenant cessait d’un seul coup de courir, et se tournant pour fixer le destin, il lui disait, selon les mots qu’on prête à tort à Luther : « Je me tiens ici ; je ne peux faire autrement (Hier steh’Ich ; Ich kann nicht anders) ». L’ontologiste allemand Martin Heidegger a un terme pour désigner cela : la transformation de l’Être non authentique en Être réel ou Sein. J’ai étudié ça à l’université. Je ne pensais pas voir jamais la chose se produire, mais tel fut le cas. Et ce fut à mes yeux magnifique mais très triste, puisqu’en fin de compte cela échoua.

J’imaginais l’esprit de mon défunt mari pénétrant mes pensées et en retirant un vif amusement. De son vivant, il m’aurait fait remarquer que je me faisais de l’évêque l’image d’un cargo montrant les crocs, métaphore incohérente qui l’aurait plongé dans le ravissement pendant des jours ; j’aurais mis longtemps avant de finir d’en entendre parler. Depuis le suicide de Kirsten, je n’avais plus vraiment les idées en place ; à mon travail, quand je comparais le contenu des expéditions aux listes portées sur les factures, je prêtais à peine attention à ce que je faisais. Je m’étais repliée sur moi-même. Mes collègues et mon patron me le faisaient remarquer. Et je mangeais peu ; je passais mon heure de déjeuner à lire Delmore Schwartz, qui, à ce qu’on m’a dit, mourut la tête dans un sac d’ordures qu’il descendait de chez lui au moment où il succomba à un arrêt cardiaque. Une belle façon pour un poète de quitter ce monde !

Le problème avec l’introspection, c’est qu’elle n’a pas de fin ; comme le rêve de Bottom dans le Songe d’une nuit d’été, elle est sans fond. Mes années universitaires m’avaient appris à forger les métaphores, à les manier, à les entremêler, à les servir sur un plateau ; je suis une maniaque, une droguée de la métaphore, une surculturée. Je pense trop, je lis trop, je me fais trop de souci pour les gens que j’aime. Les gens que j’aimais avaient commencé à mourir. Il n’en restait plus beaucoup ; presque tous étaient partis.

They are all gone into the world of light !

And I alone sit lingring here ;

Their very memory is far and bright,

And my sad thoughts doth clear[6].

Comme l’écrivait en 1655 Henry Vaughan. Les poètes métaphysiciens mineurs du XVIIe siècle avaient constitué ma spécialité durant mes années d’études. Maintenant, après la mort de Kirsten, je revenais à eux, parce que mes pensées s’étaient tournées, comme les leurs, vers l’autre monde. Mon mari y était parti ; ma meilleure amie y était partie ; je m’attendais que Tim en fît autant bientôt, et c’est ce qui eut lieu.

Malheureusement, je me mis à voir Tim moins souvent. C’est ce qui fut pour moi le coup le plus dur. Je l’aimais vraiment, mais maintenant les liens avaient été tranchés. Tranchés par lui, puisqu’il avait renoncé à ses fonctions dans le diocèse de Californie pour aller s’installer à Santa Barbara avec le groupe d’experts ; son livre, dont je regretterai toujours la parution, était sorti et l’avait désigné aux yeux de tous comme un imbécile ; et la chose s’était combinée avec le scandale de sa liaison secrète avec Kirsten ; les médias, malgré la falsification des preuves opérée par Tim, avaient fini par dénicher la vérité. La carrière épiscopale de Tim prit fin soudainement ; il plia bagage et quitta San Francisco, pour refaire surface dans (comme il l’avait dit) le secteur privé. Là, il pouvait avoir la paix et vivre sa vie sans être soumis aux structures répressives de la loi canonique et de la moralité chrétiennes.

Son absence créait pour moi un vide.

Un troisième élément avait contribué à mettre un terme à ses rapports avec l’Église épiscopale, à savoir les fameux documents zadokites, que Tim ne pouvait pas se borner à laisser en plan. N’étant plus concerné par Kirsten, puisqu’elle était morte, ni par l’occultisme, puisqu’il en admettait la fausseté, il concentrait maintenant toute sa crédulité sur les écrits de cette ancienne secte juive, déclarant comme il le faisait dans des discours, des articles et des interviews que c’était ici, sans nul doute, que résidaient les véritables origines des enseignements de Jésus. Tim était incapable de laisser les ennuis derrière lui. Les ennuis et lui étaient intimement liés.

Je me tenais au courant des activités de Tim en lisant les journaux et les magazines ; je n’avais de contacts avec lui que par procuration ; mais je n’avais plus de relations directes et personnelles avec lui. Pour moi c’était une tragédie pire peut-être que la perte de Jeff et de Kirsten, bien que je n’en aie jamais parlé à personne, pas même à mes psychanalystes. J’avais également perdu de vue Bill Lundborg ; il était sorti de ma vie en échouant dans un hôpital psychiatrique, et je n’avais plus entendu parler de lui. J’avais essayé de retrouver sa trace, sans succès, et j’y avais renoncé.

J’avais donc perdu tous les gens que je connaissais, aussi le temps était-il venu pour moi de nouer de nouvelles relations. J’avais décidé que la vente des disques était devenue pour moi plus qu’un travail : une vocation. En l’espace d’un an, j’avais accédé au poste de gérante de Musik Shop. Les propriétaires me laissaient les mains entièrement libres en ce qui concernait les commandes, et les représentants des diverses marques le savaient. Ce qui me valait de nombreuses invitations au restaurant et des rencontres intéressantes. Je commençai à sortir de ma coquille, à fréquenter davantage les gens ; je finis par me retrouver nantie d’un petit ami, si on peut supporter d’employer un terme aussi rétro (il n’aurait jamais été utilisé à Berkeley). « Amant » est, je suppose, le mot qui convient. Je permis à Hampton de venir habiter chez moi, dans la maison que nous avions achetée avec Jeff, et j’entamai ce que j’espérais être une nouvelle vie.

Le livre de Tim ne s’était pas vendu aussi bien qu’on s’y était attendu ; j’avais vu des invendus soldés dans la plupart des librairies proches de Sather Gate. Il coûtait trop cher et radotait trop ; il aurait mieux valu qu’il l’abrège, dans la mesure où il l’avait lui-même rédigé – la plus grande partie du texte, quand je finis par me décider à le lire, me frappa comme devant être de la main de Kirsten ; tout au moins c’était elle qui avait fait la mouture finale, fondée certainement sur un premier jet dicté au lance-pierres par Tim. C’était ce qu’elle m’avait dit et tel était probablement le cas. Quant à Tim, il ne devait jamais donner suite à son projet d’écrire un autre ouvrage qui rectifierait le tir, contrairement à ce qu’il m’avait promis.

Un dimanche matin, alors qu’Hampton et moi étions installés au salon, en train de fumer un joint et de regarder les dessins animés pour enfants à la télé, je reçus un coup de fil – fort inattendu – de Tim.

« Salut, Angel, dit-il de sa voix chaleureuse. J’espère que je ne vous dérange pas.

— Non, pas du tout », parvins-je à répondre, tout en me demandant si j’entendais bien la voix de Tim ou si, sous l’influence de l’herbe, je rêvais. « Comment allez-vous ? J’ai été…

— La raison de mon appel », interrompit Tim, comme si je n’avais pas parlé, comme s’il ne m’avait pas entendue, « est que je viens à Berkeley la semaine prochaine pour assister à une conférence, et que j’aimerais qu’on se retrouve quelque part.

— J’en serais ravie, fis-je avec un plaisir immense.

— Pourrions-nous dîner ensemble ? Vous connaissez les restaurants de Berkeley mieux que moi ; je vous laisserai choisir celui que vous voudrez. » Il eut un petit rire. « Ce sera merveilleux de vous revoir. Comme au bon vieux temps. »

Je lui demandai, de façon hésitante, comment il allait.

« Ici tout se passe très bien, dit-il. Je suis extrêmement occupé. Je m’envole pour Israël le mois prochain ; je voulais vous en parler.

— Ah ? fis-je. C’est intéressant.

— Je vais visiter le wadi, poursuivit Tim. L’endroit où on a trouvé les documents zadokites. Ils ont tous été traduits maintenant. Certains des derniers fragments se sont révélés extrêmement intéressants. Mais je vous en dirai davantage quand je vous verrai.

— Oui », dis-je, alléchée par le sujet ; comme toujours, l’enthousiasme de Tim était contagieux. « J’ai lu un long article dans le Scientific American ; il paraît que dans les derniers fragments…

— Je passe vous prendre mercredi soir, enchaîna Tim. Chez vous. Mettez-vous en tenue de soirée si vous voulez.

— Vous vous rappelez…

— Oh ! bien sûr ; je me rappelle où vous habitez. »

Il me paraissait débiter les mots à une cadence ultra-rapide. Ou bien était-ce l’herbe qui affectait mon sens de la durée ? Non, au contraire, l’herbe m’aurait donné une impression de ralentissement. Affolée, je dis : « Mercredi soir je travaille au magasin… »

Toujours comme s’il ne m’avait pas entendue, Tim déclara : « Aux environs de 8 heures. Alors, à bientôt. Au revoir, ma chérie. » Clic. Il avait raccroché.

Merde, me dis-je. Je travaille jusqu’à 9 heures mercredi soir. Bon, il faudra que je me fasse remplacer par un employé. Je ne vais pas rater ce repas avec Tim avant son départ pour Israël. Je me demandai alors combien de temps il allait séjourner là-bas. Sans doute quelque temps. Il y était allé une fois, et il avait planté un cèdre ; je me rappelais ce détail : les médias l’avaient souligné.

« Qui était-ce ? » demanda Hampton, assis en jean et tee-shirt devant le téléviseur : mon petit ami grand et maigre à l’humour acerbe, avec ses cheveux noirs et raides et ses lunettes.

« Mon beau-père, dis-je. Mon ancien beau-père.

— Le père de Jeff », dit Hampton en hochant la tête. Il eut un sourire torve. « J’ai une idée sur ce qu’on devrait faire aux gens qui se suicident. Il faudrait qu’il y ait une loi imposant de costumer les suicidés en clowns. Et de les photographier dans cette tenue. Et de publier la photo dans le journal. Comme Sylvia Plath. Surtout Sylvia Plath. » Hampton entreprit alors de raconter comment Sylvia Plath et ses amies – à en croire les fantaisies imaginatives dont il faisait preuve – avaient pour habitude de jouer à des jeux consistant à s’enfoncer, chacune à tour de rôle, la tête dans le four de la cuisinière après avoir ouvert le gaz, pour voir qui y resterait le plus longtemps, cependant que toutes ricanaient et pouffaient de rire.

« Tu n’es pas drôle », déclarai-je en quittant la pièce pour me rendre dans la cuisine.

Hampton me cria : « Tu ne vas pas te mettre la tête dans le four, non ?

— Va te faire foutre, lançai-je.

— … avec un gros nez de caoutchouc rouge en forme de boule », ronronnait Hampton ; sa voix et le vacarme de la télévision m’assaillaient ; je me plaquai les paumes contre les oreilles. « Hé ! sors-toi la tête du four ! » appela Hampton.

Je regagnai le salon et éteignis la télévision ; me tournant face à Hampton, je lui dis : « Ces deux êtres étaient très malheureux. Il n’y a pas de quoi rire de ceux qui souffrent tant. »

Souriant, Hampton se balança d’avant en arrière, avant de se coucher en boule par terre. « Et de grosses mains flasques, dit-il. Des mains de clown. »

J’ouvris la porte d’entrée. « À tout à l’heure. Je vais faire un tour. » Je claquai la porte derrière moi.

Hampton la rouvrit et, mettant ses mains en porte-voix, il me héla : « Oh ! oh ! Je me mets la tête dans le four. Tu crois que la baby-sitter arrivera ici à temps ? On parie ? »

Je me détournai de lui et poursuivis mon chemin.

Tout en marchant, je repensai à Tim et à Israël en essayant de m’imaginer le pays, le climat chaud, le désert et les rochers, les kibboutzim. Les gens labourant la terre qui avait été travaillée depuis des milliers d’années par les juifs, bien avant la venue du Christ. Peut-être, à leur contact, l’attention de Tim se reportera-t-elle au ras du sol, pensai-je. En se détournant de toutes ces histoires métaphysiques. Peut-être se reportera-t-elle au niveau du réel, là où est sa place.

J’en doutais, mais je me trompais peut-être. Je me dis alors que j’aurais voulu partir avec Tim – quitter mon travail au magasin de disques, rompre les amarres et m’en aller. Peut-être ne jamais revenir. Rester pour toujours en Israël. Devenir citoyenne de ce pays. Me convertir au judaïsme. S’ils voulaient bien de moi. Tim pourrait probablement arranger la chose. Peut-être qu’en Israël j’arrêterais d’entremêler des métaphores et de me souvenir de poèmes. Peut-être mon esprit cesserait-il de tenter de résoudre les problèmes à l’aide de mots recyclés. De phrases usagées, de lambeaux arrachés çà et là : fragments issus de mes années d’études où j’avais mémorisé sans comprendre, compris sans appliquer, appliqué sans jamais aboutir à un résultat. Je suis la spectatrice de la destruction de ceux que j’aime, me dis-je. J’inscris sur un bloc-notes les noms de ceux qui meurent, et je ne suis arrivée à en sauver aucun.

Je vais demander à Tim si je peux l’accompagner, décidai-je. Tim dira non – il ne peut dire autre chose que non – mais je le lui demanderai quand même.

Pour enraciner Tim dans la réalité, pensai-je, il faudrait d’abord qu’ils attirent son attention, et s’il est toujours sous l’effet des amphétamines ça leur sera impossible ; son esprit tournera en roue libre dans le vide, occupé à concevoir les grands modèles des cieux… ils essaieront et, comme moi, ils échoueront. Mais si je viens avec lui, je pourrai peut-être apporter mon aide, méditai-je ; les Israéliens et moi, nous parviendrons peut-être à réussir ce que je ne peux faire à moi toute seule ; je dirigerai leur attention vers lui et eux, à leur tour, dirigeront son attention vers le sol sous leurs pieds. Bon sang, me dis-je, il faut que j’aille avec lui. C’est essentiel. Parce qu’ils n’auront pas le temps de saisir le problème. Il va parcourir leur pays en tous sens, tantôt ici, tantôt là, sans jamais prendre le temps de s’arrêter, sans les laisser…

Une voiture m’adressa un coup d’avertisseur ; je m’étais aventurée sur la chaussée, traversant sans m’en rendre compte, sans regarder.

« Excusez-moi », dis-je au conducteur qui me dévisageait d’un regard furibond.

Je ne vaux pas mieux que Tim, me rendis-je compte. Je ne serais d’aucune aide en Israël. Mais quand même, pensai-je encore, j’aimerais bien y aller.

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