6

Avant que Tim et Kirsten puissent repartir en Angleterre, le synode épiscopal s’assembla pour examiner la question de ses hérésies supposées. Les évêques à la con – enfin, je devrais dire conservateurs, ce serait plus poli – qui l’accusaient se couvrirent de ridicule en se montrant incapables d’étayer avec assez de poids leurs arguments. Tim sortit du synode blanchi de tout reproche. La presse, comme de juste, monta l’affaire en épingle. À aucun moment, de toute façon, cette affaire ne l’avait tracassé. Quoi qu’il en soit, en raison du suicide de Jeff, Tim bénéficiait d’une énorme sympathie auprès de l’opinion publique. Il y avait toujours eu droit, mais maintenant, à la suite de la tragédie qui avait affecté sa vie privée, elle lui était encore plus acquise.

Platon dit quelque part que si on veut détruire un roi il faut être sûr de réussir à le tuer. En échouant dans leur tentative contre Tim, les évêques conservateurs n’avaient fait que renforcer sa position ; c’est ce qu’on appelle le retour de flamme. Tim savait désormais que personne au sein de l’Église épiscopale des États-Unis d’Amérique ne pouvait l’abattre. S’il devait se trouver détruit un jour, ce ne pouvait être que de sa propre main.

Quant à moi, je me retrouvais propriétaire de la maison que Jeff et moi avions achetée. Sur l’insistance de son père, Jeff avait rédigé un testament. Tout me revenait, même si ce n’était pas beaucoup. Comme c’était moi qui avais subvenu aux besoins du ménage, je n’avais pas de difficultés financières. Je continuais mon travail au cabinet d’avocats. Durant quelque temps je m’imaginai que, une fois Jeff mort, je perdrais progressivement contact avec Tim et Kirsten. Il n’en fut rien. Tim semblait trouver en moi quelqu’un à qui parler. Finalement, j’étais l’une des rares personnes (sinon la seule) à connaître sa liaison avec sa « secrétaire générale ». Et c’était moi en outre qui lui avais fait rencontrer Kirsten.

D’autre part, Tim n’était pas du genre à abandonner ceux qui étaient devenus ses amis. J’étais d’ailleurs bien plus que cela : il existait entre nous beaucoup d’amour et, par voie de conséquence, de compréhension. Nous étions réellement très proches l’un de l’autre. L’évêque de Californie, qui en public étalait des points de vue si radicaux et avançait des théories si folles, était dans sa vie de tous les jours un être humain à l’ancienne mode, dans le meilleur sens du terme. S’il était votre ami, il vous manifestait et vous conservait sa loyauté, comme je devais en informer miss Marion des années plus tard, longtemps après que Kirsten et Tim eurent rejoint Jeff dans la mort. On a trop oublié, je crois, combien cet homme aimait ses amis et leur demeurait constamment fidèle, même s’il n’avait aucun avantage pratique à en retirer. Je n’étais rien en ce monde qu’une jeune dactylo employée dans un modeste cabinet d’avocats. Tim n’avait rien à gagner sur le plan stratégique en restant en rapport avec moi, mais c’est ce qu’il fit jusqu’à sa mort.

Au cours de cette période qui suivit la mort de Jeff, l’état physique de Kirsten empira jusqu’au jour où le diagnostic des médecins fut formel : péritonite, une maladie dont on peut mourir. L’évêque paya pour elle tous les frais médicaux, qui se montèrent à une somme astronomique ; elle passa dix jours à se languir dans l’unité de soins intensifs de l’un des meilleurs hôpitaux de San Francisco, se plaignant amèrement de ne pas recevoir de visites et de n’être l’objet d’aucune attention de la part de personne. Tim, qui faisait une tournée de conférences à travers les États-Unis, passait la voir aussi souvent qu’il le pouvait, mais c’était loin de lui suffire. J’en faisais autant de mon côté, mais, comme pour Tim, elle estimait que c’était un bien faible tribut à payer au regard de la maladie dont elle souffrait. Toutes les visites que je lui rendais se soldaient par des diatribes de sa part, dirigées contre lui et contre tout le monde. D’un seul coup, elle avait vieilli.

Ça ne signifie pas grand-chose, je crois, de dire : « On n’a que l’âge que l’on ressent » puisqu’en fait ce sont la vieillesse et la maladie qui finiront toujours par avoir le dessus, et cette phrase stupide ne s’applique qu’à des gens n’ayant pas subi le même genre de traumatismes que Kirsten Lundborg. Son fils Bill témoignait de capacités infinies pour être victime de toutes les sortes de folies, et Kirsten s’en jugeait responsable ; et elle savait aussi qu’une des causes majeures du suicide de Jeff avait été ses relations avec le père de celui-ci. Cela la rendait dure et cruelle envers moi, comme si la culpabilité – sa culpabilité – la poussait périodiquement à me maltraiter, moi qui étais la première à souffrir de la mort de Jeff.

Elle et moi, nous n’avions plus beaucoup d’amitié à partager. Mais j’allais quand même la voir à l’hôpital, en faisant toilette chaque fois et en lui portant des cadeaux qui ne lui servaient à rien : nourriture qu’elle ne pouvait manger ou vêtements qu’elle ne pouvait mettre.

« Ils m’interdisent de fumer », me dit-elle une fois, en guise d’accueil.

« Évidemment, répondis-je, tu risquerais de mettre le feu à tes draps. Comme ça t’est arrivé l’autre jour. » Elle avait failli s’asphyxier, quelques semaines avant d’entrer à l’hôpital.

Kirsten reprit : « Apporte-moi des écheveaux de laine. Je vais tricoter un pull. Pour l’évêque. » Elle avait prononcé ce dernier mot sur un ton de mépris qui le réduisait à néant ; Kirsten parvenait à véhiculer à travers ses paroles une sorte d’hostilité dont j’avais rarement rencontré l’équivalent. « L’évêque, ajouta-t-elle, a besoin d’un pull. »

Son animosité provenait du fait que Tim s’était révélé parfaitement capable, en son absence, de gérer ses affaires ; à l’heure présente il était quelque part au Canada pour prononcer un discours. Kirsten avait soutenu depuis quelque temps que Tim ne pourrait pas subsister une semaine sans elle. Son séjour à l’hôpital avait prouvé qu’elle avait tort.

« Pourquoi les Mexicains ne veulent-ils pas que leurs enfants épousent des Noirs ? demanda Kirsten.

— Parce qu’ils auraient des gosses trop paresseux pour devenir des voleurs, répondis-je.

— Quand un Noir se change-t-il en nègre ?

— Quand il a quitté la pièce. » Je m’installai sur la chaise de plastique face à son lit. « Tu vas bientôt sortir d’ici », continuai-je pour l’aider à se dérider.

Elle me jeta un regard hostile. « Je ne sortirai jamais d’ici. Quand je pense à l’évêque qui doit être en train de… oh ! et puis je m’en fous. De se payer une pute à Montréal ou je ne sais pas où. Est-ce que je t’ai dit qu’il m’avait fait coucher avec lui la deuxième fois qu’on s’est rencontrés ? La première fois, c’était dans un restaurant à Berkeley.

— Je sais, j’y étais.

— Alors, la première fois il ne pouvait pas. S’il avait pu, il l’aurait fait. Ça ne te surprend pas de la part d’un évêque ? Il y a certaines choses que je pourrais te raconter… mais je me tairai. » Elle cessa de parler et me regarda d’un air mauvais.

« Tant mieux, dis-je.

— Quoi, tant mieux ? Si je ne te les raconte pas ?

— Si tu commences à me les raconter, fis-je, je me lève et je m’en vais. Mon psy m’a dit de garder mes distances avec toi.

— Oh ! c’est vrai, toi aussi tu es en thérapie. Comme mon fils. Vous devriez vivre ensemble tous les deux. Vous feriez de la thérapeutique occupationnelle.

— Je pars, annonçai-je en me levant.

— Oh ! ça va, je t’en prie, s’exclama Kirsten avec irritation. Rassieds-toi.

— Tu sais ce qu’est devenu le crétin mongoloïde suédois qui s’était échappé de l’asile à Stockholm ?

— Non.

— On l’a retrouvé professeur dans une école en Norvège. »

Kirsten se mit à rire et dit : « Va donc te faire foutre.

— Pas besoin. Je me débrouille très bien toute seule.

— Je m’en doute, fit-elle en hochant la tête. J’aimerais être encore à Londres. Tu n’y es jamais allée ?

— Il n’y avait pas assez d’argent dans les fonds discrétionnaires de l’évêque. Pour Jeff et moi.

— Ah ? Et moi j’ai tout pompé.

— Presque tout. »

Kirsten poursuivit : « Remarque, je ne savais pas quoi faire de moi. Pendant que Tim passait son temps avec ces vieux traducteurs pédés. Est-ce qu’il t’a dit que Jésus est un imposteur ? Stupéfiant. On découvre deux mille ans après que c’est quelqu’un d’autre qui a inventé toutes les déclarations qu’on lui prête. Je n’ai jamais vu Tim si abattu ; il restait là assis dans notre appartement, à regarder par terre, jour après jour. »

Je m’abstins de répondre.

« Tu crois que c’est grave ? questionna Kirsten. Que Jésus soit un imposteur ?

— Pas pour moi.

— Et ils n’ont pas divulgué le plus important. L’histoire du champignon. Ils vont la garder secrète aussi longtemps qu’ils pourront. Mais ça finira par…

— Quel champignon ?

— L’anokhi. »

Je dis avec incrédulité : « L’anokhi est un champignon ?

— C’est un champignon. Enfin c’en était un à l’époque. Les zadokites le cultivaient dans des cavernes.

— Ça alors, lançai-je.

— Et ils en faisaient une sorte de pain et du bouillon. Ils mangeaient le pain et buvaient le bouillon. C’est l’origine de la communion sous les deux espèces, le corps et le sang. Apparemment l’anokhi était un champignon vénéneux, mais les zadokites avaient trouvé un moyen de l’antidoter, enfin jusqu’à un certain point, assez pour qu’il ne les tue pas. Il leur donnait simplement des hallucinations. »

J’éclatai de rire. « En somme ils étaient des…

— Eh bien oui, c’est ça. » Malgré elle, Kirsten se mit aussi à rire. « Et il faut que Tim distribue la communion tous les dimanches en sachant ça, en sachant que ces braves gens s’offraient des trips psychédéliques, comme nos mômes aujourd’hui. Quand il a appris ça, j’ai bien cru qu’il n’allait pas s’en relever.

— Alors, Jésus était en fait un trafiquant de drogue », dis-je.

Elle acquiesça. « Et les douze apôtres, ses disciples, se sont fait prendre (c’est du moins la théorie) alors qu’ils introduisaient clandestinement l’anokhi dans Jérusalem. Cela confirme l’hypothèse de John Allegro… mais je ne sais pas si tu as lu son livre. C’est l’un des plus grands spécialistes des langues du Proche-Orient… il a été le traducteur officiel des manuscrits qumrans.

— Je ne connais pas son livre mais je sais qui il est. Jeff me parlait de lui.

— Allegro avait supposé que les premiers chrétiens s’adonnaient à un culte secret du champignon ; il l’avait déduit de preuves internes contenues dans le Nouveau Testament. Et il avait trouvé une fresque murale, une peinture qui montrait certains de ces premiers chrétiens avec un gros champignon, l’Amania muscaria…

— Amanita muscaria, rectifiai-je. C’est la rouge. C’est terriblement vénéneux. Alors les premiers chrétiens avaient aussi trouvé un antidote.

— C’est ce qu’affirme Allegro. Et ça leur donnait des visions. » Elle pouffa.

« Et cet anokhi est vraiment un champignon qui existe ? » demandai-je. Je m’y connaissais un peu en champignons ; avant d’épouser Jeff, j’avais fréquenté un mycologue amateur.

« Eh bien, il a sans doute existé, mais personne ne sait ce qu’il serait aujourd’hui. Jusqu’ici, on n’en a pas trouvé de description dans les documents zadokites. Impossible de déterminer lequel c’était ou s’il existe toujours. »

Je déclarai : « Il causait peut-être d’autres effets que les hallucinations.

— Quoi, par exemple ? »

Une infirmière passa à ce moment. « Il faut que vous partiez maintenant.

— D’accord. » Je me levai, rassemblai mon manteau et mon sac.

Kirsten dit : « Penche-toi. » Elle me faisait signe de m’approcher ; elle me chuchota dans l’oreille : « Je sais : des effets aphrodisiaques. »

Après l’avoir embrassée, je quittai l’hôpital.


À mon retour à Berkeley, quand je fus rentrée par le car à la vieille petite maison rustique où Jeff et moi avions vécu, je vis, en remontant l’allée, un jeune homme accroupi dans le coin de la véranda ; je fis halte, sur mes gardes, me demandant qui c’était.

Rondelet, les cheveux blond clair, il se penchait pour caresser mon chat Magnificat, qui était roulé en boule béatement devant la porte d’entrée de la maison. J’observai un instant la scène, pensant : Est-ce que c’est un représentant de commerce ou quoi ? Le jeune homme portait un pantalon trop grand pour lui et une chemise de couleurs vives. Il avait sur le visage, tandis qu’il cajolait Magnificat, l’expression la plus douce que j’aie jamais vue sur un visage humain ; ce garçon, qui manifestement n’avait jamais rencontré mon chat, rayonnait d’une sorte de tendresse, d’amour palpable, qui était pour moi quelque chose de nouveau. Certaines des plus anciennes statues du dieu Apollon laissent voir ce même sourire plein de douceur. Complètement absorbé par les caresses qu’il prodiguait à Magnificat, le garçon restait inconscient de ma présence toute proche ; je continuai à l’observer avec fascination, d’autant plus surprise que Magnificat était un vieux matou bagarreur qui normalement ne permettait pas aux étrangers de l’approcher.

Soudain le garçon leva les yeux. Il eut un sourire timide et se releva avec maladresse. « Salut.

— Salut. » Je marchai vers lui avec précaution, très lentement.

« J’ai trouvé ce chat. » Il ferma à demi les paupières, sans cesser de sourire ; il avait des yeux bleus candides, dénués de toute ruse.

« C’est mon chat, dis-je.

— Comment s’appelle-t-il ?

— Magnificat.

— Il est très beau, fit le garçon.

— Qui êtes-vous ? demandai-je.

— Je suis le fils de Kirsten. Je suis Bill. »

Cela expliquait les yeux bleus et les cheveux blonds. « Et moi je suis Angel Archer, dis-je.

— Je sais. Nous nous sommes rencontrés une fois. Mais c’était… » Il hésita. « Je ne me rappelle plus il y a combien de temps. Ils m’ont fait des électrochocs… je n’ai pas très bonne mémoire.

— Oui, dis-je. Je pense que nous avons dû nous rencontrer. Je reviens de l’hôpital où j’ai rendu visite à votre mère.

— Je peux me servir de vos toilettes ?

— Bien sûr. » Je sortis mes clés de mon sac et ouvris la porte. « Excusez le désordre. Je travaille ; je ne suis pas assez souvent là pour tenir la maison propre. C’est au fond, après la cuisine. Droit devant vous. »

Bill Lundborg ne referma pas la porte derrière lui ; je l’entendis uriner bruyamment. Je remplis la bouilloire et la posai sur le gaz. Étrange, pensai-je. Voici le fils qu’elle tourne en ridicule. Comme elle nous tourne tous en ridicule.

Reparaissant, Bill Lundborg s’immobilisa avec gaucherie, m’adressant un sourire anxieux, l’air visiblement mal à l’aise. Il n’avait pas tiré la chasse d’eau. Je pensai alors, subitement : Il vient de sortir de l’hôpital psychiatrique, c’est sûr.

« Vous voulez du café ? proposai-je.

— Je veux bien. »

Magnificat pénétra dans la cuisine.

« Quel âge a-t-il ? questionna Bill.

— Je n’en ai pas idée. Je l’ai sauvé des crocs d’un chien, mais il était déjà adulte. Il devait vivre quelque part dans le quartier.

— Comment va Kirsten ?

— Très bien », dis-je. Je désignai une chaise. « Asseyez-vous.

— Merci. » Il s’installa, posant les bras sur la table de la cuisine, les doigts croisés. Il avait la peau très pâle. À force de vivre enfermé, pensai-je. En cage. « J’aime bien votre chat, reprit-il.

— Vous pouvez lui donner à manger si vous voulez. » J’ouvris le réfrigérateur et en sortis la boîte de pâtée pour chat.

Je le regardai préparer avec soin l’écuelle de Magnificat, tout à sa tâche, comme s’il accomplissait quelque chose de très important. Et en scrutant le vieux chat il eut à nouveau ce sourire qui me touchait tant, qui déclenchait un déclic en moi.

Les salauds, ils se sont attaqués à cet enfant et n’ont rien laissé de lui, songeai-je. Ils ont fait griller ses circuits sous prétexte de le soigner. Les sadiques, qu’est-ce qu’ils connaissent du cœur humain ? J’avais envie de pleurer.

Et il va y retourner, pensai-je, comme Kirsten le disait. Il va passer le restant de ses jours à entrer à l’hôpital et à en sortir. Les salopards, les pourris.

Dieu me fait rire, méditai-je encore. Les croyances de Tim et les tourments qu’il éprouve, tout ça pour moi n’a pas de sens. Le spectacle de ce gosse donnant à manger à ce chat ignorant. Il aurait pu être vétérinaire, s’ils ne l’avaient pas mutilé, s’ils ne lui avaient pas déchiqueté l’esprit. Qu’est-ce que me racontait Kirsten ? Il a peur de conduire ; il cesse de sortir les ordures ; il ne se lave plus et puis il pleure. Moi aussi je pleure, pensai-je, et il m’arrive parfois de laisser les ordures s’entasser, et j’ai eu peur au volant le jour où j’ai failli me faire emboutir et où j’ai dû me rabattre. Alors, je suis bonne à enfermer ; nous sommes tous bons à enfermer. C’est ça le drame de Kirsten, avoir ce garçon comme fils ?

Bill reprit la parole : « Je ne peux rien lui donner d’autre ? Il a encore faim.

— Tout ce que vous trouverez au frigo, dis-je. Mais vous, vous ne voulez pas manger ?

— Non merci. » De nouveau il caressa l’affreux vieux matou, ce chat qui fuyait les gens. Il l’avait dressé, comme on l’avait lui-même dressé.

« Vous êtes venu ici par le car ? demandai-je.

— Oui, acquiesça-t-il. On m’a retiré mon permis. Autrefois je conduisais, mais… » Il se tut.

« Moi aussi j’ai pris le car, dis-je.

— J’avais une voiture vraiment grosse, fit Bill. Une Chevrolet 1956. Un des plus gros modèles qu’ils aient jamais sortis, avec celle de 1955.

— Ce sont des voitures très cotées, remarquai-je.

— La différence entre la Chevrolet 55 et la 56, c’est la calandre ; si les clignotants sont incorporés dans la calandre, on sait que c’est une 56.

— Où habitez-vous ? questionnai-je.

— Nulle part. Je suis sorti de l’hôpital de Napa la semaine dernière. Ils m’ont lâché parce que Kirsten est malade. J’ai fait la route en stop. Il y a un type qui m’a pris dans sa Corvette. » Il sourit. « Ces Corvette, il faudrait leur interdire les autoroutes à cause de la pollution. Le type, qu’est-ce que son pot d’échappement crachait de gaz carbonique ! Ce que je n’aime pas dans les Corvette, c’est la carrosserie en fibre de verre ; ça ne peut pas vraiment se réparer. » Il ajouta : « Mais c’est sûr qu’elles ont belle allure. La sienne était blanche. J’ai oublié l’année, bien qu’il me l’ait dite. On est monté à 160, mais les flics vous filent le train quand vous êtes dans une Corvette, parce qu’ils espèrent bien que vous allez dépasser les limitations de vitesse. Alors il y a une voiture de patrouille qui nous a poursuivis, mais au moment où elle venait de nous dépasser, le flic a dû mettre sa sirène et faire demi-tour ; sûrement une urgence quelque part. On l’a croisé pendant qu’il faisait sa manœuvre. Il devait être écœuré mais il ne pouvait pas nous dresser de contravention ; il était trop pressé. »

Faisant preuve de tout le tact dont j’étais capable, je l’interrogeai sur les raisons de sa venue.

« J’avais une question à vous poser, répondit Bill. Une fois j’ai rencontré votre mari. Vous n’étiez pas à la maison ce jour-là ; je suppose que vous étiez à votre travail. En tout cas il était seul ici. Il s’appelait bien Jeff ?

— Oui, dis-je.

— Ce que j’avais envie de savoir, c’est… » Bill eut une hésitation. « Pourriez-vous me dire pour quel motif il s’est tué ?

— Il y a toujours beaucoup de facteurs qui entrent en jeu dans un événement de ce genre. » Je vins m’asseoir à la table de la cuisine en face de lui.

« Je sais une chose, c’est qu’il était amoureux de ma mère, lâcha Bill.

— Ah ? fis-je simplement. Vous le savez.

— Oui, c’est Kirsten qui me l’a dit. Est-ce que c’était la principale raison ?

— Peut-être.

— Il y en avait d’autres ? »

Je gardai le silence.

« Pourriez-vous me dire une chose surtout ? poursuivit Bill. Est-ce qu’il souffrait de maladie mentale ?

— Il avait suivi une thérapie. Mais pas une thérapie intensive.

— J’y ai réfléchi, déclara Bill. Il était furieux contre son père à cause de Kirsten. C’est la cause de beaucoup de choses. Vous savez, quand on est en hôpital psychiatrique, on connaît des tas de gens qui ont tenté de se suicider. On voit les cicatrices sur leurs poignets. C’est toujours à ça qu’on les reconnaît. La meilleure façon de s’y prendre, quand on veut le faire, c’est de remonter le bras dans le sens des veines. » Il me montra son bras nu en mimant le geste. « L’erreur de la plupart des gens, c’est de couper à angle droit par rapport aux veines, le long du poignet. Un jour on a eu un type qui s’était entaillé sur toute la largeur, et c’était profond. Mais ils sont quand même arrivés à le recoudre. Il a dit une fois en thérapie de groupe que tout ce qu’il voulait, c’était n’être plus que deux yeux sortant du mur, pour pouvoir regarder tout le monde sans être vu. Être simplement là en observateur, sans participer. Juste observer et écouter. Quoique pour ça il lui aurait fallu aussi être deux oreilles. »

Je ne trouvai absolument rien à rétorquer.

« Les paranoïaques ont peur qu’on les regarde, continua Bill. Alors, pour eux, ce serait formidable d’être invisibles. Il y avait aussi cette dame qui ne pouvait manger devant personne. Elle emportait toujours son plateau dans sa chambre. Je suppose qu’elle pensait que c’était sale de manger. » Il eut un sourire que je parvins à lui retourner.

Quel moment étrange, pensai-je. Et cette conversation troublante, qui n’avait pas l’air à sa place.

« Jeff était vraiment hostile, reprit Bill. Il en voulait à la fois à son père et à Kirsten, et peut-être aussi à vous, mais pas autant, je crois. Nous en avons parlé le jour où je suis passé le voir. J’ai oublié quand c’était. J’avais eu droit à une sortie de deux jours. Là aussi j’avais fait du stop. Ce n’est pas si dur que ça de se faire prendre en stop. C’est un poids lourd qui m’avait pris. Il transportait des produits chimiques, mais pas du genre toxique. S’ils transportent des matières toxiques ou inflammables, ils ne font pas monter les stoppeurs, parce que s’il y a un accident et que leur passager soit tué ou empoisonné, ça annule leur assurance. »

Une fois de plus aucune réponse possible ne me vint à l’esprit ; je me contentai de hocher la tête.

« D’après la loi, déclara Bill, en cas d’accident où un autostoppeur est blessé ou tué, il est présumé qu’il voyageait à ses propres risques. Donc à cause de ça, quand on fait du stop, on ne peut pas se retourner contre le conducteur s’il se passe quelque chose. C’est du moins la loi en Californie. Je ne sais pas ce qu’il en est dans les autres États.

— Oui, approuvai-je tardivement. Jeff ressentait beaucoup d’animosité envers Tim.

— Et vous, est-ce que vous en voulez à ma mère ? »

Je pris le temps de bien réfléchir avant de répondre : « Oui. Je lui en veux vraiment.

— Pourquoi ? Ce n’était pas sa faute. Quand quelqu’un se tue, il doit en prendre la pleine responsabilité. On nous l’a appris. On apprend beaucoup de choses à l’hôpital. Des tas de choses que les gens de l’extérieur ne sauront jamais. C’est un cours intensif de réalité, ce qui est l’ultime… (il fit un geste de la main) paradoxe. Car les gens qui sont là, c’est a priori parce qu’ils ne peuvent pas regarder la réalité en face, et alors ils se retrouvent à l’hôpital psychiatrique, un hôpital d’État comme Napa, et ensuite ils sont tout d’un coup obligés de faire face à bien plus de réalité que les autres gens dans la vie courante. Et ils y réussissent très bien. J’ai assisté à des choses dont j’ai été très fier, des malades aidant d’autres malades. Une fois il y a une dame – elle devait avoir dans les cinquante ans – qui m’a dit : “Est-ce que je peux vous confier un secret ?” Elle m’a fait jurer de ne le répéter à personne. Je lui ai donné ma parole. Et elle m’a dit : “Je vais me tuer ce soir.” Elle m’a expliqué comment elle comptait s’y prendre. Comme elle n’était pas chez les enfermés, elle pouvait sortir librement. Elle avait sa voiture garée au parking et possédait une clé de contact à l’insu des médecins ; ils croyaient avoir pris toutes les clés, mais elle, elle en avait gardé une. Alors, qu’est-ce qu’il fallait que je fasse ? Est-ce qu’il fallait que je mette au courant le Dr Gutman ? C’est lui qui dirigeait le service. Non, je me suis glissé dans le parking – je savais quelle voiture elle avait – et j’ai retiré le câble qui relie la bobine au delco. Pas moyen de faire démarrer un moteur s’il n’y a pas ce câble. C’est facile à faire. Quand on gare sa voiture dans un quartier mal famé et qu’on a peur de se la faire voler, il suffit de le dévisser ; il s’enlève tout seul. Elle a actionné le contact jusqu’à ce qu’elle noie la batterie et après elle est revenue à l’hôpital. Elle était furieuse mais plus tard elle m’a remercié. » Il médita un instant et dit ensuite, se parlant à demi à lui-même : « Elle voulait percuter une voiture venant en sens inverse sur le Bay Bridge. Alors j’ai aussi sauvé la vie du conducteur de cette voiture. Ç’aurait même pu être un break avec plein d’enfants à l’intérieur.

— Mon Dieu, fis-je faiblement.

— C’était une décision que je devais prendre très vite, enchaîna Bill. Dès que j’ai su qu’elle avait cette clé, j’étais obligé de faire quelque chose. C’était une grosse Mercedes. Couleur gris métallisé. Presque neuve. Elle avait beaucoup d’argent. Dans une situation pareille, si on n’agit pas, impossible de les aider. »

J’objectai : « Il aurait peut-être mieux valu prévenir le médecin.

— Non, répliqua-t-il en secouant la tête. Parce qu’alors elle aurait… enfin, c’est difficile à expliquer. Elle savait que j’avais agi pour lui sauver la vie, pas pour lui attirer des ennuis. Si j’avais averti le Dr Gutman, elle aurait cru que j’avais cherché à la faire boucler plus longtemps. Mais comme ils n’ont été informés de rien, ils l’ont laissée sortir à la date prévue. Quand je suis sorti – elle était sortie avant moi – elle est venue me voir un jour chez moi… j’avais dû lui donner mon adresse ; enfin en tout cas elle est venue. Elle conduisait toujours la même Mercedes ; je l’ai reconnue quand elle s’est garée. Elle voulait savoir comment j’allais.

— Et vous alliez comment ? demandai-je.

— Pas bien du tout. Je n’avais pas d’argent pour payer mon loyer ; j’étais sur le point d’être expulsé. Elle, elle avait beaucoup d’argent ; son mari était riche. Ils étaient propriétaires de tout un tas d’immeubles résidentiels un peu partout en Californie. Elle est retournée à sa voiture et, en revenant, elle m’a donné un rouleau de pièces de monnaie ; j’ai cru que c’étaient des pièces de cinq cents. Après son départ, j’ai ouvert le rouleau et j’ai vu que c’étaient des pièces d’or. Elle m’a expliqué plus tard qu’elle gardait une bonne partie de sa fortune sous forme d’or. Ces pièces venaient d’une ancienne colonie anglaise. Elle m’a conseillé, quand je les vendrais à un numismate, de préciser qu’il s’agissait de pièces jamais mises en circulation ; parce que ça a beaucoup plus de valeur. J’en ai obtenu dans les douze dollars pour chacune, le jour où je les ai vendues. J’en avais conservé une, mais je l’ai perdue. Le rouleau m’a rapporté quelque chose comme six cents dollars, sans compter la pièce qui manquait. » Se retournant, il examina la cuisinière. « Votre eau est en train de bouillir », remarqua-t-il.

Je me levai pour verser l’eau dans la cafetière.

« Le café-filtre est bien meilleur que celui qu’on obtient avec un percolateur, observa Bill.

— C’est vrai », fis-je.

Bill reprit : « J’ai beaucoup pensé à la mort de votre mari. Il avait l’air d’être quelqu’un de très gentil. C’est quelquefois un problème.

— Pourquoi ?

— Les maladies mentales se produisent souvent quand les gens refoulent leur hostilité et essaient d’être gentils, trop gentils. On ne peut pas refouler sans cesse l’hostilité. Elle existe chez tout le monde ; il faut bien qu’elle se manifeste.

— Jeff était très calme, dis-je. Il était difficile de le faire mettre en colère. Dans les disputes conjugales, c’était moi en général qui me fâchais.

— Kirsten dit qu’il avait pris de l’acide.

— Je pense que c’est faux.

— Beaucoup de gens qui perdent la boule, c’est à cause des drogues. On en voit plein à l’hôpital. Et en plus il y a la malnutrition ; ceux qui se droguent oublient de manger, et quand ils mangent, ils mangent des cochonneries. Alors, ils n’ont plus de muscles. Et si c’est des amphétamines qu’ils prennent, ils ne mangent plus du tout. C’est pour ça qu’il y a ces déficiences cérébrales chez les types qui se cament au speed. »

Il paraissait plus à l’aise maintenant, plus assuré dans ses paroles. J’en profitai pour lui demander : « Quel genre de travail faites-vous ?

— Je peins, répondit Bill.

— Vous êtes peintre ?

— Non, je peins des carrosseries de voitures. » Il eut un petit sourire. « Je fais de la peinture au pistolet. Chez Léo Shine, à San Mateo. Pour 49, 50 dollars je donne à votre voiture la couleur que vous voulez, avec une garantie de six mois. » Il se mit à rire et je l’imitai ; j’avais vu les publicités de Léo Shine à la télé.

« J’aimais beaucoup mon mari, dis-je.

— Est-ce qu’il allait devenir ministre du culte ?

— Non. Je ne sais pas ce qu’il allait devenir.

— Peut-être qu’il n’allait rien devenir du tout. Je suis des cours de programmation d’ordinateurs. En ce moment j’étudie les algorithmes. Un algorithme n’est rien d’autre qu’une recette, comme pour faire cuire un cake. C’est une séquence répétitive. L’aspect principal de l’algorithme, c’est qu’il doit signifier quelque chose. C’est très facile de poser sans le faire exprès à un ordinateur une question à laquelle il ne peut répondre ; ce n’est pas parce que l’ordinateur est bête mais parce que la question n’a pas de réponse.

— Je vois, dis-je.

— Et cette question-là, est-ce que vous estimez qu’elle a un sens ? continua Bill. Donnez-moi le plus grand nombre au-dessous de deux.

— Oui, fis-je. Elle a un sens.

— Non. » Il secoua la tête. « Ce nombre n’existe pas.

— Je le connais, précisai-je. C’est un virgule neuf plus… » Je m’interrompis.

« Il faudrait poursuivre la série de chiffres jusqu’à l’infini. La question n’est pas intelligible. Donc l’algorithme est défectueux. Vous demandez à l’ordinateur de faire une chose impossible. Si l’algorithme n’est pas intelligible, l’ordinateur ne peut fournir de réponse, mais il essaiera en général d’en fournir une.

— Et moi je vais vous poser une question en retour, dis-je. Je vais vous citer un proverbe, un proverbe usuel, et vous m’en expliquerez le sens.

— J’aurai combien de temps ?

— Ce n’est pas minuté. Racontez-moi simplement ce que signifie le proverbe : Chat échaudé craint l’eau froide. Qu’est-ce que ça veut dire ? »

Après un silence, Bill répondit : « Ça veut dire que si votre chat monte sur la cuisinière et renverse votre bouilloire, il se brûlera ; et après il aura peur de la bouilloire même si l’eau n’est pas chaude.

— Encore un autre sur le chat : Quand le chat n’est pas là, les souris dansent. »

À nouveau il garda un moment le silence, le front plissé.

« Eh bien, dit-il enfin, si vous avez des souris chez vous, votre chat les chasse ; mais s’il s’en va ailleurs, les souris sont contentes parce qu’elles ont la paix.

— Qui veut voyager loin ménage sa monture. » Mais je savais déjà à quoi m’en tenir. Le fonctionnement de la pensée de Bill Lundborg était détérioré ; il était incapable d’expliquer le proverbe : il se contentait de le paraphraser en termes concrets, correspondant aux termes mêmes de son énoncé.

« Quand on se déplace à cheval, dit-il de façon hésitante, et qu’on a un long trajet à faire, il ne faut pas fatiguer le cheval.

— Vanité, ton nom est femme.

— Les femmes sont vaines. Mais ce n’est pas un proverbe. C’est une citation de quelque chose.

— C’est très bien, dis-je. Vous vous en êtes bien tiré. » Mais en vérité – en vérité, je vous le dis, comme l’aurait formulé Tim, comme le formulait Jésus, et peut-être avant lui les zadokites – j’avais en face de moi quelqu’un de complètement psychotique, à en croire le test des proverbes de Benjamin. J’en éprouvai une douleur vague et obsédante, en voyant devant moi ce garçon si jeune et physiquement si sain, et si inapte à déchiffrer un symbole, à penser de manière abstraite. Il souffrait du trouble cérébral psychotique classique : son raisonnement se limitait au concret.

Tu peux oublier ton intention de devenir programmeur d’ordinateurs, me dis-je. Tu continueras à peindre des carrosseries de voitures jusqu’à ce que le Juge eschatologique arrive et nous libère, tous autant que nous sommes, de nos tourments. Qu’il te libère et me libère moi ; qu’il libère chacun de nous. Et alors ton esprit endommagé sera vraisemblablement guéri. Projeté dans le corps d’un cochon de passage, pour être précipité dans le vide. Là où est sa place.

« Excusez-moi », dis-je. Je sortis de la cuisine et traversai la maison, allant le plus loin possible de Bill Lundborg, et je m’appuyai contre le mur en enfonçant le visage dans mon bras.

Je sentis couler mes larmes – des larmes tièdes – mais je ne fis aucun bruit.

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