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L’évêque de Californie prononça donc un discours devant les membres du M.E.F., et il trouva ensuite le moyen de soutirer à ses dirigeantes deux mille dollars comme contribution au fonds de l’Église pour lutter contre la famine dans le monde, une somme vraiment insignifiante pour une cause aussi méritoire. Il fallut un certain temps pour que la nouvelle des relations entre Tim et Kirsten filtre jusqu’à Jeff et moi. Jeff fut tout bonnement stupéfié. Quant à moi je trouvai la chose plutôt drôle.

Jeff ne fut même pas amusé de voir son père obtenir de l’argent du M.E.F. Il était resté sur l’idée du discours bénévole qui pour lui n’avait pas réussi à passer. D’autre part il avait prévu une friction et un désaccord entre son père et Kirsten, aussi eut-il du mal à avaler ce qui se produisait. Jeff ne comprenait pas son propre père.

Ce fut par Kirsten, et non par Tim, que je fus mise au courant. Elle me téléphona une semaine après le discours de Tim, disant qu’elle voulait aller faire des achats avec moi à San Francisco.

Quand on sort avec un évêque on ne s’en vante pas facilement. Kirsten passa des heures à farfouiller dans les robes, les jupes et les corsages, de boutique en boutique, avant de faire même la plus légère allusion à l’événement. La promesse de mon silence fut obtenue au moyen de serments plus compliqués que ceux des rose-croix. Et elle suspendit à tel point la révélation finale que nous étions arrivées à la marina avant que je comprenne ce qu’elle avait cherché à insinuer.

« Si Jonathan Graves le découvre, me confia-t-elle, Tim sera obligé de renoncer à ses fonctions. »

Je n’arrivais même pas à me rappeler qui était Jonathan Graves. Cette divulgation me paraissait irréelle ; j’avais d’abord cru que Kirsten plaisantait, ensuite qu’elle délirait.

« Le Chronicle en parlerait en page une, fit-elle sur un ton solennel. Et avec le procès pour hérésie en plus…

— Grand Dieu ! m’exclamai-je. Mais tu ne peux tout de même pas coucher avec un évêque !

— C’est déjà fait, avoua Kirsten.

— Et à qui d’autre l’as-tu dit ?

— À personne. Je ne suis même pas sûre que tu doives avertir Jeff. Tim et moi en avons discuté. Nous n’avons pas su quoi décider. »

Nous, pensai-je. Espèce de putain destructrice. Pour te faire baiser tu briserais la vie d’un homme qui a connu Martin Luther King et Bobby Kennedy et qui détermine les opinions de… eh bien, ne serait-ce que mes opinions, pour ne citer que moi.

« Ne prends pas cet air fâché, déclara Kirsten.

— Et de qui est venue l’idée ?

— Pourquoi te mets-tu en colère ?

— C’est toi qui as pris l’initiative ?

— Nous en avons parlé ensemble. »

Et puis, au bout d’une minute, je ne pus m’empêcher d’éclater de rire. Kirsten, d’abord contrariée, se joignit à moi ; des passants nous regardèrent avec curiosité tandis que nous pouffions, cramponnées l’une à l’autre, sur l’herbe au bord de la baie. « C’était bon ? » parvins-je finalement à dire. « Enfin c’était comment ?

— C’était terrible. Mais maintenant il faut qu’il se confesse.

— Ça veut dire que vous ne pouvez pas recommencer ?

— Si, mais il devra se reconfesser.

— Tu ne vas pas aller en enfer ?

— Lui, si. Mais pas moi.

— Ça ne te tracasse pas ?

— Quoi ? De ne pas aller en enfer ? » Elle gloussa.

« Il faut avoir une attitude adulte face à cette situation, dis-je.

— Oh ! oui. Il faut absolument avoir une attitude adulte. Il faut faire comme si tout était normal. Même si ce n’est pas normal. Enfin je ne veux pas dire que c’est anormal dans le sens de… tu vois quoi.

— Comme de le faire avec un bouc. »

Kirsten poursuivit : « Je me demande s’il existe un mot pour désigner ça… le faire avec un évêque. Évêquophilie. C’est Tim qui a suggéré ça. » Nous devions nous soutenir mutuellement pour nous empêcher de tomber ; aucune de nous ne pouvait mettre un frein à son hilarité. « Oh ! mon Dieu », reprit-elle en essuyant les larmes de rire qu’elle avait au coin des yeux « c’est terrible. Nous sommes vraiment en train d’aller en enfer, tout droit en enfer. Tu sais ce qu’il m’a laissée faire ? Elle se pencha pour murmurer à mon oreille. « J’ai essayé plusieurs de ses soutanes et sa mitre. C’est moi la première femme évêque.

— Peut-être pas la première.

— J’avais une de ces allures. Ça m’allait mieux qu’à lui. Il faudra que tu voies ça. On va avoir un appartement. Mais je t’en prie, surtout pas un mot là-dessus, parce qu’il va le payer sur ses fonds discrétionnaires.

— L’argent de l’Église ? dis-je en la dévisageant. Ce n’est pas illégal ?

— Non, ce n’est pas illégal. C’est pour ça qu’on les appelle des fonds discrétionnaires ; il peut en faire ce qu’il veut. Je vais travailler pour lui en tant que… nous n’avons pas vraiment encore décidé, mais une sorte de secrétaire générale, pour organiser ses discours et ses déplacements. Ce qui ne signifie pas que je compte quitter le M.E.F. » Elle se tut un instant avant de continuer : « Le problème, ça va être Bill. Je ne peux pas lui en parler parce qu’il est à nouveau chez les dingues. Enfin je ne devrais pas dire ce mot. Les termes à employer c’est qu’il souffre de retrait autistique avec idéation détériorée et hallucinations, plus alternance de stupeur catatonique et d’excitation. Il est au Hoover Pavilion, à Stanford, pour un diagnostic. Ce sont les meilleurs de la côte Ouest pour les diagnostics. Ils ont quatre psychiatres qui s’occupent uniquement de ça.

— Je suis navrée, dis-je.

— C’est à cause du service militaire. L’anxiété à l’idée d’être incorporé. Ils l’ont accusé de simulation. Enfin, c’est la vie. De toute façon il aurait dû abandonner ses études. Quand ça le prend, ça commence toujours de la même façon : il se met à pleurer et il ne vide plus les ordures. Qu’il pleure, ça ne me gêne pas, mais c’est les ordures qui sont épouvantables. Elles s’entassent partout. Et il ne se lave plus. Et il ne sort plus de chez lui. Et il ne paie plus ses factures, alors on lui coupe le gaz et l’électricité. Et il se met à écrire des lettres à la Maison-Blanche. Tim et moi en avons discuté. Mais il n’y a presque personne à qui j’en parle. C’est pour ça que je pense pouvoir tenir secrète ma liaison avec Tim : j’ai l’habitude de ne pas parler des choses. Non, au fait, je me suis trompée. Ça ne commence pas quand il pleure : c’est quand il n’est plus capable de conduire sa voiture. Il a une phobie de la conduite ; il a tout le temps peur de quitter la route. D’abord ce sont les routes, et ensuite ça s’étend à n’importe quelle rue, et puis après il finit même par avoir peur de marcher pour aller chez l’épicier, alors résultat : il ne s’achète pas à manger. De toute façon ça ne fait rien parce qu’à ce stade il ne mange plus du tout. » Elle se tut un moment. « Ça me fait penser aux paroles d’une cantate de Bach », reprit-elle enfin, avec une ébauche de sourire. « La Cantate du café. Il y est question des soucis que vous causent les enfants. Ce sont cent mille malheurs, ou quelque chose comme ça. Bill la jouait. Il n’y a pas beaucoup de gens qui savent que Bach a écrit une cantate sur le café, mais pourtant il l’a fait. »

Nous marchâmes quelque temps en silence.

« On dirait les symptômes d’une…, commençai-je.

— D’une psychose, oui. Ils ont essayé sur lui tous les nouveaux dérivés de la phénothiazine qui se présentaient. Ça lui vient par cycles, mais les cycles empirent. Il va de plus et plus mal et ça dure de plus en plus longtemps. Mais je n’aurais pas dû soulever la question ; ce n’est pas ton problème.

— Ce n’est pas grave.

— Peut-être que Tim pourrait effectuer sur lui une cure spirituelle. Est-ce que Jésus ne guérissait pas les malades mentaux ?

— Il a fait descendre les esprits malins dans une bande de pourceaux, répondis-je. Et ils ont tous sauté dans un précipice.

— C’est plutôt du gâchis, remarqua Kirsten.

— Les gens pouvaient quand même les manger.

— Pas s’ils étaient juifs. Et puis qui voudrait manger une, côte de porc où il y a un esprit malin ? Je ne devrais pas plaisanter, mais… Tiens, il faudra que j’interroge Tim là-dessus. Enfin, plus tard. Pour l’instant Bill m’a complètement mise à plat. Je suis bousillée, je t’assure. Quand je vois Jeff et la différence qu’il y a entre eux ; ils ont presque le même âge et Jeff est tellement en prise sur la réalité.

— N’en suis pas si sûre », dis-je.

Kirsten continua : « Quand Bill sortira de l’hôpital, j’aimerais qu’il rencontre Tim. J’aimerais aussi qu’il rencontre ton mari ; ils ne se connaissent pas, n’est-ce pas ?

— Non. Mais si tu crois que Jeff peut lui servir de modèle, je ne suis pas sûre que…

— Tu sais, Bill a très peu d’amis. Il est renfermé. Je lui ai parlé de toi et de ton mari ; vous êtes tous les deux de sa génération. »

À cette perspective, j’eus le pressentiment que dans un avenir imprécis le fils fou de Kirsten allait semer la pagaille dans nos vies. Je fus surprise d’avoir cette pensée. Elle n’était pas charitable, et en outre elle renfermait quelque chose comme de la peur. Je connaissais mon mari et je me connaissais moi. Ni l’un ni l’autre n’étions préparés à jouer les psychothérapeutes amateurs. Mais Kirsten avait le don d’organiser les situations. Elle amenait les gens à faire les choses, des choses peut-être louables mais qui n’étaient pas forcément à leur bénéfice.

J’eus à cet instant l’intuition aiguë que j’étais manœuvrée. Au Bad Luck, j’avais vu l’évêque Archer et Kirsten Lundborg se manœuvrer l’un l’autre, mais la transaction leur bénéficiait à tous deux, ou du moins ils le pensaient. En revanche cette histoire avec son fils Bill me paraissait absolument à sens unique. Je ne voyais pas ce que nous avions à y gagner.

« Tu me préviendras quand il sera sorti, dis-je. Mais je pense que Tim, avec toute son expérience, serait plus qualifié pour…

— Peut-être, mais il y a la différence d’âge. Et n’oublie pas le risque de retomber sur l’image du père.

— Ce ne serait peut-être pas un mal. C’est peut-être de ça que ton fils a besoin. »

Kirsten me fustigea du regard en disant : « J’ai élevé Bill comme il le fallait. Son père est sorti de notre existence et c’était ce qu’il avait de mieux à faire.

— Je ne voulais pas dire…

— Je sais très bien ce que tu voulais dire. » Kirsten me dévisageait, et maintenant, réellement, son expression avait changé ; elle était furieuse et je pouvais lire de la haine sur sa figure. Cela la faisait paraître plus vieille. Cela lui donnait l’air, en fait, d’être physiquement malade. Son visage avait un côté bouffi qui me mettait mal à l’aise. Je songeai alors aux pourceaux en qui Jésus avait amené les esprits malins, les pourceaux qui s’étaient jetés dans le vide. C’est ce qu’on fait quand un esprit mauvais vous habite, me dis-je. C’est le signe, cet air que tu as : le stigmate. Peut-être que ton fils l’a hérité de toi.

Mais désormais les choses avaient changé. Elle était maintenant la maîtresse de mon beau-père. Je ne pouvais donc pas lui dire d’aller se faire foutre. Elle faisait partie de la famille – même si c’était de manière illégitime et contraire à la morale. Je l’avais sur les bras. Toutes les malédictions de la famille, pensai-je, et aucun des bienfaits. Et c’était moi qui avais arrangé ça. L’idée de lui faire rencontrer Tim venait de moi. Il y a des jours où le karma vous tombe dessus, comme disait mon père.

Là, sur l’herbe près de la table, sous le soleil de cette fin d’après-midi, je continuais d’éprouver une sensation de malaise. C’est vraiment sous certains aspects quelqu’un de sauvage et de féroce, me disais-je. Elle s’immisce dans la vie d’un homme fameux et respecté ; elle a un fils psychotique elle a des piquants qui la hérissent comme un animal. L’avenir de l’évêque Archer est entre ses mains, il dépend de sa bonne volonté, du fait qu’elle ne cédera pas un jour de colère à la tentation de téléphoner au Chronicle pour tout raconter.

« Rentrons à Berkeley, dis-je.

— Non », fit Kirsten en secouant la tête. « Il faut encore que je me trouve une robe. Je suis venue en ville pour faire des achats. Pour moi les toilettes sont importantes. C’est obligatoire : on me voit beaucoup en public, et je suppose qu’on me verra encore plus, maintenant que je suis avec Tim. » Il y avait toujours une expression de rage sur son visage.

« Bon, alors je rentre seule », dis-je avant de m’éloigner.


« C’est une femme très séduisante », déclara Jeff ce soir-là quand je l’eus mis au courant. « Si on tient compte de son âge.

— Elle se drogue, dis-je.

— Tu n’en sais rien.

— Je m’en doute. Ses sautes d’humeur. Je l’ai vue prendre des cachets. Nembutal, Séconal, tu sais. Elle fonctionne aux barbituriques et aux somnifères.

— Tout le monde prend quelque chose. Toi, tu fumes bien de l’herbe.

— Oui, mais moi je ne perds pas la boule.

— Tu la perdras peut-être quand tu auras son âge. C’est moche pour son fils.

— C’est moche aussi pour ton père.

— Oh ! Tim saura s’y prendre avec elle.

— Sauf si elle cause sa mort. »

Jeff me scruta en disant : « Pourquoi raconter une chose aussi énorme ?

— Elle a perdu son contrôle. Et qu’est-ce qui se produira quand Bill le maboul saura ?

— Je croyais t’avoir entendu dire qu’il…

— Il sortira. Ça coûte des milliers de dollars d’être hospitalisé au Hoover Pavilion. Même avec toutes les ressources financières du diocèse épiscopal de Californie, Kirsten ne pourra pas le laisser longtemps là-bas. Ils vont le lâcher un de ces jours, les yeux roulant dans les orbites, et ça suffira pour que Tim y passe. D’abord elle se fait présenter à Tim par moi ; et ensuite seulement elle me parle de son cinglé de fils. Tim prononcera un sermon un beau dimanche à la cathédrale, et tout d’un coup ce fou se lèvera et Dieu le gratifiera du don des langues, et ce sera la fin du plus célèbre évêque d’Amérique.

— La vie est un risque. »

Je répondis : « C’est probablement ce que disait Martin Luther King le dernier matin de son existence. En tout cas ils sont tous morts sauf Tim maintenant ; Martin Luther King est mort ; Bobby Kennedy et Jack Kennedy sont morts… et j’ai exposé ton père au même danger. » Je le savais, ce soir-là, assise avec mon mari dans notre petite salle de séjour. « Il arrête de se laver ; il arrête de vider les ordures ; il écrit des lettres ; qu’est-ce qu’il te faut de plus ? Probablement qu’en ce moment il est en train d’écrire une lettre au pape. Les Martiens ont dû traverser le mur de sa chambre et l’informer de ce qui se passe entre sa mère et ton père. Bon Dieu ! Et c’est moi qui ai causé ça ! » Je cherchai sous le divan la boîte qui contenait ma réserve de marijuana.

« Ne te défonce pas, je t’en prie », me lança Jeff.

Tu t’en fais pour moi, pensai-je, pendant que la folie règne sur nos amis. « Juste un joint, fis-je. La moitié d’un joint. Une seule bouffée. Je regarderai simplement le joint. Je ferai semblant de regarder le joint. » Je trouvai la boîte mais m’aperçus en l’ouvrant qu’elle était vide. Je suppose que j’ai changé de cachette, me dis-je. J’ai choisi un endroit plus sûr. Oui je me souviens : en pleine nuit j’ai décidé que j’en avais marre de me faire bouffer par les monstres. « J’ai dû tout fumer », dis-je à Jeff. Et je ne m’en souviens pas, pensai-je, parce que c’est ça l’effet que vous fait la marie-jeanne : ça vous fout en l’air la mémoire à court terme. Peut-être que j’ai fumé la fin il y a cinq minutes et que j’ai déjà oublié.

« Tu vois toujours tout en noir, commenta Jeff. J’aime bien Kirsten. Je crois que ça marchera. Ma mère manque à Tim. »

Ce qui manque à Tim, pensai-je, c’est de s’envoyer plus souvent en l’air. « Elle est vraiment vicieuse, repris-je. J’ai été obligée de rentrer à la maison par le tortillard. Ça m’a pris deux heures. Je vais parler à ton père.

— Non, tu ne vas pas faire ça.

— Si, je suis responsable. Ah ! je me rappelle : ma cachette est derrière la chaîne stéréo. Je vais fumer jusqu’à ce que je sois complètement bourrée et ensuite j’appelle Tim et je lui dis que… » J’hésitai ; un sentiment d’inutilité m’écrasait ; j’avais envie de pleurer. Me redressant, j’attrapai un Kleenex. « Non de Dieu, m’écriai-je. Faire sauter les œufs au plafond, ça n’est pas un jeu pour les évêques. Si j’avais pu me douter qu’il était comme ça…

— Faire sauter les œufs au plafond ? répéta Jeff avec étonnement.

— J’ai peur de ce qui est pathologique. Je le sens intuitivement. Quelqu’un de responsable qui gâche sa vie pour la chaleur d’un corps, une chaleur provisoire, c’est pathologique. Et encore, en quoi est-ce que c’est chaud, un corps ? Pour moi tout devient froid. On ne pense à aussi courte vue que lorsqu’on est drogué et que le temps se mesure en heures mais des gens pareils doivent le calculer en décennies, ou sur toute la durée d’une vie. Quand j’y pense : ils se rencontrent tous les deux dans un restaurant tenu par Fred le Tueur, qui est le mauvais présage incarné, le fantôme de Berkeley revenu pour nous avoir tous, et quand ils le quittent ils ont échangé leur numéro de téléphone et tout est accompli. Moi, ce que je voulais, c’était rendre service à un mouvement de libération de la femme, mais ensuite la direction des événements m’a échappé. Tu étais là ; tu as vu la chose se passer. Moi aussi je l’ai vue se passer. Et comme une conne, tout ce qui me venait à l’idée, c’était de proposer de prendre en photo Fred l’indic des Soviets avec l’évêque du diocèse de Californie. L’ennui, quand on voit la catastrophe arriver, c’est que… » Je m’essuyai les yeux. « Je t’en prie, bon Dieu, aide-moi à trouver mon herbe. Jeff, regarde derrière la chaîne stéréo. Elle est dans un sac blanc. Tu y vas ?

— D’accord. » Obligeamment, Jeff chercha derrière la chaîne. « Ça y est, je l’ai. Calme-toi.

— On voit la catastrophe mais on ne peut pas voir de quelle direction elle vient. Elle est simplement suspendue en l’air comme un nuage. Quel était donc ce personnage dans Li’l Abner qui avait un petit nuage qui le suivait partout ? Au fait, tu sais que le F.B.I. avait essayé de faire inculper Martin Luther King en l’accusant de détention de marijuana ? Il paraît que Nixon adore cette saloperie. Peut-être que Kirsten est un agent du gouvernement. Peut-être que moi aussi j’en suis un. Peut-être que nous sommes programmés. Pardonne-moi de jouer les Cassandre dans notre film collectif, mais c’est la mort que j’entrevois. Je prenais Tim Archer, ton père, pour un saint homme. Est-ce qu’il chasse la femme comme ça en temps normal ? Rappelle-moi de ne pas aller à la messe, même si je compte bien ne jamais y mettre les pieds. En voyant ses mains tenir le calice, je ne pourrais m’empêcher de me demander où elles ont été se fourrer.

— Ça suffit.

— Non, moi aussi j’ai le droit d’être folle si je veux. Est-ce qu’il y a un joint déjà roulé ou est-ce qu’il faut que je mâchouille l’herbe comme une vache ? Je ne peux pas m’en rouler un en ce moment ; regarde. » Je lui fis voir mes mains ; elles tremblaient. « On appelle ça le grand mal. Je vais te dire ce qui nous attend : il va y avoir une vie détruite à cause de ce que j’ai fait au Bad Luck[2] le bien nommé. Quand je mourrai, j’aurai le choix : la tête dans la merde ou les pieds dans la merde. Oui, la merde, c’est bien le mot qui convient pour qualifier ce que j’ai fait. » Je m’étais mise à suffoquer. En pleurant, je tendis la main vers le joint que me présentait mon mari. « Allume-le pour moi, imbécile, repris-je. Je ne vais quand même pas le mâcher ; c’est du gaspillage. Il en faut au moins un demi-couvercle pour commencer à décoller, en tout cas pour moi c’est comme ça. Les autres, je ne sais pas ; peut-être qu’ils décollent quand ils veulent. La tête dans la merde sans plus jamais pouvoir me défoncer, voilà exactement ce que je mérite. Si seulement je pouvais revenir en arrière et tout reprendre à zéro. C’est comme si j’avais le don de double vue sauf que c’est plutôt une malédiction. Je vois ce qui…

— Tu veux aller au Kaiser ?

— À l’hôpital ? Pourquoi ? fis-je en le dévisageant.

— Tu es en train de perdre les pédales, je veux dire.

— C’est comme ça que tu appelles le don de double vue ? Merci. » Je pris le joint qu’il avait allumé et inhalai une bouffée. Maintenant au moins je pouvais ne plus parler. Et bientôt je cesserais de savoir et de penser. Ou même de me rappeler. Il faudrait mettre Sticky fingers, me dis-je. Le disque des Stones. La plage où il y a Sister morphine. Quand j’entends les paroles où il est question de tous ces draps sanglants, ça me calme. J’aimerais qu’il y ait une main réconfortante placée sur ma tête, songeai-je. Ce n’est pas moi qui vais mourir demain même si je le devrais. De toute façon il n’y a qu’à nommer la personne la plus innocente possible. Ce sera celle-là. « La salope, elle m’a fait rentrer à pied de San Francisco, dis-je.

— Je croyais que tu avais pris le…

— C’est ça, rentrer à pied. »

Jeff déclara : « Je l’aime bien. À mon avis c’est une bonne amie. Je pense qu’elle fera du bien à papa et que probablement elle a déjà commencé. Est-ce que tu te rends compte que tu es jalouse ?

— Quoi ?

— Oui, j’ai bien dit jalouse. Tu es jalouse de leurs relations. Tu aimerais en faire partie. Je considère ta réaction comme une insulte envers moi. C’est comme si nos rapports à nous ne te suffisaient pas.

— Je sors faire un tour.

— Alors, habille-toi.

— Si seulement tu avais les yeux en face des trous… laisse-moi finir. Je vais être calme. Je parlerai très calmement. Tim n’est pas simplement une personnalité religieuse ; il s’adresse aussi à toutes les foules qui ne rentrent pas à l’église. Tu comprends ? S’il tombe, nous sommes tous victimes de la chute. Nous sommes tous condamnés. Il est presque le dernier qui reste ; les autres sont morts. Et ce n’était pas nécessaire qu’il en arrive là. C’est lui qui a décidé de son destin. Il l’a vu venir et il n’a rien fait pour l’éviter. Il n’a pas lutté : il s’y est jeté tête baissée. Et ne t’imagine pas que je suis de cette humeur-là parce que j’ai dû rentrer par le train. Un par un, ils dégomment tous les grands personnages publics, et maintenant Tim leur remet les clés, il se livre à eux de son plein gré, sans se battre.

— Mais toi tu veux te battre. Contre moi si besoin est. »

Je répondis : « Tu es stupide. Je vois la bêtise partout, chez tout le monde. La stupidité triomphante. Ce n’est pas du Pentagone que ça vient. Ça vient de la bêtise. C’est comme de marcher droit vers elle et de lui dire : Prends-moi.

— C’est de la jalousie, déclara Jeff. Ta motivation psychologique suinte de tous les murs de cette maison.

— Je n’ai pas de motivation psychologique, comme tu dis. Je voudrais seulement qu’il y ait quelqu’un sur place après le cessez-le-feu, quelqu’un qui ne soit pas… » Je m’interrompis. « Ne viens pas me raconter plus tard que c’est le sort qui nous a frappés, parce que ce n’est pas ce qui est arrivé. Un évêque qui a une liaison avec une femme rencontrée au restaurant… juste après avoir écrasé une pompe à essence en se taillant ensuite joyeusement. Mais le pompiste l’a poursuivi. C’est comme ça que ça se passe : on aplatit la pompe d’un type et il vous court après jusqu’à ce qu’il vous attrape. Vous êtes en voiture et lui est à pied, mais il vous retrouve quand même. Voilà ce que c’est : il y a quelqu’un qui nous poursuit et il nous rattrapera ; il nous rattrape toujours. Je l’ai vu, ce pompiste ; il était fou furieux. Il n’était pas près de s’arrêter de courir. Ils n’abandonnent jamais.

— Et tu fais cette constatation maintenant. Grâce à l’une de tes meilleures amies.

— C’est la pire espèce. »

Avec un sourire, Jeff enchaîna : « Tu connais l’histoire de W.C. Fields où il y a un metteur en scène qui… ?

— Et maintenant elle n’a plus besoin de courir, poursuivis-je. Elle l’a attrapé. Ils louent un appartement. Et il suffira d’un voisin curieux pour… Tu penses à cet évêque qui poursuit Tim pour hérésie ? Qu’est-ce que tu crois qu’il ferait de cette histoire ? Quand on est poursuivi pour hérésie, on ne soulève pas la première femme qu’on rencontre à dîner. Et on ne va pas ensuite l’installer dans un appartement. Écoute. » Je me dirigeai vers mon mari. « Qu’est-ce qu’on devient après avoir été évêque ? Est-ce que Tim s’en est déjà lassé ? Il s’est lassé de tout ce qu’il a jamais fait. Il s’est même lassé d’être alcoolique ; c’est le seul ivrogne invétéré qui ait cessé de boire par ennui. Les gens veulent généralement leur propre malheur. Je l’imagine très bien commençant à s’ennuyer et se disant subconsciemment : Merde, j’en ai marre de porter tous les jours cet habit ridicule ; si j’allais gratter un peu une souffrance humaine pour voir ce qui va en sortir ? »

Jeff se mit à rire et dit : « Tu sais qui tu me rappelles ? La sorcière dans Didon et Énée de Purcell.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Oui, comme les mornes corbeaux errants, S’en vient cogner aux vitres des mourants. Je suis désolé, mais…

— Espèce de connard d’intellectuel de Berkeley, lançai-je Dans quel monde de trou du cul vis-tu ? Pas le même que le mien, j’espère. Citer des vers anciens, c’est ça qui nous a achevés. On inscrira ça sur les tablettes le jour où on déterrera nos os. Tu me fais penser à ton père citant la Bible au restaurant. Je serai heureuse quand la civilisation s’écroulera. Les gens bredouillent des bribes de livres. Mets-moi Sticky fingers… mets Sister morphine. Pour le moment je ne suis pas très en état de faire fonctionner la chaîne. Fais-le pour moi. Merci pour le joint.

— Quand tu te seras calmée…

— Demain quand tu te réveilleras tout ira bien », dis-je.

Jeff se pencha pour chercher le disque que je voulais entendre. Il garda le silence, signe qu’il était finalement fâché. Nous sommes détruits par nos intellects géants, pensai-je. Nous raisonnons et réfléchissons sans lever le petit doigt pour agir. Nous nous chamaillons pour des foutaises. La sorcière dans Didon, oui, tu as raison. Ta main, Belinda, les ténèbres me voilent la lumière ; sur ton sein laisse-moi reposer : je voudrais m’y attarder, mais la Mort m’envahit… Et que dit-elle d’autre ? La Mort est maintenant une invitée bienvenue. Putain, songeai-je. C’est approprié. Il a raison. Absolument raison.

Après avoir ajusté des réglages, Jeff mit le disque des Stones.

La musique me calma. Un tout petit peu. Mais je continuais de pleurer au-dedans de moi, de pleurer à l’idée de Tim. Et tout ça parce qu’ils sont stupides. Ça ne va pas plus loin. Et c’est ça le pire, que ce soit aussi simple. Qu’il n’y ait rien de plus.


Quelques jours plus tard, après avoir pesé ma décision, je téléphonai à la cathédrale pour obtenir un rendez-vous avec Tim. Il me reçut dans son bureau, une belle pièce spacieuse, située dans un édifice annexe. Après m’avoir accueillie en me prenant dans ses bras et en m’embrassant, il me montra deux antiques vases de terre cuite qui, expliqua-t-il, avaient servi de lampes à huile au Proche-Orient il y avait quatre mille ans. En le voyant les manipuler avec précaution, la pensée me vint que ces lampes devaient appartenir, non à lui, mais au diocèse. Je m’interrogeai sur leur valeur. Il était stupéfiant qu’elles aient ainsi traversé les siècles.

« C’est gentil à vous de m’accorder un peu de votre temps, dis-je. Je sais combien vous êtes occupé. »

L’expression de Tim m’indiquait qu’il connaissait la raison de ma venue. Il hocha la tête d’un air absent, comme s’il faisait aussi peu attention à moi qu’il lui était possible. Je l’avais vu plusieurs fois se débrancher ainsi : une partie de son cerveau écoutait, mais la plus grande partie s’était déjà fermée hermétiquement.

Quand j’eus fini de débiter mon petit discours tout prêt, Tim déclara gravement : « Saint Paul, vous le savez, avait été un pharisien. Pour des gens comme les pharisiens, tout reposait sur la stricte observance, dans les moindres détails, de la Torah – la Loi écrite. Cela concernait particulièrement la pureté rituelle. Mais plus tard – après sa conversion – il vit le salut non dans la Loi mais dans la zadiqah, qui est l’état de droiture apporté par Jésus-Christ. Venez vous asseoir ici avec moi. » Il me fit signe d’approcher, tout en ouvrant une énorme Bible reliée de cuir. « Connaissez-vous les Épîtres aux Romains ?

— Non », répondis-je. Mais je m’assis près de lui. Je voyais venir le sermon. Je m’y étais préparée.

« Dans sa cinquième Épître aux Romains, saint Paul expose sa prémisse de base, à savoir que nous sommes sauvés par la grâce et non par nos actes. » Il se mit à lire à haute voix un extrait de la Bible qu’il avait ouverte et posée sur ses genoux. « Car c’est par la foi et à travers Jésus que nous sommes entrés dans cet état de grâce où nous pouvons nous vanter d’attendre la gloire de Dieu. Voyons… » Il fit courir ses doigts vers le bas de la page, en remuant les lèvres. « S’il est certain qu’à cause de la chute d’un homme il en est tant qui sont morts, il est encore plus certain que la grâce divine, provenant d’un seul homme, Jésus-Christ, a été donnée à un aussi grand nombre en cadeau généreux et abondant. » Il regarda plus loin, tournant des pages. « Ah ! voilà. Mais maintenant nous sommes délivrés de la Loi, libérés par la mort de notre emprisonnement, libres de servir selon la nouvelle voie spirituelle et non selon la vieille voie de la loi écrite. » Il leva les yeux vers moi, m’adressa un regard perçant et pénétrant, celui de Timothy Archer l’avocat. À nouveau il chercha plus loin. « La raison, en conséquence, pour laquelle ceux qui sont dans le Christ Jésus ne sont pas condamnés, est que la loi de l’esprit de la vie dans le Christ Jésus vous a libérés de la loi du péché et de la mort. » Nouveau regard vers moi. « Nous sommes ici au cœur de la perception de saint Paul. Par le mot “péché”, il se réfère en réalité à l’hostilité envers Dieu. Littéralement, cela veut dire “rater la cible”, comme si, par exemple, on lançait une flèche et qu’elle ne touche pas au but. Ce qu’il faut à l’humanité, ce dont elle a besoin, c’est la droiture. Seul Dieu la possède et seul Dieu peut en faire bénéficier les hommes… les hommes et les femmes ; ce que je veux dire, c’est que…

— Je comprends, fis-je.

— La perception de saint Paul, c’est que la foi, pistis, a le pouvoir, le pouvoir absolu, de tuer le péché. De là découle la liberté par rapport à la Loi ; on n’est plus obligé de croire qu’en suivant un certain code moral aux prescriptions formelles on sera sauvé. C’est contre cette position, selon laquelle on n’acquiert son salut qu’en se conformant à un système très complexe de règles morales, que saint Paul s’est rebellé ; c’était la position des pharisiens et il s’en est détourné. C’est tout l’objet du christianisme : la droiture par l’intermédiaire de la grâce, et la grâce venant par l’intermédiaire de la foi. Je vais vous faire lire…

— Oui, objectai-je, mais la Bible ne dit pas qu’on est censé commettre l’adultère. »

Tim rétorqua instantanément : « L’adultère est l’infidélité sexuelle de la part d’une personne mariée. Je ne suis plus marié ; Kirsten non plus.

— Oh ! fis-je en hochant la tête.

— Il s’agit du septième commandement, qui se rapporte à l’inviolabilité du mariage. » Tim posa sa Bible et traversa la pièce en direction des vastes étagères, d’où il retira un volume au dos bleu. Faisant demi-tour, il l’ouvrit et en feuilleta les pages. « Je vais vous citer ce que disait feu le Dr Hertz, le grand rabbin de l’Empire britannique. En relation avec le Septième commandement. Exode, vingt-trois.Adultère : “Est péché exécrable et détesté de Dieu.” Ce commandement contre l’infidélité met en garde mari et femme contre la profanation des liens sacrés du mariage. » Il poursuivit un moment sa lecture en silence, avant de refermer le livre. « Je suppose que vous avez assez de bon sens, Angel, pour comprendre que Kirsten et moi sommes…

— Mais c’est risqué, répliquai-je.

— Rouler en voiture sur le Golden Gate Bridge est risqué. Savez-vous que la compagnie des Yellow Cabs n’autorise pas ses taxis à emprunter la voie rapide sur le Golden Gate Bridge ? Celle qu’on appelle la voie-suicide. Si un chauffeur est surpris à conduire sur cette voie, il est licencié. Mais il y a des gens qui prennent constamment la voie rapide sur le Golden Gate Bridge. C’est peut-être une médiocre analogie !

— Non, fis-je, elle est bonne.

— Est-ce qu’il vous arrive de rouler sur la voie rapide du Golden Gate Bridge ? »

Après une pause j’avouai : « Quelquefois.

— Et si je vous chapitrais à ce sujet en vous disant que cela n’est pas raisonnable ? Vous penseriez que je vous traite comme une enfant, pas comme une adulte ? Vous suivez le sens de mes paroles ? Quand une personne adulte fait une chose que vous désapprouvez, vous en discutez avec elle. Je veux bien discuter de mes relations avec Kirsten avec vous parce que, d’une part, vous êtes ma belle-fille, mais aussi, ce qui est beaucoup plus important, parce que vous êtes quelqu’un que je connais, à qui je suis attaché et que j’aime. Je crois que c’est ici le terme saillant ; c’est la clé de la pensée de saint Paul. Agapê en grec. En latin cela donne caritas, d’où nous vient le mot “charité”, dont le sens premier est “amour”. Quand on aime quelqu’un, on dit qu’il vous est cher. C’est ce que vous faites avec moi et votre amie Kirsten. Nous vous sommes chers.

— C’est vrai, fis-je. C’est pourquoi je suis ici.

— Alors, pour vous, aimer est important.

— Oui, dis-je. Évidemment.

— Vous pouvez appeler cela agapê ou caritas ou amour, mais quel que soit le nom que vous lui donniez… Je vais encore vous lire saint Paul. » Il rouvrit sa grosse Bible et en tourna rapidement les pages, sachant exactement où il allait. « Première Épître aux Corinthiens, chapitre XIII. Si j’ai le don de prophétie, la compréhension…

— Oui, je sais, vous avez déjà cité ça au Bad Luck, interrompis-je.

— Et je vais le citer à nouveau, fit-il d’une voix brusque. Si je distribue tous mes biens, pièce à pièce, et si même je les laisse prendre mon corps pour le brûler, mais que je sois sans amour, cela ne m’apportera aucun bénéfice. Et maintenant écoutez ceci. L’amour n’a pas de fin. Mais si ce sont les dons de prophétie, le temps viendra où ils devront s’affaiblir ; ou le don des langues, il ne continuera pas à jamais ; et la connaissance – pour elle aussi le temps viendra où elle devra s’affaiblir. Car notre connaissance est imparfaite et nos prophéties sont imparfaites, mais une fois venue la perfection, toutes les choses imparfaites disparaîtront. Quand j’étais enfant, je parlais comme un enfant, je pensais comme un enfant, je raisonnais comme un enfant, mais maintenant que je suis un homme, toutes les habitudes de l’enfance sont derrière moi. »

Le téléphone posé sur son bureau se mit alors à sonner.

L’air contrarié, l’évêque Archer posa sa Bible, la laissant ouverte. « Excusez-moi. » Il alla répondre.

En attendant qu’il ait fini sa conversation téléphonique, je regardai le passage qu’il avait lu, en allant au-delà de l’endroit où il s’était arrêté.

Quand sa conversation fut terminée, l’évêque revint auprès de moi. « Il va falloir que je vous quitte. Il y a un évêque africain qui attend de me rencontrer ; on vient de le conduire ici depuis l’aéroport.

— Il est dit », fis-je en soulignant du doigt le passage en question dans sa grosse Bible, « que tout ce que nous voyons est un reflet vague.

— Il est dit également : En bref il y a trois choses qui durent : la foi, l’espérance et l’amour ; et la plus grande des trois est l’amour. Je dois vous faire remarquer que cela résume le kerêgma de Notre-Seigneur.

— Et si Kirsten en parle à des gens ?

— Je pense qu’on peut compter sur sa discrétion. » Il avait déjà atteint la porte de son bureau ; machinalement, je me levai pour le suivre.

« Elle m’en a bien parlé à moi.

— Vous êtes la femme de mon fils.

— Oui, mais…

— Je suis désolé, mais il faut vraiment que je me sauve. » L’évêque Archer ferma à clé la porte de son bureau derrière nous. « Dieu vous bénisse. » Il m’embrassa sur le front. « Il faudra que vous veniez nous voir quand nous serons installés, Kirsten a trouvé un appartement aujourd’hui. Je ne l’ai pas vu. Je lui laisse le soin de décider. » Et il s’éloigna à grands pas, me laissant sur place. Il m’a eue sur un détail technique ! réalisai-je. J’avais confondu adultère avec fornication. J’oublie toujours qu’il a été avocat. J’ai pénétré dans son bureau avec quelque chose à dire et je n’ai rien dit ; j’y suis entrée en me croyant très maligne et j’en ressors comme une imbécile. Sans qu’il se soit rien passé entre les deux.

Peut-être que si je ne fumais pas de la marijuana, je serais mieux capable d’argumenter. Il a gagné ; j’ai perdu. Non : il a perdu ; j’ai perdu ; nous avons tous les deux perdu. Quelle merde.

Je n’ai jamais dit que l’amour était quelque chose de mal. Je n’ai jamais voulu m’attaquer à l’agapê. Là n’était pas la question. La question, c’est de ne pas risquer de se faire prendre. C’est de se river les pieds à ce sol que nous appelons la réalité.

En me dirigeant vers la rue, je pensai encore. Je me permets de juger l’un des hommes les plus brillants du monde. Je ne serai jamais connue comme il l’est ; jamais je n’influencerai l’opinion publique. Je n’ai pas renoncé comme il l’a fait à porter ma croix pectorale jusqu’à la fin de la guerre du Viêt-Nam. Mais qu’est-ce que je suis donc ?

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