Thu-kimnibol partira pour Dawinno dans un ou deux jours, trois au plus, dès que le convoi sera prêt à prendre la route. Ce soir, Salaman donne un dîner d’adieu en son honneur. Le vent malin mugit dans la nuit. La grêle tambourine sur les vitres. La nuit précédente, il a grêlé aussi, de petits grains de glace qui cinglaient, coupaient et brûlaient comme du feu solidifié. Ce soir, c’est encore pire. Et le ciel d’encre à l’orient laisse présager l’arrivée de la neige.
C’est une nouvelle saison qui commence. Le soir tombe de bonne heure maintenant. Les premiers orages annonciateurs de l’hiver commencent à s’abattre sur la Cité de Yissou.
Pour Salaman, l’arrivée du mauvais temps signifiait le début d’une période difficile. Il en allait de même tous les ans et, tous les ans, c’était un peu plus difficile. La capacité d’adaptation de son organisme s’amenuisait à mesure qu’il avançait en âge. Déjà mélancolique de nature, il devenait encore plus sombre quand revenaient les vents mauvais et cela empirait d’année en année. Celle-ci s’annonçait comme la pire qu’il eût jamais connue. Du jour au lendemain, avec le changement de temps, toute sa patience s’était envolée et il était devenu affreusement irascible. Sa mauvaise humeur retombait principalement sur son entourage et tout le monde marchait sur la pointe des pieds. Il ne supportait rien ni personne. Même Thu-kimnibol, l’hôte de marque, l’ami très cher, qui, ce soir-là, occupait la place d’honneur qu’il avait tant convoitée autrefois, à côté du roi, avant Chham, avant Athimin.
— Par le Destructeur, ce vent transperce la muraille ! dit Thu-kimnibol au moment où l’on servait le cuissot de thandibar rôti. J’avais oublié les rigueurs de l’hiver à Yissou !
Salaman, les yeux rougis par l’alcool, se versa une autre coupe de vin. La remarque de Thu-kimnibol avait été comme une gifle lancée à toute volée. Le roi pivota sur son siège et foudroya son hôte du regard.
— La douceur du climat de Dawinno te manque, hein ? Vous ne savez pas ce qu’est l’hiver là-bas ! Ne t’inquiète pas, tu seras bientôt rentré chez toi !
L’hiver, l’hiver dans toute sa rigueur, était quelque chose que la tribu n’avait pas eu à affronter depuis son arrivée à Vengiboneeza. L’ancienne capitale des yeux de saphir était nichée entre les montagnes et la mer, dans une zone climatique particulièrement favorisée, où la mauvaise saison était brève, où la température restait douce et où le seul inconvénient était la pluie, qui pouvait tomber plusieurs jours d’affilée. La Cité de Dawinno, beaucoup plus au sud, bénéficiait d’un bout à l’autre de l’année d’un climat d’une douceur exceptionnelle. Mais la cité du roi Salaman, malgré la protection que lui offrait l’ancien cratère de l’étoile de mort à l’intérieur duquel elle avait été bâtie, était exposée aux vents d’est qui soufflaient toute l’année du cœur du continent, là où le Long Hiver n’avait pas encore totalement relâché son étreinte.
L’hiver à Yissou était bref, mais il pouvait être d’une rigueur extrême. Quand les vents malins soufflaient, les arbres se dépouillaient de leur feuillage et le sol devenait sec et aride. Les récoltes étaient perdues et le bétail dépérissait. Quand les vents malins soufflaient, les habitants de la cité devenaient revêches et hargneux. Ils perdaient toute générosité et la mauvaise humeur était générale. De violentes disputes éclataient entre amis et entre compagnons, et parfois elles dégénéraient en rixes. La saison des vents ne durait que quelques semaines, mais tout le monde priait pour qu’elle s’achève au plus vite, comme leurs ancêtres avaient prié pendant d’innombrables générations pour que s’achève le Long Hiver.
— Et ce n’est que le début, dit Thaloin, la compagne de Salaman, d’une voix morne. Vous avez de la chance de partir, prince. Dans quelques semaines, nous aurons l’impression ici que le Long Hiver est revenu.
— Tais-toi ! lui ordonna Salaman avec rudesse.
— Mon seigneur, tu sais bien que c’est la vérité. Ce n’est que le début du vent !
— Vas-tu te taire, femme ! s’écria Salaman.
Il frappa du plat de la main sur le bois nu de la table avec une telle violence que les verres et la vaisselle tressautèrent, et qu’un peu de vin se renversa.
— Elle exagère, dit-il en se tournant vers Thu-kimnibol. Maintenant qu’elle commence à prendre de l’âge, l’hiver la pénètre jusqu’aux os et la rend grincheuse. Mais, crois-moi, nous ne souffrons de ce vent que pendant quelques semaines, puis il y a parfois un peu de neige et le printemps revient.
Il éclata d’un rire âpre, un rire sonore et forcé qui lui fit mal aux côtes.
— J’aime les changements de saisons. Je trouve cela très agréable. Pour ma part, je n’aimerais pas vivre dans un endroit où le temps est immuablement beau, mais j’espère que le rafraîchissement de la température ne t’a pas causé trop de désagréments, mon cher cousin.
— Pas le moins du monde, mon cousin. Je supporte bien le froid.
— Notre bref hiver n’est vraiment pas très rigoureux, poursuivit Salaman. Qu’en dites-vous ? Hein ?
Le roi fit du regard le tour de la table. Chham inclina la tête, aussitôt imité par Athimin et par tous les autres, y compris Thaloin. Ils ne savaient que trop bien que Salaman était d’une humeur massacrante. Le vent recommença à souffler par rafales. Le roi sentit la colère monter un peu plus en lui et il s’efforça de la contenir.
Levant son verre, il l’agita vaguement dans la direction de Thu-kimnibol.
— Assez sur ce sujet ! Je porte un toast ! Un toast ! À mon cher ami, à mon cousin bien-aimé, Thu-kimnibol !
— Thu-kimnibol ! répéta précipitamment Chham.
— Thu-kimnibol ! reprirent tous les autres en chœur.
— Mon cher ami, dit le prince en levant son verre à son tour. Qui aurait cru, il y a vingt ans, que je serais ici ce soir, à cette table, sur ce siège devant ce feu brûlant dans l’âtre et que je me dirais : quel homme merveilleux, quel ami précieux, quel allié loyal ! À toi, mon cher Salaman.
Le roi l’observa en vidant son verre. Il avait l’air sincère. Il était sincère. Ils étaient véritablement devenus amis. Jamais je n’aurais cru cela possible, songea-t-il et les larmes embuèrent ses yeux. Ce cher Thu-kimnibol. Ce bon vieux Thu-kimnibol. Comme tu vas me manquer, quand tu seras parti !
— Du vin ! s’écria-t-il. Du vin pour Thu-kimnibol ! Et du vin pour le roi !
Weiawala se leva et remplit leurs verres avec empressement. Quand elle arriva près de Thu-kimnibol, il passa le bras autour de sa taille, puis laissa descendre la main le long de sa cuisse. Il ne laissait jamais passer une occasion de la caresser, de la toucher. Depuis que Weiawala partageait sa couche, Thu-kimnibol avait à peine regardé les autres femmes. Salaman s’en félicitait et se disait que cela déboucherait peut-être sur une alliance royale. On pouvait en effet imaginer que Thu-kimnibol prendrait le pouvoir à Dawinno quand le règne de Taniane s’achèverait, puisqu’il ne semblait pas y avoir une seule femme ayant les qualités requises pour lui succéder. Et il lui serait bien utile d’avoir une de ses filles sur le trône de Dawinno, auprès de Thu-kimnibol.
Il but une grande rasade de vin. Il commençait à se sentir un peu mieux ; le vent semblait tomber.
— Mon cher Thu-kimnibol, dit-il encore, au bout d’un moment.
Un bruit semblable à celui d’une gifle assenée par la main d’un géant fit trembler les murs du palais. L’accalmie avait été de courte durée. Le vent recommençait à souffler et il redoublait de violence. Et, avec le retour du vent, la brève sensation de mieux-être de Salaman s’évanouit. Il sentit brusquement des pulsations frénétiques dans sa tête et un poids sur sa poitrine.
— Quelle nuit épouvantable, murmura Thaloin à Vladirilka. Ce vent va le rendre fou.
Elle avait parlé d’une voix à peine audible, dans un souffle, mais l’ouïe de Salaman devenait d’une extraordinaire finesse quand les vents malins le harcelaient. Les paroles de Thaloin frappèrent ses oreilles avec l’intensité d’un cri.
— Comment ? s’écria-t-il en se levant d’un bond. Qu’est-ce qu’il y a ? Tu crois que je vais devenir fou ? C’est bien ce que tu as dit ?
Thaloin eut un mouvement de recul et leva un bras pour se protéger le visage. Un silence de mort s’abattit sur la salle.
— Une nuit épouvantable, une horrible saison ! rugit Salaman en se dressant au-dessus d’elle. Une nuit épouvantable, une horrible saison ! Le Long Hiver est revenu ! Tu passes ton temps à te plaindre, femme ! Ne peux-tu donc te contenter de ce que tu as ? Je devrais te faire jeter dehors pour que tu voies ce qu’est vraiment le froid !
Le roi croise le regard de Thu-kimnibol. Il s’agrippe au bord de la table pour garder l’équilibre. Des vagues de colère traversent son cerveau comme de la lave en fusion. Il sent un énorme rugissement monter en lui. Il a toutes les peines du monde à se retenir d’envoyer dinguer Thaloin à l’autre bout de la salle. Sa compagne qu’il aime tant ! Peut-être a-t-elle raison. Peut-être est-il déjà devenu fou. Maudit vent, maudite saison !
Je suis en train de gâcher la soirée, se dit-il. Je suis en train de me couvrir de honte devant Thu-kimnibol et de faire honte à toute ma famille.
— Il faut m’excuser, dit-il à son hôte d’une voix rauque et étranglée. C’est le vent… Je ne me sens pas bien…
Il a une mine piteuse, mais c’est d’un regard furibond qu’il fait le tour des convives. Il les met au défi d’ouvrir la bouche ; mais nul ne dit mot. Ses trois compagnes sont terrifiées. Thaloin est prête à se jeter sous la table et Vladirilka semble atterrée. Seule Sinithista, la plus calme et la plus solide des trois, paraît tant soit peu maîtresse d’elle-même.
— Toi, dit-il en lui faisant signe de quitter le groupe des femmes pour venir à lui.
Puis, sa compagne sur ses talons, il se retire en tanguant et se dirige vers sa chambre, accompagné par les mugissements du vent.
Au milieu de la nuit, un affreux cauchemar saisit le roi. Salaman imagine qu’il est couché non avec sa jeune compagne Sinithista, mais avec une femme hjjk dont le corps dur, à la peau squameuse, se presse contre le sien.
Des griffes couvertes de poils noirs de ses membres supérieurs, elle lui caresse la joue. Elle a refermé sur ses cuisses ses puissantes pattes de derrière articulées et le tient par la taille avec sa paire de bras intermédiaires. Ses immenses yeux brillants aux nombreuses facettes le contemplent passionnément. Elle émet des sons rudes et âpres de plaisir. Mais le pire, c’est qu’il l’étreint avec une égale ferveur, que ses doigts courent tendrement sur les tubes respiratoires orange vif qui pendent de chaque côté de sa tête, que sa bouche cherche avidement le grand bec acéré. Et sa verge, dure, démesurément gonflée par le désir, est entièrement plongée dans quelque mystérieux orifice qui se perd à l’intérieur du long thorax anguleux.
Il pousse un cri d’horreur, un affreux hurlement de douleur et de rage mêlées, à faire crouler le mur de la cité, et il se dégage. D’un bond gigantesque, il saute du lit et se met frénétiquement en quête d’un bougeoir.
— Mon seigneur ? dit Sinithista d’une petite voix plaintive.
Nu devant la fenêtre, le corps secoué de tremblements convulsifs, Salaman réussit à trouver le bougeoir et il découvrit la phosphobaie. Mais non, il n’y avait pas de hjjk ! Rien que Sinithista, dressée sur son séant, et qui le regardait, les yeux écarquillés. Elle tremblait. Sa poitrine montait et descendait à une allure précipitée, et ses parties génitales étaient gonflées par l’excitation. Il baissa les yeux et vit sa verge, encore raide, qui palpitait douloureusement. Ce n’était donc qu’un mauvais rêve. Il s’était accouplé avec Sinithista dans son sommeil d’ivrogne et il l’avait prise pour… pour…
— Qu’est-ce qui te trouble tant, mon seigneur ? demanda-t-elle.
— Rien. Rien du tout. Un rêve horrible.
— Reviens donc te coucher.
— Non, dit-il, l’air sombre.
Il sait que s’il se rendort, le rêve reviendra le saisir. Peut-être qu’en chassant Sinithista de la chambre… Non, non, ce serait encore pire de rester seul. Il n’osera pas fermer les yeux, même l’espace d’un instant, car la terrifiante image du monstre apparaîtra derechef.
— Mon seigneur, murmura Sinithista en sanglotant doucement.
Il eut pitié d’elle. Il venait de l’abandonner au beau milieu d’un accouplement, il semblait la repousser avec mépris, alors qu’il n’avait pas passé une nuit avec elle depuis plusieurs semaines, depuis qu’il avait succombé à la fascination que Vladirilka exerçait sur lui.
Mais il n’était pas question de retourner se coucher.
Salaman s’approcha d’elle et posa la main sur son épaule.
— Ce rêve m’a tellement troublé que j’ai besoin d’aller respirer, dit-il d’une voix très douce. Je reviendrai plus tard, quand j’aurai mis de l’ordre dans mes idées. Rendors-toi.
— Le cri que tu as poussé était si terrifiant…
— Oui, dit-il.
Il prit un peignoir qu’il jeta sur ses épaules et quitta la pièce.
Le palais était plongé dans l’obscurité. L’air était glacial. Les vents déchaînés battaient les murs, apportant avec eux des volutes de neige tourbillonnant comme des fantômes furieux. Mais il ne pouvait pas rester là ; tout l’édifice lui semblait contaminé par le monstrueux cauchemar. Il descendit jusqu’aux écuries. Deux palefreniers levèrent à son entrée un regard ensommeillé, puis, voyant que c’était le roi, ils se rendormirent. Ils avaient l’habitude de ses caprices. Le fait qu’il vienne chercher un xlendi au beau milieu de la nuit n’avait rien de vraiment insolite.
Il choisit une monture et quitta le palais pour prendre la direction du mur et de son pavillon.
La tempête faisait rage et le vent était si impétueux que Salaman se demanda par quel miracle la lune n’avait pas encore été emportée par la tourmente. Les violentes rafales apportaient plus de neige qu’il n’en avait jamais vu tomber, assez pour recouvrir le sol d’une couche immaculée déjà épaisse de la longueur d’un doigt et qui augmentait à vue d’œil. Il se retourna et vit à la clarté diffuse de la lune que son xlendi laissait sur le tapis de neige l’empreinte profonde de ses sabots.
Salaman attacha sa monture au-dessous du pavillon et il grimpa l’escalier quatre à quatre jusqu’au chemin de ronde. Son cœur lui martelait la cage thoracique. Arrivé à l’intérieur du pavillon, le roi posa les mains sur le rebord de la fenêtre et passa la tête par l’ouverture, sans se soucier des bourrasques glacées qui le giflaient. Il avait besoin de nettoyer son esprit, d’en arracher tous les lambeaux du rêve qui l’avait assailli dans son sommeil profond d’ivrogne.
À la clarté intermittente de la lune qui perçait à travers les tourbillons de neige, le paysage qui s’étendait au pied de la muraille avait la blancheur d’un linceul. Un vent cinglant soulevait les flocons et les projetait en l’air pour leur donner des formes changeantes à l’aspect sinistre. Le roi était incapable de chasser de sa bouche le goût du bec de la femelle hjjk. Son membre viril était au repos, mais il éprouvait les élancements douloureux du désir insatisfait et il avait l’impression qu’un feu glacé brûlait tout le long de la hampe, le signe qu’il avait dû être en contact avec quelque fluide corrosif pendant son accouplement contre nature.
Peut-être devrais-je descendre, se dit Salaman. Me déshabiller et me rouler nu dans la neige jusqu’à ce que je sois lavé de…
— Père ?
— Qui est là ? demanda Salaman en pivotant sur lui-même.
— C’est Biterulve, père.
Le garçon qui se tenait dans le vestibule du pavillon passa timidement la tête dans l’embrasure de la porte. Il avait les yeux démesurément ouverts.
— Tu nous as fait peur, père. Quand ma mère m’a dit que tu t’étais brusquement levé et que tu étais sorti de ta chambre comme un fou… Et puis, on t’a vu quitter le palais…
— Tu m’as suivi ? s’écria Salaman. Tu m’as espionné ?
Il bondit vers le frêle adolescent, l’attira brutalement dans le pavillon et le gifla à trois reprises, de toutes ses forces. Biterulve poussa un cri, autant de surprise que de douleur sans doute, après la première gifle, mais il reçut les autres en silence. Le roi vit les yeux béants d’étonnement de son fils briller à la clarté de la lune et le reflet de cette lumière dans les flocons tourbillonnants. Il lâcha le jeune prince et recula en titubant vers la fenêtre.
— Père, dit doucement Biterulve.
Il s’avança vers lui, les bras grands ouverts, sans se soucier des risques qu’il courait.
Tout le corps du roi fut parcouru d’un grand frisson convulsif. Salaman prit l’enfant dans ses bras et l’étreignit si fort qu’il en eut le souffle coupé. Puis il le lâcha.
— Je n’aurais pas dû te frapper, dit-il très doucement. Mais tu n’aurais pas dû me suivre jusqu’ici. Tu sais très bien que nul n’a le droit de venir me voir dans mon pavillon pendant la nuit.
— Tu avais tellement peur, père. Ma mère m’a dit que tu semblais avoir perdu la raison.
— Peut-être l’avais-je perdue.
— Pouvons-nous t’aider, père ?
— J’en doute. J’en doute fort.
Salaman ouvrit de nouveau les bras au jeune prince, il le prit au creux de son épaule et le serra très fort contre lui.
— J’ai fait un rêve cette nuit, mon garçon, dit-il d’une voix sépulcrale, un rêve si terrible que je ne puis le raconter ni à toi, ni à quiconque, et dont je dirais seulement qu’il était assez effrayant pour enlever la raison à un homme comme on enlève la peau d’un fruit. Ce rêve me fait encore souffrir et je ne parviendrai peut-être jamais à libérer mon esprit de son empreinte.
— Oh ! Père ! Père !…
— C’est à cause de ce temps épouvantable. Du vent malin qui me martèle le crâne et qui, d’année en année, me rapproche un peu plus de la folie.
— Veux-tu que je te laisse seul maintenant ? demanda Biterulve.
— Oui… Non. Non, reste.
La mine sombre, le roi se retourna et son regard se perdit dans les ténèbres qui s’étendaient au-delà du mur. Mais il garda le jeune prince à ses côtés.
— Tu sais combien je t’aime, Biterulve.
— Bien sûr que je le sais.
— Je voudrais te dire que, si je t’ai frappé… c’est à cause de cette folie qui me possède. Mais ce n’est pas moi…
Biterulve hocha la tête, mais il garda le silence. Salaman le serra derechef contre lui. La rage qui l’avait saisi retombait petit à petit.
— Est-ce encore l’effet de ma folie, demanda-t-il en fouillant la nuit du regard, ou bien est-ce une silhouette que j’aperçois là-bas ? Un cavalier sur un xlendi, qui arrive sur la Route du Sud ?
— Mais oui, père, tu as raison ! Je le vois, moi aussi !
— Mais qui pourrait bien arriver en pleine nuit, avec un temps pareil ?
— Qui que ce soit, il faut lui ouvrir la porte.
— Attends, dit Salaman. Ohé ! Vous, là-bas ! hurla-t-il en mettant ses mains en porte-voix. Vous m’entendez ?
Mais sa voix avait de la peine à couvrir le bruit du vent.
Le xlendi, trébuchant dans la neige, semblait être arrivé au bout de ses forces. Le cavalier n’avait pas l’air en meilleur état. Il gardait la tête baissée et s’agrippait désespérément à sa selle.
— Qui êtes-vous ? cria Salaman. Quel est votre nom ?
L’étranger releva lentement la tête. Il émit un son rauque et inarticulé, absolument inaudible dans la tempête.
— Comment ? hurla Salaman. Qui êtes-vous ? L’homme émit le même son, mais d’une voix encore plus faible que la première fois.
— Il va mourir, père ! s’écria Biterulve. Laisse-le entrer ! Quel mal peut-il nous faire ?
— Un inconnu… en pleine nuit, dans la tempête…
— Il est tout seul, plus mort que vif, et nous sommes deux.
— Et s’il y en avait d’autres, tapis dans l’obscurité, attendant que la porte s’ouvre…
— Père !
Quelque chose dans le ton du jeune prince frappa l’esprit troublé du roi. Il hocha la tête et cria au cavalier de se diriger vers la porte. Salaman et son fils descendirent lui ouvrir, mais l’étranger eut toutes les peines du monde à guider sa monture à l’intérieur de l’enceinte. Le xlendi avançait en zigzag et traçait dans la neige un chemin sinueux. À deux reprises, l’étranger faillit tomber de l’animal chancelant et, quand il eut enfin réussi à franchir la porte, il lâcha les rênes et se laissa glisser sur le flanc de l’animal. Il tomba sur les genoux et les coudes, et le roi fit signe à Biterulve de l’aider à se relever.
C’était un Beng. Des peaux et des fourrures retenues par une corde jaune emmaillotaient son corps, mais il avait l’air transi de froid. L’homme avait les yeux vitreux sous son casque et une couche brillante de glace s’accrochait à sa fourrure d’un pâle jaune rosâtre, une teinte très rare pour un Beng.
— Nakhaba ! s’écria-t-il brusquement, secoué par un frisson si violent qu’on eût dit qu’il allait lui arracher la tête. Quel temps ! Ce froid brûle comme le feu ! Est-ce le retour du Long Hiver ?
— Qui êtes-vous ? demanda Salaman d’une voix dure.
— Emmenez-moi… au chaud…
— Dites-moi d’abord qui vous êtes !
— Un courrier. Envoyé par le chef Taniane. Un message pour le prince Thu-kimnibol.
Le Beng oscilla sur ses jambes et faillit tomber. Puis il se redressa en rassemblant ses dernières forces.
— Je m’appelle Tembi Somdech, dit-il d’une voix plus grave et plus ferme. Je fais partie de la garde de la Cité de Dawinno. Au nom de Nakhaba, conduisez-moi immédiatement auprès du prince Thu-kimnibol.
Et il tomba tout d’un bloc, la face dans la neige.
Salaman, le front barré par un pli d’inquiétude, le prit dans ses bras et le souleva aussi facilement qu’un sac de plumes. Il fit signe à Biterulve de rassembler les xlendis, les deux leurs et celui du messager, et de nouer les rênes pour pouvoir conduire les trois animaux ensemble. C’est à pied qu’ils s’enfoncèrent dans les rues de la cité. Il y avait un poste de garde à quelques centaines de pas.
Juste avant d’y arriver, Salaman découvrit une scène si étrange qu’il commença à se demander s’il avait vraiment quitté son lit, ou s’il dormait encore auprès de Sinithista. Une centaine de pas après le corps de garde une petite place s’ouvrait sur la rue et Salaman, portant toujours l’étranger sans connaissance dans ses bras, la voyait de l’endroit où il se trouvait devant le bâtiment. Sur cette place, une vingtaine ou une trentaine d’individus gambadaient et dansaient à la lumière des flambeaux qu’ils portaient. Il y avait des hommes et des femmes, et aussi quelques enfants, tous nus ou à peine vêtus d’une écharpe, ou d’une ceinture, qui exécutaient dans l’allégresse une danse endiablée, battant l’air de leurs bras, rejetant violemment la tête en arrière et levant haut les genoux.
Sous le regard ahuri de Salaman, ils achevèrent le tour de la place et disparurent à l’autre bout, dans la rue des Confiseurs.
— Biterulve ? dit-il pensivement. As-tu vu ces gens sur la place du Soleil ?
— Les danseurs ? Oui, père.
— La cité tout entière est-elle devenue folle cette nuit, ou bien est-ce moi, tout seul ?
— Je pense que ce sont des Consentants.
— Des Consentants ? Qu’est-ce que c’est que ça ?
— C’est un groupe de gens… de gens qui…
Mais Biterulve ne put achever sa phrase. Il leva les mains, les paumes tournées vers le ciel, en signe de confusion.
— Je ne sais pas très bien, père, reprit-il. Tu devrais demander à Athimin. Il est plus au courant que moi… Si nous ne mettons pas cet homme à l’abri, père, il va mourir.
— Oui, tu as raison, dit Salaman, la tête toujours tournée vers la place vide.
Il se demanda si, en y allant, il verrait la trace de leurs pas dans la neige, ou si les paroles de Biterulve faisaient également partie de son rêve.
Des Consentants ? se dit-il. Des Consentants. Mais à quoi consentent-ils ? Ou qui acceptent-ils ?
Il se retourna enfin et transporta le messager à l’intérieur du corps de garde.
Les trois gardes du poste, les yeux gonflés, manifestement surpris en plein sommeil, s’avancèrent en titubant. Quand ils virent que c’était le roi, ils poussèrent un cri horrifié et reculèrent avec force courbettes. Mais Salaman n’avait pas le temps de s’occuper d’eux dans l’immédiat.
— Préparez un lit et du bouillon chaud pour cet homme, ordonna-t-il, et allez lui chercher des vêtements secs. Veux-tu aller voir dans les sacoches de son xlendi, ajouta-t-il d’une voix plus douce en s’adressant à Biterulve. Je veux prendre connaissance de ce message avant qu’il arrive entre les mains de Thu-kimnibol.
Il attendit le retour de son fils, le regard fixé sur le bout de ses doigts.
Biterulve revint quelques minutes plus tard, un rouleau à la main.
— Je pense que c’est ça, dit-il.
— Lis-le-moi. Mes yeux sont fatigués, cette nuit.
— Il est scellé, père !
— Brise le sceau, mais fais-le proprement.
— Est-ce bien raisonnable, père ?
— Donne-moi ça ! s’écria Salaman en lui arrachant le rouleau des mains.
Il était en effet fermé par le sceau rouge de Taniane portant l’empreinte du chef. Un message secret adressé à Thu-kimnibol. Eh bien, aucun sceau n’était inviolable. Le roi ordonna aux gardes de lui apporter un couteau et une torche, puis il commença à chauffer le sceau jusqu’à ce que la substance dont il était fait soit assez amollie pour qu’il puisse l’ouvrir, libérant la large feuille de vélin enroulée.
— Lis-moi tout de suite ce message, dit le roi.
Biterulve posa les doigts sur le vélin et le texte du message apparut. Comme il n’avait pas l’habitude de l’écriture qui, sous l’influence de la langue Beng, avait maintenant cours dans la Cité de Dawinno, il hésita quelques instants. Mais il ne lui fallut pas longtemps pour s’adapter.
— C’est très court, dit-il. Taniane dit seulement : Rentre immédiatement, toutes choses cessantes. Et elle ajoute : La situation est très grave. Nous avons besoin de toi.
— C’est tout ?
— Il n’y a rien d’autre, père.
Salaman prit la feuille de vélin, l’enroula de nouveau et replaça soigneusement le sceau.
— Remets le rouleau dans la sacoche où tu l’as trouvé, dit-il à son fils.
Un garde apparut.
— Il refuse de boire le bouillon chaud, sire. Il est trop faible. Il a l’air épuisé par le manque de nourriture et il a beaucoup souffert du froid. Je pense qu’il risque de mourir.
— Faites-le-lui avaler de force, dit le roi. Je ne veux pas qu’il claque dans mes bras. Allons, ne restez pas là, empoté !
— C’est inutile, sire, dit un autre garde en s’avançant. Il est mort.
— Mort ? Vous en êtes sûr ?
— Il s’est redressé d’un seul coup, il a crié quelque chose en Beng et tout son corps s’est mis à trembler d’une manière affreuse. Puis il est retombé sur le lit et, depuis, il ne bouge plus.
Ces gens du sud, se dit Salaman. Incapables de supporter un voyage de quelques semaines dans le froid.
Mais, pour les gardes, il fit précipitamment quelques signes sacrés et entonna un psaume à Yissou.
Puis il leur ordonna d’aller quérir un guérisseur, pour le cas où il resterait encore un souffle de vie dans le corps du messager. Et aussi de prendre toutes les dispositions utiles pour l’inhumation.
— Tu vas emmener son xlendi dans les écuries du palais, dit-il à Biterulve, puis tu monteras les sacoches dans ma chambre et tu les mettras sous clé. Ensuite, tu iras réveiller Thu-kimnibol, tu lui raconteras ce qui s’est passé et tu lui diras qu’on lui remettra le message demain matin.
— Et toi, père ?
— Je pense que je vais remonter un petit moment dans le pavillon. J’ai besoin de mettre de l’ordre dans mes idées.
Il sortit. En débouchant dans la rue, il tourna la tête vers la gauche pour voir si les Consentants n’étaient pas revenus danser sur la place du Soleil. Mais elle était déserte. Il porta la main à sa tête qui lui élançait encore, puis il se baissa et ramassa une poignée de neige qu’il frotta sur son front douloureux. Il eut l’impression que cela lui faisait du bien.
L’aube n’allait pas tarder à se lever. Le vent mugissait toujours avec la même intensité, mais il ne tombait plus que quelques flocons de neige. Elle formait sur le sol un épais tapis. Salaman n’avait pas souvenir d’une chute de neige aussi abondante depuis trente ans. Était-ce pour cela que ces énergumènes étaient sortis ? Pour danser dans la neige et manifester leur joie devant un événement aussi rare ?
— Des Consentants, murmura-t-il. Des Consentants.
Il faut que je parle de cela avec Athimin. Dès que possible.
Il remonta l’escalier menant au chemin de ronde et demeura un long moment immobile devant la fenêtre de son pavillon, le regard perdu dans l’immensité neigeuse des plaines du sud, jusqu’à ce que son esprit soit entièrement vide et que la tension de ses muscles se soit un peu relâchée. Il vit poindre à l’orient les premières lueurs rosées du jour naissant. La nuit tout entière n’avait été qu’un rêve interminable. Mais il se sentait étrangement dispos, comme s’il avait accédé à un état où la simple possibilité de la fatigue n’existait pas… Ou bien, peut-être, comme s’il était mort sans s’en rendre compte, à un moment ou à un autre de cette nuit de folie.
Il redescendit lentement l’escalier jusqu’au pied de la muraille, enfourcha son xlendi et regagna le palais en traversant la cité qui commençait de s’éveiller.
Athimin fut le premier à être admis dans la Salle des Cérémonies où Salaman, étrangement impassible, était assis sur le trône royal. Il y avait quelque chose de curieux dans l’attitude du prince qui s’avançait vers le trône, une singulière hésitation qui déplut au roi. Athimin avait d’ordinaire la démarche énergique et décidée qui seyait au deuxième des huit fils du roi. Mais, ce matin-là, c’est d’un pas furtif qu’il marchait en lançant à son père des regards méfiants et en semblant prêt à lever le bras pour se protéger le visage.
— Que les dieux t’accordent une bonne journée, père, dit-il d’une voix étrangement peu assurée. Il paraît que tu as passé une mauvaise nuit. La dame Sinithista…
— Je vois que tu lui as déjà parlé.
— Nous avons déjeuné tous les trois, avec Chham, et elle semblait très perturbée. Elle nous a dit que tu avais fait un horrible cauchemar et que tu étais sorti en pleine nuit, comme un possédé…
— La dame Sinithista, le coupa Salaman, ferait mieux de fermer sa bouche royale, sinon je me chargerai de le faire. Mais je ne t’ai pas demandé de venir pour parler de la nature de mes rêves, poursuivit-il en lançant au prince un regard pénétrant. Qui sont les Consentants, Athimin ?
— Les Consentants, sire ?
— Oui, les Consentants. Tu connais ce terme, n’est-ce pas ?
— Euh ! Oui, père. Mais je m’étonne que, toi, tu le connaisses.
— Je l’ai appris cette nuit et ce fut l’une de mes nombreuses aventures nocturnes. Je me trouvais dans la rue, devant le corps de garde, quand j’ai aperçu sur la place du Soleil un groupe de lunatiques qui dansaient nus dans la neige. J’ai demandé à Biterulve qui m’accompagnait qui étaient ces gens et il m’a répondu : « Ce sont des Consentants, père. » Mais il a été incapable de m’en dire plus. Il a quand même ajouté que tu serais à même de me renseigner.
Athimin se dandinait nerveusement d’une jambe sur l’autre. Salaman ne l’avait jamais vu aussi indécis, aussi agité, et il commençait à flairer un relent de trahison.
— Ce sont des Consentants, père… Ces danseurs que tu as vus… Ces gens que tu as qualifiés à juste titre de cinglés…
— J’ai employé le mot lunatique. Ceux qui sont soumis aux influences de la lune et atteints de folie, même si, pendant qu’ils dansaient, l’astre de la nuit n’était guère visible à travers les bourrasques de neige. Qui sont ces gens, Athimin ?
— Des gens bizarres et malheureux dont l’esprit est dérangé par des sornettes et des inepties. Il faut avoir le cerveau un peu dérangé pour aller danser quand soufflent les vents malins ou pour s’ébattre tout nu dans la neige. Rien ne les embarrasse, car ils ont la conviction que la mort n’est pas importante, qu’il ne faut jamais reculer devant un risque, mais faire tout ce qu’on juge bon de faire, sans crainte ni gêne.
Salaman se pencha vers lui, les mains crispées sur les accoudoirs du trône de Harruel.
— Tu penses donc qu’il s’agit d’une nouvelle philosophie ?
— Plutôt une sorte de religion, sire. En tout cas, telle est notre opinion. Ils ont élaboré une doctrine qu’ils s’enseignent mutuellement, ils ont un livre, leur Écriture, et ils tiennent des réunions secrètes auxquelles pas un seul de nos espions n’a encore pu assister. Tu sais, nous commençons seulement à les comprendre. Il semble que leur admiration soit principalement excitée par les yeux de saphir qui ont su conserver leur calme à l’approche du Long Hiver et qui ont accueilli la mort avec indifférence. Les Consentants affirment que tel est le grand message de Dawinno le Destructeur : accepter la mort avec indifférence, car la mort est un simple aspect du changement et qu’elle a en conséquence un caractère sacré.
— L’indifférence devant la mort, dit Salaman d’un air songeur. L’acceptation de la mort en tant qu’aspect du changement.
— Voilà pourquoi ils s’appellent les Consentants, dit Athimin. Ils acceptent le caractère inéluctable de la mort, car telle est en réalité la volonté des dieux. Ils font donc tout ce qui leur passe par la tête, sans se soucier ni des risques, ni des inconvénients.
Salaman serra violemment les poings. Il sentait monter en lui une nouvelle flambée de rage après les heures de calme profond qu’il avait connues au petit matin.
Ainsi la Cité de Dawinno n’était pas la seule à être infectée par une nouvelle et grotesque croyance. Par tous les dieux ! Cela le dégoûtait d’apprendre que cette folie s’exerçait librement, devant son nez ou presque ! Ce culte du martyre pouvait mener tout droit à l’anarchie ! Ceux qui n’ont peur de rien sont capables de tout. Et la Cité de Yissou n’avait que faire d’un culte de la mort. Ce dont elle avait besoin, c’était de vie ! Rien d’autre que la vie, le développement, la croissance, le dynamisme !
— C’est de la folie furieuse ! hurla-t-il en se levant. Et combien de ces lunatiques y a-t-il dans notre cité ?
— Nous en avons dénombré cent quatre-vingt-dix, père. Mais ils sont peut-être plus nombreux.
— Tu sembles savoir pas mal de choses sur ces Consentants.
— J’enquête sur eux depuis un mois, père.
— Vraiment ? Et tu ne m’en as pas touché un mot ?
— Nos recherches n’en étaient encore qu’au commencement… Nous voulions en savoir un peu plus avant de…
— Un peu plus ! rugit Salaman. Un culte absurde se répand comme une peste dans la cité et tu voulais en savoir plus long avant de m’informer de son existence ! Il fallait donc me laisser dans une ignorance complète ? Pourquoi ? Et pendant combien de temps ? Pendant combien de temps, hein ?
— Les vents malins soufflaient, père, et nous avons pensé que…
— Ah ! Je comprends tout maintenant !
Il fit un pas en avant et, levant le bras dans le même mouvement, il frappa brutalement le prince sur la joue. La tête de Athimin fut projetée en arrière et, aussi robuste qu’il fût, il faillit perdre l’équilibre sous la violence du coup. Une lueur de rage brilla fugitivement dans les yeux du prince, mais il se ressaisit et s’écarta du trône en respirant profondément et en se frottant la joue. Il considéra son père avec une expression totalement incrédule.
— Voilà donc comment cela commence, dit Salaman d’une voix très calme, après un long silence. Le vieux roi est considéré comme un être si instable, à l’esprit si facilement dérangé pendant la mauvaise saison qu’on lui cache tous les événements d’importance qui ont lieu dans la cité afin d’éviter que la contrariété qu’il pourrait en concevoir le pousse à prendre des mesures regrettables. C’est le début : on préserve le vieux roi des informations les plus alarmantes à une période de l’année où il est connu pour sa conduite impétueuse. L’étape suivante consiste à le préserver des nouvelles les plus anodines afin de lui éviter tout déplaisir. La moindre contrariété pourrait le rendre dangereux. Qui sait ? Un peu plus tard, les princes se réunissent et estiment que le vieux roi est devenu si fantasque et si versatile qu’on ne peut plus avoir confiance en lui, même pendant la belle saison. On le fait descendre de son trône avec ménagement, on se répand en excuses et on l’envoie finir ses jours sous bonne garde dans quelque palais plus modeste tandis que son fils aîné prend sa place sur le trône de Harruel et que…
— Père ! s’écria Athimin d’une voix étranglée. Il n’y a pas un mot de vrai dans tout cela ! Je jure sur tous les dieux que jamais cela n’est venu à l’esprit d’aucun…
— Tais-toi ! tonna Salaman en faisant mine de lever la main pour lui assener une autre gifle. Vous… et vous, poursuivit-il en faisant signe à deux gardes de s’approcher du trône, conduisez immédiatement le prince Athimin à la prison nord et incarcérez-le jusqu’à ce que j’aie statué sur son sort.
— Père !
— Tu auras tout le temps de réfléchir à tes erreurs dans ta cellule, dit le roi. Et je te ferai parvenir de quoi écrire pour que tu prépares un rapport détaillé sur tes fameux Consentants, où tu me diras tout ce que tu as été trop lâche ou trop perfide pour me révéler avant que je commence à te tirer les vers du nez. Car tu ne m’as pas tout dit, j’en suis persuadé. Je veux que tu ne me caches rien, c’est compris ? Emmenez-le ! ordonna-t-il aux gardes avec un geste impérieux du bras.
Athimin lui lança un dernier regard ahuri et atterré, mais il n’ouvrit pas la bouche et il ne résista pas aux gardes qui, l’air tout aussi stupéfait que lui, l’entraînèrent hors de la salle.
Salaman reprit place sur le trône, s’appuya contre le dossier d’obsidienne et se força à respirer profondément et régulièrement. Il se rendit compte que, malgré sa fureur et ses vociférations, il commençait déjà à retrouver sans difficulté l’étrange calme céleste qui s’était emparé de lui à l’aube, dans son pavillon.
Mais le coup qu’il avait porté à Athimin lui faisait mal à la main.
J’ai frappé deux de mes fils en très peu de temps, songea-t-il.
Il n’avait pas souvenir d’avoir jamais frappé aucun d’eux, mais là, en quelques heures, il venait d’en gifler deux et en outre, il avait envoyé Athimin en prison. Sans doute l’effet des vents malins. Mais Biterulve avait enfreint une règle intangible en venant le trouver dans son pavillon. Peut-être s’était-il imaginé que, puisqu’il avait été autorisé à y monter une fois, il pouvait recommencer quand bon lui semblait. Quant à Athimin… Il ne manquait pas d’audace tout de même. Ne pas lui révéler l’existence des Consentants ! Il s’agissait d’un grave manquement au devoir, qui devait être châtié, même si celui qui s’en était rendu coupable était l’un des princes du sang. Surtout si c’était l’un des princes du sang.
Et pourtant… Frapper le doux Biterulve… et Athimin, si pondéré et si capable, qui pourrait devenir roi un jour, si un malheur devait arriver à son frère Chham…
Tant pis. Il faudrait bien qu’ils lui pardonnent. Il était leur père et leur roi. Et les vents malins soufflaient.
Salaman s’enfonça un peu plus dans le trône en caressant distraitement les accoudoirs. Son esprit était calme et, en même temps, il fonctionnait toute allure, à une vitesse dépassant presque l’entendement. Des pensées, des idées et des plans tourbillonnaient dans sa tête avec l’impétuosité de violentes bourrasques. Il établissait des rapprochements insolites. Il découvrait de nouvelles possibilités. Est-ce vraiment le martyre que recherchent ces Consentants ? Si tel est le cas, tant mieux. Une poignée de martyrs fera l’affaire. S’ils aspirent tellement au martyre, nous leur donnerons satisfaction. Et tout le monde sera content.
Il lui faudrait avoir une petite conversation avec le chef de ces Consentants.
Il entendit du bruit dans le couloir.
— Le prince Thu-kimnibol, annonça un héraut.
La haute silhouette du fils de Harruel s’encadra dans l’embrasure de la porte.
— Te voilà bientôt prêt à nous quitter, n’est-ce pas ? demanda Salaman.
— Nous pourrons prendre la route dans quelques heures, dit Thu-kimnibol. À moins que la tempête ne reprenne, ajouta-t-il en s’avançant dans la salle. J’ai appris par ton fils qu’un messager de Dawinno est arrivé pendant la nuit.
— Oui, un Beng, un membre de la garde. Le malheureux a été pris dans la tempête. Il est mort dans mes bras, pour ainsi dire. Il avait un message pour toi… Là-bas, sur la table.
— Avec ta permission, mon cousin…
Thu-kimnibol saisit prestement le rouleau qu’il considéra avec attention, puis il l’ouvrit sans prendre le temps d’inspecter le sceau. Il prit connaissance du message en laissant lentement courir ses doigts sur le vélin, le lisant plusieurs fois, à ce qu’il semblait. La lecture semblait être un exercice ardu pour Thu-kimnibol.
— C’est un message du chef, dit-il en relevant enfin la tête. Heureusement que je suis prêt à partir dès aujourd’hui, mon cousin, car Taniane me donne l’ordre de rentrer sur-le-champ à Dawinno. Elle semble avoir des ennuis.
— Des ennuis ? Elle ne précise pas de quel genre ?
— Tout ce qu’elle dit, fit Thu-kimnibol avec un haussement d’épaules, c’est que la situation est très grave.
Il commença à aller et venir dans la vaste salle.
— Mon cousin, dit-il au bout d’un moment, tout cela m’inquiète fort. D’abord, les assassinats, puis les marchands du convoi d’automne qui nous apportent des rumeurs de troubles, d’une crise, de l’apparition d’une nouvelle religion, et maintenant ce message. « Rentre immédiatement, me dit-elle. La situation est très grave. » Par Yissou ! Comme j’aimerais pouvoir être là-bas en ce moment ! Si seulement je pouvais voler, mon cousin !
Il s’interrompit et entreprit de se calmer.
— Mon cher cousin, reprit-il sur un ton entièrement différent, pourrais-tu m’éclairer un peu sur tout cela ?
— Sur quoi, mon cousin ?
— Sur les événements qui se produisent à Dawinno. Je me demandais si tu n’aurais pas reçu un rapport de source confidentielle, quelque chose qui pourrait me donner une idée de ce à quoi je dois m’attendre.
— Rien du tout.
— Et tes agents si efficaces et si grassement payés…
— Ils ne m’ont rien appris, mon cousin. Absolument rien. Crois-tu que je te le cacherais, si j’avais des nouvelles de ta cité ? poursuivit le roi au bout de quelques instants, pour dissiper le silence pesant qui s’installait entre eux. Nous sommes alliés, toi et moi, et même amis. L’aurais-tu déjà oublié ?
— Pardonne-moi, mon cousin, dit Thu-kimnibol, l’air penaud. Je me posais simplement la question…
— Tu en sais aussi long que moi sur ce qui se passe là-bas, mais, tu sais, la situation n’est peut-être pas aussi grave que Taniane le pense. Elle vient de traverser des moments pénibles. Elle commence à se faire vieille, elle est fatiguée, elle a une fille difficile. Tu trouveras peut-être une certaine instabilité à Dawinno, mais je te garantis que ce ne sera pas le chaos, que la cité ne sera pas la proie des flammes et que tu ne trouveras pas des hjjk en train de prêcher l’amour de la Reine à l’intérieur du Praesidium. Taniane a simplement estimé qu’elle avait besoin de la force de ton bras pour la soutenir en cette période troublée. Et tu vas la lui apporter. Tu vas l’aider à faire tout ce qu’il faut pour rétablir l’ordre et tout se passera bien. N’oublie pas que tu rentres chez toi après avoir conclu une alliance et que cette alliance doit déboucher sur une guerre. Et, crois-moi, mon cousin, rien ne vaut la perspective d’une guerre pour rétablir le calme dans un pays en proie à l’agitation !
— Peut-être, dit Thu-kimnibol avec un sourire. Ce que tu dis me paraît tout à fait sensé.
— Évidemment, dit Salaman. Tu peux te mettre en route, ajouta-t-il avec un grand geste d’adieu. Tu as fait tout ce que tu avais à faire ici et maintenant ta cité a besoin de toi. Une guerre se prépare et tu seras l’homme de la situation quand les hostilités seront engagées.
— Crois-tu qu’elles le seront ? Nous avons parlé de la nécessité d’un incident, Salaman, d’une provocation, quelque chose qui mette le feu aux poudres, un prétexte que je puisse saisir pour convaincre les miens d’envoyer des troupes au nord afin d’opérer la jonction avec les tiennes…
— J’en fais mon affaire, dit Salaman.
Plus au sud, dans la Cité de Dawinno, le mauvais temps sévissait également. Pas de vent malin, ni de grêle, ni de neige, mais des pluies continuelles tombant sans relâche depuis plusieurs semaines, formant des torrents boueux à flanc de colline et provoquant des inondations dans les rues. Le pire de tous les hivers depuis la fondation de la cité. Le ciel restait désespérément bouché, l’air était froid et saturé d’humidité, le soleil semblait avoir définitivement disparu.
On commençait à se demander chez les gens simples si une nouvelle étoile de mort ne s’était pas fracassée sur la Terre, provoquant le retour du Long Hiver. Mais, depuis qu’ils avaient quitté les cocons, les gens simples se posaient ce genre de question chaque fois que le temps n’était pas à leur convenance. Les gens avertis, eux, savaient qu’ils n’avaient pas à craindre de subir de leur vivant les rigueurs d’un nouveau Long Hiver, que ce type de cataclysme ne frapperait plus la Terre avant plusieurs millions d’années et que celui que la planète avait subi récemment était bel et bien terminé. Mais eux aussi rongeaient leur frein en attendant la fin de l’interminable déluge et se lamentaient en voyant le rez-de-chaussée de leurs magnifiques demeures recouvert par les eaux.
Nialli Apuilana ne quittait que rarement sa chambre, au dernier étage de la Maison de Nakhaba. Grâce aux potions, aux herbes médicinales et aux prières de Boldirinthe, elle avait réussi à chasser les fièvres et les miasmes pestilentiels qui avaient envahi son corps tandis qu’elle gisait dans les marais et elle avait recouvré la santé. Mais les doutes et la confusion l’assaillaient, et il n’existait pas de potion pour guérir cela. Elle passait dans la solitude la plus grande partie de son temps. Taniane était venue la voir une fois, mais leurs rapports restaient tendus et cette visite les avaient laissées aussi insatisfaites l’une que l’autre. Peu de temps après, Hresh s’était déplacé à son tour. Il lui avait pris les mains en souriant et avait plongé les yeux dans les siens, comme si un simple regard pouvait la soulager de tout ce qui la perturbait.
Elle n’avait vu personne d’autre que Hresh et Taniane. Husathirn Mueri lui avait fait porter un message pour lui demander si elle accepterait de dîner avec lui, mais elle n’avait jamais répondu.
— Vous êtes futée, vous, lui dit un jour où elle sortait prendre son plateau de nourriture dans le couloir le jeune prêtre Beng qui occupait la chambre contiguë à la sienne. Vous restez terrée dans votre chambre. Si je pouvais, j’en ferais autant, avec cette saleté de pluie qui n’arrête pas de tomber.
— Vraiment ? demanda Nialli Apuilana sans manifester le moindre intérêt.
— C’est un véritable fléau. Une malédiction. La malédiction de Nakhaba !
— Vraiment ? répéta-t-elle.
— Toute la cité est sous les eaux. Croyez-moi, il vaut mieux rester à l’abri chez soi. Oh ! oui ! Vous, vous êtes futée !
Nialli Apuilana inclina la tête en esquissant un sourire, puis elle prit son plateau et regagna sa chambre. Après cette rencontre, elle prit soin, avant de sortir, de jeter un coup d’œil dans le couloir pour s’assurer qu’il n’y avait personne.
Il lui arrivait parfois d’aller devant sa fenêtre pour regarder la pluie tomber, mais elle passait le plus clair de son temps assise, les jambes croisées, au milieu de la pièce, brossant et lissant sa fourrure pendant des heures et laissant sa pensée errer, sans pouvoir la fixer sur rien.
De temps en temps, elle décrochait l’étoile des hjjk, l’amulette d’herbes tressées qu’elle avait rapportée du Nid. Elle la serrait entre ses mains et en fixait le centre évidé en laissant son esprit vagabonder. Elle percevait parfois la clarté rosâtre de la lumière du Nid et des silhouettes aux contours flous : Militaires et faiseurs d’Œufs, donneurs de Vie et penseurs du Nid. Elle crut même un jour discerner la chambre de la Reine et la masse immobile de l’être mystérieux qui l’occupait.
Mais ces visions demeuraient très floues et, la plupart du temps, l’étoile ne lui montrait rien du tout.
Elle n’avait aucune idée précise de ce qu’elle allait faire, ni d’où elle pouvait aller, ni même de qui elle était. Elle se sentait perdue entre plusieurs mondes, en suspens, incapable d’agir.
La mort de Kundalimon avait été pour elle la mort de l’amour, la fin du monde. Jamais personne ne l’avait comprise comme lui et elle n’avait jamais eu le sentiment de comprendre quelqu’un aussi profondément. Les liens qui s’étaient tissés entre eux n’étaient pas seulement le fruit du couplage, et encore moins de l’accouplement. C’était le sentiment d’une expérience et de connaissances partagées. C’était le lien du Nid. Ils avaient touché la Reine et la Reine les avait touchés. Elle avait servi de pont entre leurs deux âmes, ce qui leur avait permis de s’ouvrir pleinement l’un à l’autre.
Et ils n’en étaient qu’au commencement. Mais Kundalimon lui avait été arraché et elle avait l’impression que tout était déjà achevé.
La pluie, elle, semblait ne jamais devoir cesser. Elle tombait sur la cité et sur la baie, sur la colline et sur les lacs. Dans la région agricole de Tangok Seip, à l’est de la vallée d’Emakkis, sur les contreforts de la chaîne côtière, elle tombait avec une telle violence qu’elle dénudait la roche et que la terre détrempée disparaissait en formant des torrents de boue si impétueux qu’on n’avait jamais rien vu de tel depuis la fondation de la cité. Des versants entiers se désagrégeaient et la boue s’accumulait dans le fond de la vallée.
Un fermier Stadrain du nom de Quisinimoir Rendra, mettant à profit une accalmie, se lança à la poursuite d’un vimbor primé qui s’était échappé de son enclos. Il marchait sur une pente ravinée par les orages quand le sol s’effondra brusquement juste devant lui. Il se laissa tomber par terre et enfonça les doigts dans la terre détrempée en se disant qu’il allait basculer dans le gouffre béant et périr enseveli. Il perçut à ce moment-là un grondement terrifiant, un affreux bruit de succion, un ignoble gargouillement.
Quisinimoir s’agrippa de toutes ses forces et se mit à invoquer tous les dieux dont le nom lui venait à l’esprit. Il commença par celui de sa tribu, le Miséricordieux, et continua par Nakhaba l’Intercesseur, puis Yissou, Dawinno, Emakkis. Il cherchait désespérément à retrouver le nom des deux autres dieux Koshmar quand il se rendit compte que l’affaissement de terrain avait cessé.
Il releva la tête et vit qu’un croissant de terre s’était effondré juste devant lui, faisant apparaître un pan de terre brune et un entrelacs de racines dénudées.
Mais ce n’était pas tout. Il découvrit aussi une grande arche carrelée, une rangée de forts piliers dont la base était enfouie dans les profondeurs du sol et une quantité de débris et de fragments disséminés sur toute la surface du pan de terre découvert par l’éboulement, comme autant de détritus. Il y avait encore l’entrée d’une galerie voûtée qui s’enfonçait dans les entrailles de la montagne. En se penchant au bord de la cavité, Quisinimoir parvint à distinguer avec un mélange de stupéfaction et d’effroi l’ouverture d’une grotte et son regard se perdit dans ses profondeurs mystérieuses.
Puis la pluie recommença à tomber. La colline risquait de s’affaisser un peu plus et il pouvait être pris dans l’éboulement. Il descendit précautionneusement la pente et repartit vers sa ferme.
Il ne révéla à personne ce qu’il avait vu.
Mais il ne l’oublia pas et ce souvenir commença même à hanter son sommeil. Il imaginait que des habitants de la Grande Planète vivaient encore au flanc de la colline : les yeux de saphir graves et lents se déplaçant malgré leur poids avec une grâce reptilienne et devisant dans une langue mystique et poétique, les longs, pâles et frêles humains, les graciles végétaux, les mécaniques à la tête en forme de dôme, toutes les races stupéfiantes de cette époque légendaire vivant sans fin dans un abri ressemblant beaucoup au cocon où sa tribu s’était terrée pendant toute la durée du Long Hiver.
Pourquoi pas ? Nous avions bien un cocon, pourquoi pas eux ?
Il se demanda s’il oserait retourner sur les lieux de sa mystérieuse découverte et prit la décision de ne pas le faire. Puis l’idée lui vint que la caverne renfermait peut-être des trésors et que s’il n’allait pas lui-même s’en assurer, quelqu’un d’autre les découvrirait tôt ou tard.
Quand trois jours se furent écoulés sans qu’il tombe la moindre goutte de pluie, il prit la direction de la colline effondrée en emportant une corde, une pioche et quelques grappes de phosphobaies. Il se laissa doucement descendre dans la cavité à l’aide de la corde et se faufila dans la galerie. Il s’arrêta, l’oreille tendue. Comme il ne percevait aucun son, il continua prudemment d’avancer.
Il déboucha dans une salle voûtée. Une seconde s’ouvrait derrière, mais un éboulement de rochers interdisait d’aller plus loin. Il n’y avait pas le moindre signe d’une vie quelconque et le silence pesait de tout le poids des millénaires accumulés. Quisinimoir Flendra commença à explorer lentement la première salle, sans rien découvrir d’autre que les débris et les fragments habituellement recelés par ces sites antiques. Rien d’utilisable. Mais, en arrivant au fond de la seconde salle, son regard tomba sur une boîte de métal vert, à demi enfouie dans les décombres qui se désagrégeaient au contact du fer de sa pioche.
La boîte contenait des appareils, mais il n’avait pas la moindre idée de leur utilité. Il y avait en tout onze petits globes métalliques, à peine plus gros que son poing, à la surface parsemée de protubérances et de cabochons. Il saisit l’un des globes et appuya au hasard sur un cabochon. Le rayon de lumière verte qui jaillit d’un orifice avec un petit sifflement découpa dans la paroi de la caverne qui lui faisait face une ouverture circulaire de la taille de sa poitrine et si profonde qu’il ne voyait même pas jusqu’où elle allait. Il lâcha précipitamment le globe.
Il perçut un bruit de cailloux tombant dans le trou qui venait d’être creusé dans la paroi. Des craquements et des grondements se firent entendre. Des bruits provoqués par des déplacements de roches dans les profondeurs du sol.
Que le Miséricordieux me protège ! Je vais être enseveli sous les rochers !
Puis le silence revint, à peine troublé par le bruit ténu du sable coulant dans le trou qu’il avait creusé par mégarde. Osant à peine respirer, Quisinimoir Flendra repartit sur la pointe des pieds jusqu’à l’entrée de la galerie, se jeta sur la corde et se hissa frénétiquement hors de la cavité pour se mettre en sécurité, puis il rentra chez lui en courant ventre à terre.
Il avait entendu parler de ce genre d’appareils. C’étaient des objets de l’époque de la Grande Planète et tout le monde était censé signaler une telle découverte à la Maison du Savoir. Soit, il le ferait. Si cela leur faisait plaisir, les experts de la Maison du Savoir pouvaient venir faire des fouilles dans la caverne et ils pouvaient tout emporter. Il ne demanderait même pas de récompense. Tout ce que je veux, se dit-il, c’est ne plus avoir à m’approcher de ces appareils diaboliques, c’est qu’on ne me demande pas d’y retourner en personne pour montrer où ils se trouvent…
Avec un frisson, Nialli Apuilana s’imagine soudain que sa chambre est remplie de hjjk. Elle n’a même pas décroché l’amulette du mur, mais ils semblent se matérialiser dans l’air, tout autour d’elle.
Ce ne sont pas les êtres doux et sages de ses souvenirs. Elle les perçoit maintenant comme ceux de sa race les ont toujours perçus : d’énormes et effrayantes créatures à la carapace luisante et aux membres velus, pourvues d’un bec acéré et de grands yeux brillants, qui s’agglutinent autour d’elle en émettant des sons rauques et âpres. Derrière eux, elle discerne la masse colossale de la Reine en Sa chambre, immobile, gigantesque, grotesque, qui l’appelle et lui offre les joies du lien du Nid et le réconfort de l’amour de la Reine.
L’amour de la Reine ?
Le lien du Nid ?
Que signifient ces termes ? Ce sont des mots vides de sens. Des aliments sans valeur nutritive.
Nialli Apuilana recule en tremblant et se plaque contre le mur du fond de sa chambre. Elle ferme les yeux, mais cela ne suffit pas pour masquer la vue des créatures cauchemardesques qui se pressent autour d’elle avec force claquements et cliquètements.
Éloignez-vous de moi !
Des insectes hideux et repoussants ! Comme elle les hait ! Et pourtant elle sait qu’elle a voulu vivre parmi eux. Elle a même cru être l’un d’eux. À moins que tout cela n’ait été qu’un rêve, un fantasme… Son séjour dans le Nid, ses conversations avec le penseur du Nid, son initiation à la vérité du Nid ? Avait-elle réellement vécu de son plein gré chez les hjjk, en était-elle venue à les aimer, eux et leur Reine ? Était-il concevable d’aimer les hjjk ?
Et Kundalimon ? N’était-il, lui aussi, qu’un rêve ?
L’amour de la Reine ! Le lien du Nid ! Viens nous rejoindre, Nialli ! Viens ! Viens ! Viens !
Tellement étrange. Tellement différent. Tellement horrible.
— Éloignez-vous de moi ! s’écrie-t-elle. Éloignez-vous, tous !
Ils l’accablent de regards de reproche. Tous ces yeux démesurés, brillants et froids.
Tu es des nôtres. Tu appartiens au Nid.
— Non ! Jamais je n’y ai appartenu !
Tu aimes la Reine. La Reine t’aime.
Était-ce vrai ? Non. Non ! Jamais elle n’avait pu croire cela. Ils avaient simplement dû l’ensorceler pendant qu’elle vivait dans le Nid. Mais maintenant, elle est libre. Jamais plus ils n’exerceront leur pouvoir sur elle.
Elle se laisse tomber à genoux et se recroqueville par terre. En tremblant et en sanglotant, elle touche ses bras, sa poitrine, son organe sensoriel. Est-ce hjjk ? se demande-t-elle en caressant son épaisse fourrure lustrée et en sentant la chaleur de sa chair.
Non. Non. Non. Non.
Elle appuie le front sur le sol.
— Yissou ! crie-t-elle. Yissou, protège-moi !
Et elle implore Mueri de la rassurer. Elle implore Friit de la guérir, de la délivrer de ce sortilège.
Elle s’efforce de chasser de son esprit les insupportables cliquètements.
Les dieux sont avec elle à présent, les Cinq Déités. Elle sent leur présence qui forme comme un bouclier autour d’elle. Elle disait autrefois à qui voulait l’entendre que leur existence n’était qu’un mythe ridicule, mais, depuis son retour des marais, ils l’ont protégée et maintenant, elle sent leur présence. Ils vont l’emporter. Les hjjk qui ont envahi sa chambre ne sont plus maintenant que des formes floues et immatérielles. Elle remercie les dieux, elle leur rend grâce et les larmes coulent sur ses joues.
Puis, petit à petit, elle commence à se calmer.
Aussi mystérieusement qu’il est venu, le trouble soudain qui vient de s’emparer de son esprit a cessé et elle redevient elle-même. La haine et le dégoût s’évanouissent. Je suis libre, se dit-elle. Mais elle ne l’est pas encore tout à fait. Elle ne voit plus les hjjk, mais ils exercent encore une attraction sur elle. Elle les aime à nouveau comme elle les aimait autrefois. Elle sent s’insinuer dans son esprit la conscience de la sublime harmonie du Nid, de la fervente application de ses habitants, des ondes palpitantes de l’amour de la Reine qui le parcourent sans relâche. Et l’amour de la Reine se met aussi à palpiter dans son cœur. Elle est imprégnée de la vérité du Nid.
Elle ne comprend pas. Comment peut-on passer aussi rapidement d’un extrême à l’autre ? Comme peut-on sentir simultanément dans son cœur la présence des Cinq et celle de la Reine ? Appartient-elle à la cité ou au Nid, au Peuple ou aux hjjk ?
Aux deux, peut-être. À moins que ce ne soit ni aux uns, ni aux autres ?
Qui suis-je ? se demande-t-elle. Que suis-je donc ?
Un autre jour, c’est Kundalimon qui lui apparut.
Il arriva à la tombée du soir. Elle ne s’était pas donné la peine d’allumer les lampes dans sa petite chambre et l’obscurité hâtée par la pluie commençait à gagner toute la cité. Elle le découvrit devant le mur qui faisait face à la porte, là où était accrochée l’étoile d’herbes tressées que les hjjk lui avaient offerte quand elle vivait dans le Nid.
— C’est toi ? murmura-t-elle.
Mais il ne répondit pas et resta immobile devant elle en lui souriant.
Son corps semblait entouré d’un halo miroitant et doré. Mais, à l’intérieur de cette aura, il avait exactement l’apparence de celui qu’il avait été pendant les dernières semaines de sa vie, mince jusqu’à en paraître frêle. Mais ce corps sec n’était pas dépourvu de vigueur et le regard était toujours tendre et radieux. Au début, Nialli Apuilana eut peur de le regarder trop attentivement, car elle redoutait de découvrir sur son corps les marques de la violence. Mais elle trouva ensuite le courage de l’examiner de la tête aux pieds et elle vit qu’il n’y en avait pas.
— Tu ne portes pas tes amulettes, dit-elle.
Il continua de sourire sans rien dire.
Peut-être les a-t-il données à quelqu’un, songea-t-elle. À l’un des enfants avec qui il parlait dans la rue. Ou peut-être les a-t-il rapportées dans le Nid, maintenant que son ambassade est terminée.
— Approche-toi, dit-elle. Laisse-moi te toucher.
Il secoua la tête sans cesser de sourire. Des flots d’amour continuaient d’émaner de lui. Elle n’avait pas besoin de le toucher. Elle se sentait envahie par un grand calme, une profonde assurance. Il y avait beaucoup de choses dans la vie qu’elle ne comprenait pas et ne comprendrait peut-être jamais, mais cela n’avait pas d’importance. Tout ce qui comptait, c’était d’être calme, et bon, et ouvert, et d’accepter tout ce qui pouvait arriver.
— Es-tu avec la Reine ? demanda-t-elle.
Il ne répondit pas.
— Est-ce que tu m’aimes ?
Un sourire. Rien qu’un sourire.
— Tu sais que, moi, je t’aime.
Un nouveau sourire. Comme un ruissellement de lumière.
Il resta avec elle pendant plusieurs heures. Puis elle se rendit compte que son image commençait à s’estomper et qu’elle allait s’évanouir, mais cela se faisait si lentement qu’il lui était impossible de remarquer le changement. Et enfin il disparut complètement.
— Reviendras-tu ? demanda-t-elle.
Mais il n’y eut pas de réponse.
Il revint pourtant, toujours à la tombée de la nuit, et elle le voyait apparaître tantôt près de son lit, tantôt devant l’étoile des hjjk. Jamais il ne parlait. Mais il souriait toujours, il emplissait toujours la pièce de sa présence affectueuse et de ce sentiment de bien-être et de paix profonde.
Thu-kimnibol était prêt à reprendre la route. Il regarda Weiawala et perçut les ondes d’anxiété, de tristesse et de chagrin qui émanaient de la fille de Salaman. Sa fourrure châtain avait perdu tout son éclat. Son organe sensoriel se dressait presque verticalement. Elle avait l’air affreusement malheureuse et effrayée. Et elle semblait incroyablement petite, bien plus petite qu’elle lui eût jamais paru. Mais il était si grand que toutes les femmes lui semblaient petites, et il en allait de même de la plupart des hommes.
— Alors, tu pars ? demanda-t-elle, incapable de le regarder en face.
— Oui. Esperasagiot est en train d’atteler les xlendis et Dumanka a chargé le ravitaillement dans les voitures.
— C’est donc un adieu.
— Pour cette fois.
— Oui, pour cette fois, dit-elle d’un ton amer. Ta cité t’appelle. Ta reine.
— Notre chef, tu veux dire.
— Peu importe. Elle t’ordonne de revenir et tu décampes aussitôt. Et il parait que tu es un prince !
— Écoute, Weiawala, je suis ici depuis plusieurs mois. Ma cité a besoin de moi et j’ai reçu l’ordre exprès de Taniane de regagner Dawinno. Prince ou pas, comment pourrais-je refuser de lui obéir ?
— Moi aussi, j’ai besoin de toi.
— Je sais, dit Thu-kimnibol.
Il la considéra bien en face et sentit l’hésitation le gagner. Il n’aurait pas beaucoup à se forcer pour la prendre dans ses bras et aller trouver Salaman pour lui dire : « Mon cousin, je veux prendre ta fille pour compagne. Permets-moi de l’emmener à Dawinno et, d’ici à quelques mois, nous reviendrons tous les deux, et notre union sera célébrée dans ton palais. » C’est certainement l’idée que Salaman avait derrière la tête quand, dès le premier soir, il lui avait offert la jeune fille « pour réchauffer son lit », comme l’avait dit le roi dans son parler cru et coloré.
Ce n’était pas une concubine que Salaman lui avait donnée en la personne de Weiawala, mais une compagne en puissance. Cela ne faisait aucun doute dans l’esprit de Thu-kimnibol. Le roi voulait effacer leur vieille brouille en cherchant à contracter pour sa famille une alliance avec l’homme le plus puissant de Dawinno. Une perspective qui avait à l’évidence bien des avantages pour Thu-kimnibol. Fils d’un roi, uni à la fille du successeur de ce roi il serait bien placé pour revendiquer le trône de Yissou, si ce trône devenait vacant et si d’aventure aucun des fils de Salaman n’était en position de l’occuper.
Mais il y avait deux obstacles à franchir.
D’une part, la mort de Naarinta était encore trop récente pour qu’il songe à prendre une nouvelle compagne. Dans la caste à laquelle il appartenait, certaines convenances devaient être respectées et il lui fallait ménager la susceptibilité de la famille de Naarinta. Il lui serait naturellement possible de s’unir un jour à une nouvelle compagne, mais pas encore, pas si vite.
Mais surtout il y avait un manque dans leurs relations. Il n’éprouvait pas d’amour pour Weiawala, du moins pas la sorte d’amour susceptible de pousser deux êtres à s’unir. Certes, ils avaient été inséparables depuis son arrivée et ils s’étaient accouplés avec une ardeur farouche et une passion jamais assouvie. Mais ils ne s’étaient pas unis une seule fois par le couplage. Thu-kimnibol n’avait pas éprouvé le désir d’accéder à cette intimité de l’âme et Weiawala n’avait pas semblé y attacher d’importance. Il trouvait cela révélateur : une union légitime sans couplage est vide de sens.
Et Weiawala était encore presque une enfant… Elle ne devait pas être plus âgée que sa nièce Nialli Apuilana. Comment pourrait-il s’unir à une enfant ? Il avait passé le cap de la quarantaine, ce qui, aux yeux de certains, faisait déjà de lui un homme d’un âge avancé. Non. Weiawala avait été une agréable compagne pendant son séjour à Yissou, mais maintenant, c’était terminé. Il devait la quitter et la chasser de son esprit, malgré ses pleurs et ses supplications.
Cette conduite n’était pas à l’honneur de Thu-kimnibol, mais il n’emmènerait pas Weiawala à Dawinno. C’était décidé.
Mal à l’aise, il cherchait les mots qui lui permettraient d’apaiser la jeune fille, ou tout au moins de se tirer d’embarras avec élégance, quand il vit arriver Biterulve, le jeune et séduisant fils du roi à la pâle fourrure et à l’esprit délié. Il tendit la main et serra celle de Thu-kimnibol d’une manière ferme et assurée.
— Je vous souhaite un bon voyage, mon cousin. Que les dieux vous gardent !
— Merci, Biterulve. Je sais que nous nous reverrons avant longtemps.
— Je m’en réjouis par avance, mon cousin.
Son regard se posa successivement sur Thu-kimnibol et sur Weiawala, puis revint se fixer sur le prince. L’espace d’un instant, il faillit poser la question qu’il avait sur le bord des lèvres, mais il décida de n’en rien faire. Biterulve avait été prompt à évaluer la situation ; la distance qu’il y avait entre eux et l’expression du regard de la jeune fille lui avaient suffi.
Il y eut un moment de gêne. Biterulve et Weiawala étaient frère et sœur ; ils étaient nés de la même mère, Sinithista. Il sautait aux yeux que Biterulve était le favori du roi. De tous les jeunes princes, il semblait être le plus intelligent et le plus doux. Il n’avait ni la morgue qui caractérisait Chham et Athimin, ni l’impétuosité des autres fils du roi. Mais, aussi doux qu’il fût, en voyant sa sœur abandonnée sous ses yeux, il aurait peut-être du mal à avaler la pilule. Allait-il essayer de forcer la décision et mettre tout le monde dans l’embarras ?
Apparemment pas. Il se tourna simplement vers Weiawala.
— Eh bien, ma sœur, lui dit-il avec un tact exquis, si Thu-kimnibol et toi vous êtes fait vos adieux, nous pouvons aller rejoindre notre mère. Elle sera contente de déjeuner avec nous.
Weiawala fixa sur lui un regard terne.
— Quand nous aurons fini, poursuivit Biterulve, nous monterons tous en haut du mur et nous regarderons partir notre cousin de Dawinno. Allez, viens. Viens vite.
Biterulve passa le bras autour des épaules de sa sœur. Il était à peine plus grand qu’elle et pas beaucoup plus musclé. Mais, à sa manière douce et persuasive, il réussit à l’entraîner hors de la pièce. Weiawala se retourna une fois pour lancer par-dessus son épaule un regard empreint de détresse dans la direction de Thu-kimnibol, puis elle disparut. Thu-kimnibol éprouva un profond sentiment de gratitude pour Biterulve. Que de sagesse chez ce jeune homme !
Mais Salaman se montrerait-il aussi compréhensif et aussi obligeant ?
Il aurait bien l’occasion un jour ou l’autre de remédier à cette situation. Il ne devrait pas être trop difficile de faire comprendre au roi qu’il était prématuré pour lui de s’allier à la famille royale de la Cité de Yissou, mais réussirait-il à le faire comprendre à Weiawala ? Heureusement, elle était jeune. Elle l’oublierait et elle tomberait amoureuse de quelqu’un d’autre.
Et si, un jour, je dois monter sur le trône de cette cité, se dit-il, je conférerai une haute position au prince Biterulve et je ferai en sorte de le garder auprès de moi. Et si les dieux ne m’accordent jamais le bonheur d’avoir un fils, il me succédera sur le trône de Yissou. Les deux dynasties régneront en alternance, un fils de Salaman, succédant au fils de Harruel.
Il ne put s’empêcher de rire de sa propre stupidité. Il voyait vraiment très loin. Sans doute beaucoup trop loin.
Les voitures préparées par Esperasagiot attendaient dans la cour du palais. Le maître d’équipage étudiait le ciel bas et lourd avec un déplaisir évident, et le mécontentement faisait gonfler son éclatante fourrure dorée.
— Si j’avais mon mot à dire, lança-t-il à Thu-kimnibol, l’air renfrogné, je dirai que ce n’est pas un temps pour voyager.
— Il est vrai que les conditions pourraient être meilleures, mais c’est aujourd’hui que nous reprenons la route.
Esperasagiot cracha par terre de dépit.
— Il paraît que ces tempêtes ne dureront pas plus d’une ou deux semaines.
— Ou bien trois ou quatre. Comment le savoir ? Taniane m’a rappelé, Esperasagiot. Aimez-vous tellement cette cité sinistre pour vouloir y attendre l’arrivée du printemps ?
— Je n’aime que mes xlendis, prince.
— Ils ne seront pas capables de supporter le froid ?
— Ceux de leur espèce ont connu des conditions bien plus rigoureuses pendant le Long Hiver, mais cela ne leur fera aucun bien d’être dehors par ce temps. Comme je vous l’ai dit, ce sont des animaux de la ville et ils ont l’habitude de la chaleur.
— Eh bien, nous les garderons au chaud. Demandez aux palefreniers de Salaman de nous fournir quelques couvertures supplémentaires. Et nous ferons en sorte de ne pas trop les pousser. Nous nous contenterons, comme vous le souhaitez, d’avancer à une allure régulière. Et si la mauvaise saison touche véritablement à sa fin, nous n’aurons à supporter le froid que pendant quelques jours. Et quand le beau temps reviendra, nous serons déjà loin sur la route de Dawinno.
— Comme vous voulez, prince, dit Esperasagiot avec un sourire figé.
Tandis qu’il s’éloignait vers les écuries, Thu-kimnibol aperçut Dumanka au fond de la cour. L’intendant, occupé à faire l’inventaire des provisions à charger dans les voitures, lui fit un signe joyeux de la main sans interrompre son travail.
Il était midi quand, les préparatifs enfin achevés, ils sortirent de la cité par la porte méridionale. Le soleil brillait au firmament et le vent était presque entièrement tombé. Mais le paysage qu’ils découvrirent derrière le mur était franchement rébarbatif. La plaine était piquetée d’arbres dépouillés, à l’aspect sinistre, et une couche de givre tapissait le versant septentrional des montagnes. Vers la fin de l’après-midi, un vent d’est tranchant comme un cimeterre se leva et balaya le plateau dénudé. Le seul signe de vie provenait des arbres-lanternes qui se dressaient juste au sud de la cité et qui, malgré les conditions atmosphériques, n’avaient pas été abandonnés par les oiseaux minuscules produisant leur lumière intermittente. Dès que la nuit commença à tomber, ils se mirent à clignoter, mais si faiblement qu’il n’y avait pas de quoi égayer les voyageurs.
Quand le convoi avait quitté la cité, Thu-kimnibol s’était retourné et il avait vu de toutes petites silhouettes qui les regardaient du haut du mur. Salaman ? Biterulve ? Weiawala ? Il leur avait fait un signe de la main et certaines lui avaient répondu, mais pas toutes.
Le convoi avait poursuivi sa route et la Cité de Yissou avait disparu. Lentement, prudemment, la députation de la Cité de Dawinno s’était éloignée vers le sud à travers les terres glacées et désolées.