5 La main du Transformateur

Les Jeux paraissaient interminables à Hresh. La foule grondait d’excitation tout autour de lui, mais il souhaitait de toutes ses forces être ailleurs, n’importe où. Il savait pourtant qu’il n’avait aucun espoir de pouvoir quitter le stade avant la fin de la dernière course, avant le dernier lancer. Il lui faudrait rester là, trempé, mourant d’ennui, avec l’idée atroce de la perte irréparable qu’il allait subir, s’efforçant désespérément de dissimuler son chagrin. Nialli Apuilana était assise à côté de lui, entièrement absorbée par ce qui se déroulait sur le stade, poussant des acclamations et des cris d’encouragement à l’arrivée de chaque course, comme si leur conversation du petit matin n’avait jamais eu lieu. Comme si elle était incapable de se rendre compte qu’elle lui avait brisé le cœur, qu’elle lui avait porté un coup dont il ne se relèverait jamais.

— Regarde, père ! s’écria-t-elle, la main tendue. Ils amènent les cafalas !

En effet, la course de cafalas allait se disputer, une épreuve comique dans laquelle des cavaliers juchés sur le dos des gros animaux trapus s’efforçaient frénétiquement de faire avancer contre leur volonté les indolentes montures aux courtes pattes. Cela avait toujours été l’une des épreuves préférées de Nialli, parfaitement idiote, complètement ridicule. En fait, c’était une idée de Hresh, juste une plaisanterie. Il avait simplement voulu s’amuser un peu en ajoutant la course de cafalas à la liste des épreuves. Mais on l’avait pris au sérieux, l’idée avait plu et c’était maintenant l’un des grands moments de la journée.

Hresh n’avait jamais été très intéressé par les Jeux, même dans sa jeunesse. Il jouait parfois à la lutte au pied ou à saute-caverne, mais sans jamais montrer d’enthousiasme. Il était trop frêle, trop petit, trop différent des autres pour ce genre de distraction. Il préférait passer son temps dans la compagnie du vieux Thaggoran, le chroniqueur à la fourrure grisonnante ou, de temps en temps, se promener seul dans le dédale d’anciens tunnels abandonnés qui s’entrecroisaient sous la grande salle d’habitation du cocon.

Mais les Jeux n’étaient pas à dédaigner. Ils offraient un divertissement, ils retenaient l’attention des plus frivoles et, plus important encore, ils fixaient l’esprit sur des sujets divins : la quête de l’excellence, de la perfection. C’est pourquoi Hresh avait imaginé cette fête annuelle en l’honneur de Dawinno. Dawinno était le dieu de la mort et de la destruction, mais aussi celui de la mutabilité, de la transformation, de l’inventivité et de l’esprit, des mille canaux de l’énergie. Ayant imaginé les Jeux, Hresh était retenu au stade, que cela lui plût ou non, et contraint de regarder les épreuves jusqu’à la dernière.

Une petite pluie fine et des trombes d’eau se succédaient en alternance, mais cela ne semblait gêner personne. Le stade n’était couvert que sur son pourtour ; toutes les tribunes centrales, y compris la loge du chef, étaient à ciel ouvert. Entre les averses soufflait un vent chaud qui séchait tout et les rares apparitions du soleil suffisaient à réconforter concurrents et spectateurs. Absorbés par le déroulement des épreuves, ils ne prêtaient aucune attention à la pluie. Trempé jusqu’aux os, inconsolable, aucunement intéressé par ce qui se passait, Hresh se disait qu’il était le seul à mourir d’ennui.

Le signal du départ venait d’être donné et les cafalas commençaient à se dandiner sur la piste boueuse. C’était en général un Beng qui gagnait la course de cafalas. Au cours de leurs pérégrinations aux confins du territoire hjjk, les Beng avaient trouvé des troupeaux de cafalas sauvages qu’ils avaient domestiqués pour leur viande et leur épaisse fourrure. Depuis, ils étaient les grands experts en cafalas.

Mais n’était-ce pas un jeune Koshmar qui était en tête de la course ? Si. Si. C’était Jalmud, l’un des fils cadets de Preyne. Nialli Apuilana s’était levée et elle agitait frénétiquement les bras en l’encourageant de la voix.

— Vas-y, Jalmud ! Vas-y ! Tu vas gagner !

Le jeune homme était penché sur l’encolure de son cafala, les genoux enfoncés dans la laine bleutée et trempée de l’animal, les mains tirant sur ses longues et souples oreilles noires. Et le cafala à l’œil terne, au museau aplati et aux pattes tournées en dehors, répondait héroïquement à ces stimulations, et avançait à une allure régulière en balançant la tête.

— Jalmud ! hurla Nialli Apuilana. Vas-y, Jalmud ! Tu vas battre les Beng !

Elle sautait sur place en marquant du pied le rythme des foulées pataudes du cafala et elle riait comme Hresh ne l’avait pas entendue rire depuis longtemps. Elle ressemblait plus à une jeune fille assistant à sa première course de cafala qu’à une femme qui n’en verrait plus jamais.

En la regardant suivre passionnément la course, Hresh eut un violent pincement au cœur. Il ne la quittait pas des yeux, comme s’il s’attendait à la voir disparaître d’un instant à l’autre. Mais il lui restait encore un peu de temps. Et il y avait d’abord les choses qu’elle avait promis de lui raconter. Sur la Reine, sur le Nid. Nialli Apuilana tenait ses promesses.

Dans combien de temps allait-elle partir ? Quelques jours ? Une semaine ? Un mois ?

Elle avait toujours été une enfant aventureuse, toujours curieuse, toujours avide d’apprendre. Avec émotion, Hresh la revit quand elle était une petite fille rieuse aux yeux brillants, trottinant à ses côtés dans les couloirs de la Maison du Savoir, le noyant sous un flot incessant de questions : « Qu’est-ce que c’est, ça ? À quoi ça sert ? »

Elle partirait, cela ne faisait aucun doute. C’était dans son esprit la grande aventure de sa vie, sa grande quête, et rien d’autre ne comptait pour elle, rien. Ni père, ni mère, ni patrie ne l’empêcheraient de partir. C’était un charme, un enchantement. Il serait impuissant à la retenir ; il avait vu en elle le feu de la passion. Elle aimait Kundalimon et, que Dawinno la protège, elle aimait la Reine. Son amour pour Kundalimon était naturel et il n’y avait qu’à s’en féliciter. Celui qu’elle portait à la Reine lui était incompréhensible et il savait qu’il ne pouvait rien y faire. Ce qu’on lui avait fait dans le Nid pendant la durée de sa captivité l’avait irréparablement changée. Elle allait donc repartir chez les hjjk, mais, cette fois, elle ne reviendrait pas. Elle ne reviendrait jamais. Cela avait pour Hresh quelque chose d’irréel ; dans quelque temps, sa fille serait perdue à jamais. Et il n’y pouvait rien. Le seul moyen de la retenir serait de l’enfermer comme un vulgaire malfaiteur.

— Jalmud hurle Nialli Apuilana qui semble transportée de joie.

La course est terminée. Jalmud se tient en souriant devant l’autel de Dawinno et il reçoit la couronne de la victoire. Des valets essaient de rassembler les cafalas qui se sont éparpillés dans toutes les directions.

Une silhouette casquée apparaît à l’entrée de la loge du chef. C’est un homme costaud portant l’écharpe de la garde judiciaire. Il incline la tête vers Taniane.

— Madame, dit-il à voix basse, il faut que je vous parle.

— Allez-y, je vous écoute.

Le garde lance un regard hésitant à Hresh, puis à Nialli Apuilana.

— Je préférerais que vous soyez seule à entendre.

— Alors, dites-le-moi dans le creux de l’oreille.

Le garde repousse son casque en arrière, puis il se penche vers le chef, les lèvres contre son oreille.

— Non ! lance Taniane d’une voix sourde, dès les premiers mots.

Elle porte les deux mains à sa gorge, puis elle commence à se frapper les cuisses, avec rage, en proie à une agitation intense. Hresh la regarde d’un air interdit. Le garde lui-même semble consterné par l’effet que ses paroles ont eu sur elle et il se recule en faisant précipitamment et nerveusement les signes de tous les dieux.

— Que se passe-t-il ? demande Hresh.

Taniane secoue lentement la tête et elle fait à son tour les signes sacrés.

— Que Yissou nous protège ! dit-elle d’une voix caverneuse.

Et elle répète l’invocation à plusieurs reprises.

— Mère ? dit Nialli Apuilana.

— Par tous les dieux, Taniane, dit Hresh en la prenant par le bras, explique-moi ce qui est arrivé.

— Oh ! Nialli, Nialli 1…

— Mère, je t’en prie !

— Le garçon qui nous a été envoyé par les hjjk…, commence Taniane d’une voix sépulcrale, l’émissaire…

— Qu’y a-t-il, mère ? demande Nialli d’un ton exaspéré. Il lui est arrivé quelque chose ?

— On vient de le découvrir dans une ruelle, près de la Maison de Mueri. Mort. Étranglé.

— Par les Déités ! s’écrie Hresh.

Il se retourne vers Nialli Apuilana, les bras tendus pour la consoler. Mais il est déjà trop tard. Avec un cri déchirant, la jeune fille se lève et s’enfuit, franchissant d’un bond prodigieux la barrière latérale de la loge du chef et se fondant aussitôt dans la foule où elle se fraie un chemin, écartant les gens avec fureur, comme s’ils n’étaient que de simples fétus de paille. Elle disparaît en quelques instants. Un moment plus tard, un deuxième garde, hors d’haleine, les yeux écarquillés, arrive en courant aussi pesamment qu’un cafala. Il s’agrippe des deux mains à la barrière de la loge du chef en essayant de reprendre son souffle.

— Madame ! s’écrie l’homme d’une voix haletante. Un assassinat dans le stade, madame ! Le capitaine de la garde, madame… Le capitaine de la garde…


Il était près de minuit. La pluie avait cessé et d’épaisses écharpes de brume s’élevaient du sol comme des âmes de morts revenant à la vie. Une réunion impromptue des principaux membres du Praesidium – cela avait semblé être la seule chose à faire – s’était tenue pendant toute la soirée et d’interminables discussions sur le double assassinat avaient eu lieu, comme si le fait d’en parler longuement pouvait rendre la vie aux deux victimes. Taniane avait fini par renvoyer tout le monde, sans qu’aucune décision eût été prise. Seul Husathirn Mueri était resté. C’est elle qui le lui avait demandé.

Le chef était au bord de l’effondrement. Pour elle, cette journée avait duré mille ans.

Il ne s’agissait pas d’un meurtre, mais de deux ! Deux meurtres le même jour, dans une cité où la mort violente était inconnue ou presque et, par-dessus le marché, ils avaient été commis le jour de la Fête de Dawinno.

— Je vous avais seulement demandé de l’empêcher de poursuivre sa propagande, dit-elle en lançant à Husathirn Mueri un regard glacial et chargé de rancune. Pas de le faire assassiner. Quel animal êtes-vous donc pour faire tuer un homme comme cela ?

— Je ne voulais pas plus sa mort que vous, madame, protesta Husathirn Mueri d’une voix rauque.

— Vous avez pourtant chargé votre capitaine de la garde de se débarrasser de lui.

— Non. Je vous affirme que non, madame.

Husathirn Mueri paraissait aussi épuisé et en aussi piteux état qu’elle. Sur sa fourrure noire maculée de sueur, les spirales de poils blancs étaient tout encrassées. L’épuisement donnait à ses yeux ambrés un aspect vitreux. Il se laissa tomber sur le banc de pierre placé en face du bureau du chef.

— Je n’ai fait que répéter à Curabayn Bangkea ce que vous m’aviez dit : qu’il fallait le faire taire, qu’il fallait l’empêcher de poursuivre sa propagande. Je n’ai jamais parlé de le tuer. Si Curabayn Bangkea l’a tué, il en a eu l’idée tout seul.

— Pourquoi dites-vous si Curabayn Bangkea l’a tué ?

— On ne pourra jamais en apporter la preuve.

— Le cordon dont il s’est servi pour l’étrangler a été retrouvé à son propre poignet.

— Non, dit Husathirn Mueri d’une voix lasse. Je vous accorde qu’il avait un cordon au poignet, mais il est courant que ce genre d’homme en porte, plus comme un ornement qu’autre chose. Le fait d’en avoir trouvé un autour de son poignet ne prouve rien. Et nous ne pouvons être certains que c’est celui qui a été utilisé pour étrangler Kundalimon. Même si c’est le cas, madame, il y a toujours la possibilité que celui qui a étranglé Kundalimon ait ensuite tué Curabayn Bangkea et passé le cordon autour de son poignet pour faire retomber les soupçons sur lui. Mais permettez-moi de vous soumettre une autre hypothèse : nous pouvons imaginer que Curabayn Bangkea, ayant découvert l’assassin, lui avait pris le cordon pour l’utiliser comme preuve avant d’être lui-même tué. Par le complice de l’assassin, peut-être.

— Que d’hypothèses !

— C’est ainsi que mon cerveau fonctionne, dit Husathirn Mueri. Je n’y peux rien.

— Je vois, dit Taniane avec aigreur.

Ce qui la démangeait, c’était de projeter sa seconde vue pour essayer de découvrir exactement dans quelle mesure Husathirn Mueri était impliqué dans cette tragédie. Le connaissant comme elle le connaissait, elle avait encore le sentiment qu’il avait délibérément choisi d’interpréter ses instructions comme l’ordre de liquider Kundalimon. Il ne fallait pas oublier que le jeune homme avait été le rival de Husathirn Mueri pour obtenir les faveurs de Nialli Apuilana et qu’il l’avait emporté haut la main. N’était-il pas commode pour Husathirn Mueri de mal interpréter les ordres du chef et d’envoyer Curabayn Bangkea, sa créature, éliminer le rival comblé ? Puis de faire assassiner le capitaine de la garde pour le réduire au silence ?

Cette théorie tenait debout. Et, en regardant Husathirn Mueri, elle eut l’impression qu’une aura de culpabilité émanait de lui, comme un nuage délétère de gaz des marais.

Mais Taniane ne pouvait se permettre de fouiller dans son esprit pour y découvrir des faits. Ce serait une intrusion scandaleuse, contraire à toutes les convenances. Si elle voulait le faire, il lui faudrait d’abord l’inculper officiellement et le faire comparaître en jugement. Et s’il se révélait innocent, elle n’aurait rien gagné d’autre qu’un ennemi implacable qui se trouvait être l’un des hommes les plus puissants et les plus habiles de la cité. C’était un risque qu’il valait mieux ne pas courir.

Ai-je jamais souhaité, même inconsciemment, me débarrasser de Kundalimon ? se demanda-t-elle. Et l’aurais-je fait comprendre à Husathirn Mueri sans me rendre pleinement compte de ce que je demandais ?

Non. Non. Non.

Jamais elle n’avait voulu aucun mal à ce pauvre garçon. Son seul désir avait été de protéger les enfants de la cité contre la folie des doctrines hjjk qu’il propageait. Elle en avait la conviction profonde. Jamais l’idée ne l’avait effleurée d’ordonner la mort du premier et du seul amant de sa fille.

Où était Nialli maintenant ? Nul ne l’avait vue depuis sa fuite du stade.

— Vous me soupçonnez encore ? demanda Husathirn Mueri.

— Je soupçonne tout le monde, répondit Taniane avec froideur, sauf peut-être mon compagnon et ma fille.

— Quelle assurance pourrais-je vous donner, madame, que je n’ai eu aucune part à la mort de ce garçon ?

— Admettons, dit-elle. C’est donc le capitaine de la garde, votre subordonné, qui a pris l’initiative de faire tuer Kundalimon, ou de le tuer lui-même ?

— Très probablement.

— Alors, comment expliquez-vous la mort de Curabayn Bangkea ?

— Je n’en ai pas la moindre idée, répondit Husathirn Mueri en écartant les bras. Peut-être des voyous, au stade, qui l’ont surpris dans un endroit isolé. Et qui avaient des comptes à régler avec lui. C’était le capitaine de la garde et il faisait l’important. Il devait avoir des ennemis.

— Mais le jour même de l’assassinat de Kundalimon…

— C’est une coïncidence que seuls les dieux pourraient expliquer. J’avoue que je n’en suis pas capable, madame. Mais l’enquête se poursuivra jusqu’à ce que nous ayons découvert la vérité, même si cela doit prendre cent ans. Les deux assassinats seront élucidés, je vous en réponds.

— Dans cent ans, tout cela n’aura plus d’importance. Ce qui compte aujourd’hui, c’est qu’un émissaire de la Reine des Reines a été assassiné pendant qu’il était en mission dans notre cité. Pendant que se déroulaient des négociations sur un traité de paix.

— Et c’est cela qui vous ennuie, n’est-ce pas ?

— Je ne veux pas que nous soyons entraînés dans une guerre contre les hjjk avant d’être prêts. Seul Yissou sait ce qui se passe dans l’esprit des hjjk, mais, si j’étais à la place de la Reine, je considérerais l’assassinat d’un ambassadeur comme une provocation d’une extrême gravité. Comme un acte d’hostilité, en fait. Et nous sommes loin d’être prêts à la guerre.

— Je suis d’accord avec vous, dit Husathirn Mueri, mais en l’occurrence il ne s’agit pas d’une grave provocation. Réfléchissez, madame. Premièrement, commença-t-il en comptant sur ses doigts, sa mission était terminée. Il avait transmis son message et c’est tout ce qu’il avait à faire ici. Ce n’était pas un négociateur, juste un messager, et pas très qualifié. Deuxièmement, Kundalimon était originaire de notre cité, où il revenait après une longue absence passée en captivité. Ce n’était en aucune manière un sujet de la Reine. Elle n’avait d’autorité sur lui que parce qu’il nous avait été enlevé. Quel droit aurait-elle pu avoir sur lui ? Troisièmement, il n’existe aucune relation entre Dawinno et le Nid et, en conséquence, rien ne nous permet de penser que les hjjk découvriront un jour ce qu’il lui est arrivé, si tant est que cela les intéresse. Quand nous leur adresserons notre réponse à la proposition de traité, si nous le faisons un jour, rien ne nous obligera à leur indiquer où se trouve Kundalimon. Mais peut-être ne leur répondrons-nous pas. Quatrième…

— Assez ! ordonna Taniane. Assez d’hypothèses ! Votre esprit n’arrête donc jamais de fonctionner, Husathirn Mueri ?

— Seulement quand je dors, et encore…

— Alors, allez-vous coucher et je vais en faire autant. Vous m’avez convaincue. La mort de ce jeune homme ne risque pas de déclencher la colère des hjjk. Mais il reste une atteinte au bien public qui ne pourra être réparée que par l’arrestation des meurtriers.

— J’ai la conviction que celui qui a tué Kundalimon est déjà mort.

— Alors, il reste au moins un tueur en liberté. Je vous charge de le découvrir, Husathirn Mueri.

— Je ferai tous mes efforts, madame. Vous pouvez compter sur moi.

Il s’inclina et s’éloigna. Taniane le suivit des yeux jusqu’à ce qu’il tourne l’angle du couloir et disparaisse.

La journée était enfin finie. Elle allait pouvoir rentrer chez elle où elle retrouverait Hresh qui l’attendait. Il avait été beaucoup plus affecté par la mort de Kundalimon qu’elle ne l’aurait cru. Elle l’avait rarement vu aussi abattu. Et puis, il y avait Nialli… Il fallait la retrouver, il fallait la consoler…

Vraiment une très longue journée.


C’est le cœur de la contrée tropicale et sauvage, où l’air semble adhérer à la gorge à chaque inspiration, où le sol est mou et élastique sous le pied, comme une éponge gorgée d’eau. Nialli Apuilana n’a pas la moindre idée de la distance qu’elle a couverte depuis sa fuite de la cité. Elle n’a aucune idée précise de quoi que ce soit. Son cerveau est engorgé, congestionné par la douleur. Les pensées ne peuvent y circuler.

Là où il y avait les pensées, il ne reste plus que sa seconde vue, fonctionnant d’une manière plus ou moins automatique, qui lui transmet par faibles impulsions des renseignements sur le paysage environnant. Elle a conscience de la cité, loin derrière elle, blottie au creux de ses collines comme un gigantesque monstre de pierre et de brique aux nombreux tentacules, qui projette des ondes funestes et menaçantes. Elle a conscience des marais qu’elle traverse, grouillant de la vie cachée d’une faune grande et petite. Elle a conscience de l’immensité du continent qui s’étend devant elle. Mais rien n’est clair, rien n’est cohérent. La seule réalité est le mouvement continu de son corps, le besoin affolant, irrésistible de fuir, de fuir plus loin, toujours plus loin.

Il s’est écoulé une nuit et une journée, puis une autre nuit et presque une journée entière depuis qu’elle a quitté Dawinno. Elle a fait une partie du trajet à dos de xlendi, poussant rageusement l’animal jusqu’au cœur de la région des lacs. Mais, vers la fin de la première journée, elle s’était arrêtée au bord d’un ruisseau pour se désaltérer et le xlendi en avait profité pour s’enfuir. Elle a poursuivi la route à pied. Elle ne s’arrête presque jamais, sauf pour prendre quelques heures de repos. Et quand elle s’arrête, elle s’enfonce aussitôt dans des ténèbres qui doivent être voisines de la mort. Quand elle en ressort, elle se relève et reprend sans attendre sa fuite éperdue et sans but. Elle se sent fiévreuse, comme si tout son corps était en feu, mais cela lui donne une énergie accrue. Elle a le sentiment d’être un projectile incandescent, traçant un sillage de feu dans des terres inconnues. Elle se nourrit de fruits qu’elle arrache sur les branches sans même s’arrêter. Elle se baisse parfois pour cueillir des champignons au chapeau jaune brillant qu’elle fourre dans sa bouche et repart en courant. Quand la soif devient intolérable, elle boit dès qu’elle trouve de l’eau, qu’elle soit courante ou dormante. Rien n’a d’importance. Tout ce qui compte, c’est de fuir.

Son corps a atteint depuis longtemps l’étrange état d’une légèreté cristalline qui existe au-delà de la fatigue. Elle ne sent plus la douleur lancinante de ses jambes lasses, elle ne tient plus compte des râles de protestation de ses poumons ni des élancements qui se propagent dans ses reins. Elle avance à longues foulées gracieuses, avec une sorte de sérénité que rien ne vient troubler.

Elle ne doit pas laisser son esprit reprendre conscience.

Sinon, elle entendra encore les paroles fatales. Nous l’avons découvert dans une ruelle. Mort. Étranglé.

La vue du corps frêle, tassé, désarticulé, regardant fixement sans le voir le gris du ciel s’imposera à elle. Elle verra ses mains tendues. Ses lèvres entrouvertes.

Nous l’avons découvert dans une ruelle.

Son amant. Kundalimon. Mort. Disparu à jamais.

Ils allaient prendre tous les deux la route du nord pour rejoindre la Reine. La main dans la main, ils seraient descendus ensemble dans le Nid des Nids, le mystérieux et douillet royaume aux odeurs suaves qui s’étendait sous les lointaines plaines septentrionales. Le lien du Nid aurait envahi leur esprit de son chant mélodieux. La force de l’amour de la Reine aurait détruit toutes les dissonances de leur âme. Des êtres chers seraient venus les accueillir : penseurs du Nid, faiseurs d’Œufs, donneurs de Vie, Militaires, toutes les castes rassemblées pour souhaiter la bienvenue aux nouveaux arrivants dans leur véritable patrie.

Mort. Étranglé. Mon seul amour.

Nialli Apuilana n’avait jamais soupçonné qu’un amour comme le leur pût exister Et elle sait qu’elle n’en retrouvera jamais plus l’équivalent. Son seul désir est maintenant de le rejoindre, où qu’il soit.

Elle continue de courir, sans rien voir, sans rien penser.

C’est le retour du crépuscule. Les ombres s’allongent et l’enveloppent comme dans un grand manteau. Une pluie douce et chaude tombe par intermittence. D’épaisses volutes de brume dorée s’élèvent de la terre humide. D’épais nuages cotonneux qui l’entourent de leurs spirales et prennent la forme des dieux. Des dieux qui n’ont pas de forme et en qui elle ne croit pas. Ils la serrent de près et s’élèvent plus haut que les arbres au tronc lisse et couvert d’un enchevêtrement de plantes grimpantes, et ils lui parlent. Leurs voix qui dégringolent jusqu’à ses oreilles ont des harmoniques chatoyantes, plus riches que n’importe quelle musique qu’elle ait jamais entendue.

— Je suis Dawinno, mon enfant. Je prends toutes les choses et je les transforme pour en faire de nouvelles à qui je donne vie. Sans moi, il n’y aurait que la roche immuable.

— Je suis Friit. J’apporte la guérison et l’oubli. Sans moi, il n’y aurait que la douleur.

— Je suis Emakkis, mon enfant. C’est moi qui pourvois à la nourriture. Sans moi, la vie ne pourrait subsister.

— Et moi, mon enfant, je suis Mueri. Je suis la consolation. Je suis l’amour qui dure et qui anime. Sans moi, la mort serait la fin de toute chose.

— Je suis Yissou. Je suis celui qui protège des maux. Sans moi, la vie ne serait qu’une vallée d’épines et de ronces.

Mort. Étranglé. Découvert dans une ruelle.

— Il n’y a pas de dieux, murmure Nialli Apuilana. Il n’y a que la Reine, qui nous englobe tous dans son amour. C’est elle notre réconfort et notre protection, notre nourriture, notre guérison et notre transformation.

Dans l’obscurité qui va s’épaississant, une lumière dorée l’enveloppe. La jungle en resplendit. Les lacs, les mares et les cours d’eau miroitent. La lumière ruisselle de partout. L’air, étouffant et torride, est rempli des images des Cinq Déités. Nialli Apuilana lève la main devant son visage pour se protéger les yeux, tellement la lumière est forte. Mais elle baisse rapidement cette main et laisse la lumière la baigner. Elle est empreinte de tendresse et de bonté. Nialli Apuilana y puise de nouvelles forces. Elle se remet à courir, s’enfonçant encore un peu plus dans cet état de légèreté cristalline où la fatigue n’existe pas.

Elle entend de nouveau les voix. Dawinno. Friit. Emakkis. Mueri. Yissou.

Le Destructeur. Le Guérisseur. Le Pourvoyeur. La Consolatrice. Le Protecteur.

— La Reine, murmure Nialli Apuilana. Où est la Reine ? Pourquoi ne vient-Elle pas à moi maintenant ?

— Mais, mon enfant, Elle est nous et nous sommes Elle. Tu ne comprends donc pas ?

— Vous êtes la Reine ?

— La Reine est nous.

Elle retourne ces paroles dans sa tête.

Oui, se dit-elle. Oui, c’est la vérité.

Elle retrouve la faculté de penser. Ses yeux sont ouverts. Elle voit les étoiles, elle voit les nombreuses planètes, elle voit l’amour de la Reine unissant toutes les planètes sous un voile brillant. Et elle comprend que tout est un, qu’aucune différence, aucune gradation, aucune division ne distingue les diverses formes de la réalité. Elle ne s’en était jamais rendu compte. Mais maintenant, elle voit, elle entend, elle accepte.

— Nous vois-tu, mon enfant ? Nous entends-tu ? Sens-tu notre présence ? Nous connais-tu ?

Des silhouettes sans forme. Des visages sans traits. De puissantes sonorités résonnent au milieu des ombres qui descendent. Et la lumière semble se répandre de partout, venant de l’intérieur. Densité. Étrangeté. Mystère. Elle baigne dans la divinité. La beauté. La paix. Son esprit est embrasé, mais par un feu blanc et froid qui brûle toutes les impuretés. De la terre monte un grondement qui emplit tout le ciel, mais c’est un doux grondement qui l’enveloppe entièrement. Les Cinq Déités sont partout et elle s’abandonne.

— Je comprends, murmure-t-elle. La Reine… le Créateur… Nakhaba… les Cinq… la même chose, juste des aspects différents de la même chose…

— Oui. Oui.

La nuit tombe rapidement. Derrière elle, le ciel chargé est strié de bleu, d’écarlate, de pourpre, de vert. Devant, s’étendent les ténèbres. Des arbres-lanternes commencent à prendre vie. Des animaux de la jungle apparaissent un peu partout. Ailes, cous, griffes, écailles et dents qui brillent tout autour d’elle.

Elle se laisse tomber à genoux. Elle ne peut pas aller plus loin. Avec le retour de la pensée est venue la réalité de la fatigue. Elle enfonce les mains dans la terre chaude et humide, et s’y cramponne.

Toujours à croupetons, haletant et frissonnant d’épuisement, elle a soudain le sentiment d’être de nouveau seule, de n’avoir plus autour d’elle que les animaux qui remplissent la nuit de leurs cris, de leurs gloussements, de leurs sifflements et de leurs mugissements. Où sont donc passés les dieux ? A-t-elle couru trop vite pour qu’ils puissent la suivre ?

Non. Elle perçoit leur présence. Il lui suffit de s’ouvrir à eux et ils sont là.

— Là, mon enfant. Je suis Mueri. Je te consolerai.

— Je suis Yissou. Je te protégerai.

— Je suis Emakkis. Je pourvoirai à tes besoins.

— Je suis Friit. Je te guérirai.

— Je suis Dawinno. Je te transformerai. Je te transformerai. Je te transformerai, mon enfant.


Plus de quatre semaines s’étaient déjà écoulées depuis l’arrivée de Thu-kimnibol dans la Cité de Yissou. Les négociations proprement dites sur l’alliance militaire entre le roi Salaman et le gouvernement de la Cité de Dawinno n’avaient pas encore débuté. On en était encore au stade des préliminaires, et encore. Salaman ne semblait vraiment pas pressé. Il éludait toutes les tentatives de Thu-kimnibol pour aborder les questions de fond. Le roi semblait au contraire faire en sorte de détourner son attention en l’entraînant dans une succession ininterrompue de fêtes et de cérémonies, comme s’il eût été un membre de sa propre famille. Et la jeune Weiawala partageait sa couche toutes les nuits, comme s’ils étaient déjà promis l’un à l’autre. Il n’avait pas fallu longtemps à Thu-kimnibol pour s’habituer à l’ardeur et à la passion de la jeune fille, et pour y prendre plaisir. Grâce à elle, il avait retrouvé le goût de vivre.

La lenteur des négociations ne le gênait aucunement. Cela donnait le temps à la blessure causée par la perte de Naarinta de se cicatriser, d’autant mieux qu’il était loin des lieux où flottaient encore des souvenirs douloureux. Et la Cité de Yissou recelait pour lui des souvenirs encore plus lointains. Curieusement, Thu-kimnibol n’était pas mécontent de se retrouver dans le lieu où il avait passé ses années de formation, de trois à dix-neuf ans. Vengiboneeza, sa ville natale, n’était pour lui rien d’autre qu’une sorte de rêve et Dawinno lui semblait irréelle et trop distante. Toute sa vie là-bas, sa demeure princière, sa compagne, ses amis et ses plaisirs, tout cela s’était estompé à tel point qu’il n’y pensait plus que rarement. Et là, à l’ombre du mur titanesque et grotesque de Salaman, dans le labyrinthe des rues froides et sombres, il commençait bizarrement à se sentir chez lui. C’était très étonnant. Il ne comprenait pas pourquoi et n’essayait même pas de comprendre. Pour ce qui était de sa mission, son ambassade, plus les choses traîneraient, mieux ce serait. Il valait mieux ne pas conclure dans la précipitation le genre d’alliance qu’il envisageait.

Il partait souvent se promener dans l’arrière-pays, accompagné le plus souvent par Esperasagiot, Dumanka et Simthala Honginda, mais parfois par un ou deux des fils aînés du roi. C’est Salaman qui lui avait suggéré ces excursions.

— Tes xlendis vont avoir besoin d’exercice. Les rues de la cité sont trop étroites et sinueuses, et les animaux n’ont pas assez d’espace pour se dégourdir les pattes.

— Mais il n’y a pas de risques que je rencontre des hjjk en m’éloignant de la cité ? demanda Thu-kimnibol.

— Si tu vas très loin au nord-est, oui. Mais, sinon, ta ne risques rien.

— Dans la direction de Vengiboneeza, tu veux dire ?

— Oui. C’est là que se trouvent ces saletés d’insectes. Ils sont un million, peut-être même dix, qui sait ? Vengiboneeza en est infestée. Et même si tu devais rencontrer une bande de hjjk pendant ta balade ? poursuivit-il en le regardant par en dessous. Si ma mémoire ne me trompe pas, tu étais autrefois tout à fait capable de t’en débarrasser.

— Je crois que j’en serai encore capable, dit posément Thu-kimnibol.

Il restait quand même sur ses gardes dès qu’il s’éloignait du mur d’enceinte de la cité. Il prenait en général la direction de la région agricole qui s’étendait au sud de Yissou et il lui arriva à une ou deux reprises de s’enfoncer en compagnie de Esperasagiot dans les forêts orientales, mais il ne s’aventura jamais au nord. Non que l’idée de tomber sur un groupe de hjjk l’effrayât – et il maudissait Salaman d’avoir fait une allusion à sa lâcheté. Ce serait même très amusant de pourfendre quelques insectes. Mais il était chargé d’une mission à Yissou et il serait non seulement stupide, mais irresponsable de se faire tuer dans une escarmouche avec les hjjk.

Un jour, Salaman lui proposa de partir avec lui. Thu-kimnibol vit avec étonnement le roi prendre la direction de l’ouest, à travers un haut plateau auquel succéda une contrée accidentée et parcourue de ravins où leurs xlendis avaient de la peine à garder l’équilibre. C’était une région inhospitalière et fatigante à traverser, où le danger pouvait surgir de partout. Peut-être Salaman avait-il éprouvé le besoin d’éprouver le courage de son hôte. Ou de prouver le sien. Mais Thu-kimnibol dissimula son irritation.

— C’est ici, dit le roi, que nous avons écrasé les hjjk, le jour de la grande bataille. T’en souviens-tu ? Tu étais si jeune.

— Assez grand pour me battre, mon cher cousin.

Ils s’arrêtèrent un moment pour regarder autour d’eux. Thu-kimnibol sentait les vieux souvenirs, un peu voilés par le temps, remonter lentement à la surface de sa conscience. Il revit d’abord les hjjk dans les rangs desquels régnait une confusion indescriptible provoquée par l’appareil de Hresh qui envoyait leurs vermilions se jeter dans les ravins remplis d’éboulis. Puis la bataille… Comme il avait combattu ce jour-là ! Il avait taillé en pièces les insectes désorientés qui grouillaient autour de lui. Quel âge avait-il ? Six ans ? Oui, ce devait être cela. Mais il était déjà deux fois plus grand que les enfants de son âge. Et son épée n’était pas un jouet, mais une vraie lame. Le plus beau moment de sa vie : l’enfant-guerrier, le fier combattant, frappant d’estoc et de taille avec fureur et bravoure. C’était la seule et unique fois de sa vie où il avait goûté la joie profonde du champ de bataille. Un nectar dont il avait envie de retrouver la saveur sur ses lèvres.

La seconde fois où il partit avec Salaman, le roi fut encore plus intrépide. Cette fois, il s’engagea sur le plateau boisé qui s’étendait au nord-est de la cité, précisément la région où il avait déconseillé à Thu-kimnibol de se rendre et il continua pendant plusieurs heures sans s’arrêter. À mesure qu’ils avançaient, Thu-kimnibol commença à se demander si Salaman n’avait pas dans l’idée d’aller jusqu’à Vengiboneeza ou quelque autre folie de ce genre. Il n’en était évidemment pas question, car cela prendrait plusieurs semaines et une mort certaine était au bout du voyage. Mais les hjjk étaient censés être nombreux au nord-est, même à cette distance de la cité. S’il était si risqué d’aller dans cette direction, pourquoi le roi s’y aventurait-il ?

La journée était bien entamée et ils chevauchaient en silence en suivant le versant d’une montagne qui s’étirait à perte de vue. Le paysage devenait de plus en plus sauvage. Un vol d’oiseaux de sang assombrit fugitivement le ciel au-dessus de leurs têtes. Sur un monticule ensoleillé, une colonie de pincevertes, des insectes longs comme la jambe, au corps pâle composé de nombreux segments, se mouvaient lentement au soleil. Plus loin, ils virent un endroit où le sol était complètement bouleversé, comme par l’action de quelque trépan géant et, en se penchant pour regarder, Thu-kimnibol distingua des yeux écarlates, grands comme des soucoupes, braqués sur lui et d’énormes dents jaunes claquant férocement.

Ils firent enfin halte dans un endroit dégagé et couvert d’herbe, au sommet d’une élévation de terrain. Le ciel commençait à prendre des nuances plus sombres ; il avait la couleur soutenue d’un vin généreux. Thu-kimnibol se tourna vers l’orient, où les ombres commençaient de s’allonger. Vengiboneeza était là-bas, tout là-bas, très loin au-delà de l’horizon. Sa mémoire n’en avait conservé que quelques fragments épars, l’image d’une tour, le revêtement de pavés d’un boulevard, l’étendue d’une vaste place. L’antique et étincelante cité peuplée de fantômes. Et qui grouillait de millions de hjjk s’agitant frénétiquement comme dans une ruche. Ils devaient emplir la ville de leurs relents !

Au bout d’un certain temps, Thu-kimnibol crut discerner d’étranges silhouettes anguleuses qui avançaient dans une gorge étroite, au pied de la montagne.

— Des hjjk, dit-il. Les vois-tu ?

À une telle distance, ils étaient minuscules, de simples petites taches jaunes rayées de noir.

Salaman fouilla la gorge du regard en plissant les yeux.

— Par Yissou, tu as raison ! Un, deux, trois, quatre…

— Et un cinquième qui reste par terre. Le ventre en l’air.

— Tes yeux sont plus jeunes que les miens. Mais je les distingue maintenant. Tu vois jusqu’à quelle distance de Yissou ils s’aventurent. Ils viennent rôder de plus en plus près. Les deux plus grands sont des femelles, poursuivit le roi sans cesser de scruter la gorge. Ce sont des guerriers. Chez les hjjk, les femelles sont les plus fortes. Je suppose qu’elles escortent les trois autres quelque part. C’est un groupe d’espions. Celui qui est par terre a l’air grièvement blessé. Peut-être est-il déjà mort. De toute façon, ils vont bientôt faire un bon repas.

— Un bon repas ?

— En mangeant le mort. Ils ne laissent rien perdre, les hjjk. Pas même leurs propres morts. Tu ne le savais pas ?

Thu-kimnibol ne put s’empêcher de rire, tellement l’idée lui paraissait monstrueusement macabre. Puis il reconsidéra la chose et se mit à frissonner. Était-il possible que Salaman fût sérieux ? Mais oui, selon toute apparence, il l’était. Au loin, les quatre hjjk étaient penchés sur le corps de leur congénère étendu et ils semblaient le mettre méthodiquement en pièces, arrachant les membres et les ouvrant pour atteindre la chair qu’ils contenaient. Thu-kimnibol suivait la scène d’un regard horrifié, mais il était incapable de détourner les yeux. Le dégoût lui donnait la chair de poule et lui tordait les boyaux. À coups de griffes agiles et de bec avide, ils s’alimentaient avec calme, application et efficacité… des êtres répugnants, haïssables…

— Ainsi ils sont cannibales. Vont-ils jusqu’à se tuer entre eux pour avoir de la chair ?

— Bien sûr qu’ils sont cannibales. Ils ne voient rien de mal à manger leurs morts. C’est un peuple qui évite tout gaspillage inutile, mais ce ne sont pas des assassins. Le meurtre de leur prochain est un péché qui ne semble pas faire partie de leurs coutumes, mon cher cousin. À mon avis, celui-ci est tombé sur quelque chose d’encore plus malfaisant que lui. Les dangers ne manquent pas dans la région et les animaux sauvages y sont en abondance.

— Ils évitent le gaspillage, lança Thu-kimnibol d’un ton dégoûté, c’est tout ce que tu trouves à dire ! Ce sont des êtres démoniaques ! Nous devrions les exterminer jusqu’au dernier !

— C’est ton avis, mon cousin ?

— Oui, c’est mon avis.

— Dans ce cas, dit Salaman avec un large sourire, nous sommes d’accord. Je savais bien que tu trouverais cette promenade instructive. Comprends-tu maintenant à quoi nous devons faire face ? Comprends-tu maintenant pourquoi mon mur, dont la hauteur t’amuse tant, a de telles dimensions ? Il nous a suffi de nous éloigner un peu de la cité pour les voir commettre cette abomination sous nos yeux, sans qu’ils se préoccupent le moins du monde d’être observés.

Le regard noir, Thu-kimnibol sentait des élancements dans son crâne.

— Nous devrions fondre sur eux et les massacrer pendant qu’ils sont en train de manger. À deux contre quatre, nous avons toutes les chances de notre côté.

— Il y en a peut-être une centaine d’autres cachés derrière les arbres, dit Salaman en posant la main sur le bras de Thu-kimnibol. As-tu envie de devenir leur prochain repas ? Viens. Le soleil s’incline déjà dans le ciel et nous sommes loin de la cité. Je pense qu’il est temps de rentrer.

Mais Thu-kimnibol ne parvenait pas à détacher son regard de la scène macabre qui se déroulait dans la gorge.

— Une vision est en train de me venir à l’esprit, dit-il d’une voix douce. Je vois une armée, des milliers d’hommes, qui traversent ces terres. Des hommes venant de ta cité et de la mienne, et des villages qui se trouvent entre les deux. Nous progressons rapidement et nous frappons avec la rapidité de la foudre, massacrant tous les hjjk qui se trouvent sur notre route. Nous avançons à marche forcée et nous arrivons au cœur du grand Nid, là où se trouve le repaire de la Reine. Une guerre éclair contre laquelle ils sont impuissants malgré leur nombre. Toute leur force est dans la Reine. Si nous la tuons, ils seront sans défense et nous pourrons les exterminer à notre aise. Qu’en penses-tu, Salaman ? N’est-ce pas une merveilleuse vision ?

Le roi hocha la tête. Il avait l’air ravi.

— Nous voyons les choses de la même manière, mon cousin. De la même manière ! Si tu savais depuis combien de temps j’attends que quelqu’un de Dawinno vienne me parler comme cela ! J’avais presque abandonné tout espoir.

— Et tu n’as jamais envisagé de leur faire la guerre tout seul ?

Une lueur d’agacement brilla fugitivement dans les yeux de Salaman.

— Nous ne sommes pas assez nombreux, mon cousin. Ce serait courir à la catastrophe. C’est votre cité qui a accueilli tous les Beng, c’est là que sont les troupes dont j’ai besoin. Mais quelles chances ai-je de pouvoir en disposer un jour ? Il fait trop bon vivre chez vous, Thu-kimnibol. Dawinno n’est pas une cité de guerriers. Toi excepté, bien entendu.

— Tu nous sous-estimes, mon cousin.

— Autrefois, dit Salaman avec un haussement d’épaules, quand ils erraient dans les plaines, les Beng étaient des guerriers. Mais maintenant qu’ils vivent dans le sud ensoleillé, ils se laissent aller et se font du lard. Ils ont dû oublier tout ce que les hjjk leur ont fait subir. La cité de Dawinno est trop éloignée du territoire hjjk pour que vous vous en préoccupiez. Vous arrive-t-il souvent de voir des hjjk rôder aussi près de votre cité que ceux-là ? Une fois tous les trois ans, peut-être ? Nous, nous vivons tous les jours avec leur présence menaçante. Chez vous, toute la population est en émoi quand un enfant est enlevé, puis cet enfant revient, ou on l’oublie, et la vie reprend son cours.

— Cela signifie-t-il que ma mission est sans objet, mon cousin ? fit sèchement Thu-kimnibol. Tu es en train de me dire crûment que je représente une nation de lâches.

Il y a une brusque tension. Les deux hommes échangent un regard beaucoup moins amical que quelques instants auparavant. Un climat d’hostilité s’installe entre eux pendant le long silence qui suit. Dans la gorge, le festin continue ; des sons âpres, des bruits de membres arrachés et de mastication montent dans la fraîcheur du soir.

— Il y a déjà plusieurs semaines, reprend Salaman, tu as dit que tu étais venu me proposer une alliance, que Dawinno souhaitait faire cause commune avec nous et déclarer la guerre aux hjjk. Tu as dit que tu voulais les exterminer comme de la vermine ; ce sont tes propres paroles. Bien. Parfait. Et maintenant, tu évoques pour moi la vision délectable de nos armées unies faisant route vers le nord. Merveilleux, mon cousin ! Mais tu ne m’en voudras pas si je reste sceptique. Je sais comment sont les gens à Dawinno. Alliance ou pas, comment puis-je être sûr que ton peuple viendra réellement jusqu’ici pour aller combattre les hjjk ? Ce que je veux, c’est l’assurance que tu peux m’amener l’armée de Dawinno. Peux-tu me donner cette assurance, Thu-kimnibol ?

— Oui, je crois.

— Ce n’est pas suffisant. Regarde encore une fois ce qu’il se passe là-bas. Regarde-les déchirer et broyer la chair de leur compagnon. Ton peuple peut-il imaginer la scène que tu as devant les yeux ? Ce sont des hjjk que tu vois, à quelques heures de xlendi de ma cité. D’année en année, ils sont plus nombreux. D’année en année, ils se rapprochent. En quoi cela peut-il intéresser les habitants de Dawinno que les hjjk campent aux portes de notre cité ? poursuit-il avec un rire amer. C’est la chair de nos fils et de nos filles, pas des leurs, dont les hjjk se nourriront un jour. Se rendent-ils compte, ceux du sud lointain, qu’après nous avoir balayés, les hjjk se rueront sur Dawinno ? Leur appétit n’a pas de limites. Ils prendront la route du sud, j’en fais le pari. Et, si ce n’est pas tout de suite, ce sera dans vingt, dans trente ou dans cinquante ans. Êtes-vous capables de voir si loin dans l’avenir ?

— Certains d’entre nous le sont. C’est pour cela que je suis ici.

— Soit ! Pour cette fameuse alliance. Mais quand je te demande si la cité de Dawinno est vraiment prête à se battre, tu ne me donnes pas de réponse satisfaisante.

Une énergie farouche brille dans les yeux de Salaman. Il les plonge implacablement dans ceux de Thu-kimnibol qui commence à avoir mal à la tête. Il a des mensonges diplomatiques sur le bord des lèvres, mais il les ravale. L’heure est à la franchise totale. Cela peut aussi être une arme très efficace.

— Tu dois avoir d’excellents espions à Dawinno, mon cousin, dit-il.

— Ils me donnent toute satisfaction. Quelle influence ont les tenants du pacifisme chez vous ?

— Elle n’est pas assez forte pour qu’ils aient gain de cause.

— Tu crois donc sincèrement que, le moment venu, ton peuple partira en guerre contre les hjjk ?

— Oui.

— Tu ne les surestimes pas ?

— Et toi, réplique Thu-kimnibol en fixant le roi qu’il domine de toute sa taille du haut de son xlendi, tu ne les sous-estimes pas ? Ils se battront, mon cousin, je t’en donne l’assurance. D’une manière ou d’une autre, je t’amènerai une armée.

Il tend le doigt vers la gorge.

— Je trouverai un moyen pour qu’ils voient ce que je vois en ce moment. Je leur ouvrirai les yeux et je ferai d’eux des combattants. Tu as ma parole.

Un air de scepticisme décourageant continue de flotter sur le visage de Salaman, mais bientôt d’autres choses s’y mêlent : l’impatience, l’espoir, la volonté de croire. Puis tout s’efface d’un coup et l’expression du roi redevient méfiante, dure et insensible.

— Nous reparlerons de tout cela, dit-il. Mais pas ici, pas maintenant. Rentrons, sinon la nuit va nous surprendre.


La nuit était en effet tombée quand ils atteignirent la cité de Yissou. Des torches brûlaient sur le rempart et, quand Chham, le fils de Salaman, sortit par la porte est pour venir à leur rencontre, une vive inquiétude se peignait sur son visage.

Mais Salaman balaya ses craintes d’un grand rire.

— J’ai emmené notre cousin sur la route de Vengiboneeza pour qu’il puisse sentir les odeurs que le vent apporte de cette direction. Mais nous n’avons couru aucun danger.

— Le Protecteur soit loué ! s’écria Chham.

Puis il se tourna vers Thu-kimnibol.

— Un messager de votre cité est arrivé, prince. Il dit avoir chevauché jour et nuit sans s’arrêter et ce doit être vrai, car le xlendi sur lequel il est arrivé paraissait plus mort que vif.

— Où est-il ? demanda Thu-kimnibol, l’air soucieux.

— Il vous attend dans vos appartements, prince, répondit Chham en indiquant de la tête la porte de la cité.

Le messager était un Beng, un membre de la garde judiciaire, un des frères de Curabayn Bangkea. Thu-kimnibol se rappelait l’avoir vu de temps en temps en faction devant la Maison de Mueri. Il s’appelait Eluthayn et il donnait véritablement l’impression de n’être plus que l’ombre amaigrie de lui-même et d’être dans un état d’épuisement extrême, comme quelqu’un qui est allé au bout de ses forces. Il eut toutes les peines du monde à délivrer d’une voix saccadée un message qui laissa Thu-kimnibol pantois.

Salaman vint le rejoindre un peu plus tard.

— Tu as l’air troublé, mon cousin. Mauvaises nouvelles ?

— Il semble y avoir eu une brusque épidémie de meurtres à Dawinno.

— De meurtres ?

— Oui, et le jour de notre grande fête. Deux assassinats. D’une part le capitaine de notre garde municipale, le frère aîné du messager. D’autre part, le jeune homme que les hjjk ont envoyé pour nous communiquer les termes du traité qu’ils proposent.

— L’envoyé des hjjk ? Qui a bien pu le tuer ? Et pourquoi ?

— Qui sait ? dit Thu-kimnibol en secouant la tête. Ce garçon était incapable de nuire, c’est du moins l’impression qu’il m’a donnée. Quant à l’autre… ce n’était qu’un imbécile, mais si c’était une raison suffisante pour se faire assassiner, les rues seraient rouges de sang. Tout cela n’a aucun sens.

Le front plissé, il se dirigea vers la fenêtre et son regard se perdit quelques instants dans l’ombre de la cour. Puis il se retourna vers Salaman.

— Il va peut-être falloir suspendre les négociations.

— Tu es rappelé à Dawinno ?

— Le messager ne m’a rien dit de tel. Mais avec tous ces événements…

— Tous ces événements ? dit Salaman avec un petit rire. Deux meurtres ? Et tu appelles cela une épidémie ?

— Tu as peut-être cinq morts par jour dans ta cité, mon cousin. Mais nous, nous n’avons pas l’habitude de ce genre de chose.

— Nous non plus. Mais il me semble que deux meurtres ne suffisent pas à…

— Ce sont le capitaine de la garde et l’envoyé des hjjk. Et on a dépêché un messager pour m’en informer. Pourquoi donc ? Taniane redoute-t-elle des représailles de la part des hjjk ? C’est peut-être cela… Peut-être craignent-ils d’avoir des ennuis, peut-être même une attaque des hjjk contre Dawinno…

— Nous avons tué l’envoyé des hjjk dans notre cité, dit Salaman, et il ne s’est rien passé. Vous êtes trop excitables, voilà votre problème. Si tu veux mon avis, poursuivit-il en tendant la main vers Thu-kimnibol, reste ici, puisque tu n’as pas été rappelé officiellement. Taniane et le Praesidium seront tout à fait capables de régler sans toi ces affaires de meurtres. Il nous reste beaucoup à faire ici et nous avons à peine commencé. Reste à Yissou, mon cousin. Voilà mon point de vue.

— Tu as raison, dit Thu-kimnibol en hochant la tête. Ce qui s’est passé à Dawinno ne me concerne pas. Et nous avons encore beaucoup à faire.


C’est la nuit. Seul dans son bureau, au dernier étage de la Maison du Savoir, Hresh essaie de mettre de l’ordre dans ses idées. Deux jours se sont écoulés depuis la disparition de Nialli Apuilana. Taniane est persuadée qu’elle est tout près, qu’elle s’est cloîtrée quelque part en attendant que son terrible chagrin s’apaise de lui-même. Des escouades de gardes passent la cité et ses environs au peigne fin pour la retrouver.

Mais personne ne l’a vue. Et Hresh est convaincu que personne ne la verra.

Il est sûr qu’elle est partie rejoindre la Reine. Si elle réussit à atteindre le Nid saine et sauve, elle passera le reste de sa vie chez les hjjk. Elle deviendra une citoyenne du Nid des Nids. Et quand elle pensera à sa cité natale, si jamais cela lui arrive, ce sera pour maudire le lieu où l’homme qu’elle aimait a été assassiné. Ce sont les hjjk qu’elle aime maintenant. C’est chez les hjjk, se dit Hresh, qu’elle se sent chez elle. Mais pourquoi ? Pourquoi ?

Quel pouvoir peuvent-ils avoir sur elle ? Quel maléfice ont-ils jeté sur elle pour l’attirer vers eux ?

Il ne comprend pas et se sent impuissant, comme paralysé par tous ces événements. Il ne parvient à réfléchir qu’au prix d’un énorme effort. Son âme semble emprisonnée dans une gangue de glace. Ces meurtres… À quand remonte la dernière mort violente à Dawinno ? Et la disparition de Nialli Apuilana… Il doit s’efforcer de penser… de penser…

Quelqu’un a déclaré la veille avoir aperçu une jeune fille chevauchant un xlendi sous la pluie, dans les faubourgs de la cité, le jour où elle a disparu. Mais il l’a vue de loin, il ne l’a vue que de loin. Ce jour-là, les jeunes filles étaient nombreuses dans la cité, et les xlendis aussi. Mais supposons qu’il s’agisse bien de Nialli. Jusqu’où pouvait-elle aller, seule, sans arme, ignorant quelle route suivre ? Était-elle quelque part dans les plaines désertes, égarée, déjà à moitié morte ? Ou bien était-elle attendue par des bandes de hjjk qui allaient la conduire jusqu’au Nid des Nids ?

Tu ne peux pas avoir la moindre idée de ce que c’est, père. Ils vivent dans une atmosphère de magie, de rêves, de prodiges. L’air que l’on respire dans le Nid emplit toute l’âme et l’on n’est plus jamais le même après avoir ressenti le lien du Nid, après avoir éprouvé l’amour de la Reine.

Elle avait promis de lui expliquer tout cela avant de partir. Mais elle n’en avait pas eu le temps et maintenant elle avait disparu. Et il ne comprend toujours rien, absolument rien. Le lien du Nid ? L’amour de la Reine ? De la magie, des rêves, des prodiges ?

Hresh se tourne vers le gros et pesant coffret renfermant les chroniques. Il a passé sa vie entière à fouiller dans le fatras d’antiques documents à la signification ambiguë, tous ces ouvrages dépenaillés, inlassablement copiés et recopiés par ses prédécesseurs pendant les centaines de milliers d’années passées dans le cocon. Depuis que, tout petit, il regardait par-dessus l’épaule de Thaggoran, Hresh considérait les chroniques comme une mine inépuisable de connaissances.

Il manipule les fermoirs et les ferrures et commence à sortir un par un les différents volumes qu’il pose sur les tables de travail de pierre blanche dont la pièce est ceinturée.

Voici le Livre du Long Hiver qui contient les récits de la chute des étoiles de mort. Voici le Livre du Cocon qui raconte comment lord Fanigole, Balilirion et lady Theel ont conduit le Peuple en lieu sûr quand le froid et les ténèbres se sont abattus sur la planète. Voici le Livre de la Voie qui renferme les prophéties du Printemps Nouveau et annonce le rôle glorieux dévolu au Peuple au sortir du cocon. Et voici le Livre du Départ, écrit de la main de Hresh, à part les toutes premières pages rédigées par Thaggoran, et qui parle du retour de la chaleur et de l’interminable traversée des vastes plaines par la tribu.

En voici un autre, le Livre des Animaux, qui décrit tous les animaux existant jadis sur la planète. Et encore un, le Livre des Heures et des Jours, qui expose le mécanisme du monde et du cosmos. Celui-ci, dont la reliure n’est plus que lambeaux décolorés, c’est le Livre des Cités, dans lequel figure le nom de toutes les métropoles de la Grande Planète.

Et ces trois-là, comme ils sont tristes ! Ce sont le Livre de l’Aurore Malheureuse, le Livre de l’Éclat Mensonger et le Livre du Réveil Glacé, qui retracent les tentatives malencontreuses de quelques chefs d’un passé lointain qui, ayant cru à tort que le Long Hiver était terminé, avaient conduit le Peuple hors du cocon pour être aussitôt refoulés par les rafales glacées des vents impétueux. Hresh ne trouve sur les hjjk que quelques phrases familières. Dans les sèches contrées septentrionales, où les hjjk vivent dans leur grand Nid, ou bien Et cette année-là, les hjjk se mirent en route en très grand nombre, dévorant tout ce qui se trouvait sur leur chemin, ou bien encore C’est à cette époque que la grande Reine du peuple des hjjk envoya une armée de ses sujets vers la cité de Thistissima et une autre vaste armée vers Tham. Rien que des phrases destinées à figurer dans les annales et dépourvues de renseignements précis.

Hresh continue de fouiller dans le coffret. Les volumes qui en tapissent le fond ne portent pas de titre. Ce sont les plus anciens, de simples fragments elliptiques, rédigés dans une écriture antique dont Hresh ne parvient qu’à effleurer la signification. Ce sont des textes remontant à l’époque de la Grande Planète, peut-être des poèmes, ou des œuvres dramatiques, ou des écrits religieux, voire les trois à la fois. Quand il appuie le bout de ses doigts sur le papier, des images de la glorieuse civilisation anéantie par les étoiles de mort apparaissent sur le vélin. C’est l’époque mémorable où les Six Peuples parcouraient en paix les plus belles artères des magnifiques cités, mais tout est flou, mystérieux, fallacieux, comme dans un rêve. Il repose les livres et referme le coffret.

Inutile. C’est le Livre des Hjjk qu’il lui faudrait. Mais il sait que cet ouvrage n’existe pas.


— Trois jours, dit Taniane d’un ton morne. Je veux savoir où elle est. Je veux savoir ce qui lui est passé par la tête.

Le vent soufflait en ce jour d’automne lumineux et son âme était dévastée par un mélange de fureur et de frustration. Elle n’avait pas fermé l’œil de la nuit et elle avait les yeux rougis et irrités. Elle était parcourue de frissons et de tremblements. Mais elle refusait de se reposer. Elle faisait nerveusement les cent pas sur les dalles de pierre de la salle situé à l’arrière de la Basilique qu’elle avait transformée en poste de commandement pour toutes les recherches concernant Nialli Apuilana, mais également les deux meurtres.

Derrière elle, fixés dans tous les sens sur un panneau mural, se trouvaient des dizaines de documents : dépositions de tous ceux qui prétendaient avoir vu Nialli Apuilana le jour de sa disparition, récits abracadabrants de complots criminels surpris dans des tavernes, rapports vagues et confus des gardes municipaux sur les progrès de leur enquête. Un tas de paperasses inutiles. Elle n’en savait pas plus qu’au premier jour, c’est-à-dire qu’elle ne savait rien.

— Tu devrais essayer de te calmer, dit Boldirinthe.

— Me calmer, c’est cela ! lança Taniane avec un rire amer. Bien sûr ! Je dois avant tout essayer de me calmer. Il y a eu deux meurtres, ma fille a disparu, elle se terre dans une cave ou bien elle est déjà morte et tout ce que tu trouves à dire, c’est qu’il faut que je me calme !

Tout le monde avait les yeux fixés sur elle. La pièce était remplie de gens importants. Hresh était là, l’air hagard et affreusement vieilli, mais il y avait aussi Chomrik Hamadel, le gardien des talismans Beng, Husathirn Mueri et Puit Kjai, les princes de justice, et le capitaine de la garde par intérim.

— Qu’est-ce qui vous fait croire qu’elle soit morte ? demanda Puit Kjai.

— Et si c’était une gigantesque conspiration ? On assassine l’ambassadeur hjjk, on assassine le capitaine de la garde, on assassine la fille du chef, puis le chef lui-même, pourquoi pas, et ensuite…

Tout le monde la regardait maintenant en silence. Elle voyait à leur expression qu’ils commençaient à se demander si elle n’était pas en train de craquer. Peut-être n’avaient-ils pas tort de se poser la question.

— Nialli Apuilana n’a pas été assassinée, Taniane, dit Boldirinthe d’une voix douce. Elle est vivante et on la retrouvera. J’ai invoqué les Cinq Déités et elles m’ont dit que Nialli Apuilana était saine et sauve, qu’elle allait bien et que…

— Les Cinq ! hurla Taniane. Tu as invoqué les Cinq ! Je suppose qu’il faudrait invoquer également Nakhaba ! Nous devrions invoquer tous les dieux que nous connaissons et même ceux que nous ne connaissons pas. Et même la Reine des hjjk… Peut-être devrions-nous la consulter, elle aussi…

— Ce ne serait peut-être pas une mauvaise idée, dit Hresh.

Taniane tourna vers lui un regard stupéfait.

— Ce n’est pas le moment de plaisanter !

— C’est toi qui plaisantais. Moi, je suis sérieux.

— Où veux-tu en venir, Hresh ?

— Je pense qu’il vaudrait mieux que nous en parlions seul à seul, dit-il, l’air embarrassé. C’est à propos des hjjk. Et de Nialli.

— Si cela a un rapport avec la sécurité de la cité, dit-elle en décrivant de la main des cercles impatients, il faut en parler en public, ici et maintenant. À moins que tu n’estimes que Puit Kjai ne mérite pas d’entendre ce que tu as à dire, ou Husathirn Mueri, ou Boldirinthe…

— Il s’agit de notre fille, dit-il en lui lançant un regard étrange, de l’endroit où je pense qu’elle est partie et de ce qui l’a poussée à le faire.

— C’est donc une affaire concernant la sécurité. Nous t’écoutons, Hresh.

— Si tu insistes, soupira le chroniqueur.

Mais il ne se décida à parler que lorsqu’elle lui eut donné une petite tape impérieuse.

— Ils allaient s’enfuir pour rejoindre le Nid, commença-t-il.

Mais les mots semblaient avoir de la peine à franchir ses lèvres.

— Nialli et Kundalimon voulaient gagner le Nid des Nids, le plus grand, tout au nord, celui où vit la Reine. Tu sais qu’ils étaient amants et aussi partenaires de couplage. Ils ne désiraient ni l’un ni l’autre vivre dans notre cité. Le Nid les attirait comme un aimant. Ils sont venus me voir et ils m’ont parlé du lien du Nid, de l’amour de la Reine, de rêves et de magie, de la douceur de l’air du Nid qui emplit l’âme et transforme à jamais tous ceux qui l’ont respiré…

Taniane recevait ses paroles comme autant de coups de poignard. Elle pressait la main sur son cœur. Hresh avait eu raison de penser que cela ne devait pas être dit devant tout le monde. C’étaient des affaires de famille, scandaleuses, humiliantes. Mais il était trop tard.

— Ils t’ont dit tout cela ? demanda Taniane d’une voix sans timbre.

— Oui.

— Quand ?

— Le matin des Jeux. Ils sont venus me voir pour me demander ma bénédiction.

— Tu savais qu’ils allaient partir et tu ne m’en as rien dit ? demanda Taniane d’un ton incrédule.

— Comme je te l’ai dit tout à l’heure, fit Hresh d’une voix sèche, le visage assombri, nous aurions mieux fait de discuter de tout cela en privé. Mais tu as insisté pour que j’en parle devant tout le monde. Si j’ai gardé pour moi ce que Nialli m’a dit, Taniane, c’est parce que je savais que tu essaierais de l’empêcher de partir.

— Alors que toi, tu n’y voyais pas d’objection ?

— Que pouvais-je faire ? Donner l’ordre de les jeter en prison ? Cela n’aurait pas résolu le problème. Tu connais ta fille, rien ne l’arrête. Elle a une grande force de caractère. Elle m’a fait part de ses projets par amour filial, pour que je comprenne, le jour où elle disparaîtrait. Elle savait que je ne ferais rien pour m’opposer à son départ.

Taniane secouait la tête avec incrédulité. Incrédulité devant la stupidité de Hresh, devant l’entêtement de Nialli Apuilana et devant la bêtise de sa propre conduite. Non, ce n’était pas de la bêtise ! Si elle avait poussé sa fille dans les bras de Kundalimon, c’était pour le bien de la cité. Il y avait certaines choses qu’elle avait besoin de découvrir et Nialli était la seule à pouvoir l’aider. Si c’était à refaire, elle le referait.

— Tu crois donc savoir où elle est partie ? Vers le Nid ?

— Oui. Le Nid des Nids.

— Même après la mort de Kundalimon ?

— À cause de la mort de Kundalimon, dit Hresh. Le Nid est pour elle un lieu où règnent l’amour et la sagesse. Quand elle a appris sa mort, elle s’est enfuie pour aller se réfugier chez les hjjk.

Un silence pesant s’abattit sur la pièce. Taniane bouillait d’une rage impuissante.

— Mais il lui faudrait plusieurs mois, ou même plusieurs années, pour y arriver, reprit-elle. Personne ne sait où se trouve exactement le grand Nid. Comment Nialli a-t-elle pu avoir l’idée d’entreprendre toute seule ce voyage ?

Taniane était sur le point de craquer. C’était trop. La perfidie de Hresh, la folie de Nialli Apuilana… Et maintenant tous ces visages aux yeux écarquillés et à la bouche béante, tous ces gens trop abasourdis pour parler. Ils éprouvaient de la pitié pour elle et peut-être même du mépris. Elle prétend diriger la cité, mais elle n’a pas la moindre autorité sur sa fille. Non ! Non ! Elle n’allait pas se laisser submerger !

— Tu dis des bêtises, Hresh, lança-t-elle d’un ton virulent. Nialli était peut-être aveuglée par l’amour et imprégnée des absurdes théories hjjk de Kundalimon, mais jamais elle n’aurait commis la folie d’entreprendre seule un tel voyage. Pas Nialli. Non, Hresh, je crois qu’elle est encore quelque part dans la cité. Elle se cache, comme un animal blessé. Elle ne reviendra que lorsqu’elle aura surmonté son chagrin.

— Plût à Dawinno que tu aies raison !

— Tu ne le crois pas ?

— Je l’ai vue avec Kundalimon le matin même de sa disparition. J’ai parlé avec elle. Je sais ce qu’elle éprouvait pour lui. Et pour les hjjk.

— Alors, cherche-la à ta manière ! s’écria Taniane d’une voix vibrante de colère. Moi, je la chercherai à la mienne ! C’est toi qui as des pouvoirs. Si tu crois qu’elle va rejoindre les hjjk, lance ton merveilleux esprit sur sa trace, retrouve-la et persuade-la de revenir, si c’est possible. Pendant ce temps, mes gardes poursuivront les recherches.

Elle se tourna vers Husathirn Mueri qui était chargé de l’enquête sur les deux meurtres et vers Chevkija Aim, le jeune Beng qui exerçait par intérim la fonction de capitaine de la garde.

— Je veux un rapport complet toutes les quatre heures, de jour comme de nuit. C’est compris ? Ma fille se cache tout près d’ici. Il ne saurait en être autrement. Trouvez-la ! Tout cela a assez duré !

Mielleux et patelin comme à son habitude, Husathirn Mueri lui sourit comme si elle demandait un exemplaire supplémentaire de quelque rapport de routine.

— Madame, dit-il d’une voix sonore, je suis persuadé que nous l’aurons retrouvée avant la tombée de la nuit. Au plus tard demain. J’en ai la conviction. Par tous les dieux, j’en suis certain !

Sur ce, il tourna lentement la tête d’un côté et de l’autre, dévisageant successivement tous ceux qui se trouvaient dans la pièce, comme s’il les mettait au défi de le contredire. Avec un ample geste du bras, il demanda la permission de se retirer pour prendre les mesures nécessaires.

Taniane acquiesça d’un signe de la tête. Il était temps pour elle aussi de quitter cette pièce. Des tremblements secouaient ses épaules. Elle se rendit compte qu’elle avait atteint la limite de ses forces et qu’elle risquait à tout instant de s’effondrer en sanglotant. Ce sentiment de faiblesse lui était inconnu. Elle fit un violent effort pour retrouver sa maîtrise de soi. Elle ne pouvait se permettre d’avoir une défaillance devant tous ces gens dont elle avait si longtemps freiné les ambitions par la force, par la ruse ou bien, quand c’était nécessaire, par la seule puissance de sa volonté. C’est de cette force morale dont elle avait besoin maintenant. Mais elle se sentait si faible, vidée de toute l’énergie qui avait toujours été sienne…

Elle sentit quelqu’un s’approcher d’elle. Elle entendit les sifflements d’une respiration difficile. Elle perçut le contact de deux bras doux, d’une chair chaude et apaisante.

Boldirinthe. Les bras de la massive femme-offrande se refermèrent sur elle en une étreinte réconfortante.

— Viens avec moi, dit Boldirinthe d’une voix douce. Tu as besoin de te reposer. Viens, nous allons prier ensemble. Les dieux veilleront sur Nialli Apuilana. Viens avec moi, Taniane.


Je pourrais invoquer Dawinno, se dit Hresh. Mais il doute que cela serve à quelque chose. N’était-ce pas Dawinno qui avait poussé Nialli Apuilana à fuir ? Pas Dawinno le Destructeur, mais Dawinno le Transformateur, le dieu dans sa manifestation la plus haute. Dawinno semble vouloir qu’elle vive chez les hjjk. C’est pourquoi il avait permis qu’elle soit enlevée une première fois afin que son âme puisse se remplir d’amour pour eux. Et maintenant, il l’envoie de nouveau vers eux. Si telle est la volonté de Dawinno – loué soit-il, lui dont nul ne connaît les desseins ! – toutes les prières ne pourront la ramener. Sa fille lui a été enlevée par le Transformateur pour des raisons qui dépassent la compréhension d’un simple mortel.

Au bout d’un moment, Hresh porte la main à la petite amulette qui pend sur son sternum, l’amulette prise sur le corps du vieux Thaggoran en ce jour lointain où les rats-loups l’ont tué dans les plaines glaciales, peu après la sortie du cocon. C’est un fragment vert et ovale, à l’évidence très ancien, de ce qui avait dû être du verre poli, portant en son centre des inscriptions si fines et si peu apparentes que nul n’avait jamais pu les déchiffrer, et dont Thaggoran lui avait dit que c’était un vestige de la Grande Planète. Depuis la mort de son prédécesseur, Hresh ne s’en est pour ainsi dire jamais séparé.

Il la palpe et laisse courir ses doigts sur la surface lisse et douce. À sa connaissance, l’amulette n’a aucun pouvoir particulier, mais c’est un souvenir de Thaggoran. Quand il était devenu le nouveau chroniqueur, Hresh ne cessait dans les premiers temps de tripoter l’amulette en souhaitant de toutes ses forces que le talisman lui transmette la sagesse de Thaggoran. Et peut-être cela s’était-il réalisé.

— Thaggoran ? dit-il en fouillant du regard la pénombre de son bureau, au dernier étage de la Maison du Savoir. M’entends-tu, où que tu sois ? C’est moi, Hresh.

Rien ne vient troubler le silence, un silence si profond qu’il semble chargé de vibrations. Un silence absolu qui est non seulement l’absence de tout bruit, mais l’absence de possibilité de tout bruit. Puis il perçoit un murmure, semblable à la caresse d’un zéphyr. Il se fait une clarté dans l’air, une lueur à peine perceptible. Hresh sent une présence dans la pièce. Il a l’impression de discerner la maigre silhouette voûtée de Thaggoran, avec ses yeux chassieux, rougis par l’âge, et sa fourrure d’un blanc immaculé.

— C’est toi ? dit Hresh. C’est toi, l’ancien ?

— Bien sûr que c’est moi. Que veux-tu, mon garçon ?

— Il faut que tu m’aides, dit Hresh. Encore une fois, la dernière.

— Eh bien, mon garçon. Je croyais que tu voulais toujours tout faire tout seul.

— Plus maintenant, c’est fini. Aide-moi, Thaggoran.

— Si tu en as besoin, je le ferai. Mais attends un peu. Regarde là-bas, mon garçon. Près de la porte.

Le silence absolu, chargé de vibrations, revient. Puis il y a un léger frémissement dans l’obscurité, à côté de la porte. Et le bruissement d’un nouveau souffle d’air. Une seconde silhouette vient d’apparaître, tout aussi grisonnante, tout aussi desséchée par l’âge, si ce n’est plus. C’est l’autre mentor de Hresh, Noum om Beng, le vieux sage de la tribu des Hommes aux Casques, qui lui ordonnait à Vengiboneeza de l’appeler « père » et qui lui dispensait ses enseignements par le biais de questions indirectes et de gifles assenées par surprise.

— Tu es donc venu, toi aussi, père ?

Cette haute silhouette décharnée, aussi frêle qu’un marcheur sur l’onde, qui cela pourrait-il être d’autre que Noum om Beng ? Il fait un signe de la tête à Thaggoran qui le salue comme un vieux camarade, même si, de leur vivant, ils ne se sont jamais rencontrés. Ils échangent quelques mots en chuchotant, secouent la tête et sourient d’un air entendu, comme s’ils parlaient de leur élève entêté et se disaient : « Qu’allons-nous faire de lui ? C’est un garçon si prometteur, mais il peut être tellement borné ! »

Hresh sourit. Pour ces deux-là, il ne sera toujours qu’un gamin indiscipliné, même s’il est maintenant aussi vieux et grisonnant qu’eux et que les dernières traces de couleur ne tardent pas à disparaître de sa propre fourrure.

— Pourquoi nous appelles-tu ? demande Noum om Beng.

— Les hjjk se sont encore emparés de ma fille, dit-il aux deux formes spectrales, à demi visibles, qui se tiennent côte à côte dans l’ombre, au fond de la pièce. La première fois, ils l’avaient simplement enlevée et emmenée dans leur Nid. Et elle avait réussi à leur échapper. Mais, cette fois, je redoute le pire. C’est son esprit qu’ils ont capturé.

Les deux vieillards gardent le silence. Mais il sent leur présence bienveillante qui le soutient et l’enrichit.

— Oh ! Thaggoran ! Oh ! Père ! Comme j’ai peur ! Comme je suis triste et las…

— Tu dis des bêtises ! lance Noum om Beng d’une voix cinglante.

— Oui, des bêtises ! murmure Thaggoran de sa voix fluette et éraillée. Tu as des moyens à ta disposition. Tu le sais bien ! Les pierres de lumière, Hresh ! Le moment est enfin venu de t’en servir.

— Les pierres de lumière ? Mais…

— Et puis le Barak Dayir, ajoute Noum om Beng dans un murmure ténu. Essaie cela aussi.

— Mais d’abord les pierres de lumière. Les pierres de lumière en premier.

— Oui, dit Hresh. Les pierres de lumière.

Il traverse la pièce. Les mains tremblantes, il sort les petits talismans de leur cachette. Les pierres de lumière sont encore un mystère pour lui après toutes ces années. Thaggoran est mort avant d’avoir eu le temps de lui expliquer comment s’en servir.

Il sait seulement que ce sont des instruments divinatoires, des cristaux naturels découverts sous le cocon, dans les profondeurs de la terre. Elles sont utilisées pour affiner la seconde vue et permettent de discerner certaines choses qui ne peuvent être perçues avec les méthodes habituelles.

Il les dispose soigneusement pour former une étoile à cinq branches, comme il a vu Thaggoran le faire dans le cocon, un jour où il l’espionnait. Et il a l’impression que Thaggoran se tient à ses côtés et qu’il le guide.

Les pierres de lumière sont noires et brillantes comme des miroirs, et elles luisent d’un éclat intérieur froid et dur. Hresh connaît leurs noms. Celle-ci s’appelle Vingir, celle-là Nilmir et les autres Dralmir, Hrongnir et Thungvir. Il regarde longuement les pierres. Il les touche l’une après l’autre. Il sent le pouvoir qui se trouve en elles. Puis, avec un profond respect, il s’ouvre à elles.

Dites-moi, dites-moi, dites-moi…

Il y a une sensation de chaleur. Un picotement. Hresh fait appel à sa seconde vue et il perçoit une sorte d’interaction avec les pierres.

— Continue, dit la voix éraillée de Thaggoran, dans l’ombre.

Dites-moi, dites-moi, dites-moi…

Les pierres deviennent plus chaudes. Elles palpitent sous ses doigts. Avec crainte, avec angoisse, il formule la question dont il redoute tant la réponse.

Ma fille… Est-elle encore vivante ?

Et il fait apparaître l’image de Nialli Apuilana.

Il s’écoule un certain temps. L’image de Nialli commence à flamboyer avec un rayonnement céleste. Une auréole éblouissante de lumière blanche l’entoure. Les yeux de Nialli Apuilana deviennent brillants et pénétrants. Elle sourit ; sa main est affectueusement tendue vers lui. Hresh sent toute la vitalité qui est en elle, l’énergie profonde dont elle est remplie.

Elle est donc vivante ?

L’image se rapproche de lui, rayonnante, les bras ouverts.

Oui. Oui, elle doit être vivante.

Sa présence est irrésistiblement réelle. Hresh a l’impression qu’elle est avec lui dans la pièce, en chair et en os, à portée de sa main. C’est assurément la preuve qu’elle vit, se dit-il. Assurément. Assurément.

Il regarde les pierres de lumière avec émerveillement et gratitude.

Mais où est-elle donc ?

Cela, les pierres de lumière ne peuvent le lui dire. La chaleur qu’elles émettent diminue, les picotements cessent. La froide clarté intérieure devient intermittente. L’image de Nialli qu’il a fait apparaître commence à s’estomper. Il se tourne vers Thaggoran et vers Noum om Beng. Mais il a de la peine à distinguer les deux vieux spectres chenus. Leurs formes se voilent dans l’obscurité, deviennent transparentes et irréelles.

Hresh pose vivement les mains sur Vingir et Hrongnir. Il caresse Dralmir, la plus grosse des pierres de lumière. Il appuie le bout de ses doigts sur Thungvir et Nilmir et il implore les pierres de lui donner une réponse. Mais il n’obtient rien de plus d’elles. Elles lui ont dit tout ce qu’elles avaient à lui dire ce jour-là.

Nialli est vivante. Il a au moins cette certitude.

— Elle est partie chez les hjjk, n’est-ce pas ? demande Hresh. Pourquoi ? Dites-moi pourquoi.

— La réponse est entre tes mains, dit Thaggoran.

— Je ne comprends pas. Comment…

— Le Barak Dayir, mon garçon, dit Noum om Beng. Utilise le Barak Dayir !

Hresh incline la tête. Il replace les pierres de lumière dans leur boîte et il sort de sa bourse l’autre talisman, le plus puissant, celui que le Peuple appelle la Pierre des Miracles, un objet antérieur à la Grande Planète, redouté de tous et qu’il est le seul à savoir utiliser. Depuis quelques années, Hresh commence lui aussi à le redouter. Du temps de sa jeunesse, il n’hésitait jamais à s’en servir pour se transporter jusqu’aux royaumes les plus éloignés de la perception, mais plus maintenant. Plus maintenant. Le Barak Dayir est devenu trop puissant pour lui. Chaque fois qu’il effleure la pierre de son organe sensoriel, il la sent pomper toute son énergie et les visions qu’elle lui donne sont si lourdes de signification qu’elles le laissent souvent hébété et étourdi. Depuis quelques années, il fait de plus en plus rarement appel au Barak Dayir.

Il prend la pierre dans sa main et contemple ses mystérieuses profondeurs.

— Vas-y, dit Thaggoran.

— Oui. Oui.

Hresh lève son organe sensoriel et l’enroule autour de la Pierre des Miracles, mais sans la toucher, puis, d’un mouvement très vif, il referme la spirale de son organe sensoriel sur le talisman et y applique l’extrémité de son appendice.

Il y a une secousse intense, une sensation de dislocation et il a l’impression de plonger dans un abîme sans fond. Mais aussitôt lui parvient la musique céleste et familière qu’il associe au talisman et qui l’enveloppe comme un voile, envahit son âme et le soutient. Il sait qu’il n’a rien à craindre. Il s’abandonne à cette musique, comme il l’a déjà fait si souvent, et il se laisse submerger et entraîner par elle dans les airs, emporter dans un univers de lumière, de couleur, de formes transcendantales où tout est possible, où le cosmos tout entier lui est accessible.

Il prend la direction du nord, à travers le grand continent dans toute son étendue, survolant des terres noircies, couvertes d’une croûte formée par les innombrables dépôts accumulés tout au long de l’histoire de la planète, les sédiments et les roches détritiques laissés par le monde qui était avant le monde.

Il laisse derrière lui la Cité de Dawinno, vaste et blanche et belle, nichée au creux de ses collines verdoyantes, en bordure de sa baie abritée. Il voit à l’occident l’immense et menaçante étendue sombre de la mer pesant de toute sa masse sur la moitié de la planète, renfermant des mystères si profonds qu’ils dépassent l’entendement. Il continue de s’élever, de plus en plus haut, toujours vers le nord. La cité cède la place à des habitations éparses, puis à des fermes et à la forêt.

Sans cesser de s’élever, il cherche l’étincelle ardente et brillante qu’est l’âme de Nialli Apuilana, mais il n’en perçoit nulle part la trace.

Il est déjà beaucoup plus au nord maintenant et, très loin au-dessous de lui, il distingue de minuscules villages, de petites taches d’un blanc et d’un vert vifs sur le fond brun des champs fraîchement labourés et, encore plus loin, les terres qui n’ont pas encore été repeuplées depuis le début du Printemps Nouveau, là où les animaux sauvages du Long Hiver errent en liberté dans les forêts et où les vestiges calcinés et érodés des cités de la Grande Planète gisent tels des fragments d’os racornis sur les plateaux déserts et desséchés par le vent. Et de ces cités mortes émane encore la présence écrasante et éclatante des Six Peuples dont l’empire s’étendait sur la totalité de la planète.

Toujours pas le moindre signe de Nialli. Hresh est perplexe. Sont-ils venus la chercher dans quelque chariot magique pour franchir en un clin d’œil les milliers de lieues la séparant du Nid ?

Il continue de se diriger vers le nord.

C’est maintenant la Cité de Yissou qui lui apparaît, très loin au nord, blottie telle une tortue craintive à l’abri de son mur titanesque. En quelques instants, il l’a dépassée et il survole Vengiboneeza, ses tours turquoise et cramoisi vibrantes d’un grouillement d’insectes. Il y a un Nid dans la cité, un Nid à la surface du sol, une étrange excroissance grisâtre qui étend ses tentacules au milieu des antiques bâtiments de la Grande Planète, mais toujours pas de Nialli. Hresh s’est élevé à une telle altitude qu’il distingue l’ample courbe dessinée par la côte orientale à mesure qu’il remonte vers les contrées septentrionales. Du sud au nord, le littoral oblique sensiblement vers l’est, de sorte que la Cité de Yissou, beaucoup plus à l’est que Dawinno, n’est pas très éloignée du rivage et que Vengiboneeza, la plus orientale des trois cités, se trouve, elle aussi, au bord de la mer.

Il continue. Il dépasse Vengiboneeza et s’engage dans un territoire où il n’a jamais osé pénétrer qu’en imagination.

C’est la patrie des hjjk. Ils y ont établi leur domination à l’époque de la Grande Planète et n’en ont jamais cédé un pouce, même aux pires moments du Long Hiver, quand des fleuves et des montagnes de glace recouvraient toutes les terres. Ils ont résisté aux conditions climatiques les plus rigoureuses, ils ont réussi à se procurer le nécessaire, quand toutes les autres créatures étaient contraintes de fuir vers le sud plus clément.

Les champs de glace se sont retirés, laissant derrière eux un sol stérile et dénudé. Hresh voit des buttes et des mesas, des replats dominant des terres gris-brun, désertes et lugubres, où ne pousse pas un seul brin d’herbe, des vallées asséchées, striées d’efflorescences salines, un paysage morne et désolé, d’une froide et accablante aridité.

Et pourtant la vie est là.

Le Barak Dayir lui transmet des impulsions irrécusables. Là, là, là : l’indiscutable éclat de la vie. Ce ne sont que de petites étincelles éloignées les unes des autres dans la sinistre étendue qu’il survole, mais elles ont une intensité que rien ne saurait étouffer.

Mais ces étincelles sont produites par des hjjk, uniquement par des hjjk. Rien n’indique une autre présence vivante que celle des hjjk.

Il perçoit les émanations de l’âme des insectes qui vont par deux ou trois, par dix ou vingt, ou même par groupes de quelques centaines d’individus. De petites bandes de hjjk et d’autres beaucoup plus importantes qui traversent les déserts septentrionaux en poursuivant des objectifs que même la Pierre des Miracles ne saurait déchiffrer. Les bandes errantes, disséminées dans l’immensité aride, progressent avec une détermination inébranlable. Hresh sait que rien ne pourrait les arrêter, ni le froid ni la sécheresse, pas plus que le courroux céleste. Ils lui évoquent des planètes parcourant leur orbite immuable dans le ciel. La force qui émane d’eux est terrifiante.

Ce sont les hjjk insensibles, inhumains, que sa race a toujours redoutés, les hommes-insectes implacables, invulnérables, qui ont nourri de toute éternité légendes, mythes et chroniques.

Est-ce chez ces monstres que sa fille est partie pour chercher le lien du Nid et l’amour de la Reine ? Comment a-t-elle pu faire cela ? Quel amour, quelle pitié peut-elle attendre d’eux ?

Et pourtant… Et pourtant…

Il affine ses perceptions, il étend et approfondit le champ du Barak Dayir. Et soudain, à sa profonde stupéfaction, il se fait prendre au piège de ses préconceptions. Il tombe à la vitesse d’une étoile et débouche dans un nouveau champ de conscience, et, de même qu’il a perçu la vie derrière l’absence de vie, il a maintenant le sentiment de percevoir des âmes derrière l’absence d’âme. Il sent la présence du Nid.

D’un grand nombre de Nids, en réalité. Très espacés sur l’immensité des terres arides, ce sont des colonies essentiellement souterraines, de chaudes et confortables galeries rayonnant autour d’un point central dans une douzaine de directions et qui rappellent beaucoup à Hresh le cocon dans lequel sa tribu a passé les sept cent mille ans du Long Hiver. Ils grouillent de hjjk, ils abritent une prodigieuse multitude de hjjk qui se meuvent avec cette résolution, cette détermination qui inspirent une telle horreur au Peuple. Mais cette détermination n’a rien d’inhumain. Il y a au contraire un plan, un principe organisateur, une cohérence interne et chacune de ces millions de créatures agit conformément au rôle qui lui est dévolu. Comme Nialli Apuilana l’avait dit, le jour où elle avait pris la parole devant le Praesidium, les hjjk ne sont assurément pas une simple vermine. Leur civilisation, aussi étrange qu’elle puisse paraître, est riche et complexe, et même glorieuse.

Dans chaque Nid sommeille une Reine, une gigantesque créature somnolente, choyée et bien gardée, autour de laquelle s’organise la vie de la colonie dans toute sa complexité. Hresh sent maintenant la présence des Reines et il est fortement tenté d’effleurer de son esprit celui de l’une d’elles, de s’enfoncer dans cette énorme masse endormie, de pénétrer dans son cerveau puissant pour essayer d’en comprendre le fonctionnement. Mais il n’ose pas. Il n’ose pas. Il se retient, hésitant, mal à l’aise, en proie à l’indécision engendrée par l’âge et par la fatigue. Il se dit qu’il n’est pas venu pour cela, pas encore, pas cette fois.

Son âme vagabonde à la recherche de sa fille. Mais elle ne la trouve pas.

Elle n’est pas là. Elle n’est même pas là.

Alors, peut-être encore plus au nord ? Ce ne sont que des Nids subalternes, des Reines subalternes. Il faut sans doute chercher ailleurs. Il sent l’attraction de la gigantesque capitale qui s’étend au loin, la patrie de la Reine des Reines, pour qui ces énormes créatures immobiles ne sont que des servantes.

Nialli ? Nialli ?

Il poursuit sa route vers le nord. Toujours pas le moindre indice de sa présence. Il sent maintenant que son esprit désincarné s’approche du Nid des Nids qui flamboie à l’horizon comme un autre soleil. Une chaleur terrible, insupportable, s’en dégage. Il en émane l’amour infini, incandescent de la Reine des Reines qui l’attire, qui l’entraîne…

Nialli n’est pas là. Je me suis trompé. Finalement, elle n’est pas partie vers le Nid et moi, j’ai pris la mauvaise direction. Je me suis éloigné de milliers de lieues de l’endroit où j’aurais dû chercher.

Hresh suspend son vol. Le flamboiement cesse de grossir à l’horizon. Il est temps de repartir. Il est allé ce jour-là aussi loin qu’il le pouvait. La Reine des Reines l’appelle, mais il ne répondra pas à son appel, pas cette fois. La tentation est grande pourtant : pénétrer dans le Nid, unir son âme à la sienne, en apprendre un peu plus sur ce qu’est la vie à l’intérieur de la grande ruche des hjjk. Le Hresh d’antan, le jeune Hresh-le-questionneur, ce gamin impossible, n’aurait pas hésité. Mais le Hresh d’aujourd’hui sait qu’il a d’autres responsabilités. La Reine l’attendra bien un peu.

La chaleur du Nid brûle dans sa chair. La chaleur de l’amour de la Reine se répand dans son esprit. Mais, au prix d’un violent effort, il s’oblige à faire demi-tour, il s’éloigne, il entreprend le voyage de retour.


Il repartit vers le sud et refit tout le trajet en sens inverse. Il survola les terres désolées, la radieuse Vengiboneeza, la Cité de Yissou, les plateaux arides où subsistaient les vestiges des cités antiques. Puis il reconnut la végétation verdoyante de la région de Dawinno. Il vit l’échancrure de la côte, les collines, les blanches tours de la cité élevées par ses soins. Il distingua le parapet de la haute et étroite Maison du Savoir et se vit à l’intérieur du bâtiment, assis à son bureau, le regard vide, le Barak Dayir enserré dans son organe sensoriel. Quelques instants plus tard, il reprenait possession de son corps.

— Thaggoran ? cria-t-il en fouillant la pièce du regard. Noum om Beng ? Êtes-vous encore là ?

Non, ils sont partis. Il est seul, étourdi, hébété, secoué par le voyage qu’il vient d’effectuer. La nuit s’est enfuie pendant son absence et le bureau est maintenant inondé d’une lumière dorée prenant sa source à l’orient.

Et Nialli… Il faut absolument trouver Nialli…

Elle ne doit pas être très loin, comme Taniane l’a soutenu depuis le début. Elle est vivante ; les pierres de lumière ne lui auraient certainement pas menti. Les impulsions de vie qu’il a décelées étaient indiscutablement les siennes. Mais où est-elle ? Où ? Épuisé, il contempla le Barak Dayir en se demandant s’il pourrait trouver la force d’entreprendre un autre voyage.

Je vais me reposer un peu, se dit-il. Dix minutes, une demi-heure…

Il perçut soudain une clameur qui montait de la rue.

Un soulèvement ? Une invasion ? Hresh se leva avec difficulté et s’avança jusqu’au parapet. En bas, des gens couraient dans tous les sens en poussant des cris. Que disaient-ils ? Il ne comprenait pas… Il ne distinguait pas un seul mot…

Un coup de vent porta quelques syllabes jusqu’à lui : « Nialli ! Apuilana !… »

— Qu’y a-t-il ? cria Hresh. Que s’est-il passé ?

Sa voix ne portait pas assez loin. Personne ne pouvait l’entendre. Craignant le pire, il dévala l’interminable spirale de l’escalier et déboucha enfin dans la rue. La main sur le montant de la porte, les jambes tremblantes, il s’arrêta pour reprendre sa respiration et regarda autour de lui. Personne. Ceux qui criaient étaient déjà partis plus loin. Puis il vit arriver un groupe de jeunes garçons sur la route de l’école, qui balançaient leurs cahiers avec force pirouettes et cabrioles. Dès qu’ils le virent, ils s’arrêtèrent pour prendre une attitude plus correcte, comme il convient quand on rencontre le chroniqueur. Mais leur regard demeurait pétillant et radieux.

— Y a-t-il du nouveau ? demanda-t-il.

— Oui, monsieur. Oui, monsieur. Votre fille, monsieur… La dame Nialli Apuilana…

— Et alors ?

— On l’a retrouvée, monsieur. Dans la région des lacs… C’est le chasseur Sipirod qui l’a retrouvée. On va la ramener ici !

— Est-elle…

Il n’eut pas le temps de finir sa phrase. Les gamins étaient déjà repartis en courant et en chahutant.

— … Saine et sauve ?

Ils lui crièrent quelque chose que Hresh ne comprit pas. Mais leur voix était enjouée et ne laissait pas de place au doute. Tout allait bien. Nialli était vivante et elle allait regagner la cité. Il remercia les dieux.


— Vous devez m’accompagner, mère Boldirinthe, dit le jeune garde à l’air sérieux. Le chef l’exige. Sa fille a grand besoin de votre aide.

— Mais oui, bien sûr, dit la femme-offrande en souriant de la gravité du jeune homme.

C’était un Beng, comme la plupart des gardes, râblé et bredouillant, avec quelque chose de pataud dans l’allure. Mais il était très jeune et on pouvait beaucoup lui pardonner.

— Vous ne croyez pas que je savais que l’on viendrait me chercher ? poursuivit-elle. Quatre jours dans ces immondes marécages ! La pauvre enfant ! Dans quel état elle doit être à présent ! Aidez-moi donc à me lever, mon garçon. Je suis en train de devenir aussi grosse qu’un vermilion.

Elle tendit les bras. Mais le jeune garde, avec une courtoisie et un empressement inattendus, fit le tour de son siège et passa les bras autour d’elle pour l’aider à se mettre debout. Elle vacilla quelque peu et il la soutint, non sans mal, malgré sa robustesse. Boldirinthe étouffa un petit rire en songeant à la difficulté qu’elle avait à se déplacer. Sa masse augmentait de jour en jour, comme si des couches de graisse se superposaient sans relâche. Elle serait bientôt ensevelie en elle-même, presque incapable de bouger. Mais cela ne la préoccupait pas outre mesure. Elle remerciait les dieux de lui avoir alloué une vie assez longue pour subir cette transformation et de lui avoir accordé les moyens de subsistance pour alimenter toute cette masse. Beaucoup n’avaient pas eu autant de chance.

— Là-bas, dit-elle. La sacoche qui est sur la table… Passez-la-moi.

— Je peux la porter, mère Boldirinthe.

— Personne d’autre que moi ne peut la porter. Passez-la-moi… C’est bien, mon garçon. Vous avez une voiture ?

— Oui, dans la cour.

— Prenez mon bras. Voilà. Comment vous appelez-vous ?

— Maju Samlor, mère.

— Cela fait longtemps que vous appartenez à la garde ?

— Près d’un an.

— C’est affreux, ce qui est arrivé à votre capitaine. Mais ce meurtre ne restera pas impuni, n’est-ce pas ?

— Nous recherchons l’assassin jour et nuit, dit Maju Samlor.

Il la soutint en poussant de temps en temps un grognement tandis qu’elle avançait d’une démarche vacillante de pachyderme, mais ils réussirent à atteindre la cour. C’était la seconde fois en deux jours qu’elle quittait son oratoire, puisqu’elle avait déjà assisté la veille à la réunion organisée par Taniane à la Basilique. Elle avait perdu l’habitude de sortir si souvent. Tout mouvement lui était devenu si pénible. Ses cuisses frottaient l’une contre l’autre à chaque pas et ses seins l’entraînaient vers le sol comme des haltères. Mais peut-être cela lui ferait-il du bien de s’activer un peu.

La longue sacoche qu’elle portait était plus lourde qu’elle ne l’aurait imaginé. Elle l’avait remplie le matin même de tout ce dont elle aurait besoin pour soigner Nialli Apuilana : les talismans de Friit et de Mueri, bien entendu, mais aussi les baguettes de guérison, taillées dans un bois dense, et tout un assortiment d’herbes et de potions, dans des pots de pierre.

Il y en avait peut-être trop, mais elle réussit à se traîner jusqu’à la voiture sans lâcher la sacoche.

Son oratoire à flanc de colline s’élevait près de l’extrémité d’une rue escarpée baptisée avenue Mueri. La Maison de Mueri se trouvait un peu plus haut, à une centaine de pas. La ruelle dans laquelle Kundalimon avait été assassiné s’ouvrait à peu près à mi-chemin entre la Maison de Mueri et son oratoire.

Cela mettait Boldirinthe hors d’elle de savoir que le sang, le sang d’un innocent, avait été versé si près d’un lieu consacré au culte et à la guérison. Comment pouvait-on oser violer un tel lieu en jetant sur lui une aura de mort violente ? Depuis le meurtre, elle avait envoyé tous les matins une jeune prêtresse célébrer un rite de purification dans la ruelle. Mais elle ne s’y était pas rendue en personne. Tandis que Maju Samlor tirait sur les rênes et que le xlendi commençait à descendre l’avenue, elle tourna la tête vers le lieu du crime.

Une foule semblait s’y être rassemblée. Elle vit trente ou quarante personnes, peut-être plus, qui allaient et venaient à l’entrée de la ruelle. Ceux qui s’y engageaient portaient qui des filets remplis de fruits, qui des bouquets de fleurs, qui des brassées de verdure… des rameaux coupés sur les arbres, à ce qu’il semblait. Ceux qui en sortaient avaient les mains vides.

Boldirinthe se tourna vers Maju Samlor, l’air intrigué.

— Savez-vous ce qu’il se passe là-bas ?

— Ils apportent leur offrande, mère.

— Leur offrande ?

— Une offrande de la nature. Des branches, des fruits, des fleurs, ce genre de chose. C’est pour celui qui est mort, vous voyez, le jeune envoyé des hjjk. Cela dure depuis deux ou trois jours.

— Ils déposent des offrandes à l’endroit où il est mort ?

C’était fort étrange. Et sa prêtresse ne lui en avait rien dit.

— Conduisez-moi là-bas. Je veux voir.

— Mais la fille du chef…

— Elle patientera quelques minutes. Emmenez-moi là-bas.

Le jeune garde haussa les épaules et fit faire demi-tour à la voiture. Ils remontèrent l’avenue jusqu’à l’entrée de la ruelle. En s’approchant, Boldirinthe remarqua qu’il n’y avait que quelques adultes dans la foule composée en majeure partie d’enfants dont certains étaient très jeunes. D’où elle se trouvait, il lui était difficile de bien distinguer ce qu’il se passait et elle ne tenait pas à descendre de voiture pour enquêter personnellement. Mais elle voyait qu’on avait élevé un autel de fortune. Ceux qui apportaient une offrande avançaient à la file jusqu’au fond de la ruelle où des branchages formant un tas plus haut que la tête d’un homme étaient entourés de bouts de tissu et de rubans de métal brillant ou de papier de couleur vive.

Elle observa la scène pendant un long moment. Quelques enfants la reconnurent, lui firent des signes de la main et crièrent son nom. Elle leur sourit et leur rendit leur salut. Mais elle ne quitta pas la voiture.

— Aimeriez-vous regarder de plus près ? demanda Maju Samlor. Je peux vous aider à descendre et…

— Une autre fois, dit Boldirinthe. Conduisez-moi auprès de Nialli Apuilana maintenant.

La voiture fit de nouveau demi-tour et s’engagea dans la descente.

Ainsi ils lui rendent un culte, s’étonna Boldirinthe. Ils font un dieu de celui qui est mort. C’est du moins ce qu’il semblait et c’était vraiment très étrange. Tout était étrange, tout ce qui s’était passé et qui avait un rapport avec ce garçon.

Mais il n’y avait peut-être rien de vraiment sérieux là-dedans.

Elle songea à toutes les doctrines hétérodoxes qu’elle avait vues naître durant sa longue vie. Aucune d’entre elles n’avait été véritablement néfaste. C’était une époque instable. La venue du Printemps Nouveau avait mis un terme aux coutumes sclérosées du cocon en obligeant le Peuple à affronter les nombreux mystères du monde de l’extérieur. Rien d’étonnant, dans ces conditions, à ce qu’ils se raccrochent à n’importe quelle doctrine nouvelle si l’ancienne ne semblait pas pouvoir leur apporter une satisfaction immédiate.

Certaines de ces nouveautés n’avaient été que feux de paille. Tel était le cas de ce bizarre culte des humains qui était apparu vers la fin de leur séjour à Vengiboneeza, où une poignée des membres de la tribu parmi les plus simples se réunissaient en secret pour danser autour de la statue d’un humain qu’ils avaient dénichée quelque part dans les décombres de la cité antique, après avoir fait des prières et des sacrifices.

D’un autre côté, le culte du dieu Nakhaba avait été intégré à la vie de la tribu après l’union avec les Beng et cela semblait devoir durer. Il y avait eu de loin en loin un engouement pour un certain nombre d’autres croyances tournant autour des étoiles, du soleil, du grand océan ou autres superstitions plus difficiles à accepter. Le bruit était même venu aux oreilles de Boldirinthe que Nialli Apuilana rendait un culte aux hjjk et qu’elle cachait un talisman consacré dans sa chambre de la Maison de Nakhaba.

Pour Boldirinthe, cela n’avait aucune importance. C’était une sainte femme, assez pieuse pour comprendre que la religion était partout. Les Cinq Déités n’étaient pas les seules dépositaires du sacré. Elles étaient simplement les dieux qu’elle avait fait vœu de servir. Cela ne signifiait aucunement qu’ils étaient vrais et que les autres n’étaient que de faux dieux, mais, pour elle, ils étaient les plus efficaces, ceux qui participaient le plus pleinement du sacré. Si ces enfants avaient envie d’apporter des offrandes en mémoire de Kundalimon, c’était très bien, très bien. Un culte est un culte.

— Dépêchons, dit Boldirinthe au garde. Vous ne pouvez donc pas faire avancer votre xlendi plus vite. Nialli Apuilana est très faible, vous savez. Elle a un urgent besoin de moi.

— Mais vous venez de me dire…

— Si vous ne voulez pas vous servir de ce fouet, donnez-le-moi ! Vous croyez que j’aurai peur de frapper ? Plus vite, mon garçon ! Plus vite !


Nialli Apuilana était allongée sur une paillasse, dans l’une des chambres à l’étage de la résidence du chef. Elle avait les yeux fermés, une respiration lente et difficile, et sa fourrure était humide et tout emmêlée. De temps en temps, elle marmonnait quelques mots inintelligibles. Elle semblait plongée dans un état d’inconscience, plus profond que le sommeil, mais juste en deçà de la mort. En la voyant ainsi, un souvenir de sa jeunesse lointaine, un souvenir du temps du cocon, remonta à l’esprit de Boldirinthe. Elle revit l’être étrange – Hresh affirmait que c’était un humain – auquel la tribu avait donné le nom de Faiseur de Rêves et qui était resté plongé dans un interminable sommeil dont il n’était sorti que pour rendre le dernier soupir, le jour où le Peuple avait perçu les signes annonciateurs du Départ. C’était le même genre de sommeil, qui semblait moins de ce monde que de l’autre.

Un petit groupe aux visages soucieux était réuni au chevet de Nialli Apuilana. Taniane était là, bien entendu, les traits tirés, l’air tendu, manifestement à bout de forces, ainsi que Hresh qui semblait avoir vieilli de plusieurs années en quelques jours. Il y avait également Husathirn Mueri et Tramassilu, le bijoutier, ainsi que Fashinatanda, la vieille mère gâteuse de Taniane, l’architecte Tisthali, le grainetier Sturnak Kathilifon et Sipulakinain, sa compagne gravement malade qui n’était plus que l’ombre d’elle-même et portait déjà sur elle les stigmates de la mort. Il y avait encore plusieurs autres personnes dont certaines que la femme-offrande ne connaissait pas du tout.

Boldirinthe ne comprenait absolument pas ce qu’une telle foule pouvait faire dans une chambre de malade, ils étaient probablement tous venus pour proposer leur aide, mais ils étaient trop près de la pauvre enfant, ils faisaient monter la température de la pièce, ils la vidaient de toute ses propriétés vitales. Avec de petits gestes impatients de la main, Boldirinthe chassa vivement tout le monde, sauf Taniane et Sipulakinain dont la présence semblait importante. Elle permit également à la vieille Fashinatanda de rester dans la chambre où, assise dans un coin, elle paraissait ne rien suivre du tout de ce qu’il se passait.

— Où l’a-t-on trouvée ? demanda Boldirinthe.

— Dans la région des lacs. D’après le témoignage de Sipirod, elle était allongée sur le ventre, dans la boue, près d’une petite mare et des animaux formaient un cercle autour d’elle et ne la quittaient pas des yeux. Il y avait des caviandis et des stinchitoles, une petite troupe de scantrins et un couple de gabools. Sipirod m’a dit que le spectacle de ces animaux rassemblés autour d’elle était la chose la plus étonnante qu’elle eût jamais vue. Elle a eu l’impression en les découvrant qu’ils veillaient sur Nialli. Elle devait être là depuis à peu près deux jours, brûlante de fièvre. Elle avait dû boire l’eau de la mare et elle n’avait évidemment rien à manger.

— A-t-elle repris connaissance ?

— Elle délire, c’est tout. Elle marmonne quelques mots de temps en temps… Le Nid, la Reine, ce genre de choses. Elle appelle Kundalimon. Ils étaient amants, le savais-tu ? Ils s’apprêtaient à s’enfuir ensemble chez les hjjk, Boldirinthe !

— Pauvre petite. Pas étonnant qu’elle ait fait une fugue.

Sur ces mots, la femme-offrande fit entendre un grognement qui mettait fin à la conversation.

— Avance cette table, veux-tu ? Pose ma sacoche dessus, de telle sorte que je puisse l’atteindre. Voilà ! Et donne-moi quelque chose pour m’asseoir à côté du lit. J’ai déjà toutes les peines du monde à me tenir debout, tu sais.

Elle souleva le bras de Nialli Apuilana et laissa courir ses doigts sur toute la longueur du membre pour déceler les pulsations de vie. Elles étaient très faibles. La jeune fille était brûlante, mais le flux de son âme coulait paresseusement, comme du vif-argent sur le point de se coaguler. Boldirinthe détourna la tête afin de cacher à Taniane la profondeur de l’inquiétude qui l’envahissait. Si Nialli avait passé quelques heures de plus dans les marais, c’est au chevet d’une morte qu’elle se trouverait maintenant. Et il n’était pas sûr que l’on puisse la sauver.

Non, songea la femme-offrande, je ne peux pas laisser cela se produire.

Elle prit dans sa sacoche les deux longues baguettes de guérison et en posa une de chaque côté de Nialli Apuilana qui remua à peine. Elle sortit les herbes médicinales et les onguents, et aligna les pots sur la table. Elle plaça ensuite le talisman de Friit le Guérisseur à la tête de la jeune fille et celui de Mueri la Consolatrice à ses pieds.

— Apportez-moi le brasero, dit-elle à Sipulakinain. Nous allons y faire brûler les feuilles de Friit. Respirez la fumée vous aussi, cela vous fera le plus grand bien.

— Je vais mieux, Boldirinthe, dit Sipulakinain.

La femme-offrande lança à la compagne du grainetier un regard empreint de scepticisme.

— Yissou soit loué ! dit-elle d’un ton manquant singulièrement de conviction.

Les deux femmes entreprirent d’enflammer les herbes aromatiques sous le regard de Taniane qui demeurait silencieuse et immobile. Au fond de la pièce, la vieille Fashinatanda marmonnait des prières d’une voix blanche, sans rien voir. Des volutes de fumée violacée commencèrent de s’élever.

— Il en faut d’autre, dit Boldirinthe. Encore cinq rameaux.

Sipulakinain avait les mains tremblantes, mais elle jeta les herbes dans le feu. Boldirinthe prit les chevilles de Nialli Apuilana et les serra. Elle percevait la congestion dans les poumons de la jeune fille et la fatigue de son cœur. Le centre de son âme était glacé et affaibli. Mais Nialli Apuilana était robuste. Ces faiblesses pouvaient être chassées de son corps.

La fumée commençait à s’épaissir dans la pièce.

Et les dieux apparurent.

Boldirinthe possédait depuis longtemps le don de voir distinctement les Cinq Déités. Elle n’en parlait jamais, car elle savait que les dieux, aussi réels fussent-ils, n’apparaissaient jamais à quiconque sous une forme sensible et se manifestaient uniquement comme une présence abstraite. Il en allait différemment avec elle. Les dieux avaient des formes et des visages qui lui étaient familiers. Mueri la Consolatrice lui rappelait beaucoup Torlyri, une grande, forte et belle femme à la fourrure marbrée de blanc. Dawinno le Destructeur avait le physique de Harruel, un géant à l’air farouche et à la barbe rousse. Yissou était sage et distant ; avec sa fourrure clairsemée, il évoquait un humain. Emakkis le Pourvoyeur était bien en chair et de caractère jovial. Friit le Guérisseur était très grave et frêle, un peu comme Hresh. Ils se tenaient maintenant tous à ses côtés. Elle leur montra la jeune fille endormie et ils hochèrent la tête. Friit lui expliqua ce qu’il convenait de faire et Boldirinthe, malgré l’appréhension qu’elle éprouvait, se disposa sans hésiter à le faire.

— Il faut que tu quittes cette pièce maintenant, dit-elle à Taniane.

— Mais, je…

— Il y a beaucoup trop de force en toi. Il n’y a plus de place ici que pour les faibles, les vieux et les obèses.

Taniane ouvrit la bouche et la referma aussitôt. Elle lança à Boldirinthe un regard interloqué où se mêlait peut-être un peu de colère. Mais elle sortit sans un mot.

Boldirinthe appliqua un premier onguent sur les lèvres de Nialli Apuilana, un autre sur ses seins et le troisième à l’endroit où ses cuisses se réunissaient. La jeune fille remua dans son sommeil et murmura quelque chose quand la chaleur des préparations à base d’herbes commença à pénétrer sous sa peau.

— Allez chercher la grand-mère, dit la femme-offrande à Sipulakinain. Je veux qu’elle vienne s’asseoir sur le bord du lit et qu’elle pose les mains sur les pieds de la petite. Vous vous assiérez en haut du lit et vous attirerez sa tête contre votre poitrine. Je vais faire un couplage avec elle.

Sipulakinain inclina la tête. Bien que faible elle-même et ayant du mal à tenir sur ses jambes, elle passa le bras autour des épaules de la vieille femme tremblante et la conduisit jusqu’au lit où elle lui fit prendre la position que Boldirinthe avait demandée. Puis elle alla s’asseoir à son tour et referma les bras autour de la tête de Nialli Apuilana.

Boldirinthe déplaça pesamment son énorme masse jusqu’à ce que son organe sensoriel soit tout près de celui de Nialli Apuilana. Il était hors de question pour elle de s’allonger sur la paillasse à côté de la jeune fille, dans la position habituelle. Mais le couplage pouvait s’effectuer de plusieurs manières. Elle leva les yeux et vit Mueri qui lui souriait, et Friit qui levait la main en un geste d’approbation. Yissou lui-même l’aida à se mettre en position.

C’était pour Boldirinthe le moment de l’incertitude et de l’inquiétude.

Elle était trop vieille pour éprouver de la peur, mais n’était pas à l’abri de l’appréhension. Elle avait déjà fait un couplage avec Nialli Apuilana, plusieurs années auparavant. C’était à l’occasion du jour de couplage de la fillette, la veille de son enlèvement par les hjjk, quand Nialli était venue voir Boldirinthe pour l’initiation rituelle. Une expérience que la femme-offrande n’avait pas oubliée.

Boldirinthe ne s’attendait pas à trouver autre chose que la confusion créée chez un enfant par un premier couplage, la douceur et la vulnérabilité d’une jeune âme encore immature s’efforçant douloureusement de se concentrer malgré la gêne engendrée par cette intimité nouvelle. Quand l’union de leurs deux âmes s’était enfin accomplie, la femme-offrande avait découvert un être fort et farouche, aussi dur et aux arêtes aussi tranchantes qu’une machine de métal luisant à la puissance implacable. Il était effrayant de découvrir une telle force chez quelqu’un de si jeune et leur couplage avait épuisé Boldirinthe. Elle n’aurait jamais cru avoir un jour l’occasion de renouveler cette expérience. Et elle n’y tenait pas particulièrement.

Mais les Cinq lui avaient donné l’ordre de le faire. Boldirinthe effleura de son organe sensoriel celui de la jeune fille sans connaissance et commença à entrer en communion avec elle.

L’âme de Nialli Apuilana était difficile d’accès et fuyante. Boldirinthe avait parfois l’impression qu’elle ne réussirait jamais à l’atteindre ; elle avait parfois l’impression que l’esprit de Nialli Apuilana se dérobait entièrement, qu’il se séparait du corps de la jeune fille. Mais Fashinatanda et Sipulakinain servaient de barrière et interdisaient à son âme de fuir. Elles la contenaient. Et Boldirinthe réussit peu à peu à l’envelopper et à resserrer sa vaste étreinte autour d’elle.

Et le moi endormi de la jeune fille s’ouvrit à elle de bon gré.

Son âme était devenue infiniment plus profonde, plus complexe et plus riche que lors de leur premier couplage, qui remontait à quatre ans. La fillette de l’époque était devenue une femme, avec tout ce que cela impliquait de profondeur et de discernement.

Elle avait connu l’accouplement ; elle avait connu le couplage ; elle avait connu l’amour.

Et elle avait accepté les Cinq Déités.

Quelle surprise pour Boldirinthe ! Lors de leur premier couplage, elle n’avait pas trouvé la plus petite trace de foi chez Nialli Apuilana. L’impiété n’était pas chose rare chez les jeunes gens, mais Nialli Apuilana ne s’était pas seulement révélée indifférente à l’amour divin ; elle s’était barricadée contre lui, elle l’avait purement et simplement rejeté.

Mais cette fois, à sa profonde stupéfaction, Boldirinthe perçut l’essence des Cinq à l’intérieur de l’âme de la jeune fille. Leur présence ne faisait aucun doute, une présence très récente. Elle reconnut l’aura de tous les dieux : Friit et Emakkis, Mueri et Dawinno, mais surtout Yissou le Protecteur qui illuminait de sa sainteté tous les coins et les recoins de son âme. Boldirinthe fut totalement prise au dépourvu. Leur feu sacré brûlait en elle et c’était tout, ou presque tout, ce qui la maintenait en vie. Peut-être étaient-ils venus à elle dans les marais, quand la mort avait commencé à rôder autour de la jeune fille.

Mais le Nid était également présent en elle. La Reine était présente en elle.

Boldirinthe percevait la nature étrangère du pouvoir immense de la souveraine des insectes, un pouvoir qui enveloppait et imprégnait tous les aspects de l’esprit de la jeune fille dans une interpénétration sacrilège, à peine imaginable, avec l’aura des Cinq. Une lumière hjjk brillait comme un foyer ardent. Des brumes hjjk enserraient l’âme de Nialli Apuilana. Des griffes tenaces se cramponnaient partout. C’était certainement quelque chose qui remontait à l’époque de sa captivité. La femme-offrande fut obligée à la fois de surmonter sa répugnance et de résister à l’attraction que cette chose mystérieuse exerçait sur elle.

Mais elle savait ce qu’elle avait à faire. Elle était là pour guérir. Avec l’aide des dieux, elle chasserait la chose malfaisante.

Elle se mit aussitôt à l’œuvre et s’attaqua à la chose menaçante qui occupait l’âme de la fille du chef. Elle la frappa à coups redoublés, elle la transperça, elle la déchira jusqu’au cœur. La chose sembla faiblir et les griffes se mirent à battre frénétiquement l’air en tous sens. La femme-offrande en détacha une, puis une autre, et une troisième, mais elles revenaient s’agripper presque aussi vite qu’elle les repoussait. La chose malfaisante se débattait avec fureur, lui faisait subir un véritable bombardement d’énergie et faisait pleuvoir sur elle des torrents de feu glacé. Mais Boldirinthe résistait à tous ses assauts. Toute sa vie, elle s’était préparée à ce moment. Inlassablement, le monstre invincible se dressait et bondissait, et chaque fois Boldirinthe le repoussait. Inlassablement il attaquait et chaque fois Boldirinthe le faisait reculer. Elle se forgeait sans cesse des armes nouvelles et continuait de gagner du terrain en se battant de toutes ses forces.

Lentement, pied à pied, la chose battit en retraite et gagna les profondeurs de l’âme de la jeune fille pour se tapir dans le repaire qu’elle s’y était ménagé. Le monstre n’avait pas renoncé ; il avait simplement lâché pied. Mais il y avait maintenant un espoir que Nialli Apuilana pût livrer elle-même le reste du combat. Boldirinthe avait fait tout ce qui était en son pouvoir.

— Prenez possession d’elle maintenant, je vous en conjure, dit la femme-offrande à Friit. Et donnez-lui la force.

— Oui, dit le dieu, je le ferai.

— Vous aussi, Dawinno, Emakkis, Mueri, Yissou.

— Oui, dirent tous les dieux, l’un après l’autre.

Boldirinthe leur livra passage et les dieux pénétrèrent dans l’âme de la jeune fille où ils s’unirent avec l’aura d’eux-mêmes qui s’y trouvait déjà. Ils soutinrent Nialli Apuilana là où elle fléchissait, ils lui redonnèrent des forces là où elle s’affaiblissait, ils la remplirent là où elle s’était vidée de son énergie.

Puis, l’un après l’autre, ils la quittèrent.

Mueri fut la dernière à partir. Elle s’arrêta pour toucher l’âme de Boldirinthe et l’étreindre avec une profonde tendresse, comme Torlyri aurait pu le faire, bien des années auparavant. Puis Mueri disparut à son tour.

Nialli Apuilana remua sur son lit. Elle ouvrit les yeux en cillant à plusieurs reprises, très rapidement. Elle fronça les sourcils, puis un sourire éclaira son visage.

— Dors, mon enfant, dit Boldirinthe. Quand tu te réveilleras, tes forces seront revenues.

Nialli Apuilana hocha la tête, comme au sortir d’un rêve.

— Allez chercher Taniane, dit Boldirinthe en se tournant vers Sipulakinain. Taniane toute seule.

Le chef entra, environné d’un nuage d’inquiétude qui se dissipa dès l’instant où elle vit le changement qui s’était opéré chez sa fille. Elle sentit aussitôt ses forces revenir et la vie se remit à pétiller dans ses yeux. Boldirinthe était si épuisée qu’elle n’avait que faire de sa gratitude.

— C’est fait, dit-elle, et bien fait. Que tout le monde reste dehors. Il faut laisser la petite se reposer. Et après, bouillon chaud et jus de fruits frais. Elle sera sur pied dans deux jours, je te le promets, et en pleine forme.

— Boldirinthe…

— Ce n’est pas la peine, dit la femme-offrande.

Nialli Apuilana avait refermé les yeux et elle dormait d’un bon sommeil, un sommeil profond et réparateur. Des auras brillaient autour d’elle. Mais Boldirinthe voyait encore la créature du Nid qui n’était que blessée, tapie au plus profond de son âme, le hjjk de l’intérieur qui rougeoyait comme une plaie infectée, et elle réprima un frisson.

Elle savait qu’elle lui avait porté un coup terrible, mais le reste dépendait de Nialli Apuilana. Et des dieux.

— Aide-moi à me lever, dit-elle, la respiration sifflante, en s’essuyant le front. Si tu ne peux pas le faire toute seule, va chercher une ou deux personnes pour t’aider.

Taniane éclata de rire. Elle prit la main de Boldirinthe et l’aida à se mettre debout aussi facilement que si elle avait été une enfant.

Dehors, dans le couloir de pierre grise, à la lumière verte et tremblotante des globes lumineux, Husathirn Mueri vint au-devant d’elle et la prit par le bras. Il avait l’air épuisé et malheureux.

— Vivra-t-elle, Boldirinthe ?

— Bien sûr qu’elle vivra. Je n’en ai jamais douté un seul instant.

Elle essaya de poursuivre son chemin. Elle venait de plonger dans un abîme terrifiant et en était revenue. C’était une expérience douloureuse, une dure épreuve pour l’âme et elle n’avait pas la moindre envie de rester debout dans le couloir pour bavarder avec Husathirn Mueri.

Mais il la retenait par le bras ! Allait-il donc la lâcher ? Un grand sourire hypocrite commençait à s’étaler sur son visage.

— Vous êtes trop modeste, dit-il. Je m’y connais un peu dans l’art du guérisseur. Elle était mourante quand vous êtes arrivée pour la soigner.

— Eh bien, elle ne l’est plus.

— Je vous en suis profondément reconnaissant.

— Je n’en doute pas.

Elle le considéra longuement en essayant de lire dans sa pensée. Tout ce qu’il disait avait un sens caché. Même un éternuement semblait avoir chez lui quelque chose de sournois.

Boldirinthe n’était jamais parvenue à trouver Husathirn Mueri sympathique, ce qui la troublait profondément, car elle n’aimait pas détester quelqu’un. Le fait qu’il fût le fils de Torlyri aggravait encore les choses. Elle avait aimé Torlyri autant que sa propre mère. Husathirn Mueri était intelligent et séduisant, il avait l’esprit vif et même, à sa manière, une nature assez chaleureuse ; physiquement, il tenait beaucoup de sa mère, avec ces spirales d’un blanc éclatant qui tranchaient sur le noir de la fourrure. Mais, malgré tout cela, Boldirinthe ne l’aimait pas et c’était à cause de son comportement sournois et de son ambition débridée. D’où pouvaient bien lui venir ces traits de caractère ? Certainement pas de Torlyri. Ni de son père, un guerrier Beng grave et austère. Les voies des dieux sont décidément bien mystérieuses, se dit Boldirinthe, et chacun de nous est un mystère voulu par les dieux.

— Vous savez que je l’aime, dit Husathirn Mueri d’une voix douce.

— Tout le monde l’aime, répliqua Boldirinthe en haussant les épaules.

— Non, je l’aime d’une autre manière.

— Bien sûr. Cela crève les yeux.

Tant d’aveuglement attristait la femme-offrande. Elle n’aimait pas voir quelqu’un se faire du mal de cette manière. Husathirn Mueri n’avait donc jamais remarqué à quel point celle qu’il prétendait aimer était une étrange jeune fille. Depuis le temps, il devait au moins soupçonner qu’elle avait pris Kundalimon pour amant. Et ce, après s’être refusée aux meilleurs partis que l’on pût trouver dans la cité. Certes, Kundalimon était mort et Husathirn Mueri ne lui accordait sans doute plus d’importance, mais comment réagirait-il s’il apprenait qu’il avait un autre rival, beaucoup plus redoutable encore, en la personne de la Reine des hjjk ? Il serait frappé d’horreur ! Mais pour le découvrir, il lui faudrait accomplir un couplage avec Nialli Apuilana et l’occasion ne se présenterait certainement pas de sitôt.

D’un pas pesant, Boldirinthe commença de se diriger lentement vers la porte du fond du couloir.

— Puis-je encore vous dire quelques mots ? demanda Husathirn Mueri.

— Oui, mais en marchant. Je suis devenue si grosse qu’il m’est pénible de rester debout sans bouger.

— Laissez-moi porter votre sacoche.

— Cette sacoche est mon fardeau sacré. Qu’avez-vous d’autre à me dire, Husathirn Mueri ?

Elle pensait qu’il allait encore lui parler de Nialli Apuilana, mais il avait autre chose en tête.

— Savez-vous, Boldirinthe, que le meurtre de l’émissaire hjjk est en train de donner naissance à une sorte de culte ?

— Oui, je sais qu’un autel a été élevé à sa mémoire.

— Il ne s’agit pas seulement de cela, dit-il en se passant nerveusement la langue sur les lèvres. J’ai lu les rapports des gardes. Les enfants lui adressent des prières. Il n’y a pas que des enfants, mais ce sont eux qui ont commencé. Ils se sont procuré des lambeaux de ses vêtements et des objets provenant de sa chambre, des reliques hjjk qu’ils sont allés dérober après sa mort. Boldirinthe, ils sont en train de faire de lui un dieu !

— Croyez-vous ? demanda-t-elle d’un ton détaché. Cela arrive de temps en temps, vous savez. Ils peuvent bien faire ce qu’ils veulent, cela ne changera rien pour moi. Les Cinq continueront de suffire à mes besoins.

— Jamais l’idée ne m’a effleuré que vous alliez vous mettre à adorer Kundalimon, dit Husathirn Mueri d’un ton acerbe. Mais cela ne vous inquiète pas du tout ?

— Pourquoi cela vous inquiète-t-il ?

— Vous ne comprenez donc pas, Boldirinthe, qu’ils sont en train de faire de ce garçon à moitié hjjk dans l’âme, si ce n’est plus, une véritable idole dans la cité ! Ils lui demandent des faveurs, ils implorent des conseils et, en retour, ils sont prêts à tout faire. Voulez-vous assister à l’émergence d’une nouvelle religion ? Voir apparaître un nouveau clergé, de nouveaux temples, de nouvelles idées ? Tout peut arriver, tout ! Savez-vous que, de son vivant, Kundalimon propageait les doctrines du Nid et qu’il les invitait à le suivre quand il regagnerait le Nid ? Et les enfants buvaient ses paroles ; ils avalaient tout ce qu’il disait. J’en ai la preuve formelle. Et que se passera-t-il si ce… ce culte tombe aux mains de quelqu’un qui poursuit l’œuvre entreprise par Kundalimon ? Allons-nous tous adorer les hjjk et les implorer de nous aimer ? Nakhaba et les Cinq seront-ils condamnés à disparaître ? Vous prenez cette affaire avec trop de désinvolture, Boldirinthe. La situation ne peut qu’empirer, et très rapidement, comme un feu dévorant les broussailles. Je le sens. Et vous savez que je ne manque pas de perspicacité pour ce genre de choses.

Il était tout rouge et très agité. Ses yeux ambrés, brillants d’une excitation fiévreuse, ressemblaient à de grosses perles de verre poli. Il était certain que quelque chose le travaillait. Boldirinthe n’avait jamais vu Husathirn Mueri dans cet état et cela ne lui ressemblait guère de manifester aussi ouvertement ses émotions.

Elle n’avait vraiment pas besoin de toute cette véhémence en ce moment. Encore secouée par le combat mené dans l’âme de Nialli Apuilana, elle n’aspirait qu’à regagner son oratoire et se reposer. Un dîner tranquille en tête à tête avec son cher vieux Staip, quelques coupes de vin et son lit… C’était tout.

Advienne que pourra, se dit-elle. Nouveaux cultes, nouveaux dieux… J’ai bien travaillé aujourd’hui et je suis fatiguée. J’ai bien mérité de retrouver mon lit.

— Il me semble que vous faites toute une affaire de pas grand-chose, dit-elle sèchement. Il est vrai que les enfants aimaient Kundalimon. Il les amusait et il leur racontait des histoires passionnantes. Maintenant qu’il est mort, ils le pleurent et ils honorent sa mémoire. Je les ai vus en venant ici. C’est un geste inoffensif, un hommage qu’ils lui adressent et rien d’autre. Dans quelques jours, tout cela s’apaisera. Kundalimon entrera dans l’histoire, Hresh écrira quelques lignes dans ses chroniques et on n’en parlera plus.

— Et si vous vous trompiez ? insista Husathirn Mueri en agitant fébrilement les mains. Et si une révolution éclatait dans la cité ? Avez-vous envisagé cela, Boldirinthe ?

Mais elle en avait assez entendu.

— Si tout cela vous inquiète vraiment, Husathirn Mueri, parlez-en à Taniane. Pour ma part, je suis grosse et vieille, très grosse et très vieille et, si des changements doivent survenir, je ne serai probablement plus là pour les voir. Si jamais j’étais encore là… eh bien, je vous avoue que j’ai vu dans le courant de ma longue vie plus de changements que vous ne pouvez l’imaginer et que je pourrai en supporter encore quelques autres. Et maintenant, laissez-moi partir. Que Mueri vous apporte la paix. Ou Nakhaba, si vous préférez. Pour moi, tous les dieux ne font qu’un.

— Comment ? Mais vous êtes vouée aux Cinq !

— Les Cinq sont mes dieux. Mais tous les dieux ont une nature divine.

Elle lui adressa le signe de Mueri, avança lentement dans le couloir jusqu’à la porte et descendit l’escalier donnant dans l’antichambre.


Le garçon s’appelait Tikharein Tourb. Il avait neuf ans. Il portait sur la poitrine l’emblème noir et jaune, le talisman du Nid.

La fillette s’appelait Chhia Kreun. Elle portait l’autre amulette à son poignet.

Ils se tenaient tous les deux devant une assemblée de onze enfants et trois adultes. Un gros tas de rameaux aromatiques montait presque jusqu’au plafond dans la petite pièce en sous-sol aux murs rugueux où l’odeur âcre de la sève de sippariu se mêlait aux douces senteurs des aiguilles de dilifar pour créer une atmosphère entêtante.

— Donnez-vous la main, dit Tikharein Tourb. Prenez-vous la main, tous ! Et fermez les yeux !

Chhia Kreun qui se trouvait à côté des branchages entra dans une sorte de transe. Elle commença de psalmodier dans une langue inconnue aux inflexions dures et râpeuses. Sans doute des mots hjjk. Comment le savoir ? C’était les sons que Kundalimon leur avait enseignés. Aucun d’eux n’avait la moindre idée de leur signification, mais ils avaient des sonorités sacrées.

— Tout le monde ! s’écria Tikharein Tourb. Allez ! Tout le monde répète ces paroles ! Allez-y ! Répétez ! C’est la prière à la Reine !


Les négociations, si l’on pouvait parler de négociations, étaient au point mort. Depuis que la nouvelle du double meurtre de Dawinno lui était parvenue, Thu-kimnibol ne cessait de broyer du noir. Salaman l’observait avec un étonnement et une gêne croissants. De l’aube au crépuscule, il arpentait les vastes salles du palais comme un grand animal en cage et, le soir venu, à la table royale, il ouvrait à peine la bouche de tout le repas.

Il prétendait n’être préoccupé que par le retard du convoi d’automne en provenance de Dawinno, qui aurait déjà dû être arrivé à Yissou depuis neuf jours.

— Où sont-ils ? ne cessait de demander Thu-kimnibol. Pourquoi ne sont-ils pas encore arrivés ?

Il paraissait véritablement obsédé par ce retard, mais il devait y avoir autre chose. Un retard de quelques jours pour un convoi n’était pas une raison suffisante pour se mettre dans un état pareil.

— Ils doivent avoir rencontré de mauvaises conditions climatiques quelque part au sud, dit Salaman pour essayer de l’apaiser, car Thu-kimnibol avait des réactions trop imprévisibles et trop violentes quand il était perturbé de la sorte. De terribles orages sur la route, des inondations, que sais-je ?

— Des orages ? Nous n’avons eu qu’une succession de journées lumineuses.

— Mais peut-être que plus au sud…

— Non. Si le convoi a du retard, c’est parce que la situation est confuse à Dawinno. Quand le sang commence à couler, nul ne peut savoir où cela s’arrête. Il se passe des choses graves là-bas.

C’est donc cela qui l’inquiète tant, se dit Salaman. Il pense encore qu’il aurait dû rentrer aussitôt après avoir été informé des deux assassinats. Il éprouve un sentiment de culpabilité, parce qu’il reste ici à ne rien faire quand Dawinno est peut-être en pleine effervescence. Mais si Taniane avait voulu qu’il rentre, elle le lui aurait demandé. Si elle ne l’a pas fait, c’est qu’il n’y a pas de problème.

— Mes prières accompagnent les tiennes, mon cousin, dit-il d’un ton mielleux. Plût à Yissou que tout aille pour le mieux dans ta cité !

Mais les jours se succédaient – cinq, six, sept nouveaux jours – et toujours pas de convoi. La perplexité commençait également à gagner Salaman. Les marchands étaient toujours ponctuels. En hiver et au printemps, Yissou envoyait des convois vers le sud ; en été et en automne, ils remontaient de Dawinno. Ces échanges étaient importants pour la vie économique des deux cités. Et maintenant, Salaman se trouvait harcelé par des commerçants et des fabricants excités dont les entrepôts regorgeaient de marchandises prêtes à être offertes sur le marché. Si le convoi n’arrivait pas, à qui allaient-ils les vendre ? Les vendeurs dont les marchandises venaient de Dawinno se trouvaient dans la situation inverse. Ils avaient besoin de se réapprovisionner ; mais où était le convoi ? « Il ne va pas tarder », répondait Salaman à tout le monde. « Il est en route. » Par Yissou ! Que faisait donc ce convoi ? Et il commençait à devenir aussi nerveux que Thu-kimnibol.

Y avait-il vraiment des problèmes dans le sud ? Il avait naturellement placé quelques espions à Dawinno, mais il n’avait aucune nouvelle d’eux depuis plusieurs semaines. La distance entre les deux cités était si grande et le trajet si long. Il nous faut trouver un meilleur moyen pour recevoir des nouvelles de Dawinno, se dit le roi. Un moyen qui évite à des courriers de parcourir plusieurs centaines de lieues. Peut-être en faisant appel, sous une forme ou sous une autre, à la seconde vue. Il se promit d’y réfléchir sérieusement.

Thu-kimnibol continuait jour après jour de marcher de long en large, la mine sombre, et Salaman se surprit à en faire autant.

Par tous les dieux ! Où était donc ce fichu convoi ?


— J’espère que le rétablissement de votre fille est en bonne voie, dit Husathirn Mueri.

— Tout se passe aussi bien que nous pouvions le souhaiter, dit Taniane d’une voix blanche et voilée.

Il était stupéfait de constater à quel point elle paraissait fatiguée. Le dos voûté, les mains mollement posées sur les genoux, la fourrure triste et sans éclat. Si naguère elle ressemblait plus à la sœur aînée de Nialli Apuilana qu’à sa mère, ce n’était assurément plus le cas.

Husathirn Mueri se rendit compte que la santé de sa fille n’était peut-être pas le meilleur sujet pour engager la discussion avec Taniane et il passa rapidement à autre chose.

— Selon vos instructions, j’ai fait le bilan des recherches effectuées pour retrouver l’assassin de Curabayn Bangkea. Il n’y malheureusement rien de nouveau, madame.

— Il n’y aura jamais rien de nouveau, dit Taniane d’un air sinistre. N’est-ce pas, Husathirn Mueri ?

— Je crains que non, madame. Lorsqu’on a affaire à un crime fortuit…

— Fortuit ? Un meurtre ?

Une colère froide se mit aussitôt à briller dans ses yeux.

— Je voulais simplement dire qu’il a dû s’agir d’une rixe, d’une querelle qui a éclaté en un instant, peut-être sans aucune raison. Il va de soi que nous poursuivrons l’enquête en utilisant tous les moyens à notre disposition, mais…

— Abandonnez cette enquête, dit Taniane avec une surprenante brusquerie. Elle ne mènera nulle part.

— Comme vous voulez, madame.

— Ce que je veux, c’est que vos gardes commencent à suivre de près les progrès de la nouvelle religion. Ce culte de Kundalimon qui semble se propager dans la cité comme une peste.

— Chevkija Aim mène une vigoureuse campagne de répression, madame. Rien que pour cette semaine, nous avons découvert trois chapelles et nous…

— Non. La répression n’est pas la solution.

— Madame ?

— Des rumeurs inquiétantes me sont venues aux oreilles. Des hommes comme Kartafirain, Si-Belimnion, Maliton Diveri, des hommes considérés, qui se déplacent beaucoup et savent ce qu’il se passe… Ils m’ont affirmé que dès que nous fermons une chapelle, il s’en ouvre deux nouvelles. Tout le monde ne parle que de Kundalimon. On l’élève au rang de prophète, de grand prophète. L’amour de la Reine se répand dans la classe ouvrière encore plus rapidement qu’une nouvelle boisson. Une politique de répression risque très bientôt de devenir un remède pire que le mal. Je veux que vous donniez l’ordre à Chevkija Aim de cesser cette campagne.

— Mais nous devons mettre un terme à ce culte, madame ! C’est une monstrueuse hérésie ! Allons-nous le laisser se propager sans rien faire ?

— Depuis quand êtes-vous donc si dévot, Husathirn Mueri ? demanda Taniane en le fixant d’un regard pénétrant.

— Je sais flairer un danger, madame.

— Moi aussi. Mais vous n’avez donc pas entendu ce que je viens de dire ? L’interdiction de ce culte peut se révéler plus dangereuse que sa propagation.

Peut-être est-elle dans le vrai, se dit-il.

— Je n’apprécie pas plus que vous cette nouvelle religion, poursuivit Taniane. Mais, pour l’instant, le meilleur moyen de la contenir dans des limites raisonnables est peut-être justement de ne rien faire. Il nous faut en savoir un peu plus long avant d’être en mesure de décider si elle représente un véritable danger. Il ne s’agit peut-être que d’un stupide engouement des classes populaires, mais rien ne nous prouve que ce n’est pas une tentative de subversion lancée par les hjjk. Comment le savoir, si ce n’est en nous y intéressant de plus près ? Je vous demande donc, toutes affaires cessantes, de découvrir ce qu’il se passe réellement. Envoyez des gardes fureter dans ces chapelles. Infiltrez-vous. Ouvrez grandes vos oreilles.

— Je m’en occupe personnellement, dit Husathirn Mueri en inclinant la tête.

— Ah ! Encore une chose ! Renseignez-vous sur tous ceux qui doivent former le convoi pour la Cité de Yissou. Assurez-vous qu’il n’y ait pas un seul hérétique parmi eux. Il faut absolument éviter la contamination de Yissou.

— Vous avez entièrement raison, dit Husathirn Mueri.


Le convoi en provenance de Dawinno était enfin arrivé, avec plus de deux semaines de retard. Onze voitures tirées par des xlendis, la bannière rouge et or déployée, étaient arrivées par la Route du Sud dans un grand nuage de poussière ocre.

Des réjouissances publiques eurent lieu dès le premier soir : feux de joie allumés sur les places, musiciens jouant dans la rue jusqu’à l’aube, bonne chère en abondance et vin coulant à flots, peu de sommeil et beaucoup de plaisirs. L’arrivée du convoi donnait toujours le signal de joyeuses festivités à Yissou où d’ordinaire l’atmosphère était plutôt guindée et réservée. C’était comme si, avec la venue des marchands du sud, le grand mur de pierre de la cité s’ouvrait pour laisser s’engouffrer dans les rues étroites le souffle chaud et étouffant du vent des tropiques. Mais, cette fois, le retard du convoi, l’incertitude même où on était de le voir arriver à bon port donnèrent à son arrivée une portée toute particulière.

Pendant ce temps, dans ses appartements du palais, Salaman recevait en audience privée Gardinak Cheysz, l’un des marchands de Dawinno et le meilleur de ses agents. C’était un homme replet, mais d’une nature renfermée, avec une fourrure d’une curieuse teinte gris-jaune et une bouche qui s’affaissait d’un côté à cause d’une faiblesse des muscles faciaux. Bien que né à Yissou, il avait passé la majeure partie de sa vie à Dawinno et il était au service de Salaman depuis de nombreuses années.

— La situation est très confuse à Dawinno, dit Gardinak Cheysz. C’est ce qui explique notre retard : le départ du convoi a été repoussé.

— Racontez-moi donc tout cela.

— Vous savez qu’un jeune homme du nom de Kundalimon, qui avait été enlevé en bas âge par les hjjk, est revenu à Dawinno au printemps et qu’il…

— Oui, je sais tout cela. Je sais aussi qu’il a été assassiné et que le capitaine de la garde judiciaire a connu le même sort. Vous n’avez pas de nouvelles plus fraîches ?

— Ah ! Vous êtes déjà au courant, dit Gardinak Cheysz. Très bien, sire. Très bien.

Il demeura silencieux pendant quelques instants, comme s’il lui fallait remettre de l’ordre dans ses idées. D’une place située à l’extérieur du palais leur parvenaient les sons aigres et discordants d’une sorte de cornemuse jouant un air endiablé, accompagnés d’éclats de rire retentissants.

— Savez-vous aussi, sire, que le jour des deux meurtres, la fille du chef Taniane est devenue folle et a disparu ?

Enfin du nouveau, se dit Salaman.

— Nialli ? demanda-t-il. C’est bien son nom ?

— Oui, Nialli Apuilana. Une jeune fille indocile et farouche.

— Qu’attendre d’autre de la fille de Taniane et de Hresh ? fit Salaman avec un petit sourire sarcastique. J’ai bien connu Hresh quand il était petit, au temps du cocon. C’était un gamin insupportable, qui n’en faisait qu’à sa tête et aimait à braver les interdits. Ainsi Nialli Apuilana a disparu dans une crise de démence. Et le départ du convoi a été retardé… À cause du deuil, je suppose.

— Mais elle n’est pas morte ! dit Gardinak Cheysz. Même si elle l’a échappé belle. On l’a retrouvée quelques jours plus tard, dans les marais, à l’est de la cité. Elle délirait, elle avait de la fièvre, mais la femme-offrande a réussi à la remettre sur pied. Sa vie n’a tenu qu’à un fil pendant plusieurs jours. Taniane était absolument incapable de s’occuper d’autre chose et les affaires de la cité ont été totalement paralysées pendant toute la durée de la maladie de la jeune fille. Notre autorisation de départ est restée pendant tout ce temps sur son bureau, attendant sa signature. Quant à Hresh… Il a failli perdre la tête lui aussi. Il s’est barricadé dans son bureau de la tour où il conserve tous les vieux livres des chroniques et il n’y avait pas moyen de l’en déloger. Les rares fois où il sortait, il n’ouvrait pas la bouche.

Salaman secoua lentement la tête.

— Hresh, murmura-t-il avec un mélange de respect et de mépris. Il n’y a pas deux cerveaux comme le sien sur toute la planète. Mais je suppose qu’on peut être à la fois extrêmement brillant et parfaitement stupide.

— Ce n’est pas tout, dit Gardinak Cheysz.

— Eh bien, continuez.

— J’ai mentionné tout à l’heure Kundalimon, l’envoyé des hjjk, qui s’est fait tuer. Sachez que l’on commence à faire de lui un dieu à Dawinno. Ou au moins un demi-dieu.

— Un dieu ? s’écria le roi en clignant rapidement des yeux à plusieurs reprises. Qu’entendez-vous par là ?

— On lui élève des autels et il y a même des chapelles où l’on célèbre son culte. On fait de lui un prophète, l’auteur d’une révélation, le… Je ne sais pas comment exprimer cela. Ce sont des choses qui me dépassent. Tout ce que je puis vous dire, sire, c’est qu’on lui rend un culte. Cela me semble ridicule, mais toute la cité est en grand émoi. Quand Taniane a enfin daigné s’intéresser à autre chose qu’à sa fille, elle a donné l’ordre de réprimer la nouvelle religion.

— Je lui supposais plus de bon sens.

— Exactement. Les persécutions ne font que les renforcer dans leur croyance, comme elle n’a pas tardé à s’en rendre compte. Elle est déjà revenue sur son ordre. Les gardes essayaient de découvrir les lieux du nouveau culte pour les détruire – à propos, il y a un nouveau capitaine de la garde, un certain Chevkija Aim, un jeune Beng ambitieux et sans pitié –, ils profanaient les autels et arrêtaient les adorateurs de Kundalimon, mais le peuple a fait connaître son mécontentement. Les persécutions ont donc cessé et le nombre des fidèles augmente de jour en jour. Tout s’est passé incroyablement vite. Avant de prendre la route de Yissou, il nous a fallu déclarer sous serment que nous n’étions pas nous-mêmes des adorateurs de Kundalimon.

— Pouvez-vous m’expliquer en quoi consiste cette nouvelle religion ?

— Comme je vous l’ai dit, sire, tout cela me dépasse. D’après ce que j’ai compris, elle exige la soumission aux hjjk.

— La… soumission… aux hjjk, articula lentement Salaman d’une voix incrédule en détachant les syllabes.

— Oui, sire. L’acceptation de l’amour de la Reine, quel que soit le sens de ce concept. Vous avez peut-être appris que ce Kundalimon était venu nous proposer un traité de paix avec les hjjk, d’après lequel le continent serait divisé en deux, la frontière partant de…

— Oui, je sais aussi tout cela.

— Eh bien, les meneurs du nouveau culte réclament la signature immédiate de ce traité. Et ce n’est pas tout : ils demandent également que soient instaurées des relations suivies et pacifiques entre la Cité de Dawinno et la nation hjjk, et que certains hjjk, connus sous le nom de penseurs du Nid, soient invités à séjourner chez nous, comme le stipule le traité. Pour que nous puissions recevoir leurs enseignements sacrés. Pour que nous puissions être initiés à la sagesse de la Reine.

— C’est de la pure folie, souffla Salaman, les yeux écarquillés.

— Absolument, sire. Et c’est ce qui explique le retard du convoi : toute la cité est sens dessus dessous. Mais les choses se sont peut-être un peu calmées maintenant. Quand nous avons enfin obtenu l’autorisation de partir, la fille du chef semblait complètement rétablie – à ce propos, le bruit commençait même à courir qu’elle était devenue l’une des animatrices du nouveau culte, mais il ne s’agit peut-être que d’une rumeur sans fondement – et Taniane pouvait se consacrer tout à loisir aux affaires du gouvernement. Hresh aussi était réapparu en public. Il se peut donc que la situation soit redevenue normale, mais je peux vous assurer que nous avons passé plusieurs semaines très difficiles.

— J’imagine, dit Salaman. Y a-t-il autre chose ?

— Non, sire, sinon que nous avons onze voitures remplies des plus belles marchandises et nous espérons passer un excellent séjour dans votre cité.

— Très bien. Très bien. Nous nous reverrons peut-être demain, Gardinak Cheysz. Je veux entendre une seconde fois tout cela pour voir si ce que vous m’avez raconté me paraît plus réel à la lumière du jour.

Il leva les mains en faisant une grimace.

— Faire la paix avec les hjjk ! Les inviter à Dawinno pour qu’ils puissent y enseigner leur doctrine ! Je n’en crois pas mes oreilles !

Il tira de sa ceinture une bourse remplie d’unités d’échange de la Cité de Dawinno et la lança à Gardinak Cheysz. L’espion l’attrapa adroitement au vol et s’inclina. Les commissures de sa bouche se relevèrent en ébauchant une sorte de sourire et il quitta la pièce.


Le même soir, dans une taverne de la Cité de Yissou, Esperasagiot, Dumanka et quelques autres membres de l’escorte de Thu-kimnibol sont attablés avec plusieurs des nouveaux arrivants. Il est tard et le vin a coulé à flots. Ce sont tous de vieux amis. Les hommes de l’escorte de Thu-kimnibol ont l’habitude d’accompagner les convois de marchands qui assurent des liaisons régulières entre les deux cités. Au nombre de ceux qui viennent d’arriver se trouve Thihaliminion, le frère de Esperasagiot, presque aussi bon conducteur de xlendis que Esperasagiot lui-même, et qui est l’un des voituriers du convoi de marchands.

Leur groupe comprend également quelques habitants de Yissou : Gheppilin, le bourrelier, Zechtior Lukin, l’équarisseur, et Lisspar Moen, une femme qui tient commerce de porcelaines fines. Ce sont des amis de Dumanka. Des amis de fraîche date.

Thihaliminion fait depuis déjà un certain temps le récit des singuliers événements qui se sont succédé dans la Cité de Dawinno : les crimes, la disparition et la conduite extravagante de la fille du chef, l’émergence du nouveau culte de Kundalimon.

— On aurait dit la fin du monde, dit-il en pouffant de rire dans sa coupe de vin. Quand tout semble devenir anormal en même temps. Mais pourquoi diable est-ce que je ris ? poursuit-il en secouant sa tête coiffée d’un grand casque. Il n’y a pas de quoi rire !

— Mais si ! lui rétorque Dumanka. Quand tout s’en va à vau-l’eau, il reste encore le rire. Quand les dieux nous envoient des catastrophes, que pouvons-nous faire d’autre que rire ? Les larmes n’ont jamais rien guéri, mais le rire nous permet au moins de dissimuler notre chagrin derrière un masque de gaieté.

— Tu n’es qu’un moqueur, Dumanka, lance Thihaliminion à l’intendant. Tu ne prends rien au sérieux.

— Bien au contraire, mon frère, dit Esperasagiot. Malgré sa gaieté bruyante, Dumanka est l’un des hommes les plus sérieux que je connaisse.

— Alors, qu’il le montre, s’il en est capable ! Ce qui se passe à Dawinno ne doit pas être pris à la légère, comme vous le découvrirez en rentrant. Il est trop facile de rire quand on se trouve à des centaines de lieues !

— Mais, mon frère, il ne voulait pas te blesser ! Tu ne vois donc pas que c’est sa façon de faire ? Il jouait simplement avec les mots.

— Non, dit Dumanka. Pas du tout.

— Non ? dit Esperasagiot, l’air perplexe.

— J’étais aussi sérieux que je puis l’être, mon ami. Et, si vous voulez bien m’accorder quelques instants, je vais m’expliquer.

— Nous perdons tous notre salive, grommelle Thihaliminion. Nous ferions mieux de boire au lieu de parler pour ne rien dire.

— Accordez-moi seulement quelques instants, dit Dumanka. Vous verrez que ce n’est pas une perte de temps.

Tous les regards se tournent vers lui, car personne n’a jamais entendu l’intendant s’exprimer avec une telle gravité.

— J’ai dit, poursuit-il, que le rire est préférable aux larmes quand les dieux nous envoient des malheurs, et je crois être dans le vrai. Et sinon le rire, au moins la résignation. À quoi bon en effet gémir et récriminer contre la volonté des dieux ? Ceux qui sont à cette table…

— Suffit, Dumanka ! lance Thihaliminion d’un ton un peu trop cassant.

— Encore quelques mots, je t’en conjure. Connais-tu ces trois personnes : Zechtior Lukin, Lisspar Moen et Gheppilin ? Non, bien sûr, tu ne les connais pas. Moi, je les connais et je puis t’assurer qu’ils ont la sagesse en eux. Ils ont beaucoup à nous apprendre sur le chapitre de la soumission à la volonté divine. T’es-tu jamais demandé, Thihaliminion, pourquoi les yeux de saphir ont conservé une attitude si flegmatique quand les dieux ont lancé sur leur planète les étoiles de mort qui allaient la détruire ? Tout le monde sait qu’ils auraient pu renvoyer les étoiles de mort, s’ils l’avaient voulu, mais…

— Par Nakhaba, quel rapport peut-il bien y avoir entre les yeux de saphir et le vent de folie qui souffle sur notre cité ? Veux-tu m’expliquer, Dumanka ?

— Passe-moi le vin et je vais t’expliquer. Et après cela, tu auras peut-être envie d’écouter Zechtior Lukin et même de lire un petit livre qu’il a écrit. Tu y trouveras peut-être un certain réconfort, si tu es aussi perturbé par la situation à Dawinno que tu sembles l’être.

Dumanka tourne la tête vers l’équarisseur, un homme tout râblé, qui dégage une grande impression de force et de vigueur.

— Ce que Zechtior Lukin m’a enseigné au cours de nos conversations, reprend-il, c’est ce que j’ai pratiqué toute ma vie sans savoir comment l’exprimer. Je reconnais la toute-puissance des dieux et le rôle essentiel qu’ils jouent dans notre destinée. Ils décident de tout et nous devons nous soumettre avec entrain, car nos seuls autres choix sont de le faire avec tristesse ou avec colère, pour le même résultat, mais sans la joie. Quoi qu’il advienne, étoiles de mort ou hjjk, nouvelles religions bizarres ou crime de sang en pleine rue, quoi que ce soit, nous ne pouvons que l’accepter. Zechtior Lukin et ses Acceptants ont une philosophie – Lisspar Moen et Gheppilin en sont des adeptes, et, moi aussi, j’en suis un, je l’ai toujours été, même si je viens juste de le découvrir – ils ont donc une philosophie qui procure la paix de l’âme et la sérénité de l’esprit. Elle a fait de moi un homme meilleur, Thihaliminion, un homme indiscutablement meilleur. Et quand je retournerai à Dawinno, tu peux être sûr que j’emporterai avec moi le petit livre de Zechtior Lukin et que je partagerai la vérité qu’il contient avec tous ceux qui accepteront de m’écouter.

— Il ne manquait plus que cela, murmure Thihaliminion en considérant sa coupe vide d’un air dégoûté. Encore une nouvelle religion.


Thu-kimnibol frappa et entra. Salaman, qui somnolait devant une bouteille de vin presque vide, se réveilla instantanément.

— Tu voulais me voir, mon cousin ?

— Oui, dit Salaman. Je suppose que tu as eu le temps de prendre connaissance des nouvelles de Dawinno. La fille de Taniane qui est devenue folle et Taniane elle-même, tellement bouleversée qu’elle a totalement négligé pendant plusieurs jours les affaires de la cité.

— Oui, répondit sèchement Thu-kimnibol, la fourrure gonflée et les yeux étincelants. C’est ce que l’on m’a dit.

— T’a-t-on également parlé de cette nouvelle religion prônant l’amour des hjjk qui fait fureur chez toi ? Elle a pris son essor après l’assassinat de Kundalimon, à ce qu’il paraît. Mes agents m’ont rapporté qu’on parle de lui à Dawinno comme d’un grand prophète mort pour l’amour du Peuple.

— Tes agents sont très efficaces, mon cousin.

— Ils sont payés pour cela. Mais ils m’ont également informé que les adorateurs de Kundalimon sont favorables à la signature du traité proposé par la Reine. Est-il vrai qu’ils veulent inviter à Dawinno des missionnaires hjjk qui leur enseigneraient les mystères de la sagesse des insectes ?

— Pourquoi me poses-tu toutes ces questions, mon cousin ?

— Parce que tu m’as promis que, le moment venu, ton peuple combattrait à nos côtés, répondit Salaman d’un ton cassant. Et regarde donc ce qu’ils font ! Cette folie, cette absurdité !

— Ah ! C’est donc cela ! dit Thu-kimnibol.

— C’est une absurdité, mon cousin !

— Oui, mais je pense qu’elle nous sera utile.

— Utile ? s’écria le roi, frappé d’étonnement, en levant la tête.

— Bien sûr, dit Thu-kimnibol en souriant. Le clan pacifiste fait notre jeu. En poussant les choses trop loin, ils se détruiront eux-mêmes. Imagines-tu, mon cousin, ce que serait Dawinno si des prédicateurs hjjk exhortaient la foule dans leur langage barbare à tous les coins de rue, si tout le monde n’avait plus à la bouche que le lien du Nid et l’amour de la Reine et si des armées de hjjk venus visiter leur nouvelle colonie mérionale paradaient en rangs serrés sur le front de mer ?

— C’est une vision cauchemardesque, dit Salaman.

— Absolument. Mais on peut justement en tirer parti, à la condition qu’il reste encore à Dawinno quelques personnes saines d’esprit, ce dont je ne doute pas. Il faut que je réussisse à leur peindre le tableau que je viens de te brosser. Que je leur montre qu’il s’agit d’une tentative de subversion perpétrée de l’intérieur par les hjjk. Que je leur fasse comprendre que cette nouvelle religion a pour unique objet de nous faire tomber sous les griffes des insectes. Je leur dirai que l’amour de la Reine est pire que la haine de la Reine. Qu’avec la haine, nous savons au moins à quoi nous en tenir. Que l’amour de la Reine et la haine de la Reine sont en réalité la même chose, sous des masques différents. Je leur dirai : « Mes amis, c’est une menace mortelle qui pèse sur nous. En signant ce traité, nous ouvrons les bras à nos ennemis. Voulez-vous donc que les hjjk envahissent Dawinno comme ils ont envahi Vengiboneeza ? » Et je continuerai jusqu’à ce que le culte de Kundalimon soit condamné à la clandestinité ou qu’il périclite de lui-même.

— Et après ?

— Après, nous commencerons à faire l’éloge de la guerre, dit Thu-kimnibol. À démontrer la nécessité de porter une attaque contre l’ennemi afin de faire de la Terre une planète sûre pour le Peuple. Notre salut est dans la guerre contre les hjjk ! Une guerre dont il nous faudra, mon cher cousin, régler tous les détails avant mon départ. Et, quand je serai de retour à Dawinno, je leur annoncerai que Salaman est notre allié loyal, qu’il attend que nous nous joignions à lui dans son combat sacré, que nos deux cités doivent s’unir contre les insectes. Après quoi, il ne nous restera plus qu’à nous mettre d’accord pour engager les hostilités. Le moindre incident devrait faire l’affaire. Qu’en penses-tu, mon cousin ? Cette nouvelle religion à la gloire des hjjk n’est-elle pas précisément ce que nous attendions ?

Salaman hocha lentement la tête. Puis il éclata d’un rire tonitruant.


Le petit Tikharein Tourb porta la main au talisman du Nid pendu sur sa poitrine.

— Si seulement il pouvait nous montrer la Reine, Chhia Kreun ! Il pourrait peut-être nous permettre de La voir. En utilisant en même temps le talisman et notre seconde vue. Hein ? Qu’en penses-tu ?

— Elle est trop loin, répondit la fillette. La seconde vue ne porte pas si loin.

— Alors, on pourrait essayer le couplage.

— Que sais-tu du couplage, Tikharein Tourb ? demanda Chhia Kreun en étouffant un petit rire.

— J’en sais assez. J’ai neuf ans, tu sais.

— L’âge du couplage est de treize ans.

— Mais, toi, tu n’as que onze ans. Et tu voudrais me faire croire que tu sais tout !

Elle arrangea coquettement sa fourrure, tirant sur les poils et les lissant soigneusement.

— J’en sais plus long que toi, en tout cas.

— Sur le couplage, peut-être. Mais pas sur la vérité du Nid. De toute façon, cette discussion ne nous mène nulle part. Mais j’ai une idée. Et si je prenais le talisman dans mon organe sensoriel pendant que nous commençons un couplage, ici, devant l’autel…

— Tu veux rire ?

— Mais non ! Mais non !

— Le couplage est interdit tant que nous n’avons pas l’âge. Et puis, on ne saurait pas quoi faire. Peut-être qu’on s’imagine le savoir, mais, tant que la femme-offrande ne nous a pas montré…

— Tu veux voir la Reine ou tu ne veux pas ? demanda Tikharein d’un ton méprisant.

— Bien sûr que je veux.

— Alors, pourquoi t’occupes-tu de ce qui est interdit et de ce que la femme-offrande doit nous montrer ? Pour nous, la femme-offrande ne représente rien, elle fait partie du passé. Maintenant, seule compte la vérité du Nid. Et c’est ce pendentif qui la contient !

Il laissa sa main courir sur le fragment de carapace de hjjk dont était fait le pectoral.

— C’est Kundalimon lui-même qui l’a dit, poursuivit Tikharein Tourb. Si je le serre dans mon organe sensoriel et si nous faisons un couplage – tout le monde pourrait rester autour de nous et chanter les chants sacrés – peut-être que la Reine nous apparaîtra, ou que nous apparaîtrons à la Reine…

— Tu crois vraiment ?

— Ça vaut la peine d’essayer, non ?

— Mais… Un couplage…

— Tant pis, dit-il. Je trouverai une fille assez vieille pour m’apprendre le couplage. Nous verrons la Reine tous les deux et toi, tu peux faire ce que tu veux.

Il se retourna et fit mine de partir. Chhia Kreun étouffa un petit cri et courut vers lui.

— Non !… Attends ! Attends, Tikharein Tourb !…

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