Plus tard, quand il est de nouveau seul, Hresh ferme les yeux et laisse son âme vagabonder. Il l’imagine dans une vision onirique en train de prendre son envol, de franchir l’enceinte de la cité et de survoler les plaines venteuses du nord jusqu’au lointain royaume inconnu où les armées du peuple des insectes arpentent leurs immenses galeries souterraines. Les hjjk sont une énigme pour Hresh, le plus grand de tous les mystères. Il voit la Reine, ou ce qu’il imagine être la Reine, énorme et insondable monarque, somnolant dans sa chambre souterraine surveillée par une nuée de gardes, remuant imperceptiblement tandis que des acolytes chantent ses louanges dans leur langue râpeuse et gutturale. La Reine des hjjk, la grande Reine. Quel rêve de domination totale de son peuple est-elle en train de faire à cet instant précis ? Comment pourrons-nous jamais savoir ce que ces étranges créatures veulent de nous ?
— Votre abdication ? s’écria Minguil Komeilt, l’air stupéfait. Votre abdication, madame ? Mais qui oserait faire cela ? Permettez-moi de montrer ce papier au capitaine des gardes ! Nous découvrirons qui en est l’auteur et nous ferons en sorte que…
— Tais-toi, femme ! ordonna Taniane. L’agitation de sa secrétaire particulière lui était encore plus pénible que le libellé lui-même. T’imagines-tu que c’est la première fois que je reçois un message de ce genre ? Crois-tu que c’est la dernière ? Cela n’a aucune importance. Aucune !
— Mais enfin, vous jeter dans la rue une pierre à laquelle est attaché un message comme celui-ci…
Taniane se mit à rire. Elle baissa de nouveau les yeux vers le bout de papier sur lequel était écrit en grosses lettres tracées d’une écriture grossière :
VOUS ÊTES RESTÉE BEAUCOUP TROP LONGTEMPS.
IL EST TEMPS DE PASSER LA MAIN.
LAISSEZ GOUVERNER CEUX À QUI LE POUVOIR REVIENT DE DROIT.
Le texte était Beng, l’écriture aussi. La pierre, venue elle ne savait d’où, était tombée à ses pieds tandis qu’elle remontait l’avenue Koshmar, venant de la chapelle de l’intercesseur pour regagner ses appartements dans la Maison du Gouvernement, comme elle le faisait chaque matin ou presque, après la prière. C’était le troisième message anonyme, non, le quatrième, qu’elle recevait depuis six mois. Après près de quarante années de pouvoir.
— Vous ne voulez pas que je prenne des mesures ? demanda Minguil Komeilt.
— Tout ce que je vous demande, c’est de classer ce papier avec les documents de ce genre que vous gardez et de ne plus y penser. C’est bien compris ? Oubliez cette histoire ! Cela n’a aucune importance.
— Mais… Madame…
— Aucune espèce d’importance, insista Taniane.
Elle pénétra dans son appartement. Sur les murs, les masques de tous les chefs qui l’avaient précédée semblaient la regarder.
Ils étaient étrangement expressifs et farouchement primitifs, tels des emblèmes d’un autre âge. Ils rappelaient à Taniane tout ce qui avait été accompli en l’espace d’une seule génération, depuis que le Peuple avait quitté le cocon.
— On me fait savoir qu’il est temps pour moi de passer la main, dit-elle à mi-voix en s’adressant aux masques.
On me jette des pierres dans la rue, poursuivit-elle intérieurement. Des Beng qui n’ont que faire de la loi de l’Union. Après tout ce temps. Les idiots impatients ! Ils souhaitent encore que ce soit l’un des leurs qui exerce le pouvoir. Comme s’ils connaissaient un meilleur système ! Je devrais leur donner satisfaction, pour voir comment ils se débrouillent.
Derrière son bureau était accroché le masque de Lirridon, celui que Koshmar portait le Jour du Départ, quand la tribu s’était lancée à la découverte de la planète qui se réchauffait lentement. C’était un objet effrayant, aux arêtes vives et à l’aspect rebutant. Il matérialisait probablement les hjjk, ce cauchemar ancestral de la mémoire tribale, car il était noir et jaune, et pourvu d’un long bec acéré.
Il était flanqué du masque de Sismoil, lisse et énigmatique, à la face plate et indéchiffrable, aux yeux minuscules réduits à des fentes, et du masque de Thekmur, beaucoup plus simple. Un peu plus loin sur le mur, se trouvait le masque de Nialli, véritablement horrifiant, un masque noir et vert, hérissé sur les côtés de pointes rouge sang. C’est celui que Koshmar portait le jour où les Hommes aux Casques, les Beng, avaient fait leur entrée dans Vengiboneeza et s’étaient trouvés face au Peuple.
Et puis il y avait les propres masques de Koshmar. Celui qu’elle portait de son vivant, d’un gris luisant, était pourvu de fentes rouges pour les yeux ; l’autre, aux mâchoires puissantes et aux pommettes saillantes, était un masque de bois bruni sculpté en son honneur, après sa mort, par Striinin, l’artisan de la tribu. Taniane l’avait porté le jour du départ de Vengiboneeza, quand le Peuple avait entrepris sa seconde migration, celle qui allait le conduire au lieu où serait édifiée la Cité de Dawinno.
Ces masques étaient comme des reflets d’un passé enfui. Des traces à demi effacées remontant dans les limbes du temps jusqu’à l’époque déjà oubliée de ce qui semblait aujourd’hui une réclusion claustrophobique.
— Dois-je me retirer ? demanda Taniane en regardant les masques de Koshmar. Sont-ils dans le vrai ? Ai-je gouverné assez longtemps ? Le temps est-il venu de passer la main ?
Koshmar avait été le dernier des anciens chefs, la dernière à diriger une tribu si restreinte que le chef connaissait tout le monde de nom et réglait les conflits comme s’il s’agissait de simples chamailleries entre amis.
Comme tout était plus simple en ce temps-là. Plus franc, plus direct !
— Peut-être devrais-je me retirer, poursuivit Taniane. Qu’en dites-vous ? Les dieux exigent-ils que je consacre le reste de ma vie, jusqu’à mon dernier souffle, aux affaires du Peuple ? Ou bien est-ce par orgueil que je me cramponne encore à ma charge après tant d’années ? Ou encore parce que je ne saurais pas quoi faire d’autre ?
Mais elle n’obtint pas de réponse des masques de Koshmar.
Du temps de Koshmar, le Peuple n’était qu’une petite tribu de quelques dizaines d’individus. Mais maintenant, le Peuple était civilisé, il avait bâti des cités, il n’était plus composé d’une poignée d’individus, mais de plusieurs milliers et il s’était vu contraint d’inventer sans cesse de nouveaux concepts, une vertigineuse profusion de choses, afin de pouvoir aller de l’avant dans cet ordre nouveau en développement permanent. Au lieu de se contenter de partager équitablement, ils avaient ainsi créé ce qu’ils appelaient les unités d’échange et ils se préoccupaient de profit et de possession, de la surface de leur logement, du nombre d’ouvriers qu’ils employaient, de stratégie commerciale et autres bizarreries. Ils avaient commencé à former des classes : dirigeants, propriétaires, ouvriers et pauvres. Les anciennes divisions tribales n’étaient pas non plus entièrement abolies. Certes, elles s’estompaient, mais Koshmar et Beng n’avaient pas encore tout à fait oublié leurs origines. Et il y avait aussi les Hombelion et les Debethin, les Stadrain, les Mortirils et les autres, toutes les petites tribus qui se faisaient peu à peu absorber par les grosses, mais s’efforçaient encore fièrement de préserver quelques lambeaux de leur identité ancestrale.
Chacune de ces nouveautés créait de nouveaux problèmes qu’il incombait en dernier ressort au chef de résoudre. Et tout s’était passé si rapidement. Stimulée par l’extraordinaire inventivité de Hresh et ses recherches obstinées dans les archives de l’antiquité, la cité avait poussé comme un champignon en l’espace d’une seule génération, s’attachant ouvertement à imiter les cités de la Grande Planète.
Taniane leva la tête vers les masques.
— Vous n’avez jamais eu à vous préoccuper des listes de recensement, ni des rôles d’impôt, n’est-ce pas ? Pas plus que des procès-verbaux de séance du Praesidium, ni des statistiques sur le nombre d’unités d’échange en circulation.
Elle feuilleta quelques pages de la montagne de paperasses entassées sur son bureau : pétitions de commerçants demandant une licence d’importation de produits venant de la Cité de Yissou, études sur les installations sanitaires dans les quartiers périphériques, un rapport sur l’état inquiétant du pont Thaggoran, au sud de la ville, etc. Et, tout en haut de la pile, la note que Hresh lui avait adressée : Rapport sur le projet de traité avec les hjjk.
— Si seulement vous pouviez être à ma place, dit Taniane aux masques avec ferveur, et si, moi, je pouvais être accrochée à ce mur !
Jamais elle n’avait eu de masque à elle. Au début, elle s’était contentée, dans les occasions où il convenait de porter un masque, de prendre celui de Koshmar. Puis, après l’arrivée des Beng à Dawinno pour fusionner avec le Peuple selon la loi de l’Union – un compromis politique stipulant que le chef serait d’ascendance Koshmar, mais la majorité du Praesidium Beng – et l’entrée de la cité dans la phase la plus spectaculaire de sa croissance, le port du masque avait commencé à lui sembler suranné, la survivance ridicule d’une époque révolue. Cela faisait déjà plusieurs années qu’elle n’en portait plus.
Mais elle tenait à les garder dans son bureau. En partie comme objets de décoration, en partie pour rappeler cette période primitive où la planète était prise par les glaces et où le Peuple n’était rien de plus qu’un petit groupe de créatures nues et velues terrées dans une grotte taillée dans le flanc d’une montagne. Ces masques aux formes anguleuses et aux couleurs agressives étaient aujourd’hui son unique lien avec le passé de sa race.
Assise derrière son bureau, un bloc arrondi d’onyx noir posé sur un socle de granit rose poli, Taniane prit une poignée de papiers parmi ceux que Minguil Komeilt lui avait laissés et les feuilleta maussadement. Les mots dansaient devant ses yeux. Recensement… impôts… pont de Thaggoran… Traité avec les hjjk… traité avec les hjjk…
Elle leva les yeux vers le masque de Lirridon, celui qui évoquait un hjjk au grand bec hideux.
— Aurais-tu envie de signer un traité avec eux ? demanda-t-elle. Aurais-tu envie de faire quoi que ce soit avec eux ?
Les hjjk ! Comme elle les méprisait et les redoutait à la fois ! Depuis leur plus jeune âge, on enseignait aux enfants à haïr les énormes insectes cauchemardesques, ces créatures impassibles et malfaisantes, capables des pires horreurs.
Des rumeurs couraient sans cesse sur leur compte. On disait que des bandes errantes rôdaient dans la campagne, à l’est et au nord de la ville, mais la plupart de ces bruits se révélaient sans fondement. Les insectes avaient pourtant enlevé sa fille unique aux portes de la cité et, même si Nialli Apuilana était revenue après quelques mois de captivité, la haine que Taniane éprouvait à leur endroit n’était pas retombée pour autant, car la jeune fille avait subi de mystérieuses transformations. Les hjjk constituaient une menace permanente, ils étaient l’ennemi que le Peuple serait obligé d’affronter un jour pour régler la question de la suprématie sur la planète.
Et ce traité, ces prétendus messages d’amour de leur abominable Reine…
Taniane repoussa le rapport de Hresh.
Je suis chef depuis si longtemps, songea-t-elle. Depuis l’enfance, ou presque. J’ai l’impression de n’avoir fait que cela toute ma vie. Près de quarante ans…
Elle avait été élevée à la dignité de chef à l’époque où la tribu n’était encore constituée que de quelques dizaines d’individus, quand elle n’était encore qu’une jeune fille. Koshmar arrivait au terme de ses jours et Taniane était la plus robuste et la plus clairvoyante d’entre les jeunes femmes. Tout le monde l’avait acclamée et elle n’avait pas hésité, sachant qu’elle était faite pour être chef et que la fonction lui irait comme un gant. Mais comment aurait-elle pu savoir ce qui l’attendait, tant d’années plus tard ? Ces monceaux de rapports, d’études, de demandes de licences d’importation. Et maintenant des ambassadeurs envoyés par les hjjk. Nul n’aurait pu prévoir cela. Pas même Hresh.
Elle prit un autre document, le rapport sur les lézardes apparues dans le tablier du pont de Thaggoran. Cela lui semblait plus urgent. Tu éludes le véritable problème, se dit-elle. Mais d’autres mots se mirent à danser devant ses yeux.
VOUS ÊTES RESTÉE BEAUCOUP TROP LONGTEMPS.
IL EST TEMPS DE PASSER LA MAIN.
LAISSEZ GOUVERNER CEUX À QUI LE POUVOIR REVIENT DE DROIT.
— Votre abdication, madame ? Votre abdication ?
— Cela n’a aucune importance… Aucune espèce d’importance…
VOUS ÊTES RESTÉE BEAUCOUP TROP LONGTEMPS.
Rapport sur le projet de traité avec les hjjk.
— Votre abdication, madame ?
— Aurais-tu envie de signer un traité avec eux ?
— Mère ? Tout va bien, mère ?
— Votre abdication ?
— Mère, tu m’entends ?
IL EST TEMPS DE PASSER LA MAIN.
— Mère ? Mère ?
Taniane leva la tête et distingua une silhouette à la porte de son bureau. Cette porte était ouverte à tous les citoyens de Dawinno, même si rares étaient ceux qui osaient s’y présenter. Il fallut quelques instants à Taniane pour accommoder et elle se rendit compte que sa vue était brouillée. Était-ce Minguil Komeilt ? Non, sa secrétaire était une petite femme rondelette aux manières timides, alors que cette femme était grande et athlétique, robuste et agitée.
— Nialli ? demanda-t-elle au bout de quelques instants.
— Tu m’as envoyé chercher ?
— Oui. Oui, bien sûr. Entre, ma fille !
Mais elle demeura près de la porte. Elle portait une cape verte jetée sur une épaule et l’écharpe orange de sa caste nouée autour de la taille.
— Tu as l’air bizarre, dit-elle sans quitter Taniane des yeux. Je ne t’ai jamais vue avec cet air-là. Que se passe-t-il, mère ? Tu n’es pas malade ?
— Non, je ne suis pas malade. Et tout va bien.
— J’ai appris qu’on t’avait lancé une pierre dans la rue, ce matin.
— Tu es au courant ?
— Tout le monde est au courant. Il y a cent témoins et on ne parle que de cela. Je suis absolument hors de moi, mère ! Qui a pu faire cela, qui a eu l’audace ?…
— Dans une ville de cette importance, dit Taniane, il est normal de trouver un certain nombre d’imbéciles.
— Mais de là à te lancer une pierre, mère, à chercher à te blesser…
— Tu n’as pas bien compris, dit Taniane. La pierre est tombée loin devant moi. On n’a pas essayé de m’atteindre. Il s’agissait simplement de me transmettre le message d’un agitateur Beng qui pense que je devrais abdiquer. Il dit que je suis restée trop longtemps au pouvoir et que le moment est venu pour moi d’y renoncer. En faveur d’un nouveau chef Beng, je suppose.
— Comment peut-on avoir l’audace de suggérer cela ?
— Les gens suggèrent n’importe quoi, Nialli. Mais ce qui s’est passé ce matin est sans importance. C’est le fait d’un exalté, rien d’autre. D’un agitateur. Je suis encore capable de faire la différence entre le message d’un exalté solitaire et les prémices d’une révolution. Assez parlé de cette affaire, ajouta-t-elle en secouant la tête, nous avons d’autres sujets à aborder.
— Tu ne sembles vraiment pas en faire grand cas, mère.
— Faudrait-il que je prenne cet incident au sérieux ? Ce serait idiot de ma part.
— Non, rétorqua Nialli Apuilana d’un ton véhément. Je ne suis absolument pas d’accord. Qui sait jusqu’où cela peut aller si l’on n’y met pas tout de suite bon ordre. Je crois que tu devrais arrêter celui qui a lancé la pierre et le faire clouer au mur de la cité.
Elles échangèrent un regard chargé de tension. Taniane perçut une palpitation derrière ses yeux et son estomac, où elle sentait des aigreurs, se contracta. Avec n’importe qui d’autre, songea-t-elle, ce serait une discussion normale ; avec Nialli, c’était un affrontement. Elles étaient toujours en guerre et Taniane se demandait pourquoi. Hresh lui avait dit un jour qu’elles étaient très semblables et que deux êtres trop semblables se repoussent. Il était en train de manipuler deux petites barres de métal et étudiait la manière dont l’une d’elles attirait la seconde à une extrémité sans qu’il se passe rien à l’autre. Vous vous ressemblez trop, Nialli et toi, avait dit Hresh. C’est pour cette raison que tu ne réussiras jamais à exercer une influence sur elle. Avec elle, ton magnétisme est sans effet.
Peut-être en allait-il ainsi, mais Taniane soupçonnait qu’il y avait autre chose, que les transformations que sa fille avait subies chez les hjjk faisaient d’elle un être difficile. Mais elle ne pouvait nier que Nialli lui ressemblait ; elles étaient coulées dans le même moule. C’était un sentiment étrange et parfois très troublant. Elle avait l’impression en regardant Nialli de se voir dans un miroir réfléchissant son image à travers le temps. Elles auraient presque pu être des jumelles, mystérieusement venues au monde à trois décennies et demie d’intervalle. Nialli était sa fille unique, l’enfant de sa maturité, conçue presque miraculeusement, après que Hresh et elle eurent depuis longtemps abandonné tout espoir de descendance La jeune fille semblait ne tenir aucunement de son père, sauf peut-être pour son caractère entêté et indépendant. Pour le reste, Nialli était tout le portrait de sa mère, avec ses jambes gracieuses, ses belles épaules et sa poitrine haute, sa magnifique fourrure d’un rouge brun soyeux. Elle avait un port de reine, un port de chef. Elle était véritablement éblouissante, ce qui n’était pas toujours rassurant pour Taniane qui, en regardant sa fille, prenait parfois douloureusement conscience des outrages du temps. Elle se sentait déjà entraînée vers la terre, attirée par les forces de la putréfaction, par la masse des chairs affaissées et des os ramollis. Elle percevait des bruissements d’ailes de papillons de nuit, elle voyait des traînées de poussière grise sur les sols de pierre. Certains jours, la mort rôdait.
— Sommes-nous obligées de nous disputer, Nialli ? demanda-t-elle après un long silence. Si j’estimais qu’il y a lieu de s’inquiéter, je prendrais les mesures nécessaires. Mais si l’on voulait vraiment me renverser, on ne le ferait pas en lançant quelques pierres dans la rue. Comprends-tu ?
— Oui, répondit Nialli Apuilana d’une voix à peine audible. Je comprends.
— Bien, dit Taniane.
Elle ferma les yeux et s’efforça de chasser la fatigue et la tension.
— Et maintenant, reprit-elle au bout de quelques instants, j’aimerais en arriver au sujet pour lequel je t’ai demandé de venir, à savoir ce prétendu ambassadeur des hjjk et le prétendu traité qu’il nous propose prétendument de signer.
— Pourquoi tous ces « prétendus », mère ?
— Parce que tout ce que nous savons de cette affaire nous a été appris par Hresh et le Barak Dayir. Le jeune homme lui-même n’a encore rien dit de cohérent, n’est-ce pas ?
— Non, pas encore.
— Crois-tu que cela viendra ?
— C’est possible. Au fur et à mesure que notre langue lui reviendra. Il a passé treize ans dans le Nid, mère.
— Et si tu lui parlais dans sa langue ?
— Je n’en suis pas capable, répondit Nialli, l’air gêné.
— Tu ne parles pas le hjjk ?
— Juste quelques mots, mère. Cela remonte à plusieurs années et je n’ai passé que quelques mois avec eux…
— Mais c’est toi qui lui apportes à manger, n’est-ce pas ?
Nialli Apuilana acquiesça silencieusement de la tête.
— Ne pourrais-tu pas profiter de ces occasions pour te remettre en mémoire la langue des hjjk ? Ou pour lui enseigner un peu la nôtre ?
— Je suppose que oui, reconnut Nialli de mauvaise grâce.
Sa réticence manifeste était exaspérante. Taniane la sentait réfractaire à cette idée. Comme elle peut avoir l’esprit contrariant ! songea-t-elle.
— Tu es la seule personne dans toute la cité qui puisse nous servir d’interprète, poursuivit-elle ; peut-être un peu trop sèchement. Nous ne pouvons nous passer de ton aide, Nialli. Le Praesidium se réunira bientôt pour étudier ce projet de traité. Je ne peux pas me fonder uniquement sur les visions dues au Barak Dayir. La Pierre des Miracles est bien utile, mais nous ne pouvons nous passer du message que ce garçon a apporté. Il va falloir que tu trouves un moyen de communiquer verbalement avec lui, pour qu’il t’explique ce dont il s’agit exactement. Puis tu me feras un rapport détaillé. Je veux savoir absolument tout ce qu’il t’aura dit.
Quelque chose clochait. Nialli Apuilana avait les mâchoires serrées et dans ses yeux brillait une étincelle froide et dure. Elle regardait fixement devant elle sans desserrer les dents et le silence s’éternisait.
— Cela te pose un problème ? demanda enfin Taniane.
— Je n’aime pas l’idée de moucharder, mère.
Moucharder ? Taniane ne s’attendait assurément pas à cela. Il ne lui était pas venu à l’esprit que le fait de servir d’interprète pour le compte de sa race pût être compris comme du mouchardage.
Est-ce à cause des hjjk ? se demanda-t-elle. Mais, oui. Bien sûr. C’est parce que les hjjk sont en cause !
Elle en demeura abasourdie, consternée. Et elle comprit pour la première fois qu’il se pouvait que sa propre fille fût écartelée entre deux fidélités contraires.
Depuis son retour de captivité, Nialli Apuilana n’avait jamais dit un mot à quiconque de son expérience chez les hjjk, jamais rien confié de ce qu’ils lui avaient fait ni de ce qu’ils avaient dit, jamais révélé le moindre détail sur ce qu’était la vie dans le Nid. Elle avait obstinément éludé toutes les questions en employant un curieux mélange de détresse et de férocité glaciale, jusqu’à ce que l’on cesse définitivement de l’interroger. Taniane avait toujours supposé que la jeune fille tenait simplement à préserver son intimité et à se protéger contre l’évocation de souvenirs douloureux. Mais si Nialli considérait comme du mouchardage le fait de rapporter à sa mère ses conversations avec Kundalimon, il se pouvait que ce fût l’intimité des hjjk, et non la sienne, qu’elle tenait à préserver. Cela méritait d’être étudié de plus près.
Une attitude aussi ambiguë était un luxe que la cité ne pouvait se permettre dans les circonstances présentes. Un ambassadeur hjjk, aussi renfermé et aussi muet fût-il, était arrivé dans ses murs. Il ne suffisait pas de deviner le contenu du message dont il était porteur ni de faire confiance à la capacité qu’avait Hresh de lire dans son esprit avec l’aide de la Pierre des Miracles. Il fallait amener l’émissaire à révéler quelle était sa mission et Nialli serait obligée de céder. Son assistance était indispensable.
— Qu’est-ce que c’est que ces bêtises ? demanda-t-elle brusquement. Il n’est pas question de moucharder, mais de servir ta cité. Un étranger arrive pour nous informer que la Reine est désireuse de négocier avec nous. Mais il ne parle pas notre langue et aucun de nous ne parle la sienne, sauf une jeune femme qui se trouve être la fille du chef, mais qui semble également penser qu’il y a quelque chose d’immoral dans le fait de nous aider à découvrir ce que l’ambassadeur d’une autre race essaie de nous dire.
— Tu déformes tout, mère. Tout ce que je veux, c’est ne pas me sentir obligée, si je parviens à communiquer avec Kundalimon, de te rapporter tout ce qu’il me dit.
Taniane sentit le découragement la gagner. Elle avait caressé l’espoir que Nialli Apuilana lui succéderait un jour à la tête du Peuple, mais il fallait se rendre à l’évidence : sa fille était impossible. Déconcertante, versatile, entêtée, instable. Il était maintenant manifeste que la longue lignée de chefs qui remontait aux premiers temps de l’époque du cocon était condamnée à se briser. Et tout cela à cause des hjjk, se dit Taniane. Raison de plus pour les mépriser. Mais il n’est pas question de céder à Nialli.
— Tu dois le faire, dit-elle en faisant appel à tout son pouvoir de persuasion. Il est vital pour notre sécurité de savoir exactement de quoi il s’agit.
— Je dois ?
— Je veux que tu le fasses. Oui, tu dois le faire.
Un long silence se fit. Nialli Apuilana avait le front plissé par le mouvement de révolte qu’elle contenait. Taniane la considérait d’un regard froid, implacable, répondant la dureté du regard de sa fille par un regard intraitable, cherchant à lui imposer sa volonté. Puis elle fit appel à sa seconde vue et la projeta vers Nialli Apuilana qui la regarda d’un air stupéfait. Mais Taniane ne relâcha pas son étreinte. Nialli Apuilana continua de résister. Puis enfin elle céda, ou sembla céder.
— Bon, dit-elle d’un ton détaché, presque méprisant, comme tu voudras. Je ferai ce que je pourrai.
Le visage de la jeune fille, ce reflet miraculeux de celui de Taniane par-delà les décennies, demeurait parfaitement lisse et impénétrable, tel un masque dépourvu de tout sentiment. Taniane fut tentée d’utiliser toute la puissance interdite de sa seconde vue pour scruter Nialli au plus profond de son être, pour découvrir ce qui était caché derrière ce masque d’impassibilité. Était-ce de la colère que Nialli Apuilana dissimulait, une simple rancune ou bien autre chose, quelque violente flambée de révolte ?
— Tu as terminé ? demanda la jeune fille. Ai-je la permission de me retirer maintenant ?
Taniane la considéra avec froideur. Cela s’était vraiment très mal passé et, même si elle avait gagné cette petite bataille, elle avait le sentiment d’avoir perdu une guerre.
Elle aurait aimé avoir avec sa fille des rapports d’amour et d’affection. Au lieu de cela, elle lui avait parlé d’une voix hargneuse et rageuse, elle avait fait brutalement usage de l’autorité dont elle était investie et lui avait froidement donné des ordres, comme si Nialli n’était qu’une vulgaire fonctionnaire de son cabinet. Elle aurait voulu se lever, faire le tour de son bureau et serrer sa fille dans ses bras. Mais elle en était incapable. Elle avait si souvent l’impression qu’un mur plus haut que celui du roi Salaman se dressait entre sa fille et elle.
— Oui, dit-elle. Tu peux partir.
Nialli Apuilana se dirigea d’un pas vif vers la porte, mais, avant de s’engager dans le couloir, elle se retourna.
— Ne t’inquiète pas, dit-elle.
À son grand étonnement, Taniane perçut dans la voix de sa fille une note conciliante, presque douce.
— Je ferai ce qu’il faut, poursuivit Nialli. Je découvrirai ce que tu veux savoir et je te dirai tout. Je le dirai aussi devant le Praesidium.
Puis elle disparut.
Taniane pivota sur son siège et se retourna vers les masques alignés derrière elle, sur le mur. Ils semblaient se moquer d’elle et leur expression était implacable.
— Vous ne pouvez pas comprendre, dit-elle. Aucune d’entre vous n’a jamais eu ni compagnon ni enfant, n’est-ce pas ? N’est-ce pas ?
— Madame ?
C’était la voix de Minguil Komeilt, qui venait du couloir.
— Puis-je entrer, madame ?
— Qu’y a-t-il ?
— Une délégation, madame. De la Guilde des tanneurs et teinturiers du quartier nord. Ils exigent la réparation de leur égout collecteur qui, d’après eux, est engorgé par les déchets évacués illégalement par les membres de la Guilde des tisserands et cardeurs, ce qui provoque…
Taniane ne put retenir un soupir de lassitude.
— Envoie-les donc voir Boldirinthe, murmura-t-elle. La femme-offrande est aussi qualifiée que moi pour régler ce genre de problème.
— Madame ?
— Boldirinthe pourra prier pour eux. Elle pourra demander aux dieux de déboucher la canalisation. Ou de se venger sur la Guilde des tisserands et…
— Madame ? répéta Minguil Komeilt d’une voix où perçait l’inquiétude. Ai-je bien entendu, madame ? C’est une plaisanterie, n’est-ce pas ? C’est une simple plaisanterie ?
— Mais oui, soupira Taniane, ce n’est qu’une plaisanterie. Je n’ai pas dit cela sérieusement.
Elle pressa les doigts sur ses yeux et prit trois profondes inspirations.
— Très bien, dit-elle. Fais entrer les représentants de la Guilde des tanneurs et teinturiers.
Une brume de chaleur voilait le ciel quand Nialli Apuilana se retrouva dans la rue, devant la Maison du Gouvernement. Elle héla une voiture à xlendi en maraude.
— À la Maison de Nakhaba, dit-elle au cocher. Je m’y arrêterai cinq minutes, puis je vous demanderai de me conduire ailleurs.
Ce serait à la Maison de Mueri, un établissement essentiellement fréquenté par des étrangers à la cité, où l’émissaire des hjjk était logé et où il pouvait être surveillé de près. C’était l’heure de lui apporter son déjeuner. Deux fois par jour, à midi et au crépuscule, Nialli Apuilana allait voir Kundalimon dans sa petite chambre au troisième étage, presque une cellule avec son unique fenêtre donnant sur une place en cul-de-sac.
L’affrontement avec sa mère l’avait laissée épuisée et comme engourdie. Elle était partagée entre l’amour et la crainte chaque fois qu’elle avait affaire à Taniane. Avec elle, on ne pouvait jamais savoir quand l’intérêt de la cité allait balayer toutes les autres considérations, tous les petits intérêts particuliers et les petits problèmes personnels, qu’il s’agisse de ceux de sa fille ou d’un parfait étranger. Pour elle, la cité venait d’abord. Nialli supposait que cela n’avait rien d’étonnant quand on avait occupé la plus haute charge pendant quarante ans ; avec le temps, on devenait dur, tenace et borné. Peut-être le Beng qui avait lancé la pierre sur Taniane était-il dans le vrai ; peut-être le moment était-il venu pour elle de passer la main.
Nialli Apuilana se demandait si elle allait réellement espionner pour le compte de Taniane, comme elle avait brusquement accepté de le faire.
Elle avait probablement commis une erreur en fondant son argumentation sur le refus de moucharder, car elle était non seulement une citoyenne de Dawinno, mais la fille du chef et du chroniqueur. Et elle avait quelques notions de hjjk, ce que personne d’autre ne pouvait prétendre. Pourquoi ne pas faire office d’interprète, et le faire de bon gré, et même concevoir de la fierté de ce service qu’elle rendait ? Cela ne voulait pas dire qu’elle aurait à répéter à Taniane et au Praesidium ses conversations avec Kundalimon sans omettre un seul mot, ni qu’elle leur dévoile son expérience chez les hjjk. Elle avait le choix : il lui serait facile de limiter les rapports qu’elle leur ferait aux points essentiels de la négociation. Mais elle avait tellement peur à l’idée qu’ils pourraient la cuisiner pour découvrir tout ce qu’elle savait sur le Nid et sur la Reine. Elle était horrifiée à l’idée qu’ils percent l’écran de protection qu’elle avait élevé autour d’elle depuis près de quatre ans. Elle comptait bien se débarrasser elle-même de cet écran, mais seulement quand elle estimerait le moment venu. L’idée qu’ils puissent l’en dépouiller avant qu’elle soit prête la terrifiait. Peut-être réagissait-elle d’une manière excessive. Peut-être.
Elle ne s’arrêta à la Maison de Nakhaba que le temps de prendre la nourriture constituant le déjeuner de Kundalimon. Il avait ce jour-là de l’aloyau de vimbor en ragoût. C’est surtout de la nourriture hjjk qu’elle lui apportait – graines, fruits à écaille, viande séchée, aucun aliment en sauce, rien de trop riche – mais, de temps en temps, elle le tentait en lui présentant quelques bouchées de la nourriture plus substantielle du Peuple. La nourriture aussi pouvait être un langage. Les repas qu’ils prenaient ensemble étaient un des moyens dont ils disposaient pour apprendre à communiquer.
Un jour – c’était le troisième ou quatrième repas qu’elle lui apportait – il avait longuement et pensivement mastiqué une bouchée de fruits et de noix sans l’avaler, puis il avait fini par en recracher la plus grande partie dans sa main avant de la lui tendre. La première réaction de Nialli Apuilana avait été d’étonnement et de dégoût. Mais il avait continué de lui présenter les aliments en bouillie en avançant la main en hochant la tête.
— Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle, totalement déconcertée. Ce n’est pas bon ?
— Oui… Nourriture… Toi… Nialli Apuilana…
Elle fixa sur lui un regard perplexe.
— Prends… Prends…
Il était brusquement revenu à l’esprit de Nialli Apuilana que, dans le Nid, les hjjk avaient coutume de partager la nourriture partiellement digérée. Une marque de solidarité, une manifestation du lien du Nid et peut-être davantage encore, quelque chose ayant un rapport avec le processus d’assimilation particulier aux hjjk. Elle avait revu ses compagnons du Nid s’offrant mutuellement des aliments déjà mastiqués. Oui, le partage de la nourriture était une pratique courante.
Elle avait pris en hésitant ce qu’il lui tendait et il avait hoché la tête en souriant. Puis, malgré sa répulsion, elle s’était forcée à en prendre de petites bouchées.
— Oui… Oh ! oui !…
Elle avait réussi à avaler le tout en réprimant des haut-le-cœur et Kundalimon avait semblé ravi.
Il lui avait signifié par des signes qu’elle devait prendre un peu de la nourriture du Peuple qu’elle avait apportée et faire la même chose pour lui. Elle avait pris un cuissot de gilandrin rôti et, après avoir mastiqué une grosse bouchée de viande, elle avait sorti la boule pâteuse de sa bouche et la lui avait donnée en prenant soin de dissimuler son dégoût.
Il avait goûté en hésitant. La viande ne semblait pas beaucoup lui plaire, mais, à l’évidence, il était enchanté de savoir qu’elle l’avait eue dans sa bouche avant lui. Nialli Apuilana avait senti un élan d’affection et de reconnaissance, quelque chose qui lui rappelait un peu le lien du Nid.
— Encore, avait dit Kundalimon.
Voyant qu’elle acceptait d’adopter la coutume hjjk, il avait petit à petit élargi son régime alimentaire. Quand il lui était devenu apparent que ce que Nialli Apuilana lui apportait ne lui faisait pas de mal, il s’était mis à manger avec appétit. Il avait commencé à se remplumer et sa fourrure sombre prenait du volume et de l’éclat. Ses mystérieux yeux verts ne semblaient plus aussi durs et froids qu’à son arrivée. N’était-ce pas aussi une forme de communication ? Kundalimon demeurait timide et distant, mais les visites de Nialli paraissaient lui faire plaisir. Avait-il deviné qu’elle avait vécu quelque temps dans le Nid ? Elle en avait parfois l’impression, mais n’en était pas encore tout à fait sûre. Les échanges verbaux restaient très limités : il avait appris une douzaine de mots de la langue de la cité et elle commençait à retrouver ce qu’elle avait appris du hjjk. Mais le vocabulaire était une chose et la compréhension en était une autre.
Apprends sa langue ou enseigne-lui la nôtre. Tels étaient les ordres de Taniane et ils ne souffraient pas de discussion. Ne perds pas de temps. Et dis-nous ce que tu auras découvert.
Nialli Apuilana ne trouvait rien à redire au premier point, puisque c’est exactement ce qu’elle avait l’intention de faire. Et quand ils parviendraient à communiquer aisément, quand ils auraient appris à se connaître, quand Kundalimon commencerait à lui faire confiance, peut-être accepterait-il de parler du Nid avec elle. De l’amour de la Reine, des pensées du Penseur, du plan de l’Œuf et de toutes les choses de cette nature qui étaient présentes au plus profond de son âme. Il n’était pas besoin de parler de tout cela à Taniane. Quant au reste, le projet de traité et les négociations diplomatiques, elle était d’accord pour révéler à sa mère tout ce qu’elle pourrait apprendre. Mais elle garderait le silence sur les choses plus intimes. Pas un mot sur ce qui importait vraiment.
Elle monta dans la voiture à xlendi qui l’avait attendue devant la porte.
— À la Maison de Mueri, maintenant, dit-elle au cocher.
Dans la luxueuse villa du prince Thu-kimnibol, bâtie dans la zone sud-ouest de la cité, les guérisseuses étaient de nouveau rassemblées au chevet de la dame Naarinta. C’était la cinquième nuit d’affilée qu’elles venaient. Naarinta était malade depuis plusieurs mois et son état avait empiré lentement. Mais la maladie atteignait maintenant la phase critique.
Ce soir-là, Thu-kimnibol attendait dans l’étroite antichambre, devant la chambre de la malade, car les guérisseuses avaient refusé de le laisser entrer. Ce soir-là, seules les femmes avaient le droit de se trouver auprès de Naarinta. Des odeurs de médicaments et d’herbes aromatiques flottaient dans l’air. Mais l’odeur de la mort imminente était présente, elle aussi.
Son organe sensoriel tremblait quand il pensait à la grande perte qui allait le frapper.
Dans la chambre, Boldirinthe, la femme-offrande, était assise au chevet de la moribonde. Chaque fois que des incantations et des potions étaient nécessaires, chaque fois qu’il fallait implorer l’aide des Cinq Déités, la vieille Boldirinthe hissait obligeamment son corps pesant dans une voiture et venait prêter son assistance. Il y avait aussi la vieille Fashinatanda, la marraine du chef, qui, bien qu’aveugle et en mauvaise santé, manquait rarement une occasion de prodiguer ses soins aux plus gravement malades. Il y avait encore une herboriste Beng, une petite femme ratatinée, coiffée d’un casque noir orné de plumes et taché de rouille, ainsi que deux ou trois autres femmes que Thu-kimnibol ne connaissait pas. Elles chuchotaient entre elles et psalmodiaient d’une voix grave et mélodieuse.
Thu-kimnibol se détourna. Il ne pouvait pas supporter ce qui ressemblait tant à un chant funèbre.
Dans le couloir, des brassées de fleurs pourpres à la tige d’un rouge sombre étaient entassées comme des offrandes dans un temple. Thu-kimnibol passa rapidement devant les fleurs dont le parfum capiteux le faisait tousser et cracher, et il pénétra dans la haute et vaste pièce voûtée qui était sa salle d’audience. Un petit groupe d’hommes attendaient dans la pénombre : Maliton Diveri, Staip, Si-Belimnion, Kartafirain et Chomrik Hamadel, partenaires de jeu, compagnons de chasse, amis de longue date. Ils s’assemblèrent autour de lui en souriant, en plaisantant et en faisant circuler une énorme cruche de vin. L’heure n’était pas à la tristesse.
— Aux jours heureux, dit Si-Belimnion en faisant tourner le vin dans son gobelet. Aux jours heureux d’hier et à ceux de demain !
— Aux jours heureux, répéta Chomrik Hamadel.
C’était un Beng de sang royal, un petit homme aux traits délicats et au regard écarlate et perçant. Il but une grande lampée en rejetant si violemment la tête en arrière qu’il faillit faire tomber son casque.
Maliton Diveri et Kartafirain, l’un court de stature, l’autre bien plus grand, mais costauds tous les deux, se joignirent à eux en riant et en entrechoquant bruyamment leurs gobelets. Seul Staip demeurait silencieux. Il était sensiblement plus âgé que les autres, ce qui expliquait en partie sa réserve, mais il était également le compagnon de Boldirinthe, et il ne faisait aucun doute que la femme-offrande lui avait confié qu’il ne restait plus guère d’espoir de sauver Naarinta. La dissimulation n’avait jamais été le fort de Staip qui ne s’était jamais départi de la simplicité du guerrier.
Thu-kimnibol prit un gobelet et le tendit à Maliton Diveri pour qu’il le remplisse.
— Oui, dit-il, aux jours heureux. Joie et prospérité pour nous tous et prompt rétablissement pour ma dame.
— Joie et prospérité. Prompt rétablissement !
Cela faisait quinze ans que Thu-kimnibol partageait sa vie avec Naarinta. Il avait fait sa connaissance peu après son retour du nord, quand il était venu s’installer dans la cité bâtie par son demi-frère Hresh et, depuis leur première rencontre, ils étaient restés inséparables. Naarinta était la fille du chef de la tribu Debethin, ce qui ne lui conférait peut-être pas une haute distinction car les rescapés de la tribu Debethin n’étaient qu’au nombre de quatorze quand ils étaient arrivés de l’occident au terme d’une interminable errance pour solliciter leur admission dans la cité de Dawinno. Mais un chef est toujours un chef. Naarinta était gracieuse et élancée, et il émanait d’elle une force tranquille. L’imposant Thu-kimnibol et sa noble dame formaient un couple magnifique, un couple majestueux. Les dieux ne leur avaient pas donné d’enfants et c’était le plus grand regret du prince, mais il s’était accommodé de la seule présence de Naarinta, le meilleur soutien de ses entreprises, la compagne de ses jours. Puis la maladie l’avait frappée et avait commencé de la ronger, obscur et implacable décret des Déités contre lequel il semblait n’y avoir aucun recours.
— Quelles sont les nouvelles, Thu-kimnibol ? demanda Chomrik Hamadel.
— Elle est très faible. Que puis-je dire d’autre ?
— Je parlais des nouvelles de l’envoyé des hjjk, rectifia précipitamment Chomrik Hamadel. Il paraît qu’il est enfermé dans la Maison de Mueri et que la fille de Taniane va le voir tous les jours. Mais de quoi s’agit-il exactement ? Que signifie cette députation des insectes ?
— J’ai cru comprendre qu’ils voulaient conclure un traité de paix, dit Kartafirain en riant.
C’était un homme de haute taille, à la fourrure argentée, d’ascendance Koshmar, qui arrivait presque à l’épaule de Thu-kimnibol. Fils de Thhrouk, le guerrier, il était à la fois jovial et belliqueux.
— La paix ! s’écria-t-il. Comment peuvent-ils parler de paix ? Ils ne savent même pas ce que ce mot signifie !
— Hresh a peut-être mal compris, déclara Si-Belimnion, un homme fortuné et trop bien nourri, en tripotant les bourrelets de graisse qui roulaient sous son épaisse fourrure d’un bleu gris. C’est peut-être une déclaration de guerre que ce jeune homme est venu nous apporter, et non un message de paix. Je crois que Hresh commence à se faire vieux.
— L’âge n’épargne personne, dit Chomrik Hamadel. Mais crois-tu que Hresh ne soit plus capable de faire la différence entre la guerre et la paix ? Curabayn Bangkea m’a confié qu’il avait utilisé la Pierre des Miracles pour lire dans l’âme de ce jeune homme. On peut faire confiance à la Pierre des Miracles.
— Un traité de paix, dit Maliton Diveri en secouant la tête d’un air incrédule. Avec les hjjk ! Et qu’allons-nous faire ? Nous prosterner à plat ventre et remercier les dieux de leur miséricorde, je suppose ?
— Bien sûr, dit Thu-kimnibol d’un ton bourru. Puis nous nous empresserons d’apposer notre signature au bas du traité. Je serai le premier à le faire, si on m’en laisse le loisir. Nous devons montrer toute la profondeur de notre gratitude aux bienveillants insectes ! Il paraît qu’ils condescendront à nous laisser notre cité. Et même une petite portion des terres cultivées qui l’entourent !
— Ce sont les conditions du traité ? demanda Si-Belimnion. Ce que j’avais entendu jusqu’à présent nous était beaucoup plus favorable. On m’avait dit que les hjjk s’engageaient à demeurer au-delà de Vengiboneeza, à la condition que nous n’essayions pas d’étendre notre territoire plus loin que…
— Quoi qu’il en soit, le coupa Kartafirain, nous serons perdants. Tu peux parier tes deux oreilles là-dessus, et même ton organe sensoriel. Quand le Praesidium se réunira, il nous faudra faire en sorte que ce projet soit rejeté.
— Quand la prochaine réunion est-elle prévue ? demanda Chomrik Hamadel.
— Dans huit à dix jours, peut-être un peu moins. Tout en s’occupant de ce Kundalimon, la fille de Taniane est censée l’interroger dans sa propre langue sur les détails du traité. Vous savez qu’elle parle le hjjk. Elle a appris la langue des insectes pendant sa captivité. Elle fera un rapport à Taniane sur tout ce qu’elle a appris, puis il y aura une discussion générale au Praesidium et enfin…
Staip, qui n’avait pas ouvert la bouche depuis le début, se leva brusquement et quitta la pièce, l’organe sensoriel dressé. C’était comme si le vieux guerrier s’était rendu à une injonction que personne d’autre n’avait entendue. Un silence gêné s’abattit dans la salle.
C’est Kartafirain qui ranima la conversation au bout d’un long moment.
— Je ne vois pas l’intérêt de mêler Nialli Apuilana à cette affaire, dit-il d’une voix grave en se tournant vers Thu-kimnibol. En quoi peut-elle bien être utile ?
— Pourquoi dis-tu cela ?
— Cette fille est si bizarre. Tu sais mieux que n’importe lequel d’entre nous quel genre d’individu elle est. Crois-tu vraiment qu’elle soit susceptible de découvrir quoi que ce soit qui en vaille la peine ? Et qu’elle nous en fera part ? Cette fille a-t-elle jamais accepté de coopérer avec quelqu’un ? A-t-elle révélé le moindre détail sur ses relations avec les hjjk quand elle était leur prisonnière ?
— Sois un peu plus charitable envers elle, dit Thu-kimnibol. Elle est intelligente et sérieuse, et elle n’est plus une petite fille. Elle est capable de changer. La venue de cet émissaire contribuera à développer en elle un sentiment de responsabilité à l’égard de sa cité, ou tout au moins de sa famille. Si quelqu’un est en mesure d’obtenir des renseignements de l’étranger, c’est elle et…
Il s’interrompit brusquement. Staip venait d’entrer dans la salle et il se tenait raide, la mine lugubre.
— Boldirinthe voudrait te parler, dit-il doucement à Thu-kimnibol.
La femme-offrande avait quitté la chambre de la malade et était assise dans l’antichambre. Son corps énorme débordait d’une chaise d’osier qui semblait soutenir difficilement son poids. Elle fit mine de se lever, mais elle se contenta d’ébaucher son mouvement et se laissa retomber dès que Thu-kimnibol lui fit signe de rester assise. La femme-offrande semblait abattue, ce qui ne lui ressemblait guère ; même aux heures les plus sombres, elle débordait d’entrain et de vitalité.
— Alors, demanda Thu-kimnibol, c’est la fin ?
— Elle n’en a plus pour longtemps. Les dieux la rappellent à eux.
— Il n’y a plus rien à faire ?
— Nous avons fait tout ce qui était en notre pouvoir, et tu le sais bien. Nous sommes impuissants contre la volonté des Cinq.
— Oui, dit Thu-kimnibol en prenant la main de la femme-offrande, nous sommes impuissants.
Maintenant qu’il savait à quoi s’en tenir, il se sentait calme. Alors même que la femme-offrande essayait de lui apporter la consolation, il éprouvait un obscur désir de consoler Boldirinthe de son échec. Ils demeurèrent silencieux pendant un long moment.
— Combien de temps lui reste-t-il ? demanda Thu-kimnibol.
— Tu devrais aller lui faire tes adieux maintenant. Sinon, il sera trop tard.
Il inclina la tête, passa devant la femme-offrande et pénétra dans la chambre de Naarinta. Elle paraissait sereine et elle était étrangement belle, comme si le long combat mené contre la maladie l’avait débarrassée de toutes les imperfections corporelles. Les yeux clos, elle respirait très faiblement, mais elle avait toute sa reconnaissance. Fashinatanda, la vieille aveugle, était assise à son chevet. En voyant entrer Thu-kimnibol, elle cessa de chanter et se leva, puis, sans un mot, elle quitta la pièce.
Pendant quelques minutes, il s’entretint à voix basse avec Naarinta, mais elle parlait d’une voix tellement étouffée et entrecoupée qu’il n’était pas sûr de comprendre ce qu’elle disait. Puis ils se turent. Elle semblait déjà être arrivée au moins à mi-chemin de son voyage vers l’autre monde. Au bout d’un certain temps, Thu-kimnibol vit que sa beauté surnaturelle commençait à s’estomper à l’approche des derniers instants. Il recommença à lui parler, d’une voix très douce, pour lui dire tout ce qu’elle avait représenté pour lui. Puis il prit sa main et la garda dans la sienne jusqu’à la fin. Il se pencha pour poser un baiser sur sa joue. La fourrure qui la couvrait semblait déjà avoir changé de texture et perdu de sa douceur. Il lui échappa un sanglot, un unique sanglot, et il s’étonna de ne pas réagir avec plus de véhémence. Mais le chagrin était là, bien réel, très profond.
Il sortit de la chambre et regagna la salle d’audience où ses amis étaient rassemblés dans un silence total. Il les dominait de toute sa taille, mais se sentait étrangement isolé, comme coupé des autres par la perte qu’il venait de subir et la solitude qu’il allait devoir affronter, cette solitude qui s’abattait brusquement sur lui alors que son existence, placée sous la protection des dieux, n’avait été jusqu’alors que bonheur et réussite. Il se sentait vide et il comprit que le calme singulier qui le possédait était dû à l’épuisement. Il eut au plus profond de lui-même la conviction que la vie qu’il avait menée jusqu’à ce jour s’était achevée avec le dernier soupir de Naarinta et qu’il lui fallait maintenant se métamorphoser pour renaître. Mais sous quelle forme ?
Il songea qu’il valait mieux remettre la décision à plus tard, laisser s’écouler suffisamment de temps pour que cette nouvelle vie commence à remplir l’enveloppe vide qu’était devenue son âme.
— C’est fini, dit-il simplement. Veux-tu me verser encore un peu de vin, Kartafirain. Et puis installons-nous confortablement pour parler de politique, ou de chasse, ou encore de la bienveillance des hjjk. Mais d’abord le vin, Kartafirain. S’il te plaît !
Lors du service funèbre, c’est Hresh qui prit la parole le premier. Il prononça des mots qu’il avait si souvent prononcés, les mots de la Consolation de Dawinno : la mort et la vie sont les deux moitiés d’une seule et unique chose, car tout ce qui vit provient de ce qui a vécu mais ne vit plus et devra, le moment venu, renoncer à la vie afin qu’une nouvelle vie puisse faire son apparition. Puis ce fut à Boldirinthe de dire la prière des morts. Taniane se contenta de prononcer quelques phrases et Thu-kimnibol, portant dans ses bras le corps de Naarinta comme une poupée, déposa sur le bord du bûcher la dépouille roulée dans un linceul. Les flammes l’enveloppèrent et elle disparut dans le brasier ardent.
Puis le cortège funèbre quitta le Lieu des Morts pour regagner la cité. Hresh et Taniane montèrent dans la voiture richement décorée du chef.
— J’ai décrété un deuil public de sept jours, dit-elle. Cela nous laissera un peu de temps pour réfléchir au projet des hjjk avant d’aborder le problème devant le Praesidium.
— Oui, dit doucement Hresh, les hjjk. Le Praesidium.
Il était encore en pensée avec Thu-kimnibol et Naarinta, et il perçut tout d’abord les paroles de Taniane comme des sons creux, futiles et vides de sens, qui semblaient lui parvenir de très loin. Le Praesidium ? Les hjjk ? Oui… Le projet des hjjk, c’est ce qu’elle avait dit. Quel projet ? Les hjjk, les hjjk, les hjjk. D’étranges bruissements s’imposèrent à son esprit, comme cela lui arrivait si souvent quand il pensait aux insectes. Froissements de griffes couvertes de poils. Claquements d’énormes becs.
— Où es-tu encore parti, Hresh ? demanda Taniane en interrompant sa rêverie sans ménagement.
— Comment ?
— Tu es encore complètement dans la lune.
— Que disais-tu ? fit-il en la regardant d’un air vague.
— Je parlais des hjjk. De leur proposition de traité. J’ai besoin de savoir ce que tu en penses, Hresh. Crois-tu que nous puissions accepter de laisser les insectes nous isoler dans notre petite province ? Nous couper de tout le reste de la planète ?
— En effet, dit-il, c’est impensable.
— Assurément. Mais tu sembles prendre très calmement la chose. On dirait même que cela ne te préoccupe guère.
— Crois-tu que le moment soit bien choisi pour parler de tout cela ? C’est un jour très triste pour moi, Taniane. Je viens de voir la compagne bien-aimée de mon frère brûler sur le bûcher.
— Par les Cinq Déités, Hresh ! répliqua Taniane en se raidissant, le bûcher sera le lot de tous ceux que nous connaissons ! Un jour, notre tour viendra et ce ne sera pas aussi agréable que dans ce petit sermon que tu prêches si joliment ! Mais les morts sont morts, nous sommes bien vivants et les soucis ne manquent pas. Cette demande de traité de paix, Hresh, elle n’a rien d’innocent, ni d’amical. Il ne peut s’agir que d’une manœuvre s’inscrivant dans une stratégie qui nous échappe pour l’instant. Comme tu l’as dit, Hresh, il est…
— Je t’en prie, Taniane.
— … Il est en effet impensable de le signer, poursuivit-elle sans tenir compte de l’interruption. Ils veulent nous déposséder des trois quarts de la planète sous le couvert d’un traité d’alliance et tu n’élèves même pas la voix pour protester !
— Tu sais très bien, dit-il après un silence, que je ne cautionnerai jamais une capitulation, mais, avant de prendre position publiquement, je dois en savoir un peu plus long. Pour moi comme pour tout le monde, les hjjk sont un mystère complet et notre ignorance se répercute sur nos rapports avec eux. Que sont-ils en réalité ? De simples fourmis géantes ? Une multitude grouillante d’insectes sans âme ? S’ils ne sont rien d’autre que cela, comment ont-ils pu jouer un rôle dans la civilisation de la Grande Planète ? Ils sont peut-être beaucoup plus évolués que nous le pensons et je veux savoir à quoi m’en tenir.
— Tu veux toujours savoir à quoi t’en tenir ! Mais comment le découvriras-tu ? Tu as passé ta vie entière à étudier tout ce qui a jamais existé sur cette planète au fil des civilisations et tout ce que tu trouves à dire après tout ce temps, c’est que les hjjk sont un mystère complet pour toi !
— Peut-être que Nialli…
— Oui, Nialli. Je lui ai ordonné de discuter avec l’émissaire et de me rapporter tout ce qu’elle aura appris. Mais le fera-t-elle ? Crois-tu qu’elle le fera ? Personne ne le sait. Notre fille porte un masque, elle est encore plus mystérieuse que les hjjk eux-mêmes !
— Il est vrai que Nialli a un caractère difficile, mais je pense qu’elle nous sera très utile dans cette affaire.
— Peut-être, dit Taniane d’un ton manquant singulièrement de conviction.
Au cœur de la cité s’élevait la silhouette familière de la Maison du Savoir. Le meilleur des refuges pour une journée difficile. Hresh y retrouva Chupitain Stuld et Plor Killivash, penchés sur des fragments de décombres dans l’une des salles du rez-de-chaussée. Ses assistants parurent surpris en le voyant arriver.
— Nous pensions que…
— Je ne suis pas venu pour travailler, dit Hresh. J’avais simplement envie d’être ici. Je monte sur la terrasse et je ne veux pas être dérangé.
La Maison du Savoir était une tour blanche et lancéolée dont la largeur n’excédait pas un jet de pierre, mais qui comptait de nombreux étages. C’était la plus haute construction de la cité. Ses étroites galeries circulaires, dans lesquelles Hresh avait entreposé le fruit d’une vie de recherches, serpentaient en s’étrécissant à mesure qu’elles s’élevaient, comme un gigantesque serpent lové à l’intérieur des murs de la tour. Le toit de l’édifice, sur le pourtour duquel s’élevait un parapet, formait une terrasse d’où Hresh aimait à contempler la vaste cité qu’il s’était représentée, dont il avait tracé le plan et qu’il avait fait sortir de terre.
Un vent très chaud soufflait. Hresh tenait à la main droite la petite sphère d’argent qu’il avait découverte de longues années auparavant dans les ruines de Vengiboneeza et qu’il avait utilisée pour faire apparaître des visions de la Grande Planète à l’époque de sa splendeur. Il avait dans la main gauche un globe de métal similaire, mais en bronze doré. C’était la commande principale qui actionnait les machines grâce auxquelles il avait pu bâtir la cité de Dawinno au beau milieu des marécages et de la forêt tropicale.
Les deux sphères étaient depuis longtemps hors d’usage et elles n’avaient plus aucune valeur, ni pour lui ni pour quiconque. À l’intérieur de l’enveloppe translucide du globe doré, Hresh distinguait le mercure noirci et taché par la corrosion de l’organe de commande.
Il souleva les deux instruments inutilisables et des images de la Grande Planète affluèrent à son esprit. Il se sentit profondément envieux de ce qu’avaient connu les habitants de cet âge révolu. Le monde qui était le leur avait été si stable, si paisible, si serein. Tous les éléments de cette civilisation grandiose étaient engrenés comme les rouages de quelque machine conçue par les dieux. Yeux de saphir et humains, hjjk et seigneurs des mers, végétaux et mécaniques, ils avaient tous vécu dans l’unité et l’harmonie, sans la moindre discordance. C’était sans conteste l’époque la plus heureuse que la planète eût jamais connue.
Il y avait pourtant quelque chose de paradoxal dans cette félicité. La Grande Planète était condamnée et ses habitants avaient vécu pendant un million d’années en connaissant le sort qui leur était réservé.
Comment, dans ces conditions, avaient-ils pu être heureux ?
Mais un million d’années représentent un espace de temps extrêmement long et les habitants de la Grande Planète avaient eu le loisir de connaître des joies innombrables avant la fin inéluctable. Notre monde à nous, songea Hresh, a la fragilité d’un nouveau-né. Rien n’est acquis, rien n’est encore vraiment solide et rien ne nous garantit que notre civilisation tâtonnante durera un million d’heures, ni même un million de minutes.
Sombres réflexions qu’il s’efforça de chasser de son esprit. Il s’avança jusqu’au bord du parapet d’où il pouvait embrasser du regard toute la cité de Dawinno. La nuit commençait à tomber et les dernières lueurs pourpres et vertes s’estompaient au couchant. Les lumières de la ville commençaient de s’allumer. À l’échelle des cités du Printemps Nouveau, c’était un spectacle magnifique, mais, ce soir-là, cela semblait chimérique et inconsistant à Hresh. Les bâtiments qu’il avait longtemps trouvés si majestueux lui semblaient soudain n’être que des façades creuses en carton-pâte, soutenues par des étais de bois. Tout cela n’est qu’un simulacre de ville, songea-t-il tristement. Ils avaient tout improvisé pour donner à la cité l’aspect qu’ils pensaient qu’elle devait avoir. Mais avaient-ils fait les choses comme il convenait ? Avaient-ils fait quoi que ce soit comme il convenait ?
Ça suffit ! se dit-il.
Il ferma les yeux et Vengiboneeza lui apparut presque aussitôt, Vengiboneeza telle qu’elle avait été lorsqu’elle était la capitale de la Grande Planète. Les hautes tours étincelantes et multicolores, les quais grouillants de monde, les marchés animés, les membres de six races profondément différentes coexistant pacifiquement, les vaisseaux chatoyants en provenance des étoiles lointaines, avec leur cargaison d’êtres singuliers et de produits étranges… Quelle magnificence, quelle richesse, quelle complexité ; tous ces rêves et ces projets, ce foisonnement d’idées, de poésie, de philosophie, ce dynamisme extraordinaire.
Pendant quelques instants, il fut captivé par tant de beauté, comme il l’avait toujours été. Mais cela ne dura que quelques instants et il retomba dans ses sombres méditations.
Nous sommes vraiment insignifiants, songea-t-il amèrement.
Ce que nous avons créé ici n’est qu’une imitation pathétique de cette grandeur perdue. Et nous sommes si fiers de ce que nous avons accompli ! Mais, en réalité, nous avons accompli si peu de chose… Nous n’avons fait qu’imiter, comme les singes que nous sommes ! Ce que nous avons copié n’est que l’apparence, et non la substance. Et dire que nous pouvons tout perdre en un clin d’œil !
Comme cette nuit est sombre, Hresh ! La plus sombre d’entre toutes les nuits. La lune et les étoiles brillent au firmament, comme toujours, mais c’est en toi qu’elle est sombre, Hresh ! Tu as jeté sur ton âme un manteau de ténèbres et tu erres dans le noir, Hresh !
L’idée lui vint, l’espace d’un instant, de jeter par-dessus le parapet les sphères inutiles. Mais non, il ne fallait pas. Les deux globes morts avaient encore le pouvoir de donner vie dans son esprit à des mondes disparus. C’étaient pour lui des talismans. Des talismans capables de l’arracher à son abattement.
Il fait courir sa main sur leur surface à la douceur soyeuse et les éternités du passé s’ouvrent à lui. Et il commence enfin à se libérer quelque peu du poids étouffant de la tristesse qui l’accable et à prendre un peu de recul. Aujourd’hui, hier, avant-hier, quelle importance tout cela peut-il avoir en regard des éternités ? Hresh a conscience des millions d’années d’histoire qui sont derrière lui ; pas seulement l’histoire de la Grande Planète, mais celle d’avant. Empires engloutis, monarques oubliés, animaux disparus, un monde qui ne connaissait encore ni le Peuple, ni même les hjjk et les yeux de saphir, mais seulement les humains. Et peut-être y avait-il eu encore une autre civilisation avant celle-là, même si la tête lui tourne à cette pensée. Des civilisations successives, de l’éclosion à la plénitude, du déclin à la disparition ; les dieux ont décrété que rien ne peut être parfait et que rien ne durera éternellement. C’est le seul enseignement qu’il a retenu de toutes ses études sur le passé. Et il y puise une grande consolation.
Toute sa vie durant, il a étudié goulûment la planète, se gorgeant avidement de ses plus mystérieuses merveilles. Hresh-le-questionneur : tel était le surnom qu’on lui donnait dans son enfance et que lui-même, non sans une certaine suffisance, avait transformé en Hresh-qui-a-les-réponses. C’était vrai en partie, mais son premier surnom demeurait le plus approprié. Chaque réponse contient en elle la question suivante qui brûle d’impatience de sortir.
Ses pensées vagabondes remontent jusqu’à son enfance, avant le Temps du Départ, jusqu’au jour où, à l’âge de huit ans, il avait réussi à franchir le sas du cocon pour découvrir ce qu’était le monde extérieur.
Qu’était devenu ce petit garçon ? Il était encore là, Hresh-le-questionneur, un peu fatigué, un peu usé. C’est Torlyri, sa chère Torlyri, la douce femme-offrande, disparue depuis bien longtemps, qui l’avait rattrapé. Cela remontait à près de cinquante ans et, sans elle, il serait, lui aussi, mort et oublié depuis longtemps. Torlyri aurait refermé le sas après son offrande matinale et il aurait été dévoré par des rats-loups avant la tombée de la nuit, ou enlevé par des hjjk, ou il aurait simplement succombé au froid rigoureux qui régnait à l’époque sur la planète.
Mais Torlyri l’avait saisi par la cheville et tiré en arrière au moment où il franchissait le bord de la corniche pour partir à la découverte du monde de l’extérieur. Et quand le chef Koshmar avait prononcé la sentence de mort pour le punir de son impiété, c’est Torlyri qui l’avait sauvé en intercédant en sa faveur.
C’était loin, si loin. Tellement loin que cela lui semblait une autre vie. Ou un autre monde.
Mais il y avait pourtant une continuité. Le désir insatiable de découvrir, d’agir, d’apprendre ne l’avait jamais quitté. Toi, tu veux toujours savoir, lui disait Taniane.
Avec un haussement d’épaules, il regagna l’intérieur du bâtiment et posa les deux sphères sur son bureau. La tristesse menaçait de nouveau de l’envahir.
Dans cette pièce, nul n’était admis. C’est là qu’il conservait le Barak Dayir et les autres instruments divinatoires transmis par ses prédécesseurs. Mais aussi ses manuscrits, des essais sur le passé et des réflexions sur le sens de la vie et le destin du Peuple. Il avait ainsi rédigé de son mieux le récit de la grandeur et de la chute du peuple des yeux de saphir ; il avait écrit sur les humains qui étaient pour lui un mystère encore plus profond ; il avait consigné ses réflexions sur la nature des dieux.
Jamais il n’avait montré le moindre de ses écrits à quiconque. Il se disait parfois que ce n’était qu’un tissu d’inepties prétentieuses et songeait souvent à les brûler. Pourquoi ne pas offrir ces pages inutiles aux flammes, comme Thu-kimnibol leur avait offert le corps de Naarinta quelques heures auparavant ?
— Tu ne brûleras rien, articula une voix dans l’ombre. Tu n’as pas le droit de détruire le savoir.
Il lui venait souvent des visions dans les moments les plus sombres. C’était parfois Thaggoran, l’ancien chroniqueur de la tribu, mort peu après la sortie du cocon, ou bien Noum om Beng, le vieux sage du Peuple aux Casques, ou encore l’un des dieux. Jamais Hresh ne mettait en doute ces visions. Ceux qui lui apparaissaient n’étaient peut-être que la création de son imagination, mais il savait qu’ils disaient toujours la vérité.
— Peut-on vraiment appeler cela le savoir ? demande-t-il à Thaggoran. Et si ce n’était qu’une compilation de mensonges ?
— Tu ne sais pas ce qu’est un mensonge, mon garçon. Une erreur, peut-être, mais un mensonge, certainement pas. Garde tes livres. Écris-en d’autres. Préserve le passé pour ceux qui viendront après toi.
— Le passé ! À quoi bon préserver le passé ? Le passé n’est qu’un fardeau !
— Que dis-tu, mon garçon ?
— Qu’il ne sert à rien de regarder en arrière. Le passé est perdu, il est impossible de le préserver. Le passé nous échappe à chaque heure de notre vie. Bon débarras ! C’est à l’avenir qu’il faut songer.
— Non, dit Thaggoran. Le passé est le miroir dans lequel nous voyons ce qui va arriver et tu le sais. Tu l’as toujours su. Quelle mouche te pique aujourd’hui, mon garçon ?
— Je reviens du Lieu des Morts. J’ai vu la compagne de mon frère réduite en cendres.
— Des planètes entières ont été réduites en cendres, réplique Thaggoran en riant, donnant ainsi naissance à des mondes nouveaux. Pourquoi ai-je à te rappeler tout cela ? C’est ce que tu as dit aux autres aujourd’hui même, au Lieu des Morts.
— C’est vrai, reconnaît piteusement Hresh, c’est ce que j’ai dit.
— N’est-ce pas la volonté des dieux que la mort procède de la vie et la vie de la mort ?
— Si, mais…
— Il n’y a pas de mais. Les dieux disposent et nous obéissons.
— Les dieux se moquent de nous, dit Hresh.
— Le crois-tu vraiment ? demande calmement Thaggoran.
— Les dieux ont offert à la Grande Planète un bonheur dépassant l’entendement, puis ils ont provoqué la chute des étoiles de mort. Tu n’appelles pas cela de la moquerie ? Puis les dieux nous ont permis de sortir du Long Hiver et nous ont remis la planète en héritage, à nous qui ne sommes rien du tout. N’est-ce pas encore de la moquerie ?
— Les dieux ne se moquent jamais, réplique Thaggoran. Ils échappent à notre compréhension, mais écoute bien ceci : leurs décrets obéissent à de fortes et profondes raisons. Leurs voies sont mystérieuses, mais elles n’ont rien de fantaisiste.
— Comment le croire ?
— Que croire d’autre ? demande Thaggoran.
La foi. Le dernier refuge des désespérés. Hresh est disposé à accepter cela et il se sent presque apaisé. Mais même en matière de foi, il ne renonce pas à la logique. Or, il n’est pas encore tout à fait rassuré sur ce que le vieillard essaie de l’amener à comprendre.
— Si nous devons devenir les nouveaux maîtres de la Terre, comme nous le promettent les livres anciens, poursuit-il, explique-moi pourquoi les dieux ont laissé les hjjk survivre pour s’opposer à nous. Imaginons que les hjjk nous isolent tant que notre civilisation n’en est encore qu’à ses débuts. Que devient le dessein des dieux dans ces conditions, Thaggoran ? Explique-moi, Thaggoran !
Mais il n’y eut pas de réponse. Thaggoran était parti, si tant est qu’il fût jamais venu.
Hresh se glissa dans le vieux fauteuil familier et posa les deux mains sur le bois lisse de son bureau. La vision ne l’avait pas entraîné aussi loin qu’il l’aurait voulu, mais elle avait fait son œuvre. Il sentait que son humeur avait changé. Le passé aussi bien que l’avenir demeuraient obscurs, totalement obscurs et le désespoir aime à se tapir dans l’obscurité. Mais tout cela est-il vraiment si grave ? se demanda Hresh. L’avenir peut-il être autre chose qu’obscur et inconnaissable ? Quant au passé, nous retournons vers lui nos petites lumières pour l’éclairer tant bien que mal et ce qu’il nous apprend nous guide sur notre route vers l’autre grand inconnu. Le savoir est notre réconfort et notre bouclier.
Et pourtant, j’en sais si peu. J’ai besoin d’en savoir tellement plus. Toi, tu veux toujours savoir, lui disait Taniane. Oui. Oui. Bien sûr.
C’est encore vrai maintenant. Bien que je me sente si fatigué. Oui, c’est encore vrai maintenant.
— Nous avons cherché dans nos archives, à la Maison du Savoir, dit Nialli Apuilana à Kundalimon. Tu es bien né ici, en l’an 30. Tu as donc dix-sept ans. Moi, je suis née en l’an 31. Comprends-tu ce que je dis ?
— Je comprends, répondit-il en souriant.
Peut-être était-ce vrai, peut-être comprenait-il un peu.
— Ta mère s’appelait Marsalforn et ton père Ramla.
— Marsalforn. Ramla.
— Tu as été enlevé par les hjjk en 35, poursuivit Nialli. Cela figure dans les archives de la cité. Capturé par une bande de hjjk aux portes de la cité, tout comme moi. Marsalforn a disparu en te cherchant dans les collines et son corps n’a jamais été retrouvé. Ton père a quitté la cité peu après et nul ne sait ce qu’il est devenu.
— Marsalforn, répéta-t-il lentement. Ramla. Mais le reste de ce qu’elle avait dit semblait lui avoir échappé.
— Tu arrives à suivre ce que je dis ? C’est le nom de ton père et de ta mère.
— Mère… Père.
Il parlait sur un ton détaché et les paroles de Nialli semblaient n’avoir aucune signification pour lui.
— Sais-tu ce que j’ai envie de faire ? souffla Nialli d’un ton pressant en rapprochant son visage du sien. J’ai envie de parler avec toi de la vie du Nid. Envie de t’entendre me la raconter. Les odeurs, les couleurs, les bruits. Les paroles du penseur du Nid. Envie de savoir si tu défilais avec les Militaires ou bien si tu devai s rester avec les faiseurs d’Œuf. Si on te laissait approcher la Reine. Je veux tout savoir. Tout.
— Marsalforn, répéta-t-il. Mère. Père. Ramla. Marsalforn est Ramla. Mère est père.
— Tu ne comprends vraiment pas grand-chose à ce que je dis, n’est-ce pas ? N’est-ce pas, Kundalimon ?
Il lui adressa un sourire, le sourire le plus chaleureux qu’elle eût encore jamais vu sur ses lèvres. Comme un rayon de soleil sortant de derrière un nuage. Mais il secoua la tête.
Nialli se dit qu’il lui fallait trouver autre chose, qu’elle progressait trop lentement. Les battements de son cœur commencèrent à s’accélérer.
— Nous devrions essayer le couplage, lança-t-elle avec une brusque audace.
Avait-il compris de quoi elle parlait ? Non. Il n’eut aucune réaction et le sourire resta figé sur ses lèvres.
— Un couplage. Voilà ce que je veux faire avec toi, Kundalimon. Mais tu ne sais pas non plus ce que c’est, n’est-ce pas ? Le couplage, c’est quelque chose que le Peuple fait à l’aide de l’organe sensoriel. Sais-tu seulement ce qu’est un organe sensoriel ? C’est cet appendice qui pend derrière notre dos comme une sorte de queue. Je suppose qu’en réalité, c’est bien une queue… Mais c’est beaucoup plus que cela. Il contient des tas de récepteurs qui remontent le long de la colonne vertébrale et sont directement reliés au cerveau.
Il souriait toujours du même sourire et ne comprenait manifestement rien.
— Notre organe sensoriel, insista Nialli, nous sert, entre autres utilisations, à établir un contact avec autrui. Un contact profond, intense et intime, d’esprit à esprit. Il nous est interdit d’essayer avant d’avoir atteint l’âge de treize ans et c’est la femme-offrande qui nous initie à ce contact. Après, nous pouvons chercher des partenaires de couplage.
Il braqua sur elle un regard inexpressif et secoua la tête.
— Deux personnes, quelles qu’elles soient, peuvent être partenaires de couplage, poursuivit-elle en lui prenant la main. Un homme et une femme, ou deux hommes, ou bien deux femmes, n’importe qui. Ce n’est pas comme l’accouplement, tu vois, ni le fait de prendre une compagne ou un compagnon. C’est une union des âmes. Le couplage a lieu avec quelqu’un dont on désire partager l’âme.
— Couplage, dit Kundalimon en souriant de plus belle.
— Oui, le couplage. Je ne l’ai fait qu’une seule fois, à l’âge de treize ans, à l’occasion de mon jour de couplage. Avec Boldirinthe, la femme-offrande. Jamais je n’ai recommencé. Il n’y a personne ici qui m’intéresse assez pour que je désire le connaître de cette manière. Mais un couplage avec toi, Kundalimon…
— Couplage ?
— Nous établirions un contact tel que nous n’en avons jamais connu. Nous pourrions partager les vérités du Nid et nous n’aurions même pas besoin d’essayer de parler la langue de l’autre, car il y a un langage du couplage qui va bien au-delà de la simple parole.
Elle se retourna pour s’assurer que la porte était bien fermée. Une impatience fébrile commençait à la gagner. Sa fourrure était moite et sa poitrine se soulevait et s’abaissait de plus en plus rapidement. Son corps exhalait une odeur forte, une odeur animale, qui lui piquait les narines.
Peut-être commençait-il à comprendre.
Elle leva son organe sensoriel et l’avança précautionneusement pour effleurer celui de Kundalimon.
Un contact fugitif s’établit. Ce fut comme une décharge électrique. L’âme du jeune homme lui apparut avec une stupéfiante netteté : un pâle et lisse parchemin sur lequel d’étranges inscriptions avaient été tracées d’une écriture sombre, vigoureuse et singulière. Elle renfermait une grande douceur et de la tendresse, mais donnait une impression d’étrangeté. Elle était imprégnée du ténébreux mystère du Nid. Nialli pouvait lire dans son âme comme dans un livre. Il était totalement vulnérable et elle n’aurait aucune difficulté à achever le couplage et à réaliser l’union intime de leurs esprits. Elle sentit le soulagement, la joie et même quelque chose qui s’apparentait à l’amour envahir son âme.
Mais, passé le premier moment de surprise, Kundalimon retira vivement son organe sensoriel, interrompant le contact avec une douloureuse brusquerie. Il poussa un cri étranglé, mi-grondement, mi-cliquètement hjjk, et commença à agiter frénétiquement les deux bras, à la manière des insectes, pour la repousser. Une terreur folle brillait dans ses yeux. Puis il bondit en arrière et s’accroupit dans l’angle de la pièce dans une posture défensive, le dos plaqué contre le mur, haletant de frayeur. La peur et l’horreur se lisaient sur son visage convulsé aux narines dilatées et aux lèvres retroussées découvrant les deux rangées de dents.
Nialli Apuilana le fixait en écarquillant les yeux, horrifiée par ce qu’elle avait fait.
— Kundalimon ?
— Non ! Va-t’en ! Non !
— Je ne voulais pas te faire peur. Je voulais seulement…
— Non ! Non !
Il se mit à trembler comme une feuille et marmonna en hjjk des mots inintelligibles. Nialli Apuilana tendit les bras vers lui, mais il détourna la tête et se rencogna contre le mur. Elle recula, en proie à la honte et au désespoir.
— Est-ce que tu fais des progrès ? demanda Taniane.
— Un peu, répondit Nialli Apuilana en lui lançant un regard gêné. Pas autant que je voudrais.
— Il ne parle pas encore notre langue ?
— Il apprend.
— Et le hjjk ? Est-ce que le vocabulaire te revient ?
— Nous ne parlons pas le hjjk, répondit Nialli Apuilana d’une voix rauque. Il essaie de chasser le Nid de son esprit. Il veut redevenir chair.
— Chair, répéta Taniane en réprimant un frisson devant l’étrange tournure de la phrase de sa fille. Tu veux dire qu’il veut reprendre sa place dans le Peuple.
— Oui, c’est bien ça.
Taniane la dévisagea longuement. Comme cela lui arrivait si souvent, elle aurait aimé regarder ce qu’il y avait derrière le masque qui lui cachait l’âme de sa fille et, pour la énième fois, elle se demanda ce qui était arrivé à la jeune fille pendant les quelques mois qu’elle avait passés dans le mystérieux et inquiétant labyrinthe souterrain qu’elle appelait le Nid.
— Et le traité ? poursuivit-elle.
— Pas un mot. Pas encore. Nous ne nous comprenons pas encore assez bien pour aborder autre chose que les sujets les plus simples.
— Le Praesidium se réunira la semaine prochaine.
— Je vais aussi vite que possible, mère. Aussi vite qu’il me le permet. J’ai essayé d’aller plus vite, mais il y a des… problèmes.
— Quel genre de problèmes ?
— Des problèmes, répéta Nialli Apuilana en détournant les yeux. Oh ! mère, ne me bouscule pas ! Si tu crois que c’est facile !
Pendant trois jours, elle ne put se résoudre à aller le voir et c’est un garde qui lui apportait à manger à sa place. Puis elle se décida et partit avec un plateau sur lequel elle avait placé des graines comestibles et les petits insectes rougeâtres connus sous le nom de rubis qu’elle avait trouvés le matin même sur l’aride versant nord-est des collines. Elle les lui présenta timidement, sans dire un mot. Il prit le plateau en silence et se jeta sur les rubis comme s’il n’avait rien mangé depuis une semaine, prenant à pleines poignées les petites carapaces rouges pour les fourrer avidement dans sa bouche.
Quand il eut terminé, il releva la tête et sourit. Mais, tout au long de la visite de Nialli, il demeura sur sa réserve.
Les dégâts n’étaient donc pas irréparables, mais la blessure mettrait quelque temps à se cicatriser. Nialli Apuilana avait compris que sa tentative de couplage était trop audacieuse et prématurée. Peut-être ne comprenait-il même pas l’utilisation qu’il pouvait faire de son organe sensoriel. Peut-être l’instant fugace d’intimité qu’ils avaient partagé avait-il été une sensation trop violente pour lui qui avait passé la majeure partie de sa vie dans le giron d’une race ayant des émotions d’une tout autre nature. Peut-être cette expérience avait-elle contribué à accroître l’incertitude dans laquelle il était sur son appartenance à l’une ou l’autre race.
Il devait se considérer comme un hjjk sous la forme d’un être de chair et, en conséquence, l’intimité partagée avec un autre être de chair avait dû lui sembler profondément répugnante. Et pourtant une partie de lui s’était offerte avec ferveur et avec amour, une partie de lui avait désiré ardemment que leurs âmes fusionnent pour n’en former qu’une. Elle en avait la conviction. Mais il n’avait pas cédé à cette impulsion et, en proie à une terreur subite, il s’était détourné, en plein désarroi.
Ce jour-là, elle ne resta pas longtemps et consacra tout ce temps à essayer de vaincre la barrière linguistique. Elle passa en revue la courte liste des mots hjjk qu’elle connaissait et lui en donna l’équivalent dans la langue du Peuple en s’aidant du geste et de quelques coups de crayon. Kundalimon semblait faire des progrès. Elle sentait qu’il était profondément frustré par son impuissance à se faire comprendre. Il avait des choses à dire, il voulait développer le message que Hresh lui avait arraché avec l’aide du Barak Dayir, mais il était dans l’incapacité de s’exprimer.
Elle envisagea fugitivement de faire appel à sa seconde vue. Après le couplage, c’est ce qui lui semblait le mieux. Elle pouvait projeter sa vision intérieure et essayer d’atteindre l’âme de Kundalimon.
Mais il se rendrait très probablement compte de ce qu’elle faisait et prendrait cela comme une autre intrusion, une violation de l’intimité de son âme, aussi choquante ou aussi effrayante que l’avait été la tentative de couplage. C’est un risque qu’elle ne pouvait courir, car cela ne ferait que ralentir le rétablissement de la confiance dans leur relation.
— Que peux-tu nous dire ? lui demanda Taniane le soir même.
Comme à l’accoutumée, elle entrait dans le vif du sujet, sans tourner autour du pot. C’était le chef qui parlait, et non la mère. Ce n’était presque jamais la mère.
— As-tu commencé à parler du traité avec lui ?
— Il ne possède toujours pas un vocabulaire suffisant. Tu ne crois pas que j’essaie depuis le début ? poursuivit-elle d’un air malheureux en voyant la suspicion apparaître dans le regard de Taniane.
— Si, Nialli, je le crois.
— Je ne fais pas de miracles. Je ne suis pas comme père.
— Non, dit Taniane. Bien sûr que non.
Le soir de la réunion du Praesidium, fixée à la sixième heure après midi, les principaux dirigeants de Dawinno commencèrent de se rassembler dans la majestueuse salle aux sombres poutres cintrées et aux murs de granit brut.
Taniane prit place à la table d’honneur de bois de ksut rouge, à la surface miroitante, sous la grande spirale qui représentait le dieu Nakhaba des Beng et les Cinq Déités de la tribu Koshmar entrelacés en une harmonie divine. Hresh s’assit à sa gauche et les différents notables de la cité s’installèrent face à eux, sur les bancs incurvés disposés sur trois rangs.
Au premier rang, les trois princes de justice : le pimpant Husathirn Mueri, dominé par la silhouette massive de Thu-kimnibol encore vêtu de la cape et de l’écharpe de deuil rouge feu, et Puit Kjai, le Beng, raide comme la justice. À leurs côtés était assis Chomrik Hamadel, le fils du dernier chef Beng indépendant, avant la constitution de l’Union. Au deuxième rang avaient pris place Staip, le vieux guerrier et sa compagne, Boldirinthe, la femme-offrande, ainsi que Simthala Honginda, leur fils aîné, et sa compagne Catiriil qui était la sœur de Husathirn Mueri. Autour d’eux se trouvaient une demi-douzaine de riches marchands et fabricants disposant d’un siège au Praesidium et différents membres de la noblesse, les chefs de certaines des familles fondatrices de la cité : Si-Belimnion, Maliton Diveri, Kartafirain et Lespar Thone. Des personnages de moindre importance, les représentants des petites tribus et des guildes d’artisans, occupaient le troisième et dernier rang.
Tout le monde avait revêtu son costume d’apparat. Et tout le monde était coiffé de son casque de cérémonie pour marquer la solennité de l’événement, de sorte qu’une forêt de hautes coiffures ornementées se dressait dans la vaste salle. Le casque de Chomrik Hamadel, une masse de métal ornée de gemmes étincelantes surmontant sa tête jusqu’à une hauteur invraisemblable était assurément le plus voyant, mais l’armure de tête de Puit Kjai, un masque de bronze rouge agrémenté sur le devant et sur le derrière de deux énormes éperons d’argent attirait presque autant la vue.
Rien d’étonnant à ce que les princes Beng fussent aussi magnifiquement coiffés : ils étaient les descendants des premiers Hommes aux Casques. Rien d’étonnant non plus à ce que Husathirn Mueri qui était à moitié Beng arbore un superbe dôme doré semé de pointes cramoisies.
Mais même ceux qui étaient de pure souche Koshmar – Thu-kimnibol, Kartafirain, Staip, Boldirinthe – portaient leur plus belle coiffure. Et le plus extraordinaire était que Hresh, qui portait un casque au mieux une fois tous les cinq ans, en avait un ce jour-là. Il était de petit format et constitué de fibres noires entrelacées et retenues par un unique lien doré, mais il s’agissait quand même d’un casque.
Taniane était la seule à être venue la tête nue, mais l’un des étranges masques des anciens chefs accrochés au mur de son bureau était posé à côté d’elle sur la table d’honneur.
— Qu’attendons-nous ? demanda Husathirn Mueri quand fut dépassée l’heure fixée pour le début de la séance.
— Es-tu donc si pressé, cousin ? dit Thu-kimnibol, l’air amusé.
— Cela fait plusieurs heures que nous restons assis sans rien faire.
— Ce n’est qu’une impression, répliqua Thu-kimnibol. Nous avons attendu beaucoup plus longtemps dans le cocon avant que vienne le Temps du Départ. Sept cent mille ans, s’il m’en souvient bien. Une heure d’attente n’est qu’une goutte d’eau dans l’océan.
Husathirn Mueri lui adressa un sourire aigre-doux et détournait la tête quand, à l’étonnement général, Nialli Apuilana fit irruption dans la salle, hors d’haleine, la cape et l’écharpe de travers.
Elle avait l’air stupéfaite de se trouver là. Clignant des yeux et s’efforçant de reprendre son souffle, elle considéra pendant quelques instants l’assemblée des notables sans dissimuler le respect que lui inspirait ce spectacle. Puis elle se précipita vers une place libre, au premier rang, à côté de Puit Kjai.
— Elle ? demanda Husathirn Mueri. C’est pour elle que nous avons attendu tout ce temps ? Je ne comprends pas.
— Tais-toi, cousin.
— Mais…
— Tais-toi ! répéta Thu-kimnibol beaucoup plus sèchement.
Taniane se leva et fit courir ses mains sur le masque du chef posé devant elle.
— Nous allons pouvoir commencer, déclara-t-elle. La dernière séance des délibérations relatives au projet de traité de respect territorial mutuel qui nous a été soumis par les hjjk est ouverte. Je donne la parole au chroniqueur.
Hresh se leva lentement.
Il s’éclaircit la voix et fit des yeux le tour de la salle, posant sur tel ou tel notable un regard vif et pénétrant.
— Je commencerai, dit-il enfin, en récapitulant les termes de la proposition des hjjk telle que j’en ai pris connaissance avec l’aide du Barak Dayir dans l’esprit de Kundalimon, l’émissaire des hjjk.
Il leva une large feuille de parchemin jaune et lisse sur laquelle une carte avait été dessinée à gros traits bruns.
— Vous voyez en bas la cité de Dawinno, là où le bord du continent s’infléchit pour faire face à la mer. Et voici, au nord, la cité de Yissou. Encore plus haut se trouve Vengiboneeza. Tout ce qui s’étend au nord de Vengiboneeza est reconnu comme territoire hjjk.
Hresh s’interrompit. Il fit derechef du regard le tour de l’assemblée, comme s’il faisait l’appel.
— La Reine propose, poursuivit-il, de tracer une frontière passant entre Vengiboneeza et la cité de Yissou. Cette ligne partirait de la côte nord du continent pour traverser le grand fleuve central autrefois connu sous le nom de Hallimalla et continuer jusqu’à l’autre mer qui, d’après ce que nous savons, baigne la côte à l’extrémité orientale du continent. Tout le monde voit bien cette ligne ?
— Nous savons où elle va, Hresh, dit Thu-kimnibol.
Une lueur de contrariété apparut dans les yeux pailletés de rouge du chroniqueur.
— Bien sûr. Oui, bien sûr. Pardonne-moi, frère. Il grimaça un sourire et reprit son exposé.
— Cette frontière est donc tracée de manière à respecter la division présente du territoire. La partie actuellement détenue par les hjjk leur restera acquise à jamais et sans contestation possible. Ce qui nous appartient restera à nous. La Reine s’engage à interdire à tous les hjjk sous son autorité – sauf erreur de ma part, son autorité s’étend à la totalité de la population de la planète – de pénétrer dans le territoire du Peuple sans notre consentement formel. En retour, aucun membre du Peuple ne devra s’aventurer au nord de la cité de Yissou pour pénétrer en territoire hjjk sans l’autorisation de la Reine. Telle est la première condition.
— Il y en a d’autres.
— Tout d’abord, la Reine nous offre de nous guider spirituellement, c’est-à-dire de nous initier aux concepts traduits de façon approximative par la vérité du Nid et l’amour de la Reine, qui, chez les hjjk, semblent recouvrir des idées philosophiques ou religieuses. Je ne vois pas pourquoi la Reine s’imagine que cela pourrait nous intéresser, mais elle a proposé que des instructeurs viennent s’installer dans notre ville – dans chacune des Sept Cités – afin de nous enseigner la signification de ces concepts.
— C’est une plaisanterie ? rugit Kartafirain. Des missionnaires hjjk vivant ici, au milieu de nous, et débitant leurs inepties ! Je devrais dire des espions hjjk ! Installés au cœur de notre cité ! La Reine nous prend-elle pour des demeurés ?
— Je n’ai pas terminé, dit Hresh en levant la main pour réclamer le silence. Il y a une troisième condition. La Reine exige encore que nous acceptions de nous cantonner dans le territoire actuellement sous notre contrôle, c’est-à-dire de renoncer irrévocablement à nous aventurer sur tout autre continent, que ce soit à seule fin de l’explorer ou pour y établir une colonie.
— Quoi ?
Le hurlement d’incrédulité provenait cette fois de Si-Belimnion.
— Grotesque ! s’écria Maliton Diveri en se dressant d’un bond et en agitant furieusement les bras tandis que retentissait le rire bruyant de Lespar Thone.
Hresh parut troublé et Taniane tapa sur la table pour rétablir le silence. Quand le brouhaha s’acheva, elle tourna la tête vers le chroniqueur.
— Hresh, dit-elle, tu as encore la parole. Ton rapport sur les termes du traité est-il complet ?
— Oui.
— Alors, quelle est ton opinion ?
— Je suis partagé, répondit-il. D’une part, ce traité nous conférerait la possession incontestée de la moitié la plus chaude et la plus fertile du continent. Et il nous assurerait d’être libérés à jamais des dangers de la guerre et de son cortège de destructions.
— À la condition que les hjjk respectent le traité ! lança Thu-kimnibol.
— Bien sûr, à la condition qu’ils le respectent. Mais je pense qu’ils le feront. Ils ont beaucoup plus à y gagner que nous. En particulier en nous tenant à l’écart des autres continents. Il va de soi que nous n’avons pas la moindre idée de ce qui se trouve sur ces autres continents. Pas plus que nous ne sommes en mesure à l’heure actuelle de franchir les gigantesques océans qui nous en séparent. Mais il y a une chose que je sais : il pourrait y avoir là-bas d’autres cités en ruine de la Grande Planète et certaines pourraient regorger de trésors, tout comme Vengiboneeza. À l’époque où nous vivions encore dans la cité des yeux de saphir, poursuivit-il après avoir fait une nouvelle fois le tour de la salle du regard, je suis tombé sur un instrument qui m’a permis d’avoir une vision des quatre continents de la planète et de toutes les cités qui s’y élevaient jadis, des cités nommées Mikkimord, Tham ou encore Steenizale. Il est très probable que les ruines de ces cités nous attendent, comme ce fut le cas de Vengiboneeza. Peut-être sont-elles ensevelies sous les décombres depuis des centaines de milliers d’années, mais peut-être, comme à Vengiboneeza, des machines chargées des réparations les ont-elles conservées presque intactes. Vous savez tous à quel point les instruments et les outils que nous avons découverts à Vengiboneeza nous furent utiles. Les autres cités antiques, et il ne fait pour moi aucun doute qu’elles existent, renferment peut-être des choses encore plus précieuses. Si nous signons ce traité, nous renonçons purement et simplement à essayer de les découvrir.
— Et si nous avions autant de chances de trouver ces cités que de nager jusqu’à la lune ? dit Puit Kjai. Ou bien si nous parvenions à les découvrir – les dieux seuls savent au prix de combien de vies – et qu’il se révèle qu’elles ne contiennent absolument rien d’intéressant ? Je suis d’avis de les laisser aux hjjk, avec toutes les merveilles qu’elles peuvent renfermer. Ce traité nous permettra de conserver les terres qui nous appartiennent déjà, sans qu’il y ait matière à contestation. Cela me semble primordial.
— Je vous rappelle que la parole est encore au chroniqueur, fit vivement Taniane. Le chroniqueur est-il d’avis, poursuivit-elle en se tournant vers Hresh, de rejeter catégoriquement l’offre de traité des hjjk ?
Hresh la regarda bizarrement, comme s’il lui était extrêmement pénible de répondre à une question aussi directe.
— La première clause du traité, dit-il au bout de quelques instants, celle qui a trait au tracé d’une frontière, me paraît acceptable. J’avoue que je ne comprends pas ce que peut cacher la deuxième, celle qui est relative à l’envoi d’instructeurs chargés d’enseigner la vérité du Nid. Pour ce qui est de la troisième, acheva-t-il en secouant la tête, la perspective de renoncer au profit des hjjk à tous les trésors cachés de la planète ne me plaît pas du tout.
— Devons-nous, oui ou non, ratifier ce traité, Hresh ? insista Taniane.
— C’est au Praesidium qu’il appartient d’en décider, répondit-il en se rasseyant. J’ai exposé mon point de vue.
Le brouhaha reprit de plus belle. Tout le monde se mit à parler en même temps, avec de grands mouvements de casques et force gesticulations.
— Laissez-moi parler ! s’écria Taniane en frappant violemment sur la table. Si le chroniqueur refuse de prendre clairement position, poursuivit-elle tandis que le calme revenait lentement dans l’assemblée tumultueuse, le chef le fera !
Elle se pencha en avant pour balayer les premiers rangs d’un regard féroce. Délicatement, comme si elle ne se rendait pas vraiment compte de ce qu’elle faisait, elle prit le masque posé sur la table et le souleva pour le plaquer contre sa poitrine, la face tournée vers l’assemblée. C’était un objet monstrueux, d’un jaune luisant bordé de noir, pourvu d’un grand bec acéré et hérissé de pointes sur son pourtour ; on eût presque dit une tête de hjjk, comme si un insecte, après l’avoir rongée de l’intérieur, venait brusquement de sortir à la hauteur de sa poitrine.
Taniane demeura immobile et silencieuse, juste quelques instants de trop. De nouveaux murmures s’élevèrent, puis les discussions reprirent à voix haute.
— Voulez-vous me laisser parler ? demanda d’abord Taniane sans hausser le ton. Laissez-moi parler ! poursuivit-elle en couvrant le tumulte d’une voix vibrante de colère. Laissez-moi parler !
— Par les déités, voulez-vous la laisser parler ! rugit Thu-kimnibol d’une voix féroce en se dressant de la moitié de sa haute taille.
Et, en quelques instants, le silence se fit dans la salle.
— Merci, dit Taniane, l’air furieux, en laissant nerveusement courir ses doigts le long du bord du masque qu’elle gardait plaqué contre sa poitrine. Il ne nous reste plus qu’une seule question à débattre, poursuivit-elle. Qu’avons-nous véritablement à gagner en signant ce traité par lequel nous nous engagerons à renoncer aux trois quarts de la planète ?
— La paix, répondit Puit Kjai.
— La paix ? Mais nous l’avons, la paix. Les hjjk ne sont pas une menace pour nous. La seule fois où ils nous ont attaqués, nous les avons massacrés. As-tu déjà oublié l’assaut qu’ils ont lancé contre la Cité de Yissou que Harruel venait juste de fonder et que nous l’avons aidé à défendre ? Tu y étais, Staip, toi aussi, Boldirinthe. Et toi, Thu-kimnibol… Tu n’étais encore qu’un petit garçon, mais, ce jour-là, je t’ai vu tuer des dizaines de hjjk en combattant aux côtés de ton père, Harruel. À la fin du jour, le champ de bataille était jonché de cadavres de hjjk et la cité n’avait pas été prise.
— C’est Hresh qui les a tués, déclara Staip. Avec l’aide d’un appareil magique qu’il avait découvert dans la capitale de la Grande Planète. Un appareil qui les a tous aspirés. J’y étais, je l’ai vu.
— C’est en partie vrai, dit Taniane. Mais en partie seulement. Ils étaient incapables de résister à nos guerriers. Nous n’avions rien à redouter d’eux ce jour-là et nous n’avons rien à redouter d’eux aujourd’hui ! Ils voltigent dans le nord comme un essaim d’abeilles au bourdonnement furieux, mais nous savons qu’ils ne peuvent rien contre nous. Certes, ils sont haïssables ; certes, ce sont des créatures infâmes et répugnantes, mais ils ne lancent plus de coups de main d’envergure contre nous. De loin en loin, quelques éclaireurs s’aventurent jusqu’aux portes de nos cités et…
Elle s’interrompit pour lancer un regard éloquent dans la direction de Nialli Apuilana.
— … Et ils nous font parfois beaucoup de mal, acheva-t-elle aussitôt. Mais, Yissou soit loué, les opérations de ce genre sont devenues très rares. Il est tout à fait exceptionnel de rencontrer plus de trois hjjk par an dans notre province. Il n’y a donc pas lieu de vivre dans la terreur des insectes. Ce sont nos ennemis, mais nous sommes tout à fait capables de leur tenir tête, si jamais ils osaient nous défier. S’ils nous attaquent, nous les repousserons ! Pourquoi, dans ce cas, les laisser dicter leurs conditions ? Ils nous offrent généreusement de conserver notre propre territoire si nous remettons le reste de la planète entre leurs mains. Est-ce là une proposition sérieuse ? Qui d’entre vous y trouve un intérêt ? Qui d’entre vous y voit un avantage ?
— Moi, dit Puit Kjai.
Taniane lui fit signe de s’approcher et il se leva pour monter à la tribune. C’était un homme d’âge mûr, sec et aux traits anguleux, à la fourrure dorée et aux yeux du rouge ardent d’un Beng de pure souche. Puit Kjai avait succédé à son père, Noum om Beng, le vieillard desséché qui avait tenu les chroniques de sa tribu. Mais, après l’union entre les deux tribus, il s’était dessaisi de cette responsabilité au profit de Hresh, obtenant en échange l’un des postes de prince de justice. C’était un homme fier et entêté, passionnément attaché à ses opinions.
— Je ne suis pas homme à préconiser une lâche capitulation ou un repli timoré, commença-t-il en se tournant légèrement afin que son majestueux casque de bronze et d’argent réfléchisse la lumière venant d’en haut. Comme la plupart d’entre vous, j’ai la conviction que notre destin est d’établir un jour notre domination sur la totalité de la planète et, pas plus que Hresh, je ne suis disposé à renoncer de gaieté de cœur à explorer les cités de l’époque de la Grande Planète ni les autres continents. Mais je crois aussi à la raison. Je crois à la prudence. Tu affirmes que les hjjk ne sont pas un danger pour nous, poursuivit-il en tournant la tête vers Taniane. Tu prétends que les guerriers de la tribu Koshmar les ont taillés en pièces pendant la bataille de la Cité de Yissou. Je n’étais pas présent, mais j’ai étudié cette bataille et j’en connais bien le déroulement. Je sais que de nombreux hjjk y ont perdu la vie, mais aussi que le Peuple a éprouvé des pertes et que le roi Harruel de Yissou en personne est mort, les armes à la main. Je sais également que Staip dit la vérité lorsqu’il affirme que c’est grâce à l’appareil magique de la Grande Planète employé par Hresh que la victoire est revenue au Peuple et que, sans cet appareil, ils vous auraient exterminés. Que, sans lui, la Cité de Dawinno n’existerait pas aujourd’hui.
— Mensonges ! lança Thu-kimnibol d’une voix étranglée. Par les Cinq Déités, j’y étais ! Notre victoire ne doit rien à la magie. Nous avons combattu comme des héros. J’ai tué ce jour-là plus de hjjk qu’il n’en a jamais vu de toute sa vie et je n’étais encore qu’un enfant ! Je m’appelais Samnibolon à l’époque. C’était mon nom de naissance. Qui oserait nier que Samnibolon, fils d’Harruel, a pris part à cette bataille ?
D’un ample mouvement du bras, Puit Kjai repoussa l’objection véhémente de Thu-kimnibol.
— Les hjjk se comptent par millions, reprit-il, alors que nous ne sommes encore que quelques milliers. D’autre part, j’ai plus souffert du contact avec les hjjk que la plupart d’entre vous. Vous savez que je suis Beng et que j’ai fait partie de ceux qui sont restés à Vengiboneeza après le départ de la tribu Koshmar. Je vous demande de ne pas oublier que, dix années durant, nous fûmes les seuls occupants de la cité. Mais les hjjk ont commencé à venir ; d’abord une cinquantaine, puis cent cinquante, puis plusieurs centaines. À la fin, ils étaient si nombreux que nous ne pouvions plus les compter. Il y avait des hjjk partout. Ils n’ont jamais levé la main sur nous, mais ils ont réussi à nous chasser de la cité par la seule force du nombre. Voilà ce qui arrive quand les hjjk sont pacifiques ; et quand ils ont des intentions belliqueuses… Vous qui les avez affrontés à Yissou, vous avez vu leur esprit combatif. Vous les avez repoussés, c’est vrai, mais, la prochaine fois qu’ils décideront de nous faire la guerre, nous n’aurons peut-être pas les armes de Hresh pour nous aider.
— Que proposes-tu donc ? demanda Taniane. De les implorer de nous permettre de garder nos propres terres ?
— Je propose de ratifier ce traité et d’attendre notre heure, répondit Puit Kjai. En le signant, nous nous protégerons contre toute intrusion des hjjk à l’intérieur des territoires que nous détenons en attendant de devenir plus forts, assez pour résister à une armée hjjk, quelle que soit son importance. Nous pourrons toujours envisager ultérieurement d’agrandir notre territoire. Nous pourrons toujours penser plus tard à explorer les autres continents et les merveilles qui peuvent s’y trouver, ce que, dans l’immédiat, nous serions bien incapables de faire. Un traité peut toujours être dénoncé. Rien n’est jamais définitif. Ce traité nous permet de gagner du temps et de protéger nos frontières contre les hjjk…
— Assez ! rugit Thu-kimnibol. Que l’on me donne la parole ! J’ai deux ou trois choses à dire !
— As-tu terminé, Puit Kjai ? demanda Taniane. Veux-tu lui laisser la parole ?
— Pourquoi pas ? répondit Puit Kjai avec un haussement d’épaules et un regard de mépris pour Thu-kimnibol. Je cède la place au dieu de la Guerre.
— Laissez-moi passer, dit Thu-kimnibol en se dirigeant vivement vers l’allée et en manquant de trébucher sur les jambes de Husathirn Mueri.
Il s’avança à grandes enjambées furieuses jusqu’au fond de la salle et se pencha sur le pupitre qu’il saisit à deux mains. Sa stature était si imposante que la table donnait l’impression de n’être qu’un jouet d’enfant.
Sa cape de deuil flottait sur ses larges épaules comme une couronne de feu. C’était sa première apparition en public depuis la mort de Naarinta. Il paraissait avoir profondément changé et le guerrier joyeux et plein d’entrain était devenu plus sombre, plus distant. Beaucoup en avaient fait la remarque ce jour-là. Il sentait à l’évidence le poids de ses responsabilités en tant que prince de la cité. Ses yeux semblaient plus sombres et plus enfoncés, et le regard qu’il porta sur l’assemblée était dur et pénétrant.
Quand il commença de parler, ce fut d’une voix grave et sarcastique.
— Puit Kjai prétend ne pas être un lâche. Puit Kjai affirme qu’il ne préconise que la prudence. Mais qui peut croire cela ? Nous savons tous ce que cache son discours : il tremble de peur à la seule pensée des hjjk. Ces hjjk qu’il imagine rôdant autour des murs de notre cité en bandes innombrables, prêts à la prendre d’assaut et à le déchiqueter, lui, l’unique, l’irremplaçable Puit Kjai ! Il s’éveille en sursaut, couvert d’une sueur d’effroi, en voyant des guerriers hjjk penchés sur son lit et qui s’apprêtent à arracher des lambeaux de chair de son corps et à les dévorer. Tout ce qui importe à Puit Kjai, c’est de signer un papier, de signer n’importe quoi pour tenir à distance les terribles hjjk tant qu’il sera vivant. N’est-ce pas ce dont il s’agit ? Je vous le demande ? N’est-ce pas ce dont il s’agit ?
La voix de Thu-kimnibol résonnait dans toute la salle. Il se pencha un peu plus sur le pupitre et promena sur l’assemblée des notables un regard rempli d’assurance et de défi.
— Ce traité n’est qu’un piège, reprit-il après quelques instants. Ce traité est la marque du mépris dans lequel nous tiennent les hjjk. Et Puit Kjai nous exhorte à le ratifier ! Puit Kjai aspire à la paix. L’honorable Puit Kjai nous dit qu’il sera toujours temps de dénoncer le traité plus tard, quand la situation nous sera plus favorable ! Mais, pour l’instant, il convient de ramper devant les hjjk, car ils sont une multitude et que nous sommes peu nombreux, et parce que la paix est plus importante que tout. C’est bien cela, Fuit Kjai ? N’ai-je pas présenté fidèlement ton point de vue ?
Des murmures d’étonnement parcoururent la salle. Tout le monde avait le sentiment de découvrir un homme nouveau, car Thu-kimnibol n’avait jamais montré tant d’éloquence ni tant de véhémence au cours d’une séance du Praesidium. Tout le monde reconnaissait que c’était un grand guerrier, d’une stature et d’une force quasi divines, un géant plein de panache, au tempérament fougueux et belliqueux. Le nom qu’il s’était choisi le proclamait. Comme il venait de le dire, son nom de naissance était Samnibolon, mais, quand, à l’âge de neuf ans, était arrivé son jour de baptême où, selon la coutume Koshmar, il devait prendre son nom d’adulte, il avait choisi de s’appeler Thu-kimnibol, ce qui signifiait « Épée des dieux ». On se pressait autour de lui pour obtenir ses conseils et son appui. Mais d’aucuns, tel Husathirn Mueri qui voyait en lui son plus grand rival pour la conquête du pouvoir dans la cité, inclinaient à penser qu’il ne devait son autorité qu’à sa stupéfiante force physique et qu’il était dépourvu d’esprit et de subtilité. Ceux-là se voyaient brusquement contraints de réviser leur jugement.
— Permettez-moi maintenant de vous dire ce que je pense profondément, poursuivit Thu-kimnibol. Je pense que la planète, toute la planète nous appartient de plein droit, en vertu de notre filiation avec les humains qui y exerçaient jadis leur domination. Je crois fermement que notre destin est d’aller de l’avant, toujours plus loin, jusqu’à ce que tous les horizons n’aient plus de secrets pour nous. Et je crois tout aussi fermement que les hjjk, ces survivants hideux et répugnants d’une civilisation disparue, doivent être exterminés comme la vermine qu’ils sont !
— Quel projet hardi ! lança Puit Kjai d’une voix lourde de mépris. Avec leurs cadavres, nous fabriquerons des radeaux qui nous permettront de traverser les mers et d’atteindre les autres continents !
— C’est moi qui ai la parole maintenant, Puit Kjai, répliqua Thu-kimnibol en le foudroyant du regard.
Le Beng leva les mains en un geste comique de soumission.
— Je te la laisse. Je te la laisse.
— Voici ce que je propose, poursuivit Thu-kimnibol : nous renvoyons aux hjjk leur émissaire avec le traité déchiré et cousu sur sa carapace. En même temps, nous informons notre cousin Salaman de Yissou que nous acceptons ce qu’il nous implore de faire depuis longtemps, à savoir unir nos forces et lancer une guerre d’extermination contre les bandes errantes de hjjk qui menacent ses frontières. Puis nous envoyons vers le nord une armée constituée de tous les hommes et de toutes les femmes valides – ne te donne surtout pas la peine de les accompagner, Puit Kjai – et, avec l’appui du roi Salaman, nous prenons d’assaut le grand Nid des Nids avant que les hjjk aient eu le temps de comprendre ce qu’il leur arrive, nous détruisons leur infâme Reine des Reines et nous éparpillons leurs armées à tous les vents.
Sur ces mots, Thu-kimnibol se redressa et regagna sa place.
Un silence stupéfait s’abattit sur l’assemblée.
Puis, comme dans un rêve, Husathirn Mueri se leva et se dirigea vers la tribune. Il n’était pas du tout sûr de ce qu’il allait dire. Il n’avait pas encore une opinion tranchée, mais il savait que, s’il ne prenait pas la parole tout de suite, devant l’assemblée encore sous le coup des stupéfiantes déclarations de Thu-kimnibol, il passerait le reste de ses jours dans l’ombre de son rival et c’est Thu-kimnibol et non lui qui prendrait en main le destin de la cité après le départ de Taniane.
Tout en s’apprêtant à s’adresser au Praesidium, il implora les dieux en qui il ne croyait point de lui donner l’éloquence. Et les dieux furent généreux et lui donnèrent l’éloquence.
— Le prince Thu-kimnibol, commença-t-il posément en parcourant du regard les rangées de visages encore ébahis, s’est exprimé avec force et clairvoyance. Permettez-moi de vous dire que je partage son opinion sur le destin de notre race et que je suis également d’accord avec lui lorsqu’il affirme que, tôt ou tard, nous ne pourrons éviter un affrontement sans merci avec les hjjk. C’est le guerrier en moi qui vibre aux paroles exaltantes de Thu-kimnibol, car je suis le fils de Trei Husathirn, que certains d’entre vous n’ont pas oublié. Mais ma mère, Torlyri, que vous avez tous aimée et dont vous vous souvenez sans doute aussi, m’a inculqué la haine de la violence lorsque la violence n’est pas inévitable. Dans le cas présent, je pense que la violence est non seulement inutile, mais qu’elle pourrait être profondément néfaste.
Husathirn Mueri prit une longue inspiration. Les idées commençaient de se bousculer dans sa tête.
— Ma position est à mi-chemin entre celles du prince Thu-kimnibol et de Puit Kjai. Acceptons ce traité avec les hjjk pour gagner du temps, comme le suggère Puit Kjai. Mais envoyons également un messager au roi Salaman de Yissou pour conclure une alliance avec lui afin d’être en position de force quand viendra enfin le moment de déclarer la guerre aux hjjk.
— Et quand ce moment viendra-t-il ? demanda Thu-kimnibol.
— Les hjjk se battent avec leur bec et leurs griffes, et avec des épées et des lances, répondit Husathirn Mueri en souriant. Même s’ils appartiennent à une race très ancienne et s’ils sont des survivants de la Grande Planète, ils n’ont pas d’autres moyens à leur disposition. Ils ont déchu de la grandeur qui fut la leur en ces temps reculés, car les yeux de saphir et les humains ne sont plus là pour leur montrer ce qu’il faut faire. Aujourd’hui, ils n’ont plus ni science ni machines, et leurs armes sont des plus primitives. Pourquoi en va-t-il ainsi ? Parce qu’ils ne sont rien d’autre que des insectes ! Des insectes dépourvus d’âme et d’intelligence !
Il perçut une sorte de hoquet furieux venant de l’assistance, juste devant lui. Ce ne pouvait être que Nialli Apuilana.
— Nous sommes différents, poursuivit-il. Nous découvrons – ou plutôt nous redécouvrons, rectifia-t-il diplomatiquement à l’intention de Hresh – chaque jour de nouveaux objets, de nouveaux secrets de l’ancien monde. Ceux d’entre vous qui se souviennent de la bataille de la cité de Yissou ont déjà constaté que les hjjk sont extrêmement vulnérables aux armes scientifiques. Et il y en aura d’autres. Oui, nous allons attendre notre heure et nous utiliserons ce temps pour mettre au point une arme qui nous permettra de massacrer mille hjjk d’un seul coup… Dix mille hjjk, cent mille ! À ce moment-là seulement, nous irons leur faire la guerre et, quand ce jour viendra, c’est la foudre que nous aurons dans les mains. Comment, malgré leur large supériorité numérique, pourront-ils nous résister ? Je propose de ratifier le traité aujourd’hui… et de faire la guerre plus tard !
Ce fut le tumulte dans l’assemblée. Tout le monde se leva en hurlant et en gesticulant.
— Un vote ! s’écria Husathirn Mueri. Je demande un vote !
— Oui, un vote ! rugit Thu-kimnibol tandis que Puit Kjai réclamait lui aussi que chacun exprime son opinion par son suffrage.
— Il y a encore quelqu’un à qui je veux donner la parole ! déclara Taniane d’une voix puissante pour couvrir le brouhaha.
Husathirn Mueri la regarda, médusé. Profitant du tumulte, Taniane venait de placer le masque de Lirridon sur son visage et le chef se tenait maintenant à côté de lui, à la table d’honneur, comme une vision de cauchemar, droit, solennel et hiératique sous le terrifiant masque de hjjk qui attirait tous les regards. Elle était à la fois grotesque et effrayante, mais plus effrayante que grotesque. Ce n’était plus la femme lasse et vieillissante qu’il connaissait, mais un être d’une force stupéfiante, doté d’une autorité surnaturelle.
Pendant quelques instants encore et bien qu’il n’eût plus rien à dire, Husathirn Mueri demeura cloué sur place. Puis Taniane lui fit signe de s’écarter d’un geste impérieux, un geste n’admettant ni résistance ni réplique. Avec son masque, il émanait d’elle une puissance irrésistible. Husathirn Mueri quitta la tribune d’une démarche engourdie et regagna son siège, à côté de Thu-kimnibol.
Nialli Apuilana se leva et vint prendre sa place.
Elle resta plantée comme un piquet devant les rangées de visages indistincts. Puis les traits de quelques visages devinrent plus précis. Elle regarda Taniane, toujours cachée derrière son masque horrifique, puis Hresh. Son regard se posa ensuite sur Thu-kimnibol, massif et impassible, assis au centre du premier rang, à côté de l’odieux petit Husathirn Mueri. Une foule de pensées contradictoires tourbillonnaient dans sa tête.
Le matin même, elle était allée trouver Taniane pour lui avouer son échec : elle n’avait pas réussi à en apprendre plus long sur le projet de traité des hjjk que ce que Hresh avait déjà découvert avec le Barak Dayir. Elle ne cachait rien à sa mère, mais la communication avec Kundalimon s’était révélée beaucoup plus difficile qu’elle, ou Taniane ne l’auraient cru. Elle avait donc été une piètre espionne et n’avait rien d’intéressant à lui apprendre au sujet du traité. C’était la vérité. Et Taniane avait semblé l’accepter.
Sa mission vitale s’en était donc allée en eau de boudin, mais, au lieu de la congédier, Taniane était demeurée silencieuse, comme si elle attendait autre chose. Et il y avait eu autre chose. Nialli Apuilana avait entendu avec stupéfaction les mots venus du plus profond d’elle-même franchir ses lèvres.
Laisse-moi quand même m’adresser au Praesidium, mère. Laisse-moi leur parler des hjjk. Leur parler de la Reine et du Nid. Leur dire ce que je n’ai jamais pu dire à personne et que je ne peux plus garder pour moi.
Stupéfaction de Taniane.
Tu veux t’adresser au Praesidium ?
Oui, au Praesidium. Pendant le débat sur le traité.
Elle avait vu le trouble qui saisissait sa mère. Ce qu’elle proposait était de la folie. Envoyer à la tribune une jeune fille comme elle ? La laisser contaminer le corps législatif de la cité avec ses élans capricieux et impulsifs ? Mais c’était tentant. Nialli Apuilana la taciturne rompt enfin le silence. Elle se décide enfin à parler et à révéler les mystères du Nid. Elle ne fait grâce d’aucun détail. La tentation brille dans les yeux de Taniane. Connaître enfin une partie de ce qui se trouve dans l’esprit de sa fille… Même si cela doit être divulgué devant le Praesidium.
Laisse-moi le faire, mère. Laisse-moi le faire, je t’en prie. Je t’en prie.
Et le chef incline la tête en signe d’acquiescement.
Aussi irréel que cela lui parût, elle se trouvait maintenant à la table d’honneur, le point de mire de toute l’assemblée. La vérité enfin, la grande révélation après quatre années de silence. Oserait-elle le faire ? Comment allaient-ils réagir ? Mais la voix lui manquait. Ils attendaient et elle percevait leur impatience, leur hostilité. Pour la plupart d’entre eux, elle n’était qu’une jeune excentrique. Allaient-ils se moquer d’elle ? Allaient-ils la conspuer ? Comme elle était la fille du chef, elle espérait qu’ils se maîtriseraient. Mais c’était tellement difficile de commencer. Allait-elle se défiler et prendre ses jambes à son cou ? Non. Non. Parle-leur, Nialli. Que le spectacle commence.
Et elle commença enfin à parler, d’une voix douce, si douce qu’elle se demanda si on l’entendait au premier rang.
— Je vous remercie tous pour le privilège que vous m’accordez. Si je suis aujourd’hui à cette tribune, c’est parce qu’avant de décider de la réponse que vous allez faire au message de la Reine, il y a certaines choses que vous devez savoir et que je suis seule à pouvoir vous révéler.
Son cœur battait la chamade et elle avait la gorge nouée. Elle se força à se calmer.
— Comme vous le savez tous, poursuivit-elle, j’ai fait ce qu’aucun de vous n’a fait, j’ai vécu chez les hjjk. Vous n’avez pas oublié que je fus leur prisonnière. Moi, je ne pourrai jamais l’oublier. Je les ai donc bien connus… cette vermine dont vous parlez, ces insectes répugnants qu’il convient d’exterminer. Permettez-moi de vous dire ceci : ils n’ont absolument rien à voir avec les monstres stupides et haïssables que vous faites d’eux.
— Ils sont pourtant venus pour nous massacrer quand nous avons fondé la Cité de Yissou ! lança Thu-kimnibol. Nous n’étions que onze, sans compter quelques enfants, et nous vivions dans un misérable petit village, à plusieurs centaines de lieues de leur territoire. Quelle menace pouvions-nous représenter pour eux ? Mais ils sont arrivés par milliers pour nous détruire. Et pas un seul d’entre nous n’aurait survécu, si nous n’avions…
— Non, rétorqua Nialli Apuilana d’une voix calme qui parvint à couvrir les paroles véhémentes de Thu-kimnibol, ils n’étaient pas venus pour vous tuer.
— C’est pourtant l’impression que nous avons eue en voyant toute cette armée fondre sur nous en hurlant et en brandissant des lances. Mais tout le monde peut se tromper. Je suppose qu’ils nous faisaient une simple visite de politesse !
Un éclat de rire général s’éleva dans la salle.
— En effet, répliqua vivement Nialli en refermant les mains sur le bord de la table, tout le monde peut se tromper. Mais comment auriez-vous pu savoir ce qu’ils faisaient là ? Avez-vous la moindre idée des raisons pour lesquelles ils font ce qu’ils font ? Avez-vous la plus petite notion de ce qui se passe dans leur esprit ?
— Leur esprit ? demanda Puit Kjai d’une voix chargée d’un mépris écrasant.
— Oui, leur esprit. Leurs pensées. Leur sagesse. Non, laissez-moi finir ! Laissez-moi finir !
Nialli Apuilana devenait provocante. Toute sa peur s’était envolée et elle sentait la colère monter en elle.
— Vous me connaissez, reprit-elle. Vous me considérez comme une révoltée, un être impie, une jeune insoumise. Peut-être avez-vous raison. Je reconnais que je n’ai jamais eu des idées très conventionnelles. Je ne nie pas que je ne révère pas aveuglément les Cinq Déités, ni Nakhaba, ni les Cinq plus Un, ni toute autre combinaison de dieux qu’il vous plairait de faire. Pour moi, ils ne représentent rien, ce ne sont que…
— Blasphèmes ! Blasphèmes !
Le visage fermé, elle frappa la tribune en lançant de-ci de-là des regards flamboyants de colère. C’était son heure et elle ne les laisserait pas l’en priver. Ce doit être ce que Taniane éprouve quand elle se sent investie des pouvoirs du chef, songea-t-elle.
— Épargnez-moi vos protestations, je vous prie, reprit-elle avec fougue et dignité. J’ai la parole et je la garde. Les Cinq Noms ne sont justement pour moi que des noms. Une de nos propres inventions, destinée à nous réconforter dans les moments difficiles. Que mon père et ma mère me pardonnent, pardonnez-moi, vous tous, mais c’est ce que je crois. Je croyais autrefois à autre chose, à la même chose que vous. Mais quand je suis partie chez les hjjk, quand ils m’y ont emmenée de force, j’ai partagé leur vie, j’ai partagé leurs pensées. Et j’ai fini par comprendre, comme je n’aurais jamais pu le faire si j’étais restée ici, la véritable signification du divin.
— Combien de temps nous faudra-t-il encore supporter les inepties de ta fille, Taniane ? cria une voix au fond de la salle. Vas-tu la laisser tourner impunément les dieux en dérision ?
Mais le chef masqué garda le silence.
— Cette Reine, poursuivit implacablement Nialli Apuilana, que Thu-kimnibol brûle de découper en morceaux, que savez-vous, tous tant que vous êtes, de sa puissance et de sa sagesse ? Vous n’en avez pas la plus vague idée. Et les penseurs du Nid… Avez-vous seulement déjà entendu ce terme ?
Elle sentait qu’elle avait trouvé le ton juste et elle en était transportée.
— Que savez-vous de la philosophie du Nid ? Que pouvez-vous me dire de l’amour de la Reine, ou du lien du Nid ? Vous ne savez rien ! Rien ! Et, moi, je vous affirme que cette vermine, ces insectes sont loin de mériter votre mépris. Ce n’est pas une vermine, ce ne sont pas des monstres, ils ne sont ni haïssables, ni répugnants. En réalité, ce que forment les hjjk, c’est une grande civilisation d’êtres humains !
— Quoi ? Quoi ? Les hjjk sont humains ? Mais elle a perdu la tête !
Nialli Apuilana fut obligée de crier, de hurler de toutes ses forces pour se faire entendre dans le tollé général qui s’élevait.
— Oui, humains ! Humains !
— Qu’est-ce qu’elle raconte ? marmonna le vieux Staip. Les hjjk sont des insectes, pas des humains ! Les humains de jadis étaient les Faiseurs de Rêves, ces êtres au corps tout rose, sans poils ni organe sensoriel.
— Les Faiseurs de Rêves étaient une espèce d’humains, c’est vrai ! Mais pas la seule ! Écoutez-moi ! Écoutez !
Elle serra le bord de la tribune et s’adressa à eux avec toute la force de la seconde vue. Un torrent de mots jaillissant avec la violence de ce qui a été trop longtemps réprimé.
— La vérité, commença-t-elle d’une voix forte et vibrante, est que les Six Peuples de la Grande Planète doivent tous être considérés comme humains, quel qu’ait été l’aspect de leur corps. Les Faiseurs de Rêves et les yeux de saphir, les végétaux, les mécaniques et les seigneurs des mers. Mais aussi les hjjk ! Oui, les hjjk ! Ils étaient tous humains, ces six peuples civilisés, capables de vivre ensemble en paix, d’apprendre, de bâtir et de se développer. C’est cela, être humain. Mon père me l’a enseigné quand j’étais petite et il aurait dû vous l’enseigner, à vous aussi. Et j’ai appris une seconde fois tout cela dans le Nid.
— Et nous ? demanda quelqu’un. Tu prétends que les hjjk sont humains, mais est-ce que nous le sommes, nous ? Est-ce que tout ce qui vit et pense est humain ?
— Non, à l’époque de la Grande Planète, nous n’étions pas humains. Mais nous commençons enfin à le devenir nous aussi, depuis que nous sommes sortis des cocons. Pour ce qui est des hjjk, ils ont franchi le seuil de l’humanité depuis un million d’années au moins. Comment pouvons-nous envisager de leur faire la guerre ? Ils ne sont pas notre ennemi ! Notre seul ennemi est nous-mêmes !
— Cette fille est folle, entendit-elle Thu-kimnibol murmurer.
Et elle le vit secouer tristement la tête.
— Si les termes de ce traité ne vous plaisent pas, poursuivit Nialli Apuilana, refusez de le signer. Mais refusez aussi la guerre. La Reine est sincère quand elle vous offre l’amour et la paix. Sa protection est notre meilleur espoir. Elle attendra que nous soyons arrivés à l’âge adulte, que nous ayons pleinement atteint le stade de l’humanité, pour devenir dignes de son peuple. Puis nous serons libres de nous unir à eux comme s’étaient unis les Six Peuples de la Grande Planète, avant la chute des étoiles de mort ! Et alors, et alors…
La voix lui manqua et elle éclata en sanglots. Elle se sentit brusquement vidée de toute son énergie, à bout de forces. Elle roulait des yeux égarés et tout son corps était secoué de tremblements.
— Aidez-la à descendre, dit une voix – celle de Staip ? de Boldirinthe ? – venant de derrière Husathirn Mueri.
Tout le monde parlait et criait en même temps. Nialli Apuilana s’accrocha à la tribune en tremblant violemment. Elle crut qu’elle allait être prise de convulsions. Elle savait qu’elle était allée trop loin, beaucoup trop loin. Elle avait osé dire l’indicible, ce qu’elle leur avait caché pendant toutes ces années. Et maintenant, ils la prenaient tous pour une folle. Mais peut-être l’était-elle.
Tout commençait à osciller autour d’elle. Juste devant, la cape de deuil de Thu-kimnibol semblait palpiter et émettre des pulsations comme un soleil en folie. À la table d’honneur, Hresh paraissait hébété de stupeur. Elle tourna la tête vers Taniane, mais le chef demeurait impénétrable derrière son masque, immobile au milieu du chaos qui régnait dans la salle.
Nialli Apuilana eut l’impression que ses genoux commençaient de se dérober sous elle.
Une scène horrible, se dit Husathirn Mueri. Choquante, effrayante, pitoyable.
Il l’avait écoutée d’abord avec stupéfaction, puis avec consternation. L’apparition de Nialli Apuilana, si jeune, si mystérieuse et si douloureusement belle à la tribune lui avait fait une vive impression. Jamais il n’aurait imaginé que la jeune fille pût s’adresser au Praesidium et il ne s’attendait assurément pas qu’elle tienne un discours de ce genre et fasse preuve de tant d’audace. L’entendre parler avec tant de flamme et tant de fermeté l’avait rendue encore plus désirable, l’avait, en réalité, rendue tout à fait irrésistible.
Mais son discours avait dégénéré en galimatias. Nialli Apuilana était devenue quasi hystérique et menaçait de se trouver mal devant tout le monde.
Il vit qu’elle allait tomber.
Sans hésiter, presque sans réfléchir, Husathirn Mueri se précipita vers elle. Il la prit par les coudes pour la soutenir et l’aider à se redresser.
— Lâche-moi…, dit-elle en secouant violemment la tête.
— Je t’en prie. Descends de là.
Elle lui lança un regard mauvais, mais il n’aurait su dire s’il exprimait de la haine ou simplement son désarroi. Il l’attira doucement vers lui et elle se laissa faire. Il l’aida à descendre de la tribune et, un bras protecteur passé autour de son cou, il la conduisit lentement vers un siège, sur le côté de la salle. Elle leva vers lui des yeux qui semblaient ne rien voir du tout.
La voix de Taniane résonna derrière lui comme une trompette.
— Voici notre décision : il n’y aura pas de vote aujourd’hui. Le traité n’est ni accepté ni rejeté, et nous ne répondrons pas à la proposition de la Reine. La question du traité est renvoyée à une date indéterminée. Mais, en attendant, nous enverrons un émissaire à la Cité de Yissou, dans le dessein de définir avec le roi Salaman les termes d’une alliance défensive.
— Contre les hjjk ? demanda quelqu’un.
— Oui, contre les hjjk. Contre nos ennemis.