10 La reine du Printemps

C’était une belle journée ensoleillée et une brise agréable soufflait de l’occident, une brise de mer, toujours un bon présage. Taniane se leva de bonne heure et se rendit au Temple des Cinq pour exprimer sa gratitude aux dieux qui avaient permis à l’armée de revenir sans trop de pertes et implorer leur protection pour l’avenir. Puis, comme elle était le chef de toutes les tribus, elle se rendit également au Temple de Nakhaba pour rendre hommage au dieu des Beng. Ensuite, elle demanda sa voiture officielle tirée par quatre xlendis blancs et s’apprêta à se transporter à la porte Emmakis, au nord de la cité, où une grande tribune avait été dressée afin que le chef et le Praesidium puissent accueillir comme il convenait les troupes à leur retour de la guerre. Elle emportait le masque de Koshmar, le masque d’un noir luisant, qu’elle portait parfois lors des cérémonies officielles. Et ce jour-là semblait être une bonne occasion de le porter.

Depuis quatre jours, des messagers arrivaient en hâte dans la cité pour annoncer la nouvelle du retour de l’armée, au fur et à mesure de sa progression. « Ils sont à Thik-Haleret ! » s’écriait l’un, et presque aussitôt : « Ils ont atteint Banarak » annonçait un autre. « Non ! Ils approchent de Ghomino ! » déclarait un troisième. Les messagers précisaient que Thu-kimnibol chevauchait fièrement à la tête de la colonne, que Nialli Apuilana était à ses côtés et que, derrière eux, les troupes s’étiraient jusqu’à l’horizon.

Thu-kimnibol avait déjà dépêché des estafettes pour annoncer la cessation des hostilités. C’est par ces messagers que la nouvelle de la mort de Hresh avait été officiellement connue, ce qui n’avait fait que confirmer ce que Taniane savait déjà. Elle n’avait plus senti la présence de Hresh sur la planète depuis le jour où cet étrange engourdissement l’avait saisie, le jour où Puit Kjai lui avait fait part des rumeurs d’insurrection qui commençaient à courir. Mais la nouvelle lui donna quand même un grand choc. Elle apprit en même temps que le roi Salaman était mort lui aussi, mort de chagrin et de lassitude après une lourde défaite et la perte de deux de ses fils.

Taniane se demandait ce que Hresh pouvait bien être allé faire en plein territoire hjjk, si près du front. Jamais elle ne se serait attendue à ce qu’il soit là-bas. Mais, à l’évidence, Hresh était resté le même jusqu’au bout, un homme qui n’en faisait qu’à sa tête. Peut-être Nialli Apuilana lui donnerait-elle plus tard quelques explications sur les raisons de ce dernier et mystérieux voyage.

Le vieux Staip monta de son pas chancelant pour prendre place sur la tribune, à la gauche de Taniane. Simthala Honginda et Catiriil se placèrent à côté de lui. À la droite du chef se tenaient Puit Kjai et Chomrik Hamadel, tous deux coiffés d’un casque d’apparat. Un cordon de gardes municipaux sous le commandement de Chevkija Aim avait pris position au pied de la tribune. L’un après l’autre, les membres du Praesidium gravissaient les marches et Taniane les saluait à mesure qu’ils arrivaient.

— Soyez sur vos gardes, madame, dit Puit Kjai en penchant la tête vers elle. Vos ennemis pourraient profiter de l’occasion pour passer à l’action.

— Avez-vous des preuves de ce que vous avancez ?

— Rien que des rumeurs, madame.

— Des rumeurs ! soupira Taniane en haussant les épaules.

— Les rumeurs ont souvent un fond de vérité, madame.

Taniane tendit le doigt vers l’horizon où elle croyait voir un nuage de poussière grise s’élever au-dessus de la route.

— Thu-kimnibol sera là dans très peu de temps, dit-elle. Avec ma fille et une armée de guerriers fidèles. Personne n’osera créer des troubles en sachant qu’ils sont si près de la cité.

— Soyez quand même sur vos gardes.

— Je suis toujours sur mes gardes, dit Taniane en laissant nerveusement courir ses doigts sur la surface luisante du masque de Koshmar. Husathirn Mueri n’est pas là, poursuivit-elle après avoir lancé un coup d’œil circulaire. C’est lui le seul absent. Comment se fait-il qu’il ne soit pas arrivé ?

— Je ne pense pas qu’il soit transporté de joie par le retour triomphant de Thu-kimnibol.

— Il n’en est pas moins un prince du Praesidium. Sa place est ici, au milieu de nous.

Elle se retourna et fit un signe à Catiriil.

— Votre frère ! lança-t-elle sèchement. Où est-il ?

— Il m’a dit qu’il irait d’abord à sa chapelle. Mais je suis sûre qu’il arrivera à temps.

— Je l’espère pour lui, dit Taniane.


Husathirn Mueri, lui aussi, s’était levé de bon matin. Il avait eu un sommeil agité et c’est avec plaisir qu’il avait quitté son lit à l’aube. Ses rêves, pendant les brèves périodes où il avait réussi à trouver le sommeil, avaient été particulièrement oppressants. Il avait eu des visions de guerriers hjjk défilant autour de lui en psalmodiant dans les ténèbres ; de la masse écrasante de la Reine, de son monstrueux corps blafard suspendu au-dessus de sa tête et tombant lentement sur lui du haut du ciel, de tout son poids titanesque.

L’office du matin avait déjà commencé quand il arriva à la chapelle. La cérémonie était célébrée par Tikharein Tourb et Chhia Kreun se tenait à ses côtés devant l’autel. Husathirn Mueri se glissa sur le siège du dernier rang qu’il occupait le plus souvent Chevkija Aim, plongé dans ses dévotions, le salua négligemment de la tête. Les autres fidèles ne lui adressèrent pas un regard. Il n’y avait maintenant plus rien d’extraordinaire à voir un prince de la cité fréquenter les chapelles.

— C’est le jour de la révélation, déclara l’enfant-prêtre. Le jour où les sceaux seront brisés, où le livre sera ouvert, où les secrets seront révélés, où les profondeurs dévoileront leurs mystères. C’est le jour de la Reine. Et Elle est notre consolation et notre joie.

— Elle est notre consolation et notre joie, répondit machinalement l’assemblée des fidèles.

Husathirn Mueri joignit sa voix aux autres.

— Elle est la lumière et la voie ! s’écria Tikharein Tourb en émettant de petits claquements hjjk.

Tout le monde reprit ses paroles en chœur avec force claquements.

— Elle est l’essence et la substance.

— Elle est l’essence et la substance.

— Elle est le commencement et la fin.

— Elle est le commencement et la fin.

Chhia Kreun tendit une brassée de branchages que l’enfant-prêtre brandit au-dessus de sa tête.

— C’est le jour, mes fidèles amis, où la volonté de la Reine se fera connaître. C’est le jour où Son amour deviendra manifeste pour nous tous. C’est le jour où le dragon dévorera les étoiles ténébreuses et où la lumière renaîtra. Et Elle viendra parmi nous. Elle est notre consolation et notre joie.

— Elle est notre consolation et notre joie.

— Elle est la lumière et la voie…

Husathirn Mueri répondait avec le chœur des fidèles, reprenant consciencieusement les phrases du célébrant. Mais, ce jour-là, les paroles lui semblaient n’être que des formules vides. Peut-être n’avaient-elles jamais été autre chose. Quant à sa soi-disant conversion… Il n’avait jamais vraiment bien compris. Il avait dû se mentir en pensant qu’il éprouvait quelque chose de plus grand que lui, quelque chose dans quoi il pouvait se perdre. C’est ce qui avait dû se passer. En tout cas, son esprit et son Âme étaient loin de la chapelle. Il était incapable de penser autre chose qu’à Thu-kimnibol, auréolé de gloire, traversant fièrement les régions agricoles au nord de la cité et qui revenait victorieux de la guerre.

Victorieux ? Quelle sorte de victoire avait-il remportée ? Avait-il écrasé les hjjk ? Tué la Reine ? Cela semblait absolument impossible. Et pourtant des rumeurs l’avaient précédé : la guerre était finie, la paix avait été conclue. Grâce aux efforts héroïques de Thu-kimnibol et de Nialli Apuilana…

Mais ce qui ulcérait Husathirn Mueri, c’était de savoir que, par un étrange caprice du destin, l’inaccessible Nialli Apuilana avait uni sa destinée à celle du demi-frère de son propre père, à l’homme qu’il exécrait le plus au monde. Il étouffait de rage à la seule pensée de cette union. En imaginant le corps souple à la soyeuse fourrure écrasé par la pesante carcasse de ce rustre. Ses mains sur les cuisses fuselées, sur la douce poitrine. Leurs organes sensoriels se touchant pour établir la plus intime des…

Non ! Assez !

Il s’interdit de penser à eux. Il ne servait à rien de se torturer et de toucher le fond du désespoir. Il luttait pour retrouver son équilibre, mais, malgré tous ses efforts, il ne parvenait pas à se calmer. Son esprit était en ébullition. Il était déjà assez désolant qu’elle se fût donnée à l’émissaire des hjjk, mais passer de Kundalimon à Thu-kimnibol… Non ! C’était impensable. C’était monstrueux. Ce gros vimbor. Et, par-dessus le marché, c’était son oncle !

Husathirn Mueri ferma les yeux et s’efforça de penser à la Reine, la douce et bienveillante Reine, pour chasser de son esprit ces images de Nialli Apuilana et Thu-kimnibol. Mais il était absolument incapable de prêter attention à ce que disait l’enfant-prêtre. Des mots creux, des formules vides de sens, un délite cabalistique.

Peut-être n’ai-je jamais cru un seul mot de tout cela, se dit-il. L’amour de la Reine ? Que peut bien signifier une telle bêtise ?

Et si je n’avais été mû, en venant ici, que par une sorte de sentiment de culpabilité ? Peut-être pour expier ce que j’ai fait à Kundalimon.

Cette pensée lui donna un choc. Était-ce possible ? Il se mit à trembler.

À ce moment-là, Chevkija Aim se pencha vers lui.

— Tikharein Tourb vous demande de rester après l’office, murmura-t-il.

Husathirn Mueri cligna des yeux et releva brusquement la tête.

— Pour quoi faire ?

— Il ne m’a rien dit, répondit le capitaine de la garde avec un haussement d’épaules. Mais nous n’allons pas participer au couplage à la fin de l’office. Nous devons l’attendre.

— Elle est l’essence et la substance, dit Tikharein Tourb.

— Elle est l’essence et la substance, répondit l’assemblée.

Husathirn Mueri se força à beugler comme tout le monde.

Il se sentait un peu plus calme. En le prenant par surprise, Chevkija Aim avait réussi à le tirer de ses fiévreuses ruminations. Mais il commença à se trémousser sur son siège en attendant la fin des litanies. Il ne lui restait plus beaucoup de temps avant la cérémonie d’accueil. Le Praesidium au grand complet devait saluer les héros à leur retour de la guerre. Cette perspective lui répugnait, mais il n’osait pas s’en dispenser, de crainte de paraître trop aigri aux yeux de tous et de s’attirer des ennuis. Mais si Tikharein Tourb ne se dépêchait pas…

L’office s’acheva enfin, avec l’habituel couplage collectif. Quand l’intensité de la communion fut retombée, les fidèles sortirent un par un en silence.

Husathirn Mueri et Chevkija Aim se levèrent et s’avancèrent vers l’autel où Tikharein Tourb les attendait.

Le regard du garçon semblait encore plus fiévreux qu’à l’ordinaire et sa fourrure était agitée de frémissements.

— Ce sera exactement comme je l’ai dit pendant l’office, dit-il à Husathirn Mueri. C’est le jour où les sceaux seront brisés. C’est le jour de la Reine. Et vous serez tous deux Ses instruments.

— Je ne comprends pas, dit Husathirn Mueri, le front plissé par la perplexité.

— Le prince Thu-kimnibol a déshonoré la Reine. Il était déjà condamné pour l’assassinat de Kundalimon, mais il a également profané le lieu sacré qu’est le Nid des Nids et tenté d’imposer sa volonté à la Reine. Pour ces sacrilèges et ses nombreux autres crimes, la Reine a prononcé contre lui une sentence de mort que vous exécuterez aujourd’hui même, Husathirn Mueri.

Il en eut le souffle coupé, comme s’il avait reçu un coup de poing dans l’estomac.

— Vous le frapperez au cœur quand il s’avancera pour être acclamé par la foule. Et vous, Chevkija Aim, vous frapperez Taniane au même moment.

Il était impossible de croire que ce petit démon n’était pas âgé de plus de douze ans.

— Sur la tribune d’honneur ? demanda Husathirn Mueri, encore hébété.

— Oui, au vu et au su de tous. Ce sera le signal. Le peuple se soulèvera et massacrera tous les autres dirigeants avant qu’ils aient le temps de se rendre compte de ce qui leur arrive. Il faut en finir avec toute cette caste, ces oppresseurs, tous les ennemis de la Reine… Staip, Chomrik Hamadel, Puit Kjai, Nialli Apuilana, tous ! En finir d’un seul coup. Vous serez le seul membre du Praesidium à survivre, Husathirn Mueri.

Tikharein Tourb eut un sourire féroce.

— Dans le nouvel ordre social, vous deviendrez le roi du Nid pour cette cité. Chevkija Aim sera le gardien du Nid.

— Le roi du Nid ? répéta Husathirn Mueri d’une voix sans timbre. Je vais devenir le roi du Nid ?

— C’est le nom que nous donnerons au nouveau chef temporel. Le gardien du Nid sera son chef d’état-major. Et moi, poursuivit Tikharein Tourb, je serai votre penseur du Nid, la voix de la Reine dans la cité nommée Dawinno.

Et il éclata de rire.

— Dans le nouvel ordre social, ajouta-t-il. Que vous allez tous deux contribuer à établir aujourd’hui même.


— Allez-y, dit Husathirn Mueri quand ils quittèrent la chapelle. Il faut d’abord que j’aille passer ma tenue de cérémonie.

— Je vous retrouverai sur la tribune d’honneur, dit le capitaine de la garde en inclinant la tête.

— Oui.

Husathirn Mueri tendit le bras et saisit Chevkija Aim par le poignet.

— Juste une chose, dit-il. Contrairement à ce qu’a dit Tikharein Tourb, je veux que vous compreniez bien ceci : Nialli Apuilana doit être épargnée.

— Mais Tikharein Tourb a expressément demandé…

— Je me contrefiche de ce qu’il a expressément demandé. Ils peuvent bien tous se faire massacrer, cela m’est parfaitement égal. C’est même avec joie que je brandirais moi-même le poignard. Mais elle doit vivre. C’est bien compris, Chevkija Aim ? Si elle nous met en difficulté par la suite, il sera toujours possible de se débarrasser d’elle. Mais pas question de toucher un seul de ses cheveux quand la tuerie commencera. Que vos gardes la protègent. Sinon, par les Cinq, celui qui lui fera du mal le paiera au centuple ! C’est bien compris, Chevkija Aim ?

Thu-kimnibol avait l’impression que la population de la cité était venue dans sa totalité saluer le retour des guerriers. Ils avaient dressé une immense tribune de bois juste devant la porte Emmakis, une tribune assez vaste pour recevoir tous les membres du Praesidium et bien d’autres habitants de la cité. Et tout autour de la tribune étaient massées des centaines, des milliers de personnes, une foule gigantesque composée de tous les habitants de Dawinno qui n’étaient pas partis à la guerre.

Sa main se referma sur le bras de Nialli Apuilana.

— Taniane est là-haut, tu la vois ? Il y a aussi Staip, Chomrik Hamadel, et je suppose que c’est Puit Kjai qui se trouve sous cet énorme casque…

— Je vois aussi Simthala Honginda et Catiriil, sur la droite, à côté de Staip. Et là-bas, ce doit être Husathirn Mueri… Je ne vois pas bien, à cause de ce garde qui bouche la vue, mais cette fourrure noire, ces bandes blanches… Ce doit être lui.

— C’est bien lui. Il doit faire une drôle de tête.

— Où est Boldirinthe ? On dirait qu’elle n’est pas là ?

— Nous la verrions, si elle était là. Mais quel travail de la hisser en haut de cette plate-forme !

— Si elle est encore vivante.

— Tu crois que…

— Elle était vieille. Elle était malade.

— Je prie pour qu’il n’en soit rien, dit Thu-kimnibol.

Mais il pressentait au fond de son cœur que Nialli Apuilana avait raison. C’était l’époque où les grands chefs du passé disparaissaient l’un après l’autre.

Une silhouette casquée chevauchant un fringant xlendi s’avançait à leur rencontre en portant la bannière de la cité. Thu-kimnibol finit par reconnaître le jeune guerrier Pelithhrouk, le protégé de Simthala Honginda qui avait fait partie de son escorte pendant ce séjour à Yissou qui semblait remonter à un million d’années. Il se remémora le jour où Dumanka avait tué et fait rôtir les caviandis et où Pelithhrouk avait abordé avec tant d’idéalisme le thème de l’identité de toutes les créatures intelligentes. Voir que Pelithhrouk, l’un des plus farouches partisans de la paix, avait été choisi pour leur souhaiter officiellement la bienvenue était de bon augure pour la réconciliation générale qu’il allait maintenant falloir entreprendre.

Pelithhrouk descendit de son xlendi et leva les yeux vers eux.

— Le chef vous adresse ses compliments. Elle m’a chargé de vous escorter jusqu’à la place d’honneur.

Thu-kimnibol fit un signe de la tête à Nialli Apuilana et ils descendirent tous les deux de leur voiture. Un sourire rayonnant sur le visage, Pelithhrouk ouvrit les bras et leur donna cérémonieusement l’accolade, d’abord à Thu-kimnibol, ensuite à Nialli Apuilana.

— C’est un très beau jour, murmura Thu-kimnibol tandis qu’ils se dirigeaient vers la tribune à la suite de Pelithhrouk.

Les gardes contenaient la foule des deux côtés de la plate-forme. Des bannières claquaient au vent. Un beau soleil brillait au zénith. En gravissant la première marche menant à la tribune, Nialli Apuilana prit la main de Thu-kimnibol et leurs doigts s’enlacèrent.

Un cordon de gardes attendait en haut des marches. Derrière eux se tenaient Taniane et tous les notables de la cité en tenue d’apparat. Le temps avait laissé ses marques sur eux. Taniane n’était plus que le reflet affaibli de celle qu’elle avait été, Staip paraissait incroyablement flétri et ratatiné par l’âge et tous les autres, Puit Kjai, Chomrik Hamadel, Lespar Thone, avaient étonnamment vieilli. Thu-kimnibol se demanda comment eux le trouvaient, après les longs mois de marche dans les déserts inhospitaliers, les rudes batailles et les blessures qu’il avait reçues.

Mais la gaieté l’emportait en lui. La campagne était terminée et il revenait victorieux. Plus que cela même. Il lui était souvent arrivé de se sentir écrasé par le poids énorme du passé de la planète et par son immensité. Mais maintenant, il se sentait grisé par l’immensité de l’avenir, ses possibilités infinies, la certitude que la vie de la planète n’aurait pas de fin, grisé par toutes les difficultés, tous les triomphes, toutes les merveilles dont personne n’avait jamais rêvé, que nul n’avait jamais imaginés, y compris dans les plus glorieuses périodes du passé. Le monde était peut-être vieux, mais il ne cessait de se renouvela et il demeurait perpétuellement jeune. Le meilleur était encore à venir.

Arrivé en haut des marches, il s’arrêta et il fit face à l’assemblée des notables.

Pendant un instant, tout le monde demeura rigoureusement immobile, solennellement figé comme pour un tableau vivant. Sans lâcher la main de Nialli Apuilana, Thu-kimnibol inclina profondément la tête devant eux. Attendaient-ils qu’il parle le premier ? Ce devait être au chef de prendre la parole. Il décida de garder le silence. Taniane tenait le masque de Koshmar, le masque de bois bruni, sombre et luisant, et elle semblait s’apprêter à en couvrir son visage. Personne ne bougeait.

Mais il se fit un brusque mouvement, une agitation surprenante au milieu de toute cette immobilité. Husathirn Mueri, caché derrière Taniane, bondit brusquement en avant et se précipita vers Thu-kimnibol. Dans sa main gauche levée brillait la lame d’un couteau.

Au même instant, sautant d’un bond les trois marches qui séparaient la tribune des notables de la plate-forme où il se trouvait, Chevkija Aim se rua sur Husathirn Mueri en brandissant lui aussi un couteau.

— Prenez garde, madame ! hurla le capitaine de la garde. C’est un traître !

Un instant plus tard, Husathirn Mueri et Chevkija Aim se jetaient l’un sur l’autre au centre de la tribune dans un corps-à-corps farouche. Thu-kimnibol, trop stupéfait pour esquisser un geste, vit les lames étinceler au soleil. Il entendit un grognement de douleur. Le sang jaillit de la poitrine du capitaine de la garde et ruissela sur son épaisse fourrure dorée. Chevkija Aim avança en titubant et en agitant convulsivement les bras, puis il s’écroula comme une masse. Son couteau ricocha sur le bois de la tribune et s’arrêta presque aux pieds de Taniane. Husathirn Mueri, l’air égaré, le visage déformé par un rictus, pivota sur lui-même pour s’élancer derechef sur Thu-kimnibol. Mais Nialli Apuilana s’avança prestement entre eux juste au moment où Husathirn Mueri levait son couteau.

Frappé d’horreur, béant de surprise, il parvint à arrêter son geste. Son regard devint vitreux, comme s’il avait été frappé par les dieux. S’écartant d’elle avec un gémissement de désespoir, il baissa le bras et lâcha le couteau que ses doigts inertes ne pouvaient plus tenir. Dans la confusion générale, Thu-kimnibol avait réussi à contourner Nialli Apuilana et il se dirigea vers lui. Mais Husathirn Mueri s’était déjà retourné et il avançait d’une démarche titubante vers le fond de la tribune, droit sur Taniane qui avait ramassé le couteau de Chevkija Aim et le regardait avec stupéfaction.

— Madame, marmonna-t-il d’une voix pâteuse. Madame… Madame… Pardonnez-moi, madame…

Thu-kimnibol s’élança vers lui, mais Taniane lui fit signe de s’écarter. Elle considérait Husathirn Mueri comme si c’était un spectre.

— Je suis responsable de la mort de Kundalimon, articula-t-il d’une voix sourde et angoissée. Également de celle de Curabayn Bangkea et de tous les malheurs qui ont suivi.

Avec un sanglot de désespoir, il se jeta sur elle comme pour la prendre dans ses bras. Taniane lança sans hésiter le bras en avant, vers la cage thoracique de Husathirn Mueri. Il se raidit et ouvrit la bouche. Tenant sa poitrine à deux mains, il recula de deux pas en vacillant. Pendant un instant, il demeura absolument immobile, puis il se dressa sur la pointe des pieds. Un filet de sang coulait de sa bouche. Il fit encore un pas dans la direction de Nialli Apuilana. Puis il tomba de tout son long, à côté de Chevkija Aim. Un dernier frémissement parcourut son corps et il demeura inerte.

— Gardes ! rugit Thu-kimnibol. Gardes !

Saisissant Nialli Apuilana d’une main et Taniane de l’autre, il les entraîna avec lui en se retournant pour voir ce qui se passait au pied de la tribune. Il y avait de l’agitation dans la foule et les gardes se disposaient à rétablir le calme. À l’arrière-plan, les guerriers de l’armée de Thu-kimnibol, ayant suivi la bataille de la tribune, avaient quitté leurs voitures et accouraient en masse. Au centre du foyer d’agitation, Thu-kimnibol distingua la silhouette d’un garçon d’une dizaine ou d’une douzaine d’années qui tenait les bras levés au milieu de la foule et proférait des imprécations d’une voix vibrante de fureur et coupante comme un poignard.

— Regarde ! s’écria Nialli Apuilana. Il porte le gardien du Nid de Kundalimon ! Et son bracelet du Nid aussi !

Elle avait les yeux aussi ardents que ceux du garçon.

— Par tous les dieux, je vais m’occuper de lui. Laisse-le-moi !

Le Barak Dayir apparut comme par enchantement dans sa main. Elle l’entoura prestement de son organe sensoriel. Thu-kimnibol regarda avec stupéfaction l’étrange transformation que la Pierre des Miracles provoquait dans son apparence. Elle sembla grandir à vue d’œil, devenir gigantesque et menaçante.

— Je vois la Reine en toi ! s’écria Nialli Apuilana d’une voix terrifiante en braquant sur le garçon un regard étincelant de fureur. Mais je La repousse. Je La chasse ! Dehors ! Tout de suite. Dehors !

Tout demeura silencieux l’espace d’un instant. Le temps lui-même sembla s’arrêter, se figer, suspendre son vol.

Puis le garçon vacilla comme s’il venait d’être frappé d’un coup mortel. Il se tortilla en émettant un son âpre et rugueux, un son qui s’apparentait au langage des hjjk. Son visage devint gris, puis noir. Il s’affaissa et son corps disparut au milieu de la foule.

Nialli Apuilana rangea calmement le Barak Dayir dans sa bourse de velours.

— Tout va bien maintenant, dit-elle en reprenant la main de Thu-kimnibol.


Quelques heures plus tard, une fois le calme rétabli, ils se retrouvèrent dans la grande salle du Praesidium.

— Ce sera donc la paix, d’une certaine manière, dit Taniane. De la folie de la guerre est venue une sorte de victoire. Ou au moins une trêve. Mais qu’avons-nous accompli ? À n’importe quel moment, dès qu’il en prendra la fantaisie à la Reine, tout peut recommencer.

— Je ne pense pas, ma sœur, dit Thu-kimnibol en secouant la tête. La Reine nous connaît mieux maintenant et Elle sait ce dont nous sommes capables. Dorénavant, la planète sera divisée et les hjjk nous laisseront tranquilles, je te le promets. Ils resteront dans leur territoire actuel et nous dans le nôtre. Il ne sera plus question que des penseurs du Nid viennent s’installer dans nos cités.

— Et que se passera-t-il pour les territoires qui n’appartiennent ni aux uns ni aux autres ? C’est cela qui ennuyait tant Hresh, de savoir que les hjjk voulaient nous interdire l’accès au reste de la planète.

— Le reste de la planète restera ouvert à tous, mère, dit Nialli Apuilana. Nous pourrons l’explorer si nous le désirons, quand nous serons prêts. Et qui sait ce que nous pourrions y découvrir ? Il existe peut-être de grandes cités du Peuple sur les autres continents. Ou bien les humains eux-mêmes sont peut-être revenus de l’endroit où ils sont partis quand la Grande Planète a été détruite et peut-être y vivent-ils. Qui peut le savoir ? Mais nous le découvrirons. Nous irons partout où nous voudrons et nous découvrirons tout ce qu’il y a à découvrir. C’est exactement ce que mon père espérait. La Reine a compris qu’il n’était plus question de nous parquer dans notre petite frange littorale. Si quelqu’un doit être parqué quelque part, ce sont les hjjk, dans les plaines sinistres et désolées où ils ont toujours vécu.

— C’est donc une victoire, dit Taniane d’une voix qui ne débordait pas de joie. D’une certaine manière.

— C’est une victoire, ma sœur, dit gravement Thu-kimnibol. Ne t’y trompe pas. Nous sommes en paix : qu’est-ce d’autre qu’une victoire ?

— Oui, peut-être, dit Taniane après un silence. Et Hresh ? Thu-kimnibol m’a dit que tu étais auprès de lui quand il a rendu l’âme. Comment se sont passés ses derniers moments ?

— Il était en paix, dit simplement Nialli Apuilana.

— Je te demanderai plus tard de m’en dire un peu plus long. Pour l’instant, nous avons d’autres sujets à aborder.

Elle se tourna pour prendre le masque sombre et luisant de Koshmar qu’elle avait posé sur la table à son entrée dans le Praesidium. Elle le leva devant elle. La sculpture en était vigoureuse : un visage puissant, indomptable, aux lèvres charnues, à la mâchoire volontaire et aux pommettes très saillantes.

— C’était Koshmar, la plus grande femme de notre tribu, dit-elle en s’adressant à Nialli Apuilana. Sans sa clairvoyance et sa force, aucun de nous ne serait ici aujourd’hui. Sans elle, nous ne serions rien. Prends son masque, Nialli.

— Que dois-je en faire, mère ?

— Mets-le sur ton visage.

— Comment ?

— C’est le masque du chef.

— Je ne comprends pas.

— C’est aujourd’hui le dernier jour de mes quarante années de pouvoir. On me fait savoir depuis déjà un certain temps que le moment est venu pour moi de passer la main et c’est la vérité. Je me démets aujourd’hui de mes fonctions. Prends ce masque, Nialli.

La stupéfaction et l’incertitude se lisaient dans le regard de Nialli Apuilana.

— Ce n’est pas possible, mère. Mon père m’a déjà nommée chroniqueur. Et je serai le chroniqueur, pas le chef.

C’était maintenant au tour de Taniane d’être stupéfaite.

— Chroniqueur ?

— C’est ce qu’il m’a dit, sur son lit de mort. Il y tenait tout particulièrement. Il m’a remis la Pierre des Miracles et je sais comment l’utiliser.

Taniane garda le silence pendant un long moment, comme si elle s’était retirée dans un univers lointain.

— Si tu dois être le chroniqueur et non le chef, dit-elle enfin d’une voix très calme, c’en est fini de notre ancienne coutume. J’avais le sentiment que tu étais prête, que le moment était venu pour toi de me succéder. Mais tu ne veux pas et il n’y a personne d’autre à qui je puisse remettre ce masque. Très bien. Le Peuple n’aura plus de chef.

Et elle tourna la tête.

— N’est-il pas possible, Nialli, que tu deviennes à la fois chroniqueur et chef ? demanda Thu-kimnibol.

— À la fois ?

— Pourquoi les deux titres ne pourraient-ils être unifiés ? Tu aurais à la fois le masque et le Barak Dayir. Le masque qui fait de toi le chef, la Pierre des Miracles qui fait de toi le chroniqueur. Tu détiendrais les deux et tu occuperais les deux fonctions.

— Mais, les chroniques… Le travail dans la Maison du Savoir… C’est trop, Thu-kimnibol.

— Chupitain Stuld peut s’occuper de la Maison du Savoir. Elle fera le travail et elle sera responsable devant toi.

— Non, dit Nialli Apuilana. Je vois les choses d’une manière différente. Je vais garder la Pierre des Miracles pour obéir à la dernière volonté de mon père, mais ce n’est pas moi qui devrais présider l’assemblée de la cité. Donne-lui le masque, mère. Il a gagné le droit de le porter.

Thu-kimnibol éclata de rire.

— Moi, porter le masque de Koshmar. Me montrer avec lui devant le Praesidium et me faire appeler chef ? C’est un beau visage énergique, Nialli, mais c’est un visage de femme !

— Alors, dispense-toi du masque, dit soudain Taniane. Et dispense-toi aussi du titre. Tout est nouveau aujourd’hui. Si tu ne veux pas être le chef, Thu-kimnibol, sois le roi !

— Le roi ?

— Ton père était roi à Yissou. À toi d’être roi maintenant.

Il regarda Taniane d’un air ahuri.

— Tu parles sérieusement ? demanda-t-il.

— La victoire de nos armées t’appartient. Le titre t’appartient. Tu es du même sang que Hresh. Et Nialli Apuilana t’a choisi pour régner. Peux-tu refuser ?

— Jamais un roi n’a régné sur la tribu Koshmar.

— Ce n’est plus la tribu Koshmar, répliqua Taniane. C’est la Cité de Dawinno et elle n’aura plus de chef à compter d’aujourd’hui. Veux-tu devenir roi ici ou préfères-tu nous laisser sans chef, Thu-kimnibol ?

Il commença à aller et venir devant la table d’honneur. Puis il s’arrêta brusquement pivota sur ses talons et pointa son index sur Nialli Apuilana.

— Si je dois être roi, alors, tu seras reine !

— Reine ? dit-elle en lui lançant un regard angoissé. Comment cela ? Me prends-tu pour un hjjk, Thu-kimnibol ? Eux seuls ont des reines.

— Bien sûr qu’ils ont des reines, dit-il en riant, mais en quoi cela nous importe-t-il ? Dans cette cité, tu es la compagne du roi et qu’est la compagne du roi, sinon une reine ? Les hjjk auront donc leur reine et nous aurons la nôtre. Et quand nous aurons exploré les continents inconnus, tu seras reine là-bas aussi. Qu’en dis-tu ? Reine de tout ce qui pousse et prospère à la surface de cette planète renaissante. La reine du Printemps Nouveau. Que dis-tu de cela, Nialli ? demanda-t-il en lui prenant la main. La reine du Printemps Nouveau !

Sa voix vibrante d’enthousiasme se répercuta dans la vaste salle vide.

— Et quand l’autre reine, beaucoup moins belle que toi, nous enverra un autre ambassadeur pour nous faire de nouvelles et embarrassantes propositions, ce qui se produira certainement de notre vivant, tu pourras lui répondre d’égale à égale, de reine à reine ! Qu’en dis-tu, Nialli ? La reine Nialli, hein ? Et le roi Thu-kimnibol ?


Nialli regarde calmement le livre des chroniques ouvert devant elle. Ses doigts s’approchent de la page blanche. Chroniqueur ? Elle ? Et reine aussi ? Comme tout cela lui semble étrange ! Mais, pour le moment, elle n’est que chroniqueur. Elle est assise dans le bureau de Hresh, au dernier étage de la Maison du Savoir et tout autour d’elle se trouvent les possessions de Hresh, les trésors qu’il avait rassemblés. Le passé imprègne toute la pièce.

Il faut qu’elle le rédige, le récit de tous ces merveilleux, de tous ces extraordinaires événements. Que va-t-elle raconter ? Elle a déjà beaucoup de mal à tout comprendre. Était-ce donc là qu’elle devait en arriver, depuis le début de son long et pénible voyage ? Que va-t-elle raconter ? Que va-t-elle raconter ?

Elle effleure l’amulette qu’elle porte en sautoir. Une douce chaleur se propage dans sa main. Elle a l’impression qu’une frêle silhouette fantomatique vient de traverser rapidement la pièce au même instant, la silhouette d’un homme au corps mince et souple, aux grands yeux sombres pétillants d’intelligence, et, qu’au moment où il passait, il s’est tourné vers elle en souriant avec un petit signe de la tête et en formant le mot reine avec ses lèvres. Oui, la reine du Printemps. À qui il incombera de poursuivre la tâche de son père : s’efforcer de découvrir qui nous sommes vraiment, ce que nous devons faire pour accomplir les desseins des dieux, comment nous sommes censés nous comporter sur la planète que nous avons commencé à parcourir dès la fin du Long Hiver. Elle sourit. Elle pose enfin les doigts sur le vélin et les lettres commencent à se former. Elle est enfin en train de rapporter dans les chroniques, sur la page encore vierge du dessus du volume, que tel jour de telle année après la Sortie, de grands changements sont survenus, car, ce jour-là, le révéré chef Taniane se démit de ses fonctions, que, avec elle, s’éteignait la longue lignée des chefs de l’ancien temps et que, le même jour, furent choisis le premier des rois et la première des reines qui allaient devoir réparer tous les dommages provoqués par la grande et terrible guerre contre les hjjk, au cours de laquelle le Peuple avait combattu avec bravoure et remporté une grande victoire.

Elle s’arrête et relève la tête. Elle fouille du regard les recoins les plus sombres de la pièce, à la recherche de Hresh. Mais maintenant elle est seule. Elle relit ce qu’elle a écrit. Le chef, le roi, la reine, la victoire. Il faut également qu’elle fasse mention du changement de chroniqueur. Encore un changement d’importance.

Oui, cela fait beaucoup de grands changements. Et nul doute que de plus grands sont encore à venir. Car nous sommes déjà bien engagée dans le Printemps Nouveau et le printemps est la saison du développement et de la croissance. Au printemps, le monde renaît.


FIN
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