— As-tu quelques instants à m’accorder, Hresh ? demanda Husathirn Mueri.
Le chroniqueur, qui s’apprêtait à pénétrer dans la Maison du Savoir, s’arrêta en haut des marches et lança un regard interrogateur au fils de Torlyri. Husathirn Mueri grimpa les marches deux par deux et arriva en quelques instants à la hauteur de Hresh.
— Es-tu au courant de ce qui se passe dans notre cité ? demanda-t-il à voix basse.
— En général ou en particulier ?
— Je vois que tu n’es pas au courant, dit Husathirn Mueri en esquissant un petit sourire. En ce moment même, ton frère est au stade et il fait faire l’exercice à notre armée.
Hresh écarquilla les yeux. Cela faisait à peine trois jours que le Praesidium avait ratifié la nouvelle alliance avec la Cité de Yissou. Taniane et Thu-kimnibol s’étaient vigoureusement prononcés en faveur de la signature et seuls les esprits les plus circonspects, comme Puit Kjai, avaient objecté que ce traité entraînerait tôt ou tard Dawinno dans la guerre. Sans doute assez tôt, s’était dit Hresh sur le moment. Mais la situation semblait évoluer encore plus rapidement qu’il ne l’avait imaginé.
— Nous n’avons pas d’armée, dit-il. Il n’y a que la garde municipale.
— Eh bien, si, nous avons une armée maintenant ! Thu-kimnibol et ses amis l’ont formée pendant la nuit. Ils l’ont appelée l’Épée de Dawinno. Ton frère répète à qui veut l’entendre que nous allons incessamment être en guerre avec les hjjk et que nous devons nous y préparer.
Husathirn Mueri émit un son rauque qui, Hresh ne le comprit qu’au bout de quelques instants, devait être un rire.
— Imagine un peu ! poursuivit le prince de justice. La moitié de la cité chante en ce moment dans les chapelles de Kundalimon les louanges de la Reine des insectes et l’autre moitié fait des manœuvres dans le stade et s’apprête à aller la tuer !
— Si la guerre doit éclater, dit lentement Hresh, il va de soi que nous devons être prêts à combattre. Mais pourquoi Thu-kimnibol croit-il que…
— L’alliance conclue avec Salaman nous engage à lui porter secours, si Yissou est attaquée.
— Je le sais bien. Mais il n’y a pas eu d’action hostile de la part des hjjk.
— Pas encore.
— Avons-nous des raisons de croire que cela va se produire ?
— J’ai des raisons de le croire, dit Husathirn Mueri en regardant au loin d’un air songeur.
— Salaman nous répète depuis des années que les hjjk préparent l’invasion de Yissou et je sais que le mur qu’il a élevé jusqu’à une hauteur invraisemblable écrase complètement sa cité. Mais les hjjk n’ont jamais lancé une seule attaque. Toutes les prétendues menaces des hjjk n’ont jamais existé que dans sa tête. Pourquoi les choses seraient-elles différentes maintenant ?
— Je crois qu’elles le sont, dit Husathirn Mueri.
— Parce que Salaman a repoussé les propositions de paix de la Reine et que nous n’y avons pas répondu ?
— C’est une des raisons, mais pas la plus importante, à mon avis. Je pense que certains d’entre nous préparent activement la guerre en incitant les hjjk à agir contre nous.
— Que me dis-tu là, Husathirn Mueri ?
— Je peux le répéter, si tu veux.
— C’est une accusation très grave que tu portes ! As-tu la preuve de ce que tu avances ?
Le regard du prince de justice se perdit de nouveau au loin.
— Oui, dit-il sans tourner la tête.
— Le Praesidium devrait en être informé.
— Une ou plusieurs personnes très proches de toi sont impliquées dans cette affaire, Hresh. Vraiment très proches.
— Tes insinuations pesantes sur des menées conspiratrices commencent à m’agacer, Husathirn Mueri. Parle-moi sans détour ou laisse-moi en paix !
La consternation se peignit sur le visage de Husathirn Mueri.
— Je suis peut-être allé un peu trop loin, dit-il de son ton le plus patelin. J’ai peut-être tiré des conclusions trop hâtives. J’hésite à impliquer, du moins pour le moment, des gens qui sont peut-être innocents. Mais, si tu le permets, je vais te présenter les choses d’une autre manière. J’ai la conviction que certaines grandes forces dans l’univers nous poussent vers la guerre. Un conflit est inévitable. Il peut arriver que certaines choses soient inévitables, comme le fut la chute des étoiles de mort. Est-ce que tu me comprends, Hresh ?
Il était exaspérant d’entendre ces pieuses considérations philosophiques dans la bouche d’un athée tel que Husathirn Mueri. Mais Hresh se rendit compte qu’il n’arriverait à tirer de lui rien d’explicite, ni même de cohérent. Husathirn Mueri était résolu à rester évasif et elliptique, et il aurait beau multiplier les questions, jamais il ne réussirait à percer ses défenses.
On était toujours tenté en discutant avec Husathirn Mueri de sonder son esprit à l’aide de la seconde vue pour découvrir le sens qui restait caché derrière ses paroles. Hresh résista à la tentation. Husathirn Mueri devait s’attendre à une telle intrusion et être prêt à contre-attaquer.
— Que les dieux nous protègent, reprit Hresh avec une pointe d’irritation dans la voix, mais, si les hjjk attaquent Yissou, nous serons obligés de prêter main-forte à Salaman. Tels sont les termes du traité d’alliance. Pour ce qui est de tes allusions à une conspiration, je les considérerai comme des racontars tant que je n’aurai aucune raison de penser différemment. Quoi qu’il en soit, pourquoi l’existence de l’armée de Thu-kimnibol te perturbe-t-elle autant ? Si une guerre doit éclater, ne devons-nous pas nous y préparer ?
— Tu ne saisis pas ce que je veux dire et pourtant les mots sont sortis de ta propre bouche. Il s’agit de l’armée de Thu-kimnibol. Si la guerre est imminente, et je crois que Thu-kimnibol a raison de le penser, la responsabilité de former une armée incombe au Praesidium. La mobilisation doit être officiellement décrétée. Cela ne peut être une entreprise patriotique servant les intérêts privés d’un prince, aussi puissant soit-il. Comprends-tu, Hresh ? Ou bien es-tu tellement aveuglé par l’affection que tu portes à ton demi-frère que tu as oublié de qui il est le fils ? Veux-tu un nouveau Harruel dans notre cité ? Réfléchis bien, Hresh.
Hresh eut l’impression de recevoir un coup de poignard.
En un instant, il se trouva ramené très loin en arrière, quand il n’était encore qu’un enfant. C’était le Jour de la Séparation. D’un côté était rassemblée la tribu de Koshmar et, en face, se tenaient ceux qui avaient choisi de suivre Harruel et de quitter Vengiboneeza. Parmi eux se trouvait Minbain, la mère de Hresh et la compagne de Harruel, mais le jeune chroniqueur avait décidé de rester. « J’ai encore beaucoup à faire ici », avait-il dit.
Et il revit Harruel, fou de rage, levant un bras énorme pour le gifler et rugissant :
— Petit misérable ! Sale petit sournois !
Il parvint à esquiver le coup, mais Harruel atteignit sa joue du bout des doigts et la violence de la gifle était telle qu’elle envoya Hresh dinguer à plusieurs mètres et qu’il se retrouva assis sur le derrière, tremblant et tout étourdi. Il demeura dans cette position jusqu’à ce que Torlyri l’aide à se relever et le serre tendrement dans ses bras.
— Réfléchis bien, répéta le fils de Torlyri. Est-ce ton frère Thu-kimnibol qui est en train de faire faire l’exercice à son armée sur le stade, ou bien est-ce le roi Harruel ?
Husathirn Mueri lui lança un regard pénétrant, puis il se retourna et disparut en un instant.
Au moment où Hresh, troublé par tout ce que Husathirn Mueri venait de lui dire et plongé dans de sombres réflexions sur le passé douloureux et l’avenir menaçant, traversait le hall de la Maison du Savoir, Chupitain Stuld sortit de l’un des bureaux.
— Dois-je faire monter maintenant dans votre bureau les objets découverts à Tangok Seip ? demanda-t-elle.
— Les objets de Tangok Seip ?
— Ceux qu’un fermier a découverts dans une grotte, après l’affaissement de terrain. Vous avez dit que vous y jetteriez un coup d’œil aujourd’hui.
— Ah ! oui. Tu parles de ces instruments.
Il s’efforça de se débarrasser du brouillard qui avait envahi son esprit. Il avait l’impression que ses idées étaient éparpillées d’un bout à l’autre de la planète.
Oui, cette cachette d’objets de la Grande Planète. Cela faisait plusieurs jours que Chupitain Stuld le harcelait pour qu’il examine ces vestiges. Et elle devait avoir raison. Leur découverte remontait déjà à plusieurs semaines et il ne s’était même pas donné la peine de les regarder. D’autres préoccupations l’en avaient détourné. Mais Plor Killivash affirmait que la découverte était d’importance. La moindre des choses était quand même d’y jeter un coup d’œil.
Chupitain Stuld attendait sa réponse.
— Oui, dit-il, tu peux les monter. Dans une demi-heure. J’ai deux ou trois choses à faire d’abord.
Sur ce, il commença de gravir la rampe en spirale pour monter dans son bureau.
Sans savoir comment, il se retrouve sur la terrasse. Puis, sans même se donner la peine de sortir le Barak Dayir de sa bourse, il sent qu’il prend son essor, qu’il s’élève dans l’air et qu’il survole la cité, qu’il monte sans effort de plus en plus haut, au-delà de la couche des nuages, dans le ciel au-dessus du ciel. Tout est noir, avec des traînées écarlates. Des souffles d’air glacé le frôlent avec l’impétuosité d’un torrent. Des grains de glace cinglent sa fourrure. Des cristaux de glace se déposent sur le bout de ses doigts. Il vogue sur le néant.
En regardant en bas, il voit tout, comme à travers la vitre de la fenêtre d’une pièce plongée dans l’obscurité. La cité tout entière s’offre à son regard.
Il voit le stade et les troupes de l’Épée de Dawinno qui défilent tandis qu’à leur tête la silhouette imposante de Thu-kimnibol parade et plastronne en gesticulant et en aboyant des ordres.
Il voit Nialli Apuilana qui marche dans un parc, comme perdue dans un rêve. Son âme est enveloppée de mystères. Elle semble divisée en deux par une ligne d’un rouge éclatant symbolisant ses conflits internes.
Derrière elle, loin derrière, rôde Husathirn Mueri. Lui aussi est un mystère. Il est transparent en surface, avide de pouvoir et pathétiquement obsédé par Nialli Apuilana, mais qu’y a-t-il au fond de lui ? Hresh ne perçoit que le vide dans son âme. Comment se peut-il que le fils de Torlyri et de Trei Husathirn n’ait que du vide en lui ? Il doit y avoir autre chose. Mais quoi ? Et où ?
Hresh porte son regard un peu plus loin.
Il est maintenant dans son jardin zoologique. Il voit les énigmatiques stinchitoles à la longue fourrure, les doux thekmurs et les stanimandres. Les sisichils se mettent à folâtrer en gazouillant comme s’ils sentaient son regard peser sur eux. Les stumbains… les diswils… les catagraks… toute la multitude de merveilleuses créatures que Dawinno le Transformateur avait jetées sur la surface de la Terre pendant le dégel et que les chasseurs de Hresh avaient capturées pour les rassembler en ce jardin.
Il voit les caviandis. Les deux animaux doux et sveltes sont au bord de leur ruisseau. Que de beauté dans leur fourrure pourpre et luisante, dans leur épaisse crinière d’un jaune éclatant. Ils lèvent la tête, ils le voient dans le ciel et ils sourient.
Il sent la chaleur de leur esprit irradier vers lui. She-Kanzi et He-Lokim, ses amis. Ses amis caviandis.
Leur salut silencieux flotte jusqu’à lui et il le leur rend silencieusement. Ils s’adressent à lui et il leur répond ; puis il leur pose une question et ils répondent. Sans mots et même sans concepts. Une communion simple et silencieuse de l’être, un échange continu de l’esprit qui ne peut s’exprimer autrement.
…
…
…
…
Il sait maintenant qu’ils n’ont que faire des mots au sens où il l’entend, que « He-Lokim » et « She-Kanzi » ne sont pas des noms au sens où il l’entend. Ils n’en ont nullement besoin, de même qu’ils n’ont nullement besoin, eux et tous ceux de leur espèce, de bâtir des cités, de fabriquer des objets, ni de n’importe quelle autre activité « civilisée ». L’altérité est la caractéristique principale de leur nature, l’étrangeté, la non-appartenance au Peuple.
Leur Âme se fond dans la sienne et la sienne dans la leur, et il lui vient soudain une vision à l’intérieur de la vision qu’il est en train d’avoir. Il voit une seconde Grande Planète sur la Terre, différente de la première, mais non moins glorieuse, une civilisation réunissant non pas six races, mais des dizaines, des centaines, où sont rassemblés le Peuple et les caviandis, les stinchitoles et les thekmurs, les sisichils, les stanimandres et les catagraks, toutes les créatures vivantes… unies, vivant en parfaite intelligence, partageant tout, une civilisation plus profonde et plus riche dans sa plénitude que la Grande Planète elle-même, une civilisation englobant tout ce qui vit sur la Terre…
Une voix discordante s’élève brusquement en lui.
Même les hjjk ?
Et il répond immédiatement, sans prendre le temps de réfléchir.
Oui, même les hjjk. Même les hjjk, bien entendu.
Mais un doute lui vient et il se demande si, tout bien considéré, les hjjk se joindraient à une telle confédération de races. Ils avaient déjà appartenu à la précédente. Et le Transformateur avait disposé des centaines de siècles écoulés depuis la fin de la Grande Planète pour les modifier et les élever. Peut-être ont-ils maintenant tellement dépassé les autres races peuplant la Terre qu’ils sont incapables de s’associer à elles sur un pied d’égalité.
En va-t-il ainsi ? se demande Hresh. Sont-ils devenus des dieux ? Est-Elle un dieu, la grande Reine des hjjk ?
À cet instant, mais si fugitivement, son esprit se transporte vers le nord, au plus profond des terres froides et arides, là où l’horizon est éclairé par une lumière incandescente d’un éclat insoutenable. Et il aperçoit l’énorme et mystérieuse Reine, immobile en Sa chambre secrète, gouvernant le destin de ses millions de sujets et, qui sait, du reste de la planète. Il perçoit la force et la puissance de cet esprit gigantesque et de la grande machine vivante qu’est le Nid sur lequel Elle règne. Il observe les rouages de la mécanique géante, le va-et-vient des pistons luisants, le tissage de la trame de la vie.
Puis le Nid disparaît et il se retrouve suspendu dans le vide indéterminé. Mais l’écho de l’immensité entraperçue perdure en lui.
Un dieu ? Régnant sur une race de dieux ?
Non, se dit-il. Ce ne sont pas des dieux.
Les Cinq Déités, voilà des dieux : Dawinno, Emakkis, Mueri, Friit, Yissou… Le Transformateur et Destructeur, le Pourvoyeur, la Consolatrice, le Guérisseur, le Protecteur.
Et le Nakhaba des Beng ? Lui aussi est un dieu. L’Intercesseur, celui qui se tient entre le Peuple et les humains, et qui leur parle pour notre compte. C’est ce que le vieux Noum om Beng lui avait enseigné à Vengiboneeza, quand il n’était encore qu’un enfant.
Il doit donc être vrai, se dit Hresh, que les humains, eux aussi, sont des dieux, car nous savons qu’ils sont encore plus puissants que Nakhaba et plus vieux que la Grande Planète.
Ce sont peut-être eux qui ont donné naissance aux cinq autres races de la Grande Planète, les hjjk et les seigneurs des mers, les mécaniques, les végétaux et les yeux de saphir. Est-ce possible ? Est-il possible que les humains se soient lassés de vivre seuls sur la Terre et qu’ils aient créé les autres pour s’unir à eux et former une grande et nouvelle civilisation destinée à s’épanouir pendant de longues années et à périr comme périssent toutes les civilisations ?
Où sont-ils donc, si ce sont des dieux ?
Morts, comme les yeux de saphir et les végétaux, les mécaniques et les seigneurs des mers ?
Non, se dit Hresh. Comment des dieux pourraient-ils mourir ? Ils se sont simplement retirés du monde. Peut-être leur propre Créateur les a-t-il appelés ailleurs et peut-être bâtissent-ils une nouvelle Terre pour Lui, très loin d’ici.
À moins qu’ils ne soient encore avec nous, tout proches, mais invisibles, attendant leur heure, se tenant à l’écart en attendant que se réalise leur grand dessein, quel qu’il soit. Et les hjjk, malgré leur puissance, ne sont qu’un simple aspect de ce dessein. Ils n’en sont ni les architectes, ni les dépositaires.
Peut-être. Peut-être.
Et s’il doit y avoir une nouvelle Grande Planète, les hjjk en feront nécessairement partie. Nous devons voir en eux des frères humains, comme l’a dit un jour Nialli Apuilana. Et, au lieu de cela, nous nous apprêtons à entrer en guerre avec eux. Cela n’a pas de sens. Pas de sens, pas de sens !
Il sent qu’il ne peut pas rester beaucoup plus longtemps en l’air. Son âme tombe en vrille au milieu des ténèbres et va se fracasser sur le sol. En se sentant tomber du haut du ciel, Hresh baisse les yeux vers la cité qui semble venir à sa rencontre et il aperçoit du coin de l’œil son frère Thu-kimnibol, paradant fièrement à la tête de ses troupes, sur le stade. Puis il traverse une zone d’une incompréhensible étrangeté et, quand la conscience lui revient, il se retrouve assis à son bureau, étourdi, hébété.
Les pensées tourbillonnent dans son crâne. Les choses sont ce qu’elles ont toujours été pour lui : trop de questions et pas assez de réponses.
La voix de Chupitain Stuld lui parvint dans la confusion de son esprit.
— Hresh ? Seigneur Hresh ? Je vous ai apporté les objets de Tangok Seip. Tout va bien, seigneur Hresh ?
— Je… C’est… Je veux…
Elle se précipita dans la pièce et se pencha sur lui, les yeux brillants d’inquiétude. Hresh s’efforça de reprendre ses esprits. Des fragments de rêve continuaient de tourbillonner dans le pêle-mêle de son âme.
— Seigneur ?
Il rassembla toutes ses forces pour recouvrer la sérénité.
— Un moment de rêverie, c’est tout… J’étais plongé dans mes pensées…
— Vous aviez l’air si bizarre, seigneur !
— Tout va bien. Ce n’était qu’un moment de rêverie, Chupitain Stuld. Quand l’esprit vagabonde, très loin.
— Je peux revenir plus tard, si vous…
— Non, non, reste. Tu les as là-dedans, dit-il en montrant la boîte qu’elle tenait. Montre-les-moi. Je suis inexcusable d’avoir attendu si longtemps. Plor Killivash les a déjà examinés, c’est bien ce que tu m’as dit ?
Cette question sembla provoquer un grand émoi en elle, mais il ne comprit pas pourquoi.
Chupitain Stuld commença à disposer les objets sur le bureau.
Ils étaient au nombre de sept, plus ou moins sphériques et assez petits pour tenir dans une seule main. À l’élégance de leur forme et à la richesse du métal, Hresh reconnut aussitôt des objets de la Grande Planète, façonnés dans les impérissables métaux colorés caractéristiques des extraordinaires artisans de cette époque révolue. Les caves de Vengiboneeza renfermaient des centaines d’appareils de ce genre, certains que personne n’avait jamais réussi à faire marcher, d’autres qui n’avaient fonctionné qu’une seule fois, avec des résultats parfois stupéfiants, d’autres encore dont il avait réussi à comprendre le fonctionnement et qu’il avait utilisés efficacement pendant plusieurs années.
Il était devenu très rare de mettre au jour des objets comme ceux-là. Cette nouvelle cachette était une découverte tout à fait exceptionnelle. Le fait qu’il eût laissé à ses assistants le soin d’étudier ces objets sans prendre la peine de les examiner en personne était révélateur du trouble qui agitait son âme.
Il regarda les sept sphères, mais sans les toucher. Il savait à quel point il pouvait être dangereux de les prendre dans la main sans savoir laquelle des protubérances couvrant leur surface les actionnait.
— Quelqu’un a-t-il une idée de leur utilité ?
— Celle-ci… Elle dissout la matière. En touchant ce cabochon, là, sur le côté, un rayon lumineux jaillit et dissout tout ce qu’il y a entre la sphère et le mur. Celle-ci couvre les choses d’une sorte de voile sombre et opaque à travers lequel il est impossible de voir, de sorte que l’on pourrait traverser la cité sans être vu. Et celle-ci projette un rayon tranchant comme un couteau, un rayon si puissant qu’il nous a été impossible de mesurer la profondeur du trou qu’il perce.
Chupitain Stuld lança à Hresh un regard méfiant, comme si elle n’était pas sûre d’avoir toute son attention.
— Et celle-là…
— Attends un peu, dit Hresh. Je ne vois ici que sept instruments.
— Oui, dit-elle, l’air inquiet, il y en a bien sept.
— Où sont les autres ?
— Quels… autres ?…
— S’il m’en souvient bien, on m’a dit le jour où ils sont arrivés, qu’il y avait onze de ces objets. C’était il y a à peu près deux mois, pendant la saison des pluies, et c’est toi-même qui m’as dit qu’on venait de nous apporter onze objets de la Grande Planète. J’en suis sûr… À moins que ce ne soit Io Sangrais qui m’en ait parlé.
— Non, seigneur, dit Chupitain Stuld d’une toute petite voix, c’est bien moi.
— Où sont les quatre autres ?
L’inquiétude de Chupitain Stuld s’était muée en frayeur. Elle commença d’aller et venir précipitamment devant le bureau en s’humectant les lèvres et en lissant frénétiquement sa fourrure.
Hresh l’effleura de sa seconde vue et il découvrit la peur qui bouillonnait en elle, la honte et la contrition.
— Où sont les autres ? demanda-t-il d’une voix très douce. Dis-moi la vérité.
— Je les ai… prêtés, murmura-t-elle.
— Prêtés ? À qui ?
— Au prince Thu-kimnibol, seigneur, répondit-elle en gardant les yeux fixés sur le sol.
— À mon frère ? Depuis quand s’intéresse-t-il aux vestiges du passé ? Par Nakhaba, je me demande bien ce qu’il veut en faire ! Et comment a-t-il appris leur existence ? Nous ne prêtons rien, Chupitain Stuld, poursuivit-il en secouant la tête. Surtout des acquisitions récentes et qui n’ont pas encore fait l’objet d’un examen approfondi. Même à quelqu’un comme le prince Thu-kimnibol. Mais tu le sais très bien.
— Oui, seigneur.
— Est-ce toi qui as autorisé ce prêt ?
— C’est Plor Killivash, seigneur. Mais j’étais au courant, ajouta-t-elle après un silence.
— Et tu ne m’en as rien dit ?
— Je croyais que cela n’avait pas d’importance. Étant donné que le prince Thu-kimnibol est votre frère et qu’il…
Hresh la fit taire d’un signe de la main.
— Ces instruments sont-ils toujours en sa possession ?
— Je crois, seigneur.
— Sais-tu pourquoi il a voulu les emprunter ?
Elle se mit à trembler. Elle aurait voulu répondre, mais les mots ne parvenaient pas à franchir ses lèvres.
Hresh repassa en son esprit la description que Chupitain Stuld lui avait faite des sphères restantes, celles que Thu-kimnibol n’avait pas voulu prendre. Celle-ci dissout la matière… Celle-ci jette sur les choses un voile sombre et opaque… Celle-ci projette un rayon tranchant comme un couteau, si puissant qu’il nous a été impossible de mesurer la profondeur du trou qu’il perce…
Par tous les dieux ! Et il s’agissait des instruments que Thu-kimnibol n’avait pas daigné emporter ! De quel pouvoir de destruction les autres devaient-ils être capables ?
Il savait qu’au même moment Thu-kimnibol était en train de diriger la manœuvre de son armée sur le stade et qu’il préparait sa guerre contre les hjjk. Il ne lui avait fallu que quelques jours pour rassembler ses troupes.
Et il disposait en plus de ces nouvelles armes.
— Ce n’est pas l’armée de Thu-kimnibol, Hresh, dit Taniane. C’est notre armée. L’armée de la Cité de Dawinno.
— Mais Husathirn Mueri…
— Que les dieux emportent Husathirn Mueri ! Il veut s’opposer à la moindre de nos actions, cela crève les yeux ! Mais la guerre va éclater, cela ne fait aucun doute. C’est pourquoi j’ai autorisé Thu-kimnibol à commencer à lever une armée.
— Attends un peu, dit Hresh en la regardant comme si elle était une inconnue et non sa compagne de quatre décennies. Tu l’as autorisé ? Pas le Praesidium ?
— Je suis le chef, Hresh. Nous sommes en période de crise et nous n’avons pas de temps à perdre dans d’interminables débats.
— Je vois, dit Hresh en fixant sur elle un regard stupéfait, comme s’il ne pouvait en croire ses oreilles. Et cette guerre ? Pourquoi es-tu si sûre qu’elle va éclater ? Thu-kimnibol et Husathirn Mueri aussi, pourquoi en sont-ils si sûrs ? Est-ce que tout a déjà été décidé ? Est-ce qu’un accord secret a été passé pour entrer en guerre ?
Taniane ne répondit pas tout de suite. Hresh attendit ses explications. Il la sentait aussi évasive que l’avaient été Husathirn Mueri et même Chupitain Stuld. Ils essayaient tous de lui cacher certaines choses. Une sorte de complot avait été ourdi à son insu et ils s’efforçaient maintenant de l’empêcher de le pénétrer.
— Pendant son séjour à Yissou, dit enfin Taniane, Thu-kimnibol a eu la preuve que les hjjk ont l’intention de lancer une attaque contre la cité du roi Salaman dans un avenir très proche.
— La preuve ? Quelle sorte de preuve ?
— Il m’a raconté qu’il était parti se promener avec Salaman en territoire hjjk, répondit Taniane d’un ton de plus en plus évasif, qu’ils étaient tombés sur une groupe de hjjk et qu’ils les avaient forcés à leur remettre les plans secrets d’opérations militaires. Ou quelque chose de ce genre…
— Qu’ils transportaient fort à propos dans de petits paniers autour de leur cou. Et ces plans portaient la signature de la Reine et le sceau royal des hjjk.
— Je t’en prie, Hresh !
— Et tu crois cela ? Tu crois que l’invasion des hjjk que Salaman redoute depuis toujours va avoir lieu dans les jours qui viennent ?
— Oui, je le crois.
— Quelle preuve y a-t-il ?
— Thu-kimnibol la connaît.
— Ah ! Je vois. Ainsi donc, les hjjk vont enfin se décider à passer à l’attaque. Quelle chance pour Salaman que cela se produise juste après qu’il a conclu avec mon frère un traité de défense mutuelle entre Dawinno et Yissou !
— Tu as l’air fâché, Hresh ! Je ne t’ai jamais vu comme cela.
— Moi non plus, je ne t’ai jamais vue agir comme cela. Tu esquives toutes mes questions, tu me parles de preuves que tu es bien incapable de fournir, tu laisses Thu-kimnibol lever une armée à l’intérieur même de la cité sans te donner la peine d’en parler au Praesidium…
C’était maintenant le tour de Taniane de le regarder comme s’il était un inconnu. Elle avait les paupières baissées et le visage fermé.
Il ne pouvait supporter le mur de suspicion qu’elle venait brusquement de dresser entre eux, un mur presque aussi haut que le rempart extravagant de Salaman. Il fut pris d’une violente envie de lui demander d’accomplir un couplage avec lui, de s’unir à lui dans la communion qui ne tolère nulle défiance, nulle suspicion. Pour qu’il n’y ait plus rien de caché, pour qu’ils soient de nouveau Hresh et Taniane, Taniane et Hresh, et non les étrangers qu’ils étaient devenus l’un pour l’autre.
Mais il savait qu’elle refuserait. Elle prétexterait la fatigue, une réunion urgente ou quelque chose de ce genre. Car, si elle accomplissait un couplage avec Hresh, elle n’aurait plus de secrets pour lui, et il savait qu’elle avait quantité de secrets qu’elle était résolue à ne pas partager. Hresh sentit une profonde tristesse l’envahir. Il pouvait toujours découvrir tout ce qu’il voulait en faisant appel au Barak Dayir. Le pouvoir de la Pierre des Miracles lui permettait d’avoir accès partout, y compris dans les replis les plus obscurs de l’âme de Taniane, mais cette idée lui répugnait. Espionner ma propre compagne ? se dit-il. Non ! Jamais ! Je préfère assister à la destruction de la cité et de tous ses habitants plutôt que de faire cela !
— J’ai pris les mesures que j’estimais nécessaires pour la sécurité de la cité, Hresh, poursuivit Taniane au bout d’un long moment. Si tu n’es pas d’accord, tu es en droit de formuler des objections devant le Praesidium. C’est compris ?
Son regard glacial était effrayant.
— As-tu autre chose à me dire ? ajouta-t-elle.
— Sais-tu, Taniane, que Thu-kimnibol a soustrait derrière mon dos de la Maison du Savoir des objets de la Grande Planète récemment découverts, qu’il compte utiliser comme des armes ?
— Si la guerre doit éclater, Hresh, toutes les armes seront nécessaires. Et la guerre va éclater.
— Mais les dérober dans la Maison du Savoir, sans même m’en parler…
— J’ai autorisé Thu-kimnibol à faire en sorte que l’armée soit convenablement équipée.
— Tu l’as autorisé à dérober dans la Maison du Savoir des objets de la Grande Planète ?
— Je crois me souvenir, répliqua-t-elle en dardant sur lui un regard implacable, que tu as utilisé des armes de la Grande Planète contre les hjjk, pendant la bataille de Yissou.
— Mais c’était différent ! C’était…
— Différent, Hresh ? ricana Taniane. Vraiment ? Et en quoi était-ce différent ?
Pour Salaman, perché au sommet de son mur, c’était une mauvaise journée. La confusion la plus totale régnait dans sa tête. Des images vagues et floues lui parvenaient de loin en loin. Une haute tour qui pouvait représenter Thu-kimnibol. Un éclair de lumière vive qui était peut-être Hresh. Un arbre courbé sous l’assaut furieux de la tempête qui représentait peut-être Taniane. Et une autre image encore, celle de quelqu’un ou de quelque chose de tortueux, d’insaisissable qu’il lui était impossible d’interpréter. Il se passait beaucoup de choses à Dawinno ce jour-là, mais quoi ? Quoi ? Rien de ce qu’il captait ne semblait avoir de sens. Il régla sa seconde vue aussi précisément que possible, mais, soit ses perceptions étaient insuffisantes, soit les transmissions de ses espions étaient trop brouillées pour qu’il soit en mesure de les déchiffrer.
Salaman était dans son pavillon. Son organe sensoriel se balançait de part et d’autre de son corps en décrivant de larges arcs de cercle et il projetait son esprit dans les immensités désertes qui entouraient Yissou, il balayait les contrées méridionales en quête d’informations. Dans la direction opposée, de l’autre côté de la cité, son fils Biterulve, installé lui aussi au sommet du rempart, attendait des nouvelles du nord.
Le nouveau réseau de communications fonctionnait enfin. Il avait fallu tout l’hiver pour le mettre sur pied : trouver des volontaires, les former, les envoyer loin de la cité pour établir les postes avancés qui seraient camouflés en formes. Et maintenant ses agents étaient échelonnés comme les perles d’un collier s’étirant vers le sud, presque jusqu’aux portes de la Cité de Dawinno, et vers le nord, aussi loin dans la direction du territoire hjjk qu’il leur avait paru possible de s’enfoncer sans courir de péril.
De tous côtés lui parvenaient les bourdonnements et les grésillements des visions obtenues par la seconde vue qui convergeaient vers lui. Le roi concentrait toute la force de son esprit puissant sur ces messages. Il venait tous les jours à l’aube pour écouter, pour attendre.
Ces transmissions mentales n’étaient pas faciles à réaliser. Les messages étaient toujours brouillés, souvent ambigus et malaisés à interpréter. Mais il n’y avait pas d’autre moyen, à moins d’obliger des courriers à faire des allers et retours continuels. Et les nouvelles qu’ils apporteraient auraient au mieux plusieurs semaines de retard. C’était impensable ; les événements se précipitaient beaucoup trop. Si seulement il avait comme Hresh une Pierre des Miracles, il pourrait peut-être laisser son esprit errer de-ci de-là et scruter la surface de la planète. Mais il n’existait qu’une seule Pierre des Miracles, et c’est Hresh qui la détenait.
Rien ne marchait ce jour-là. Les messages qui lui parvenaient ne valaient rien. Obscurs et nébuleux, confus et brumeux ; rien de clair là-dedans. Une perte de temps et d’énergie.
Tant pis, songea Salaman en laissant retomber son organe sensoriel endolori par la fatigue. Cela ira peut-être mieux demain. Et il se dirigea vers l’escalier.
Mais soudain, il eut l’impression qu’une voix excitée l’appelait du ciel et il perçut la présence de son fils.
— Père ! Père !
— Biterulve ?
— M’entends-tu, père ? C’est Biterulve !
— Oui, je t’entends.
— Père ?
— Parle-moi, mon garçon ! Parle-moi !
Puis, de nouveau, le silence. Salaman sentit la fureur monter en lui. Son fils avait à l’évidence quelque chose d’important à lui dire, mais il était tout aussi évident que les messages de Biterulve et ses propres réponses n’étaient pas coordonnés.
Salaman pivota sur lui-même et inclina son organe sensoriel dans la direction d’où il avait reçu l’émission de Biterulve. C’était exaspérant ! Tout était imprécis, inexact, approximatif, des images et des sensations à la place des mots, et qu’il fallait déchiffrer, qu’il fallait interpréter ! Mais il devait y avoir des nouvelles du nord. Salaman en avait la conviction ; il avait perçu d’une manière indiscutable l’excitation de son fils.
— Biterulve ?
— Père ! Père !
— Je t’entends. Dis-moi ce qui se passe.
Il sentit les efforts que faisait le jeune prince. Biterulve était doté d’une grande sensibilité, mais assez particulière, car elle devenait plus aiguë à mesure que la distance augmentait. Salaman martela du poing les briques du chemin de ronde, puis il dressa son organe sensoriel aussi haut qu’il le put et battit l’air de ses bras écartés comme si cela pouvait lui permettre de recevoir plus distinctement le message de son fils.
Et il reçut une image d’une indiscutable netteté.
Des corps ensanglantés gisaient dans une plaine entre deux cours d’eau. Des centaines de corps. Ceux des fidèles de Zechtior Lukin.
De hautes silhouettes émaciées se déplaçaient au milieu du charnier, se baissant de temps en temps comme pour ramasser des trophées.
Des hjjk.
— Ils sont morts, père. Les Consentants. Tous, jusqu’au dernier. M’entends-tu ?
— Oui, mon garçon, je t’entends.
— Père ? Père ? Cela m’est parvenu avec une telle netteté, retransmis par nos relais du nord. Ils ont tous été massacrés, en territoire hjjk, à un endroit où une rivière se divise en plusieurs bras. Les Consentants ont été exterminés.
Salaman hocha la tête, comme si Biterulve s’était tenu juste devant lui. En faisant appel à toute sa force mentale, il projeta violemment vers le jeune prince un message si véhément qu’il était certain qu’il arriverait à destination, pour lui dire qu’il avait bien capté l’information. Quelques instants plus tard, il reçut la confirmation de Biterulve, soulagé de savoir qu’il avait réussi à se faire comprendre.
Enfin, se dit Salaman.
Enfin la roue commence à tourner.
Les Consentants avaient enduré le martyre auquel ils aspiraient. Le moment était venu d’envoyer les troupes composant l’armée de la vengeance, qui connaîtraient sans doute le même sort, mais sans faire montre de la même résignation. Puis il faudrait se préparer à la guerre totale qui ne pouvait manquer de s’ensuivre.
Le roi se retourna de nouveau vers le sud. Pendant quelques instants, il demeura immobile, prenant de longues inspirations, rassemblant ses forces. Il ne devait y avoir cette fois ni mystère ni ambiguïté. Le message devait être transmis et relayé sans la moindre distorsion et parvenir à Thu-kimnibol dans la lointaine Dawinno sans être entaché d’erreur.
Il rassembla les images. Les corps gisant près de la rivière. Les formes sombres et anguleuses parcourant le champ de bataille. La nouvelle armée franchissant les portes de Yissou et s’enfonçant courageusement en territoire ennemi pour venger le massacre de Zechtior Lukin et de ses fidèles. L’affrontement violent et inévitable. Les hjjk rendus furieux, proférant des menaces.
Puis les portes de Dawinno qui s’ouvrent et une armée considérable de guerriers qui sort de la cité. Thu-kimnibol à la tête de ses troupes.
Salaman sourit. Il leva son organe sensoriel et le raidit. L’énergie accumulée à la base de la colonne vertébrale se propageait jusqu’à l’extrémité de l’appendice. Il ferma les yeux et projeta avec violence le message qui fusa vers le sud, retransmis de relais en relais, se propageant comme un trait de feu et franchissant avec la rapidité de l’éclair les immensités désertes qui s’étendaient entre les deux cités.
— J’invoque les termes de notre alliance. Nous sommes en guerre.
Il se passe quelque chose de grave. Seule dans sa chambre de la Maison de Nakhaba, Nialli Apuilana perçoit un brusque tremblement, un soulèvement, un déchirement, comme si la planète venait d’être arrachée et tournoyait follement dans l’espace. Elle se dirige vers la fenêtre. Tout semble calme dans les rues. Mais sa seconde vue lui montre le soleil, suspendu dans les airs, juste au-dessus de sa tête, devenu une boule énorme d’où coulent des fleuves de sang. Dans les ténèbres de la voûte céleste tournoient des traînées vertes et glacées qui suivent les comètes.
Elle détourne la tête en tremblant et lève le bras pour se protéger les yeux. Au bout d’un moment, elle commence à prier. Elle s’adresse d’abord aux Cinq, puis à l’esprit de Kundalimon et enfin, sans savoir pourquoi, elle essaie également de se faire entendre de la Reine.
Nialli Apuilana décroche l’étoile hjjk du mur et elle la lève devant ses yeux en la tenant par les côtés. Elle fixe son regard sur le centre évidé de l’étoile, réduisant lentement le champ de sa vision à la petite ouverture.
Tout est sombre. Peut-être perçoit-elle une sorte d’image au plus profond de l’obscurité, mais elle n’en est pas sûre et, s’il y en a vraiment une, elle est vague, floue, avec des contours fondus, l’ombre d’une ombre. L’étoile avait autrefois le pouvoir de lui montrer le Nid, du moins le croyait-elle, mais maintenant…
Rien. Rien d’autre que des ombres fuyantes qui se dérobent à son regard malgré tous les efforts qu’elle fait pour les discerner. Aucune trace du Nid. Qu’est-il devenu ? se demande Nialli Apuilana. L’a-t-elle jamais vu dans l’étoile ?
— Veux-tu voir ? interroge une voix intérieure.
— Oui.
— Ce que tu verras peut te changer.
— J’ai déjà connu tant de changements. Un de plus ne pourra pas me faire de mal.
— Très bien. Vois donc ce qu’il y a à voir.
Elle a alors l’impression que les ténèbres se dissipent, que l’obscurité qui règne au centre de l’étoile s’éclaire et elle distingue de nouveau les galeries familières où elle a vécu pendant un certain temps. Des formes les parcourent. Elle resserre son étreinte sur l’étoile et accroît l’intensité de son regard.
Oui, des formes.
Elle les voit maintenant très distinctement.
Monstrueuses, étranges, déformées. Des têtes en forme de hache, des bras comme des sabres. Des yeux énormes et froids, brillant comme des miroirs de verre noir qui renvoient en même temps mille images maléfiques. Des becs luisants qui claquent et se tendent vers elle comme des poignards, à travers l’ouverture de l’étoile. Nialli Apuilana entend les sifflements âpres de leur rire moqueur. L’étoile, cet objet tout simple, fait d’herbe tressée, se couvre de poils noirs et piquants. Son centre évidé devient une bouche obscure et velue, luisante, béante, une ouverture humide et glissante qui émet de petits bruits de succion insinuants.
Elle se sent tirée par quelque chose qui essaie de l’entraîner vers le cœur de la petite étoile d’herbe tressée.
L’envie de s’abandonner est forte. Retourne dans le Nid, laisse le lien se reformer, va t’asseoir aux pieds du penseur du Nid et laisse sa sagesse te pénétrer. Laisse-toi conduire auprès de la Reine pour sentir Son contact. N’était-ce pas ce qu’elle voulait ? N’était-ce pas ce qu’elle avait toujours voulu ? Et Kundalimon. La plus forte de toutes les tentations. On lui rendrait Kundalimon. Viens à nous et Kundalimon sera de nouveau à toi. Est-ce possible ? Comme c’est tentant. Comme il serait facile de s’abandonner. Comme il serait bon de retrouver le Nid, ce sentiment de paix… de sécurité…
Non. Non. Comment cela serait-il possible ? Nialli Apuilana résiste de toute la force de son âme. Elle se sent toujours attirée vers le cœur de l’étoile. Mais, petit à petit, tandis qu’elle continue de résister, l’attraction perd de sa force. Elle jette l’étoile en frissonnant et la regarde rouler jusqu’au fond de la pièce où elle s’arrête contre le mur, dressée sur une de ses branches. Mais même de cette distance, elle continue de l’appeler.
Viens à nous. Viens. Viens.
Les images cauchemardesques refusent de la quitter. Les becs et les griffes, les bouches velues, les myriades d’yeux froids et brillants. Elles flamboient dans son esprit malgré les efforts qu’elle fait pour les chasser. Elle croyait avoir déjà livré et remporté cette bataille quelques semaines plus tôt. Mais non, elle n’a pas encore réussi à s’arracher totalement à l’étreinte de la Reine.
L’air lui manque. Les battements de son cœur s’accélèrent. Elle éprouve des picotements sur toute sa peau, une sensation de froid cuisant. Les mystères tourbillonnent dans sa tête. Les murs de sa petite chambre semblent se refermer sur elle. Des ruisseaux de sang courent sur le sol. Des membres tranchés se dressent et dansent frénétiquement autour d’elle. L’étoile appuyée contre le mur émet de sinistres pulsations de lumière verte. Des bras fluets et velus sortent de l’ouverture centrale et se tendent avidement vers elle. Des voix âpres, ténues mais aguichantes, murmurent son nom.
— Non, dit-elle. Je ne suis plus des vôtres.
Elle recule lentement sans quitter l’étoile des yeux. Elle atteint la porte, passe la main derrière son dos et l’ouvre en tâtonnant puis elle se glisse rapidement dans le couloir. Elle claque la porte derrière elle et la tient fermée. Elle s’appuie contre elle, emplit d’air ses poumons et attend que cesse le vertige qui l’a prise et que se calment les battements frénétiques de son cœur.
Elle est libre. Libre.
Et maintenant, que faire ?
Il n’y a qu’une seule personne dans la cité vers qui elle puisse se tourner.
Je vais aller voir mon père, se dit-elle.
— Ce qu’ils veulent, c’est détruire la Reine, si cela leur est possible, dit Husathirn Mueri. Je vous en donne ma parole.
Il se trouvait dans la chapelle de Kundalimon, au fond de l’impasse donnant sur la rue des Poissonniers. Il n’y avait pas d’office ce jour-là et les deux seules autres personnes présentes étaient Tikharein Tourb et Chhia Kreun, l’enfant-prêtre et la petite prêtresse.
Husathirn Mueri était devenu un pratiquant assidu de la nouvelle religion, ce qui n’allait pas sans l’étonner lui-même. Ce qui n’était au début qu’une enquête s’était transformé en… Était-ce une sorte de foi ? Ou bien encore une surveillance vigilante ? Il ne savait plus très bien. La chapelle, ce lieu sordide empestant le poisson séché et les odeurs de transpiration des ouvriers qui venaient quatre fois par semaine proclamer leur amour de la Reine, était devenue son meilleur refuge au plus fort de la tempête qui balayait Dawinno. Il affirmait à Chevkija Aim qu’il poursuivait son enquête, mais, au fond de lui-même, il n’en était pas si sûr.
— Mais sont-ils capables de faire cela ? demanda l’enfant-prêtre. Quelqu’un en est-il capable ? Cela semble si difficile à croire.
— Que la Reine puisse être détruite ?
— Qu’ils puissent être assez malveillants pour vouloir le faire.
— Ils la tueront, dit Husathirn Mueri, comme ils ont tué Kundalimon. Leur haine de la vérité du Nid est sans limites.
— C’est donc Thu-kimnibol qui a tué Kundalimon, dit la fillette, l’air très étonné.
— Je croyais que tu le savais, dit Husathirn Mueri en se tournant vers elle. C’est Thu-kimnibol qui a donné l’ordre de le tuer à Curabayn Bangkea, le capitaine de la garde, qui a lui-même été réduit au silence.
— C’est bien la vérité que vous nous dites ? demanda Tikharein Tourb.
— Bien sûr que c’est la vérité ! Par tous les dieux, c’est la vérité !
Les yeux plissés, Tikharein Tourb le considéra longuement, comme pour le jauger et le juger, et ses yeux verts étaient froids comme la glace qui remplit les entrailles de la planète. Il n’avait été donné qu’une seule fois à Husathirn Mueri de voir des yeux comme ceux-là : ceux de l’émissaire Kundalimon, si pâles et si froids. Mais le regard de Kundalimon, aussi implacable fût-il, avait toujours laissé transparaître une lueur de compassion alors que celui du gamin était totalement glaçant et absolument terrifiant.
Le silence tendu, parcouru de vibrations menaçantes, s’éternisait Tikharein Tourb et la fillette demeuraient immobiles comme des statues. Au bout d’un long moment, Husathirn Mueri vit l’organe sensoriel du garçon frémir, se tendre et s’incliner sur le côté jusqu’à ce que son extrémité touche la pointe de celui de Chhia Kreun. Ils semblaient presque en train d’accomplir la première phase d’un couplage devant lui. Peut-être le faisaient-ils réellement.
— Jurez-moi sur l’amour que vous portez à la Reine, ordonna l’enfant-prêtre, que c’est Thu-kimnibol qui a fait assassiner Kundalimon.
— Je le jure, dit Husathirn Mueri sans hésiter.
— Et jurez-moi que l’objectif de cette guerre fomentée par Thu-kimnibol est la destruction du Nid et la mort de Celle qui est notre consolation et notre joie.
— Tel est son objectif, je le jure.
Tikharein Tourb fixa de nouveau sur lui le regard implacable de ses yeux verts. Ce garçon est vraiment effrayant songea Husathirn Muai, et elle aussi.
— Alors, il mourra, déclara l’enfant-prêtre.
Assis dans son jardin zoologique, Hresh était entouré de petits animaux de toutes les couleurs. Les deux caviandis pourpre et or étaient à côté de lui et il les caressait doucement. Il leva la tête et vit Nialli Apuilana se précipiter vers lui.
— Père ! s’écria-t-elle en le voyant. Il m’est arrivé quelque chose d’étrange… de tellement étrange…
Il fixa sur elle un regard absent, incurieux, comme si elle n’avait rien dit du tout. Ses yeux étaient dans le vague et son expression encore plus douce qu’à l’accoutumée. Il émanait de lui une grande tristesse qui semblait l’accabler et il avait l’air profondément abattu, très vieux et extrêmement fragile.
Elle en fut tellement effrayée que ses propres craintes et la confusion qui régnait dans son esprit passèrent aussitôt au second plan. Elle était venue parce qu’elle était terrifiée et qu’elle avait besoin de lui, mais elle comprit qu’il avait encore plus besoin d’elle.
— Ça ne va pas, père ?
Hresh eut un petit haussement d’épaules et remua lentement la tête, comme un animal blessé. Il semblait terriblement loin.
— C’est une certitude maintenant, dit-il au bout d’un long moment. Il y aura la guerre.
— Comment le sais-tu ?
— Je viens de capter le signal, en provenance du nord. Peut-être l’as-tu perçu, toi aussi. On ne pourra plus l’empêcher. Tout est en place et le signal du début des hostilités a été donné.
— Je ne suis pas sûre de comprendre, père, dit-elle, l’air interdit.
— Tu n’es pas au cornant de l’alliance que Thu-kimnibol a conclue à Yissou ?
Elle secoua la tête.
— Nous nous sommes engagés à prêter secours à Salaman, dans le cas où il serait attaqué par les hjjk. Et cela ne va pas tarder à se produire. Je soupçonne que cette attaque sera provoquée par Salaman lui-même… peut-être avec un petit coup de pouce de mon frère. Dès que les hjjk donneront l’assaut à Yissou, notre armée se mettra en marche vers le nord et ce sera la guerre totale.
— C’est précisément ce qu’ils voulaient tous les deux.
Hresh hocha doucement la tête.
— Le sang coulera en abondance, le nôtre comme le leur, poursuivit-il d’une voix sans timbre. De graves péchés seront commis. Les armées hjjk envahiront nos cités et les mettront à feu et à sang, ou bien nous détruirons le Nid, à moins que les deux n’aient lieu simultanément. Peu importe la manière dont cela se terminera. Que nous soyons vainqueurs ou vaincus, tout ce que nous avons accompli sera détruit.
Il semblait malheureux, désespéré. Nialli Apuilana eut envie de le serrer dans ses bras et de le consoler.
— Il ne faut pas te faire du mauvais sang comme cela, père, dit-elle doucement. Salaman ne fait que rêver. Les hjjk n’attaqueront pas Yissou et il n’y aura pas de guerre totale.
— Ils ont déjà attaqué Yissou une fois, dit Hresh.
— C’était différent. La cité se trouvait sur le trajet d’un essaim hjjk.
— Comment ?
— Un essaim. Aussi vaste que soit le Nid, il n’est pas illimité, et il arrive un moment où une partie de la population doit partir. L’essaim qui quitte le Nid surpeuplé est composé de milliers, voire de millions d’individus qui emmènent une jeune Reine avec eux. Et ils marchent. Ils marchent pendant mille lieues si nécessaire, et parfois plus, jusqu’à ce qu’ils atteignent le lieu où ils doivent s’établir. Seuls les dieux savent comment ils déterminent cet emplacement. Mais rien ne peut les arrêter tant qu’ils n’y sont pas arrivés. Et ensuite, ils bâtissent un nouveau Nid.
Hresh releva la tête et elle vit briller dans ses yeux une étincelle qui lui rappela la curiosité du Hresh d’autrefois.
— Et c’est pendant un essaimage qu’ils ont attaqué le village de Harruel ?
— Oui. Ils n’avaient probablement pas l’intention de le détruire, mais, quand ils essaiment, ils marchent aveuglément, droit devant eux, et rien ne peut les détourner de leur route. Rien.
— Et s’ils devaient essaimer une nouvelle fois dans la même direction ?
— Cela ne se produira pas. Ils n’essaiment jamais deux fois dans la même direction. Je sais à quel point Thu-kimnibol et Salaman aspirent à la guerre, mais ils seront déçus dans leur attente.
— Prions pour qu’il en aille ainsi.
— À moins qu’il entre dans les desseins des Cinq qu’une guerre éclate entre les hjjk et nous, dit Nialli Apuilana. Dans ce cas, que Dawinno nous vienne en aide. Mais, crois-moi, père, il n’y aura pas de guerre.
Il la regarda en souriant de son étrange sourire triste. Les caviandis aussi tournèrent leur regard vers elle. Et elle vit dans leurs grands yeux violets une curieuse lueur qui pouvait être… de la tristesse aussi, ou de la compassion.
— Malgré tout ce que tu dis, Nialli, reprit Hresh d’une voix si faible qu’elle l’entendait à peine, j’ai le sentiment que la guerre est en train de fondre sur nous comme un violent orage. Et qui peut arrêter un orage ?
— J’ai vécu dans le Nid, père. Je sais que les hjjk n’entreront jamais arbitrairement en guerre contre nous. Ce n’est pas dans leurs coutumes.
— Et si c’est nous qui leur déclarons la guerre ? Nous avons une armée maintenant. Le savais-tu ?
— Depuis quand ? demanda-t-elle en retenant son souffle.
— C’est très récent. Thu-kimnibol s’est changé de la lever. Ils sont en ce moment au stade qui leur sert de champ de manœuvre. Quand une armée existe, il est facile de déclarer la guerre.
— Taniane est au courant ?
— Oui, et elle y apporte son approbation pleine et entière, répondit Hresh avec un petit sourire amer. Ils disposent d’armes de la Grande Planète qu’ils ont prises à mon insu dans la Maison du Savoir. Pour cela aussi, ils ont l’approbation de Taniane.
— Elle veut la guerre ?
— Elle l’attend, en tout cas. Elle s’y est résignée. Elle y apportera son soutien sans réserve.
Nialli Apuilana lança à son père un regard horrifié.
Elle vit les troupes du Peuple remonter vers le nord jusqu’en territoire hjjk et des armées de Militaires s’avancer à leur rencontre. Un choc terrible, un affreux carnage. Thu-kimnibol faisant usage des armes dérobées de la Grande Planète et provoquant des ravages dans les rangs de l’ennemi. Des bataillons entiers de Militaires anéantis par une simple pression sur un bouton. Les troupes hjjk, malgré leur nombre colossal, repoussées de plus en plus loin ; les envahisseurs s’enfonçant triomphalement dans les territoires désolés du septentrion. L’extermination des nuées de Militaires envoyés par tous les Nids et incapables de s’opposer à l’avance inexorable des assaillants.
Le Nid en danger ! La Reine !
Le Nid des Nids assiégé ! Une confusion totale, la fin de l’abondance du Nid, la négation de la vérité du Nid, le plan de l’Œuf à vau-l’eau, les sages penseurs du Nid se terrant au plus profond des galeries, les Faiseurs d’Œufs et les donneurs de Vie abattus en essayant de s’enfuir et, pour finir, le plus atroce des assauts, la Reine des Reines arrachée à Sa chambre profonde et impitoyablement mise à mort…
Impensable ! Pour la deuxième fois de la journée, le monde chavirait et basculait autour de Nialli Apuilana.
Il faut éviter cette guerre, songea-t-elle.
Elle avait envie de crier, de hurler sa rage impuissante contre les fauteurs de guerre, d’avertir le Nid de la traîtrise de son peuple, de le prévenir en projetant une vision, en utilisant sa seconde vue, le Barak Dayir ou n’importe quel autre moyen. Envie de barrer la route aux forces de Thu-kimnibol et de Salaman quand elles s’engageraient dans les territoires sacrés de la Reine et d’empêcher par la seule force de sa volonté ce conflit monstrueux. Elle était prête à sacrifier sa propre vie pour réussir.
Elle serra violemment les poings. Elle ferait tout pour défendre la Reine et le Nid. Elle ferait…
Elle ferait…
Elle ferait quoi ?
Rien.
Rien.
Toute son exaltation retomba. Elle ne ressentait plus qu’un grand vide là où, quelques instants plus tôt, elle était dévorée par une rage folle.
Toute son indignation, toute sa fureur s’était dissipée avec la rapidité de l’éclair, la laissant désorientée, la tête vide, comme en suspens. Pourquoi se préoccuperait-elle du sort du Nid ? Pourquoi serait-elle si désireuse de sacrifier sa vie pour la Reine ?
Et elle comprit avec stupéfaction que les pensées virulentes et les résolutions désespérées qui avaient jailli si spontanément de son âme étaient en réalité dénuées de toute substance.
Ce n’était qu’une fausse apparence, des réactions purement automatiques, vides de toute émotion. Les dernières flammes vacillantes de la fidélité à la Reine qui brûlait autrefois en elle. Son peuple était ici. Dawinno était sa cité.
Comme si une ligne de feu ardent traversait son esprit, elle se remémora toutes les horreurs qu’elle avait vues un peu plus tôt en contemplant l’étoile d’herbe tressée, tout ce qui l’avait tellement bouleversée qu’elle avait dû quitter précipitamment sa chambre pour aller chercher du réconfort auprès de son père. Les griffes velues, les claquements de becs, les yeux moqueurs. Elle entendait encore les rires sifflants et les murmures cherchant à l’attirer. Et elle comprenait maintenant le sens de cette horrible vision.
Elle rappela à son esprit les images de l’invasion du Nid par l’armée triomphante du Peuple, de la ruine de l’abondance du Nid, de l’anéantissement de la vérité du Nid, de la destruction du plan de l’Œuf et même de l’exécution de la Reine des Reines. Elle les regarda longuement et elle les anima en pensée.
À son profond étonnement, elle se rendit compte que tout cela n’avait plus d’importance à ses yeux. Elle était incapable de retrouver en elle la violente indignation que les mêmes images avaient suscitée quelques instants auparavant. Elle était libre. Elle avait enfin réussi à se délivrer du sortilège.
Que m’importe la destruction du Nid ? Si les Cinq ont décidé que notre chemin croisera celui des hjjk, il en ira ainsi. Et s’il doit y avoir un affrontement, je me rangerai sous la bannière de ceux de ma race.
Tout lui paraissait maintenant très clair.
Si la guerre éclatait, elle n’aurait pas à se lamenter sur le sort du peuple des insectes dont elle s’était si longtemps faite l’avocate, mais elle pleurerait la mort des jeunes gens et des jeunes femmes du Peuple, de son Peuple, qui périraient au combat dans la fleur de l’âge, un gâchis tragique et inutile. L’horreur était là, dans la pensée de leur sang répandu dans toutes les directions sur les terres arides du nord.
— Nialli ?
C’était la voix de Hresh, venant interrompre ses pensées comme une voix arrivant d’un autre monde.
Elle ne répondit pas. Son esprit bouillonnait de questions inexprimables et de réponses indéchiffrables.
Qui sont donc ces hjjk que je prétendais aimer ?
Eh bien, ce sont les créatures qui m’ont arrachée à ma mère et à mon père, qui m’ont emmenée dans un lieu étrange et m’ont transformée en faisant de moi ce que je n’aurais jamais dû être.
Pourquoi ai-je voulu les défendre contre ceux de ma propre race ?
Parce qu’ils m’ont gagnée à leur cause en exerçant leur magie sur mon âme.
Et Kundalimon, que j’ai aimé ? Que représente-t-il pour moi ?
Je l’aime encore. Mais ils lui ont fait la même chose qu’à moi, afin de se servir de lui. Et, s’il avait vécu, ils se seraient servis de moi par son entremise.
— Nialli ? Nialli ?
C’était encore la voix de Hresh, qui l’appelait du fin fond des cieux.
— Oui, père, dit-elle, comme en transe.
— Que t’arrive-t-il, Nialli ?
— Je me réveille, dit-elle. D’un très long rêve.
Les caviandis étaient tout contre elle, doux et chauds, leurs museaux enfouis dans sa fourrure. Elle les caressa doucement.
— Tu es sûre que tout va bien ? demanda Hresh.
— Oui, oui, répondit-elle en souriant. Je me sens très bien. Ne sois pas triste, père. Les dieux veillent toujours sur nous. Ils nous guident toujours. Je crois que je vais partir maintenant, si tu n’as pas besoin de moi, ajouta-t-elle en lui prenant la main. Je veux parler à Thu-kimnibol.
Les guerriers de l’Épée de Dawinno étaient éparpillés sur tout le stade où ils couraient, franchissaient des haies ou bien se battaient avec des sabres de bois émoussés. Thu-kimnibol savait qu’il ne lui restait plus beaucoup de temps pour les aguerrir. D’un jour à l’autre, l’armée que Salaman avait envoyée en territoire hjjk pour venger la mort des Consentants allait être attaquée par les défenseurs du Nid. Cela mettrait un terme à la période de simulation et la guerre pourrait commencer pour de bon. Mais il savait aussi que son armée devrait se mettre en route vers Yissou pour opérer la jonction avec celle du roi bien avant que la nouvelle de la destruction du corps expéditionnaire de Salaman parvienne à Dawinno.
— Sautez plus haut, bande de fainéants !
C’était la voix de Maju Samlor qui, comme la plupart des instructeurs, était un des membres de la garde municipale.
— Vous courez comme des femmes enceintes, rugit un deuxième garde à l’autre bout du stade. Allons, un peu de nerf !
Ailleurs, un Beng énorme, le chef orné d’un gigantesque casque à sept cornes, éclata d’un rire tonitruant qui s’entendit sur tout le champ de manœuvre en envoyant valdinguer trois hommes d’un seul coup de bâton.
Thu-kimnibol se leva pour l’applaudir. Les guerriers avaient besoin d’encouragements. Esperasagiot lui avait dit à propos de ses xlendis, le jour déjà lointain où ils avaient pris la route de Yissou, qu’il s’agissait d’animaux de la ville, qui n’avaient pas l’habitude des longues courses en rase campagne. Il en allait de même de ses guerriers et même les plus robustes devaient s’endurcir pour les batailles qui les attendaient.
Il y avait une certaine ironie dans cette situation. Thu-kimnibol se rappelait que son père lui racontait que, dans le confort douillet et la routine du cocon, les guerriers de la tribu disposaient d’appareils sur lesquels ils s’exerçaient afin de ne pas laisser leurs muscles se rouiller. Du matin au soir, ils s’exerçaient sans relâche sur ces appareils qui portaient des noms tels que la Roue de Dawinno, le Métier d’Emakkis ou les Cinq Déités. Mais des centaines de milliers d’années s’étaient écoulées sans que les guerriers, terrés dans la cavité creusée au flanc de la montagne, aient jamais eu le moindre ennemi à affronter. Maintenant le Peuple vivait en plein air et les ennemis abondaient, mais la vie citadine et l’habitude du confort les avaient amollis.
— Sautez ! hurla Maju Samlor. Plus haut ! Tendez les jambes ! Écarte ton organe sensoriel, espèce d’abruti !
Thu-kimnibol éclata de rire. Puis il tourna la tête et vit Chevkija Aim qui descendait les gradins en se dirigeant vers lui.
— Dumanka est arrivé, prince, annonça le capitaine de la garde en le saluant. Ainsi que Esperasagiot et son frère.
— Parfait. Amène-les-moi.
Les trois hommes sortirent du passage qui courait sous les tribunes. Dumanka ouvrait la marche, suivi des deux Beng. Ils saluèrent respectueusement Thu-kimnibol.
— Connaissez-vous mon frère, prince ? demanda Esperasagiot. C’est un bon conducteur de xlendis. Il s’appelle Thihaliminion.
Thu-kimnibol l’examina de la tête aux pieds. Il était un tout petit peu plus grand que Esperasagiot et avait l’éblouissante fourrure dorée du Beng de pure souche. Il semblait avoir deux ou trois ans de moins que son frère.
— Esperasagiot vous a fait le plus beau des compliments, dit-il. C’est la première fois qu’il reconnaît ne pas être le seul homme de la création à comprendre et à savoir manier ces animaux.
— Prince ! s’écria Esperasagiot.
— Ce que je sais, c’est lui qui me l’a enseigné, dit Thihaliminion en inclinant la tête. Il m’a appris à connaître les xlendis comme Dumanka m’a appris la soumission aux dieux.
— Vous êtes des Consentants ? Tous les trois ?
— Tous les trois, prince, dit Dumanka.
L’intendant frappa joyeusement dans ses mains.
— Et que de paix et de joie nous apporte notre foi, poursuivit-il. Je vous montrerai notre petit livre, seigneur. Je le tiens d’un certain Zechtior Lukin, équarrisseur à Yissou. Quand vous le lirez, vous atteindrez à la compréhension de la grande vérité de l’univers qui est que tout est comme il doit être, qu’il ne sert à rien de se plaindre de son sort, car notre sort est entre les mains des dieux et à quoi bon…
— Suffit, mon ami, dit Thu-kimnibol en devant la main. Tu me convertiras un autre jour. Nous avons d’abord une armée à entraîner. Et je pense que tu peux m’être utile.
— Je suis aux ordres de Votre Seigneurie, dit Dumanka.
— J’ai entendu parler de ce Zechtior Lukin quand nous étions à Yissou, poursuivit Thu-kimnibol. Ou, plus précisément, de ses préceptes. C’est le roi Salaman qui m’en a parlé. L’idée générale est qu’il ne faut ni craindre la mort ni la déplorer, car tout cela fait partie d’un dessein divin. Il nous faut donc l’accepter sans hésitation, quelle que soit la forme sous laquelle elle vient à nous. Ai-je bien compris ?
— Vous avez parfaitement résumé notre doctrine, dit Esperasagiot.
— Parfait. Parfait Et combien d’habitants de Dawinno, à votre avis, suivent maintenant les préceptes des Consentants ?
— Je dirais, prince, que nous sommes à peu près deux cents et que ce nombre augmente de jour en jour. Je vois d’ailleurs quelques-uns des nôtres sur ce stade, ajouta le maître d’équipage en regardant par-dessus son épaule.
— Et vous êtes les trois principaux dirigeants de ce mouvement ?
— C’est moi qui ai découvert cette doctrine à Yissou, répondit Dumanka, et je l’ai transmise à Esperasagiot et Thihaliminion qui la répandent de leur mieux.
— Répandez-la encore plus vite. Je compte sur vous. Je veux que lorsque nous nous mettrons en route vers le nord, tous mes hommes soient devenus des Consentants. Je veux avoir autour de moi des soldats qui n’ont pas peur de mourir.
Sur ces mots, il les congédia.
Le bruit mât des sabres de bois s’entrechoquant sur le terrain de manœuvre retentissait comme une joyeuse musique. Une vision flamboyante surgit dans l’esprit de Thu-kimnibol et il vit le Nid en feu, le sol jonché de milliers de corps de hjjk claquant du bec avec impuissance, la Reine se débattant dans les affres de la mort…
— Seigneur ? dit Chevkija Aim qui était revenu sans qu’il le voie. Nialli Apuilana demande à vous parler.
— Nialli ? Par tous les dieux, qu’est-elle venue faire ici…
Son visage s’éclaira d’un large sourire.
— Oui, je vois. Elle est sans doute venue me faire la leçon et me parler du fléau de la guerre. Dites-lui de revenir un autre jour, Chevkija Aim. La semaine prochaine. Ou mieux, l’année prochaine.
— Très bien, Votre Seigneurie.
Mais Nialli Apuilana apparut juste derrière le capitaine de la garde dont la fourrure se gonfla sous l’effet de l’irritation.
— Le prince Thu-kimnibol est occupé en ce moment à…
— Il va me parler.
— Il m’a demandé de vous dire…
— Et, moi, je vous demande de lui dire que sa nièce, la fille du chef, a une affaire urgente à traiter avec lui.
— C’est impossible, madame. Vous ne pouvez pas…
Cela pouvait durer toute la journée.
— Laissez-la passer, Chevkija Aim, dit Thu-kimnibol. Je vais lui parler.
— Merci, mon oncle, dit Nialli Apuilana, sans se montrer particulièrement gracieuse.
Thu-kimnibol ne l’avait pas vue depuis si longtemps – le jour de son départ pour Yissou – qu’il eut presque l’impression de se trouver devant une inconnue. Il fut stupéfait de constater à quel point elle avait changé, non pas tant dans son apparence physique que dans l’aura et les vibrations qui émanaient d’elle. Elle semblait plus forte, plus mûre, débarrassée des derniers lambeaux de l’enfance. La force, la passion et une maturité nouvelle irradiaient d’elle. Son âme brillait d’un éclat très vif. Elle était nimbée d’un rayonnement royal qui l’enveloppait comme un manteau de lumière et lui conférait une beauté ardente. Jamais encore il n’avait perçu cela en elle, et il en était bouleversé. Il avait l’impression de la voir pour la première fois.
Ils demeurèrent face à face en silence pendant un long moment.
— Alors, Nialli ? dit-il enfin. Si tu es venue pour m’attaquer, finissons-en tout de suite. J’ai tellement de choses à faire en ce moment.
— Tu crois que je suis venue en ennemie ?
— Je le sais.
— Pourquoi penses-tu cela ?
— Comment pourrait-il en être autrement ? demanda-t-il en riant. Je suis ici avec mes troupes qui se préparent à partir en guerre. Comme tu dois le savoir, nous allons marcher sur le Nid. Et je n’oublie pas que, devant le Praesidium, tu as essayé de nous convaincre que les hjjk étaient des créatures merveilleuses appartenant à une race sage et noble.
— C’était il y a bien longtemps, mon oncle.
— Tu as dit qu’il était impensable de leur déclarer la guerre, car ils formaient une grande civilisation.
— Oui, j’ai bien dit cela. Et, d’une certaine manière, c’est la vérité.
— Comment cela, d’une certaine manière ?
— Ce n’est pas entièrement vrai. J’ai un peu schématisé les choses devant le Praesidium. J’étais encore très jeune, à l’époque.
— Ah ! Oui ? Oui, bien sûr.
— Quand tu me regardes avec ce sourire condescendant, Thu-kimnibol, j’ai l’impression d’être redevenue une enfant.
— Ce n’est pas ce que je voulais faire. Et, crois-moi, tu n’as plus l’air d’une enfant. Mais il n’est pas besoin d’avoir la sagesse de Hresh pour comprendre que tu es venue aujourd’hui, à l’instigation, je suppose, de Puit Kjai, Simthala Honginda et autres pacifistes convaincus, pour m’accuser et pour dénoncer la guerre que je m’apprête à déclarer à tes hjjk bien-aimés. Soit. Porte tes accusations et fais vite, car j’ai beaucoup à faire.
— Tu n’as absolument rien compris, Thu-kimnibol ! lança-t-elle avec une étincelle de défi dans le regard. Si je suis venue te voir, c’est pour t’offrir mon aide et mon soutien.
— Quoi ?
— Je veux t’accompagner. Je veux partir vers le nord avec toi.
— Afin de nous espionner pour le compte de la Reine ?
Elle le foudroya du regard et il la vit ravaler une riposte furieuse.
— Tu ne sais absolument rien de ceux que tu vas combattre, dit-elle d’un ton glacial. Moi, je les connais autant qu’il est possible de les connaître. Je peux te guider. Je peux t’expliquer certaines choses quand tu approcheras du Nid. Je peux t’aider à éviter des dangers dont tu ne peux pas avoir la moindre idée.
— Je t’inspire bien peu de confiance, si tu me crois assez bête pour faire cela, Nialli.
— Et moi, je ne dois pas t’en inspirer du tout, si tu t’imagines que je trahirais quelqu’un de mon sang !
— Quelles raisons aurais-je de croire que tu ne le feras pas ?
Les narines dilatées, la fourrure gonflée, elle le fixait d’un regard noir en mordant sa lèvre inférieure.
Puis, à sa profonde stupéfaction, il la vit tendre son organe sensoriel vers le sien.
— Si tu doutes de ma loyauté, Thu-kimnibol, dit-elle d’une voix affreusement calme, je t’invite à accomplir sur-le-champ un couplage avec moi. Tu seras ainsi en mesure de juger par toi-même si je suis une traîtresse.
C’était une étrange contrée qu’il découvrait après cinq jours de route plein nord et trois autres jours dans la direction du nord-est. Hresh n’était jamais venu par-là et il doutait que cette région ait vu passer de nombreux voyageurs. Il n’y avait pas une seule exploitation agricole de ce côté-ci des collines et la route principale reliant Dawinno à Yissou passait bien à l’ouest.
Le terrain était accidenté, sillonné de gorges et de ravines, et balayé par un vent froid et sec soufflant du cœur du continent De nombreux séismes avaient déformé l’écorce terrestre et les passages incessants des anciens glaciers avaient provoqué une érosion mettant à nu la carcasse de la planète. De longues stries sombres se détachaient sur la pierre d’un brun rougeâtre des collines.
Sa voiture était tirée par un seul xlendi. Il eût sans doute été plus prudent d’en avoir emmené deux, mais il connaissait si peu ces bêtes de trait qu’il avait préféré éviter les difficultés qui se seraient posées si deux animaux attelés en paire ne s’entendaient pas. Il laissait donc son xlendi régler l’allure et se reposer quand il en éprouvait le besoin.
Hresh n’avait rien emporté de la Maison du Savoir. Pas un seul livre, pas une carte, pas le moindre objet de la Grande Planète. Tout cela ne comptait plus maintenant et il avait tenu à tout laisser derrière lui. Ce voyage, ce pèlerinage devait être la dernière aventure de sa longue existence et il avait estimé préférable de ne pas s’embarrasser de tout ce barda du passé.
Il avait toutefois fait une exception. Le Barak Dayir, dans sa petite bourse de velours, était attaché à sa ceinture, sous son écharpe. Hresh n’avait pas pu se résoudre à s’en séparer.
Il avançait ainsi tranquillement depuis plusieurs jours, suivant un itinéraire qui se traçait de lui-même, et il scrutait l’horizon sans relâche, dans l’espoir de découvrir une bande errante de hjjk.
Où êtes-vous, enfants de la Reine ? C’est Hresh-le-questionneur qui vient vous parler !
Mais il n’avait pas encore aperçu un seul hjjk.
Il supposait qu’il ne devait plus être très loin du Nid secondaire où Nialli avait été conduite quelques années auparavant. Mais, s’il y avait des hjjk dans les environs, ils ne se montraient pas. À moins que la population des insectes ne fût si clairsemée dans la région qu’il n’était pas passé à proximité de leur campement.
Aucune importance. Il finirait bien par trouver des hjjk, ou ce seraient eux qui le trouveraient, en temps et lieu. Pour l’instant, il lui suffisait de poursuivre sa route en zigzaguant dans la campagne accidentée.
Cette contrée froide et venteuse semblait relativement fertile. Il y avait de grands arbres à l’épais tronc noir et au vaste feuillage jaune, extrêmement espacés, comme s’ils ne supportaient pas la concurrence, et qui étouffaient les jeunes pousses essayant de se faire une place dans leur zone d’influence.
Des arbustes accrochés au sol étalaient leurs feuilles blanches et pelucheuses pour recouvrir la terre comme un épais tapis. D’autres végétaux en forme de panier, dont les branches formaient un enchevêtrement impénétrable, roulaient et basculaient comme des animaux en liberté.
Mais si certains végétaux ressemblaient à des animaux, Hresh vit des animaux qui auraient fort bien pu être des végétaux. Il vit des troupes de créatures vertes et onduleuses dressées sur leur queue au fond d’un petit trou, qui donnaient l’impression d’être véritablement plantées dans le sol. Il les regarda se détendre brusquement pour happer de petits oiseaux ou des insectes sans méfiance et reprendre leur place à l’entrée de ce trou d’où elles ne sortaient jamais entièrement. Il en vit d’autres qui semblaient n’être que des bouches gigantesques au corps atrophié, immobiles contre des rochers, qui émettaient des grondements prolongés dont le pouvoir magnétique attirait leurs proies qui se laissaient dévorer. Hresh avait gardé le souvenir de ces créatures qu’il avait déjà rencontrées pendant le long voyage du cocon à Vengiboneeza, quand il n’était encore qu’un gamin. Il avait failli se laisser hypnotiser par les bouches géantes, mais maintenant il était devenu invulnérable à leur sinistre musique.
Hresh n’avait dit à personne qu’il quittait Dawinno. Il était allé voir une dernière fois tous ceux à qui il tenait vraiment : Thu-kimnibol, Boldirinthe et Staip, Chupitain Stuld et, bien entendu, Nialli Apuilana et Taniane. Mais il n’avait confié à aucun d’eux, pas même à Taniane, qu’il s’agissait en fait d’une visite d’adieu.
Cela lui avait été difficile de cacher la vérité, surtout à Taniane, mais Hresh savait que, s’ils apprenaient ce qu’il avait l’intention de faire, ils essaieraient de l’empêcher de partir. Il avait donc préféré quitter furtivement la cité au petit matin et se fondre dans les brumes de l’aube. Maintenant, ayant mis une distance suffisante entre Dawinno et lui, il n’éprouvait pas le moindre regret. Une longue phase de sa vie s’était achevée, une nouvelle commençait.
L’unique regret qu’il pouvait avoir était d’avoir si bien bâti la cité. Il commençait à avoir le sentiment qu’il avait guidé le Peuple sur la mauvaise voie, qu’il avait commis une erreur en construisant Dawinno à l’image de la glorieuse Vengiboneeza et en essayant de recréer la Grande Planète à l’ère du Printemps Nouveau. Les dieux avaient effacé la Grande Planète de la Terre, car cette civilisation était arrivée à son terme. La Grande Planète avait atteint le stade ultime de son développement et était arrivée au point mort. Si les étoiles de mort ne l’avaient pas anéantie, sa perfection se serait insensiblement altérée. Contrairement à une machine, une civilisation est une chose vivante pour qui la seule alternative est croître ou dépérir.
Hresh avait voulu que le Peuple parvienne d’un seul bond à la grandeur que cette civilisation de la Grande Planète avait mis plusieurs centaines de milliers d’années à atteindre. Mais ceux de sa race n’étaient pas prêts pour cela ; ils n’étaient sortis de leurs cocons que depuis une seule génération. Ce grand bond en avant les avait donc fait passer prématurément de la simplicité d’une société primitive à la décadence et à la corruption, sans leur laisser le temps de réaliser pleinement en eux la nature humaine. Cette guerre funeste en était l’exemple. Un crime contre les dieux, contre les lois de la cité, contre l’essence même de la civilisation. Mais il savait qu’il ne pourrait rien faire pour l’empêcher.
Et il comprenait qu’il avait échoué. Pendant le temps qu’il lui restait à vivre, il ferait tout son possible pour réparer cela. Mais il refusait de se lamenter sur les erreurs qu’il avait commises et sur celles que d’autres étaient sur le point de commettre, car il avait fait de son mieux. C’était sa seule et profonde consolation : il avait toujours fait de son mieux.
— Je me souviens du jour où tu es née, dit Thu-kimnibol d’une voix remplie d’étonnement. Nous avons veillé toute la nuit, Hresh et moi, toute la nuit d’avant, et…
— Non, dit-elle.
— Non, quoi ?
— Je ne veux pas que tu évoques tes souvenirs. Je ne veux pas que tu parles de ma petite enfance.
— Mais, Nialli, dit-il en riant, tu préfères que je fasse comme si je n’étais pas…
— Oui. Fais semblant, si tu es obligé de le faire. Mais surtout ne me rappelle pas que tu étais déjà adulte quand je suis venue au monde. D’accord ? D’accord, Thu-kimnibol ?
— Mais, Nialli…
Et il éclata de rire.
— Viens, dit-elle.
Elle l’attira à elle et il referma les bras sur elle. Elle sentait ses mains, ses lèvres, son organe sensoriel courir sur son corps. Il l’étreignait, il la caressait, il la mordillait, il murmurait son nom. C’était comme un grand fleuve qui se refermait sur elle et qui l’entraînait. Et elle se laissait entraîner. Jamais elle ne se serait attendue à cela. Et lui non plus, sans doute.
Elle se demandait si elle pourrait s’habituer un jour aux dimensions gigantesques de son corps. Il était si grand, si puissant, si différent de celui de Kundalimon. Comme il était étrange de se sentir engloutie par un homme. Et comme c’était agréable. Oui, je crois que je m’y ferai, si on me laisse un peu de temps. Elle sentit son corps trembler contre le sien et elle se mit elle aussi à trembler. Assurément, je m’y ferai.
La configuration du terrain commençait à changer. Depuis plusieurs jours, il avançait entre deux chaînes de collines arrondies bordant une plaine qui paraissait s’étirer à l’infini. Mais les deux chaînes convergeaient pour former une étroite vallée qui semblait fermée à son extrémité. Hresh fit halte près d’un cours d’eau bordé d’épaisses touffes de joncs gris pour réfléchir à ce qu’il allait faire. Il paraissait inutile de s’enfoncer dans ce qui, selon toute apparence, était un cul-de-sac. Il était sans doute préférable de faire demi-tour et de chercher entre les collines, un passage vers l’orient.
— Non, dit une voix qui n’était pas une voix, prononçant des mots qui n’étaient pas des mots. Tu ferais mieux de continuer tout droit.
— Oui, c’est vrai, c’est le chemin qu’il faut prendre, dit une seconde voix qui s’adressait silencieusement à lui dans le langage de l’esprit.
Surpris, Hresh regarda autour de lui. Après ces longues journées de silence ininterrompu, les voix avaient résonné dans sa tête comme des coups de tonnerre.
Dans un premier temps, il ne vit rien, puis il perçut un éclair pourpre au plus profond de la jonchaie. Le museau effilé d’un caviandi apparut, puis un second. Les deux petits animaux agiles sortirent de leur cachette et s’avancèrent sans crainte vers lui en levant les mains et en écartant leurs doigts fins.
— Je m’appelle She-Thikil, dit le premier.
— Je m’appelle He-Kanto, déclara le second.
— Mon nom est Hresh.
— Oui, nous le savons.
She-Thikil émit un petit son amical et plaça doucement la main dans celle de Hresh. Ses doigts étaient minces et durs, des doigts vifs de pêcheur. He-Kanto prit son autre main. Et il sentit émaner d’eux l’invitation à la communion, celle qu’il avait eue dans son jardin zoologique avec l’autre couple, ses captifs, He-Lokim et She-Kanzi.
— Oui, dit Hresh.
Leurs âmes s’élancèrent vers la sienne et il sentit un grand mouvement de tendresse et d’amitié qui les portait vers lui.
Ainsi, quand on témoignait de l’affection à un caviandi, on le faisait à tous ceux de leur race. En ouvrant son âme aux deux caviandis de son jardin, il s’était donc uni, sans le savoir, à toute la race des caviandis. Ces deux-là suivaient sa voiture depuis plusieurs jours, indiquant secrètement au xlendi la bonne direction, la direction du Nid. Ils l’avaient détourné des endroits où des périls le guettaient et l’avaient guidé vers des pâturages accueillants où le maître et l’animal pouvaient trouver de quoi boire et se nourrir. Hresh se rendit compte que son itinéraire avait été beaucoup moins improvisé qu’il ne l’avait imaginé.
Et il savait maintenant qu’il ne devait pas faire demi-tour. La bonne direction était tout droit, vers le fond de la vallée.
Il remercia gravement les caviandis pour leur aide et il plongea une dernière fois son regard dans les grands yeux sombres et brillants, fixés sur lui depuis le bord de la jonchaie. Puis les deux animaux se coulèrent au milieu des épaisses touffes de joncs et disparurent.
Hresh retourna à sa voiture et il fit avancer son xlendi en l’effleurant de sa seconde vue.
À mesure que la vallée s’étrécissait, le cours d’eau qui coulait au milieu devenait de plus en plus rapide et impétueux. Lorsque le crépuscule tomba, Hresh entendait tout près de lui son grondement furieux et cadencé. En regardant au loin, il vit que la vallée était bien ouverte à son extrémité, mais l’ouverture était si étroite que le cours d’eau devait s’y précipiter avec la violence d’une cataracte. Les caviandis l’avaient-ils trahi ? Cela semblait impossible. Mais comment allait-il pouvoir passer dans une ouverture aussi étroite avec sa voiture ? Il poursuivit quand même sa route. Hresh entendait de plus en plus distinctement les mille voix de la cataracte répercutées par les échos. Au-dessus de sa tête une grande étoile bleue était apparue dans l’air froid et piquant, qui se mirait dans le cours d’eau impétueux. Les versants de la vallée étaient maintenant si rapprochés l’un de l’autre qu’il y avait à peine le passage pour la voiture et le torrent. Le sol s’élevait en pente douce, ce qui voulait dire que le lit du cours d’eau devenait de plus en plus profond à mesure qu’il s’approchait de l’ouverture dans les rochers.
— Le voilà enfin, dit une voix sèche comme des ossements blanchis, une voix silencieuse, communiquant dans le langage de l’esprit. Le voilà le questionneur. L’enfant curieux.
Hresh leva la tête. Sur le fond du ciel qui allait s’assombrissant, se découpait la silhouette anguleuse d’un hjjk, raide et immobile, l’une de ses six mains refermée sur la hampe d’une lance encore plus haute que lui.
— L’enfant ? dit Hresh en riant. Suis-je donc un enfant ? Non, mon ami. Non, je suis un vieil homme. Un vieillard très las. Sonde mon âme plus soigneusement, si tu doutes de mes paroles, et tu verras par toi-même.
— L’enfant nie être un enfant, dit un second hjjk en apparaissant au sommet du versant opposé. Mais l’enfant est quand même un enfant. Quoi qu’il en pense.
— Comme tu voudras. Je suis donc un enfant.
Et, de fait, il était un enfant. Il eut le brusque sentiment de remonter dans le temps et de redevenir Hresh-le-questionneur, le gamin maigre et chétif qui courait de-ci de-là dans le cocon et harcelait tout le monde de questions, faisant perdre la tête à Koshmar et à Torlyri, horripilant sa mère Minbain et exaspérant ses camarades de jeux. Toute la fatigue qui pesait sur ses épaules s’était envolée d’un coup. Il avait retrouvé toute sa folle énergie et son intrépidité. Hresh le palabreur, Hresh le chercheur, le plus petit de la tribu et le plus avide de connaissances, qui rôdait continuellement autour du sas du cocon en rêvant du jour où il pourrait franchir le seuil pour découvrir le monde inconnu et merveilleux de l’extérieur.
Les hjjk commencèrent à descendre le versant escarpé aux roches déchiquetées. Il les attendit sereinement en admirant l’agilité avec laquelle ils se mouvaient et la manière dont l’éclat de la grande étoile bleue – c’était la lune, il venait seulement de le comprendre – se reflétait sur leur longue carapace jaune et noir. Ils étaient cinq, six, sept, qui descendaient la pente avec agilité. Dire qu’il n’avait plus vu un seul hjjk depuis son enfance. Les hjjk n’avaient toujours été pour lui que des êtres hideux et redoutables, mais il percevait maintenant l’étrange beauté de leur corps mince et fuselé.
Le xlendi demeurait rigoureusement immobile, comme plongé dans un rêve de xlendi. L’un des hjjk effleura d’un bras velu sa longue mâchoire et l’animal se mit aussitôt en route en obliquant. Il se dirigea vers le versant escarpé dans lequel s’ouvrait une caverne obscure, une simple crevasse que Hresh n’avait pas remarquée et qui s’enfonçait à l’intérieur de la roche. Il distinguait au fond le ciel étoilé et il entendait derrière lui le grondement affaibli du cours d’eau tandis que le xlendi continuait d’avancer d’un pas égal.
Au bout d’un moment, ils débouchèrent sur une corniche, de l’autre côté de la colline. Sur la droite de Hresh, le cours d’eau devenu torrent écumeux s’engouffrait dans la fissure du fond de la vallée et se précipitait dans le vide en gerbes furieuses qui retombaient beaucoup plus bas dans un bassin mousseux. Sur sa gauche, un sentier sinueux menait au pied de l’escarpement où s’ouvrait une vaste plaine dans laquelle la pénombre l’empêchait de distinguer quoi que ce fût.
— La Reine t’attend, dit la voix sèche d’un hjjk dans le langage de l’esprit.
Et la voiture commença sa descente vers le mystérieux royaume qui s’étendait en contrebas.