1 L’émissaire

En atteignant la crête de la colline dénudée et parsemée de rochers, et avant d’entreprendre la descente vers la vallée verdoyante qui était sa destination, Kundalimon sentit le vent tourner. Depuis plusieurs semaines, depuis son départ de l’intérieur du continent en direction de la côte sud-ouest, il avait senti dans son dos un vent sec et âpre. Mais maintenant, c’était un vent très doux, presque une caresse, qui apportait du sud une foule d’étranges senteurs montant de la cité du peuple de chair qui s’étendait en contrebas.

Il ne pouvait qu’imaginer ce qu’étaient ces odeurs mystérieuses.

L’une pouvait être celle de serpents en période d’activité sexuelle, une autre évoquait des plumes en train de brûler et une troisième des animaux marins pris au filet et ramenés sur la terre ferme en se débattant furieusement. Et d’autres effluves encore qui n’étaient guère différents de ceux du Nid, les effluves de la terre noire que l’on trouvait dans les plus profondes galeries.

Mais il savait qu’il s’abusait. Il n’aurait pu être plus loin du Nid qu’à l’endroit où il se trouvait maintenant… Du Nid, de ses senteurs et de sa texture familières.

D’un sifflement et d’un coup de talon dans les flancs, Kundalimon arrêta son vermilion. Il respira profondément, à pleins poumons, les étranges odeurs mêlées qui s’élevaient de la ville, dans l’espoir qu’elles feraient de nouveau entièrement de lui un être de chair. Sans en avoir l’enveloppe corporelle, il était hjjk dans l’âme et il avait besoin ce jour-là d’être une créature de chair. Il lui fallait mettre de côté tout ce qu’il y avait de hjjk en lui et aller trouver ces êtres de chair comme s’il était l’un d’entre eux. Ce qu’il avait été autrefois, il y avait très longtemps.

Il serait obligé de parler leur langue, ou plutôt d’en rassembler les quelques bribes qui lui restaient de son enfance. D’absorber leur nourriture, même si elle lui soulevait le cœur. Et de trouver un moyen de toucher leur âme. Tant de choses dépendaient de lui.

Kundalimon était venu apporter au peuple de chair l’amour de la Reine, le plus beau présent qu’il connût. Les exhorter à Lui ouvrir leur cœur. Leur demander de se jeter dans Ses bras. Les implorer de laisser Son amour envahir leur âme. S’ils acceptaient tout cela, la paix de la Reine pourrait continuer de régner sur la Terre. Si sa mission échouait, ce serait la fin de la paix et la guerre ferait rage entre le peuple de chair et les hjjk… Les conflits, le gâchis, les pertes inutiles, l’arrêt de l’abondance du Nid.

C’est une guerre que la Reine ne souhaitait pas. La guerre ne faisait pas partie intégrante du plan du Nid et n’était décidée qu’en dernier recours. Mais les impératifs du plan du Nid étaient très clairs. Si le peuple de chair refusait de s’abandonner à l’amour de la Reine et de laisser Sa gloire répandre la joie en son cœur, la guerre serait inéluctable.

— En avant, dit-il au vermilion.

L’énorme animal écarlate commença à descendre pesamment le versant escarpé, vers la vallée à la végétation luxuriante.

Dans quelques heures, il atteindrait la Cité de Dawinno, la grande capitale méridionale, le nid principal du peuple de chair, la patrie de la plus importante colonie de cette race qui était autrefois La sienne.

Kundalimon contemplait avec un mélange d’émerveillement et de mépris la scène qui s’offrait à ses yeux. Tout était d’une extraordinaire richesse, mais quelque chose en lui n’éprouvait que dédain pour tant de douceur, un mépris profond pour cette surabondance. Partout où il portait son regard, la tête lui tournait devant une telle luxuriance. Toute cette végétation luisante de rosée dans la lumière du matin ! Une profusion de plantes grimpantes d’un vert doré s’élançant à l’assaut d’arbres gigantesques avec une folle vitalité ! Des branches d’arbrisseaux trapus, à la ramure étalée, pendaient de lourds fruits rouges qui donnaient l’impression de pouvoir étancher la soif d’un individu pendant au moins un mois. Sur des buissons touffus aux feuilles pelucheuses et bleutées poussaient des grappes colossales de baies bleu lavande luisantes. L’herbe dense aux feuilles écarlates, brillantes et charnues semblait prête à faire les délices du voyageur affamé.

Et les bandes criardes d’oiseaux dodus et caquetants, à la livrée d’un blanc immaculé et à l’énorme bec strié de bandes cramoisies… Les petits animaux aux yeux immenses se frayant un chemin avec force couinements dans l’enchevêtrement du sous-bois… Les minuscules insectes ailés, aux élytres parés des couleurs de l’arc-en-ciel…

C’est trop, se dit Kundalimon, c’est beaucoup trop, beaucoup, beaucoup trop. L’austérité de sa patrie septentrionale lui manquait et les immenses et mornes plaines où la découverte d’un arpent d’herbe flétrie donnait lieu à des chants et où l’on accueillait sa nourriture avec le respect dû par celui qui sait qu’il a eu beaucoup de chance de trouver une poignée de graines desséchées ou une bande d’herbe brûlée par le soleil.

Un pays comme celui-ci, où l’on n’avait même pas à se baisser pour trouver sa subsistance, semblait par trop luxuriant et prodigue. Cette contrée incitant au laisser-aller et à la facilité avait toutes les apparences d’un éden, mais en vérité, au lieu de leur apporter le bien-être, elle devait faire du tort à ses habitants sans méfiance. Quand l’alimentation est trop facile, ce ne peut être qu’au préjudice de l’âme. Dans un endroit comme celui-ci, on peut mourir plus facilement l’estomac plein que le ventre vide.

Et c’est pourtant dans cette vallée qu’il avait vu le jour. Mais il n’avait pas eu le temps de recevoir son empreinte, car il l’avait quittée trop tôt. Kundalimon était dans son dix-septième été et il avait passé les treize dernières années de sa vie tout au nord, chez les serviteurs de la Reine. Il faisait partie du Nid maintenant et il n’y avait plus rien de charnel en lui que son enveloppe de chair. Ces pensées étaient celles du Nid et son âme aussi. Quand il parlait, les sons qui lui venaient le plus facilement à la bouche étaient les cliquètements et les murmures rauques de la langue hjjk. Mais Kundalimon savait, même si rien ne le lui aurait fait avouer, que derrière tout cela se cachait l’implacable réalité de la chair. Son âme était celle du Nid, mais son bras était un bras de chair, et son cœur et ses reins étaient ceux du peuple de chair. Et maintenant, il retournait enfin dans la patrie des êtres de chair où il était venu au monde.

La cité du peuple de chair était un dédale de murs blancs et de tours nichés entre des collines très arrondies que baignait une immense étendue d’eau. Exactement comme l’avait dit le penseur du Nid. La ville s’élançait comme un gigantesque organisme tentaculaire l’assaut des hautes pentes verdoyantes qui bordaient le vaste golfe.

Comme il était étrange de vivre sur les hauteurs, en s’exposant de la sorte, dans une incroyable multiplicité de constructions enchevêtrées. Des constructions séparées si dures, si rigides, tellement différentes des galeries sinueuses du Nid. Et, entre les constructions, ces grands espaces béants…

Quel endroit bizarre et repoussant ! Et pourtant magnifique, dans son genre ! Comment quelque chose pouvait-il être en même temps repoussant et magnifique ? Kundalimon sentit son courage vaciller. Il savait n’être entièrement ni chair, ni Nid, et il se sentait brusquement perdu, une créature d’une race intermédiaire et incertaine, n’appartenant pas plus à un univers qu’à l’autre.

Mais cela ne dura que quelques instants. Ses craintes s’estompèrent et il sentit la force du Nid revenir en lui. Il était un serviteur dévoué de la Reine ; comment pourrait-il échouer ?

Il rejeta la tête en arrière et remplit ses poumons de l’air chaud du sud, chargé de senteurs aromatiques, mais aussi d’odeurs de la ville, d’odeurs du peuple de chair. Et il sentit son corps réagir et l’excitation monter en lui : l’appel de la chair à la chair. C’est naturel, songea Kundalimon, je suis un être de chair. Mais j’appartiens au Nid.

Je suis l’émissaire de la Reine des Reines. Je suis le porte-parole du Nid des Nids. Je suis la passerelle entre deux univers.

Il émit un cliquètement joyeux et continua d’avancer calmement. Au bout d’un certain temps, il distingua de petites silhouettes au loin, des êtres de chair qui regardaient dans sa direction et le montraient du doigt en poussant de grands cris. Kundalimon courba la tête et les salua de la main au passage, puis il éperonna son vermilion et poursuivit sa route vers la Cité de Dawinno.


À une journée de marche de la Cité de Dawinno, dans la région de lacs et de marécages qui, du pied des collines, s’étendait vers l’intérieur des terres, les chasseurs Sipirod, Kaldo Tikret et Vyrom traversaient prudemment les champs de fleurs-mousses d’un jaune éclatant. Une lourde brume dorée flottait dans l’air. C’était le pollen des fleurs-mousses mâles qui s’élevait en panaches pour aller féconder les champs de femelles un peu plus au sud. Un chapelet d’étroits lacs phosphorescents gorgés de longues algues bleues s’étirait devant les chasseurs. La journée venait à peine de commencer, mais la chaleur était déjà étouffante.

C’est le vieux Hresh, le chroniqueur, qui les avait envoyés là-bas. Il leur avait demandé de rapporter un couple de caviandis, ces petits animaux vifs et souples qui vivaient dans les contrées marécageuses.

Les caviandis étaient parfaitement inoffensifs, contrairement au reste de la faune de cette région, et les chasseurs avançaient avec la plus grande prudence. On pouvait mourir en très peu de temps dans les marécages et Hresh avait dû leur promettre un gros paquet d’unités d’échange pour qu’ils acceptent cette mission.

— Vous croyez qu’il veut les manger ? demanda Kaldo Tikret, un hybride à la fourrure chocolat clairsemée et teintée de l’or de la tribu Beng, aux yeux ternes et ambrés. Il parait que la chair du caviandi est savoureuse.

— Bien sûr qu’il va les manger, répondit Vyrom. Je vois le tableau d’ici… Assis avec sa compagne, le chef, et leur fille cinglée, vêtus de leurs plus beaux atours, en train de se goinfrer de caviandi rôti accompagné de grandes lampées de bon vin.

Il fit en riant un ample geste tranquillement obscène en balançant vivement son organe sensoriel de droite et de gauche. Vyrom avait la bouche édentée et il louchait, mais il était grand et vigoureux. C’était le fils d’Orbin, le robuste guerrier, mort l’année précédente, en mémoire de qui il portait encore un ruban de deuil rouge au bras.

— Voilà la vie des riches ! poursuivit-il. Manger et boire, boire et manger, c’est tout ce qu’ils font ! Et ils envoient de pauvres bougres comme nous risquer leur vie dans les marais pour attraper leurs caviandis. Nous devrions en prendre un autre pour nous-mêmes et le faire rôtir sur le chemin du retour, puisque nous avons fait tout ce trajet pour Hresh !

— Vous faites une belle paire d’idiots ! lança Sipirod en crachant par terre.

Avec son corps souple et son regard vif et perçant, la compagne de Vyrom était bien meilleur chasseur que les deux autres. Elle appartenait à la tribu des Mortiril, une petite peuplade absorbée depuis longtemps par les autres.

— Oui, reprit-elle, tous les deux ! Vous n’avez donc pas entendu le chroniqueur dire qu’il avait besoin des caviandis pour ses expériences ? Il veut les étudier, il veut leur parler, il veut apprendre leur histoire.

— Je me demande bien quelle histoire peuvent avoir les caviandis, ricana Vyrom. Ce sont des animaux et rien d’autre.

— Tais-toi ! ordonna sèchement Sipirod. Il y a d’autres animaux par ici qui se régaleraient de ta chair. Reste attentif à ce que tu as à faire. Si nous sommes astucieux, nous sortirons d’ici sains et saufs.

— Et si nous avons de la chance, ajouta Vyrom.

— Oui, je suppose. Mais la chance sourit à ceux qui sont astucieux. Allez, en route.

Elle tendit le doigt devant elle, vers la végétation tropicale saturée d’humidité. Des khuts aux grands yeux à facettes, ces mouches énormes, grosses comme la moitié de la tête d’un homme, tournoyaient en vrombissant dans l’air jaunâtre, et d’un mouvement vif comme l’éclair de leurs tentacules gluants capturaient de petits oiseaux dont elles aspiraient les tissus. Des steptors suspendus par la queue et lovés autour des branches d’arbres à l’écorce huileuse cherchaient des poissons dans les eaux sombres des lacs marécageux. Un autre animal au corps arrondi, au bec allongé, à la fourrure couleur de boue et aux yeux comme des soucoupes vertes, perché sur ses longues pattes nues comme sur des échasses, parcourait les bas-fonds d’une démarche gauche et saisissait dans la vase les petites proies dont il se nourrissait d’un mouvement du bec d’une étonnante efficacité. Au loin, une créature qui devait être d’une taille gigantesque mugissait sans discontinuer, un cri sourd et prolongé à donner des frissons.

— Où sont donc les caviandis ? demanda Vyrom.

— Au bord des cours d’eau rapides, répondit Sipirod, ceux qui alimentent tous ces lacs stagnants. Nous en verrons sur l’autre rive.

— J’aimerais bien en avoir fini en une heure, dit Kaldo Tikret, pour pouvoir rentrer en ville en un seul morceau. Quelle bêtise de risquer notre vie pour une poignée de ces saletés d’unités d’échange…

— Une grosse poignée, dit Vyrom.

— Qu’importe ! Cela n’en vaut pas la peine.

Ils avaient discuté pendant le trajet du danger qu’ils couraient de tomber sur quelque chose de vraiment affreux. Cela a-t-il un sens de mourir pour quelques unités d’échange ? Bien sûr que non, mais comment faire autrement ? Si l’on veut manger régulièrement, on va chasser où on nous dit de chasser et on attrape ce qu’on nous dit d’attraper. C’est comme ça. On fait ce qu’on nous dit de faire.

— Finissons-en, dit Kaldo Tikret.

— D’accord, dit Sipirod, mais il faut d’abord traverser le marécage.

Ouvrant la marche, elle avança sur la pointe des pieds, comme si elle redoutait que le sol spongieux l’aspire si elle appuyait de tout son poids. Le pollen s’épaississait à mesure qu’ils approchaient du plus proche des lacs. Il s’accrochait à leur fourrure et obstruait leurs narines. L’air semblait devenir palpable et la chaleur était oppressante. Même pendant les rigueurs du Long Hiver, le climat de cette contrée avait dû garder une certaine douceur et maintenant, tandis que d’année en année le Printemps Nouveau apportait une chaleur accrue, une moiteur étouffante, à peine supportable, régnait sur la région des lacs.

— Toujours pas de caviandis en vue ? demanda Vyrom.

— Pas encore, répondit Sipirod en secouant la tête. Au bord des cours d’eau. Les cours d’eau.

Ils poursuivirent leur lente progression tandis que le grondement lointain s’amplifiait.

— On dirait un gorynth, dit Kaldo Tikret, l’air sombre. Il vaudrait peut-être mieux changer de direction.

— Les caviandis sont là-bas, dit Sipirod.

— Et nous allons risquer notre vie pour que le chroniqueur puisse s’amuser à étudier ses caviandis, poursuivit Kaldo Tikret en se renfrognant. Par les Cinq, ce doit être leur accouplement qu’il veut étudier ! Qu’en pensez-vous ?

— Pas lui ! répliqua Vyrom en riant. Je parie qu’il se soucie de l’accouplement comme d’une crotte de hjjk !

— Il a quand même dû le faire une fois, poursuivit Kaldo Tikret, puisqu’il a eu Nialli Apuilana.

— Cette petite peste…

— Je me demande si c’est bien lui qui l’a faite… Si tu veux mon avis, elle a poussé toute seule dans le ventre de Taniane, sans que Hresh y soit pour quelque chose. Elle n’a absolument rien de lui et, en les regardant, on dirait deux sœurs plutôt qu’une mère et sa fille…

— Taisez-vous, dit Sipirod en lançant un regard noir aux deux hommes.

— Mais il paraît que Hresh est trop absorbé par ses travaux et ses sortilèges pour avoir un peu de temps à consacrer à l’accouplement. Quel gâchis ! Croyez-moi, si je pouvais avoir l’une d’elles dans mon lit pendant une heure, que ce soit la mère ou la fille…

— Ça suffit ! lança Sipirod d’un ton très sec. Si vous n’avez aucun respect pour le chef ni pour sa fille, essayez au moins d’en avoir un peu pour votre propre vie ! Vos paroles sont une véritable trahison ! Et nous avons notre mission à accomplir. Regardez là-bas !

— C’est un caviandi ? murmura Vyrom.

Sipirod hocha la tête en silence. À une centaine de pas devant eux, là où un cours d’eau étroit et rapide se jetait dans le lac stagnant envahi par les algues, un animal de la taille d’un petit enfant, penché sur la rive, laissait tremper dans l’eau ses grosses pattes qu’il agitait pour attirer le poisson. Une crinière raide et dorée couvrait le cou et le dos de son mince corps pourpre. Sipirod fit signe aux deux hommes de ne pas faire de bruit et commença de ramper silencieusement derrière l’animal. Le caviandi se retourna au dernier moment, émit une sorte de petit soupir de surprise et demeura pétrifié.

Puis, se redressant lentement, l’animal leva les deux pattes avant en ce qui ressemblait à un geste de soumission. Le caviandi avait des membres courts et dodus, et ses doigts tendus n’avaient pas l’air très différents de ceux des chasseurs. Dans ses yeux violets brillait une lueur d’intelligence que nul ne s’attendait à y trouver.

Tout le monde demeura immobile.

Au bout d’un long moment, le caviandi bondit pour se mettre à couvert, mais il commit l’erreur d’essayer de gagner l’abri de la forêt au lieu de se jeter dans l’eau. Sipirod fut plus rapide que lui. Elle se rua en avant, plongeant et glissant sur le sol boueux dans lequel elle imprima une longue trace. Tenant l’animal par le cou et par la taille, elle le leva à bout de bras. Le caviandi affolé se mit à couiner et à se débattre jusqu’à ce que Vyrom le saisisse et le fourre dans un sac que Kaldo Tikret se chargea de ficeler.

— Et d’un, dit Sipirod avec satisfaction. Une femelle.

— Reste là pour la garder, dit Vyrom à Kaldo Tikret. Nous allons en attraper un autre et nous pourrons partir d’ici.

— Faites vite, dit Kaldo Tikret en enlevant une boule de pollen jaune qui s’était formée dans les poils entourant sa bouche. Je n’ai pas envie de rester ici tout seul.

— Bien sûr, répliqua Vyrom d’un ton railleur. Des hjjk pourraient sauter sur toi et t’enlever.

— Des hjjk ! s’écria Kaldo Tikret en riant. Tu crois que j’ai peur des hjjk ?

En quelques mouvements prestes des deux mains, il dessina dans l’air la longue silhouette sèche d’un homme-insecte, les étranglements entre la tête et le thorax, et entre le thorax et l’abdomen, la tête étroite et anguleuse, le bec pointu et les membres articulés.

— Si un hjjk venait m’embêter, je lui arracherais les jambes sans hésiter, ajouta Kaldo Tikret en mimant énergiquement l’action, et je les lui fourrerais dans le derrière. Et que viendraient faire des hjjk dans un pays aussi chaud ? Mais ce ne sont pas les dangers qui manquent. Soyez gentils, dépêchez-vous.

— Nous ferons aussi vite que possible, dit Sipirod.

Mais la chance avait tourné. Pendant une heure et demie, les deux chasseurs, la fourrure trempée et constellée de taches dorées, pataugèrent en vain dans les marécages. Le ciel était obscurci par le pollen que les fleurs-mousses projetaient sans discontinuer et tout ce qu’il y avait de phosphorescent et de luminescent dans la jungle luisait et palpitait. Des arbres-lanternes brillaient comme des fanaux, la mousse émettait des reflets dorés et les lacs avaient des miroitements bleutés. Mais ils ne trouvèrent pas trace d’autres caviandis.

Ils finirent par faire demi-tour. En approchant de l’endroit où ils avaient laissé Kaldo Tikret, ils entendirent soudain un cri rauque, un appel au secours étranglé.

— Vite ! s’écria Vyrom. Il a des ennuis !

— Attends, dit Sipirod en saisissant son compagnon par le poignet.

— Pourquoi ?

— S’il lui est arrivé quelque chose, il ne sert à rien de prendre des risques tous les deux. Laisse-moi passer devant pour voir ce qu’il lui est arrivé.

Elle se glissa dans les broussailles et déboucha près de la rive. L’immense cou noir et luisant d’un gorynth, peut-être le monstre dont ils avaient entendu les mugissements, se dressait au-dessus du lac. Le corps gigantesque était presque entièrement immergé ; seul le dessus incurvé du dos, semblable à une rangée de barrils flottants, était visible. Mais le cou, cinq fois long comme un homme et agrémenté de triples rangées d’excroissances coniques, s’agitait hors de l’eau ; à l’extrémité se trouvait le corps de Kaldo Tikret, emprisonné entre deux puissantes mâchoires. Il appelait encore à l’aide, mais sa voix se faisait de plus en plus faible. Il allait bientôt être entraîné sous l’eau.

— Vyrom ! s’écria Sipirod.

Il arriva en courant, la lance brandie. Mais où viser ? La petite partie visible du corps du gorynth était cuirassée d’énormes écailles chevauchantes sur lesquelles la lance rebondirait. Le long cou, plus vulnérable, était une cible difficile à atteindre et il le vit s’enfoncer lentement, entraînant inexorablement Kaldo Tikret dans les flots turbides et seules des bulles sombres remontèrent à la surface.

L’eau bouillonna pendant quelques instants et les deux chasseurs observèrent la scène en silence, tiraillant nerveusement leur fourrure.

— Regarde ! dit soudain Sipirod. Un autre caviandi ! Là-bas, près du sac. Il doit essayer de libérer sa femelle.

— On ne peut rien essayer de faire pour Kaldo Tikret ?

— Que veux-tu faire ? demanda-t-elle. Sauter dans l’eau pour le repêcher ? Tu ne comprends donc pas que c’est fini pour lui ? Oublie-le maintenant ! Nous avons encore nos caviandis à rapporter ; c’est pour cela que nous sommes payés. Plus vite nous trouverons le second, plus vite nous pourrons décamper de cet endroit maudit et regagner Dawinno. Oui, ajouta-t-elle en contemplant la surface de l’eau redevenue parfaitement lisse, c’est fini pour lui. Te souviens-tu de ce que nous avons dit tout à l’heure : la chance sourit à ceux qui sont astucieux.

— Kaldo Tikret n’a pas eu de chance, dit Vyrom en frissonnant.

— Il n’a pas été très astucieux non plus… Je vais essayer d’avancer discrètement jusqu’à la rive et toi, tu me suivras avec l’autre sac…


Dans le centre de Dawinno, le secteur officiel, une salle de travail au deuxième sous-sol de la Maison du Savoir : lumières vives, bancs de laboratoire en désordre, fragments d’antiques civilisations éparpillés dans toute la pièce. Plor Killivash appuie délicatement sur le bouton du petit instrument tranchant qu’il tient à la main. Un rayon de lumière pâle en sort et baigne l’objet ovoïdal et puant, de la taille d’un boisseau, qu’il étudie depuis une semaine. Il règle le faisceau pour faire une petite entaille, puis une autre et encore une autre, traçant une ligne très fine sur le pourtour du mystérieux objet.

C’est un pêcheur qui l’avait apporté la semaine précédente en affirmant que c’était une relique de la Grande Planète, un coffre renfermant un trésor de l’antique race des seigneurs des mers. Tout ce qui avait trait aux seigneurs des mers était du ressort de Plor Killivash. La surface de l’objet était couverte d’un agglomérat d’éponges, de corail et d’algues roses, et de l’eau de mer sale suintait sans interruption de l’intérieur. Quand on frappait ses flancs avec une clé, il produisait un son caverneux. Plor Killivash n’en attendait absolument rien.

Si Hresh avait été là, il se serait peut-être senti moins découragé, mais, ce jour-là, le chroniqueur était absent de la Maison du Savoir –, il rendait visite à Thu-kimnibol, son demi-frère, dont la compagne, la dame Naarinta, était gravement malade. Comme à l’accoutumée Plor Killivash, l’un des trois assistants chroniqueurs, avait énormément de peine à prendre son travail au sérieux en l’absence de Hresh. Quand il se trouvait dans la Maison du Savoir, le chroniqueur réussissait à insuffler à chacun le sentiment de l’importance de ses travaux. Mais dès qu’il quittait le bâtiment, l’exaltation retombait et tous les vestiges et fragments de l’histoire devenaient subitement des objets inutiles, exhumés des décombres d’une antiquité justement jetée aux oubliettes de l’histoire. L’étude du passé semblait aussitôt n’être qu’un vain passe-temps, une quête futile et dérisoire dans des tombeaux à l’atmosphère confinée, ne renfermant rien d’autre que l’odeur nauséabonde de la mort.

Plor Killivash était un robuste descendant de la tribu Koshmar. Il était allé à l’Université, ce dont il tirait une grande fierté, et avait bon espoir de devenir un jour chroniqueur en chef. Il était sûr de tenir la corde, car il était le seul Koshmar parmi les assistants. Io Sangrais était Beng et Chupitain Stuld appartenait à la petite tribu Stadrain.

Eux aussi, bien entendu, étaient allés à l’Université, mais il y avait d’excellentes raisons politiques pour interdire un Beng d’accéder à la fonction de chroniqueur et il était inimaginable d’y élever un jour un représentant d’un groupe aussi négligeable que les Stadrain. Mais Plor Killivash songeait depuis quelque temps qu’il lui serait bien égal d’être supplanté par l’un ou l’autre. Quelqu’un d’autre que lui pourrait succéder à Hresh comme chroniqueur en chef, quelqu’un d’autre que lui pourrait superviser la tâche fastidieuse de fouiller dans l’accumulation de décombres millénaires.

Tout comme Hresh avant lui, il avait voué une passion presque exclusive à l’étude et à la compréhension des mystères des fondements de l’histoire de la Terre en haut de laquelle se trouvait maintenant la toute nouvelle civilisation créée par le Peuple, comme un petit pois au sommet d’une pyramide. Il avait aspiré de toutes ses forces à creuser très profondément, au-delà de la période d’aridité glacée du Long Hiver, pour pénétrer les merveilles de la Grande Planète… Ou même – pourquoi fixer des limites ? – atteindre les couches les plus profondes, celles qui recouvraient les empires totalement inconnus et perdus dans la nuit des temps de l’ère des humains, les anciens maîtres de la Terre, bien avant l’avènement de la Grande Planète. Il ne faisait aucun doute pour Plor Killivash que, quelque part sous les décombres des civilisations qui avaient succédé à la leur, il existait des vestiges du temps des humains.

Tout cela lui avait semblé merveilleusement exaltant. Vivre des myriades d’existences étalées sur des millions d’années. Fouler le sol de la vieille Terre en ayant le sentiment d’avoir été présent à l’époque où elle se trouvait au carrefour de toutes les planètes. Emplir son esprit de visions étonnantes, de langages inconnus, des pensées d’autres cerveaux à l’intelligence indicible. Assimiler et comprendre tout ce qui avait été de toute éternité sur cette grande planète qui en avait tant vu depuis que la vie y était apparue, tous les royaumes qui s’y étaient succédé depuis l’aube des temps.

Il était encore jeune à l’époque et c’étaient les songes d’un garçon pour qui les considérations pratiques n’entraient pas en ligne de compte. Plor Killivash était maintenant âgé de vingt ans et il avait appris à quel point il était difficile de ressusciter le passé. Sous la pression implacable de la réalité, sa passion dévorante de découverte des secrets du passé était en train de s’effriter, tout comme celle de Hresh lui-même, qui déclinait manifestement d’année en année. Mais Hresh avait bénéficié de l’aide miraculeuse d’appareils miraculeux de l’époque de la Grande Planète, devenus inutilisables, qui lui avaient permis d’avoir des visions des civilisations antérieures. Pour lui qui n’avait jamais eu ces merveilleuses inventions à sa disposition, le travail du chroniqueur semblait se résumer à de pénibles et fastidieuses recherches apportant beaucoup plus de frustrations que de satisfactions.

Pensées maussades pour une journée maussade. Plor Killivash se prépara maussadement à découper l’objet venu de la mer.

La silhouette élancée de Chupitain Stuld s’encadra soudain dans l’embrasure de la porte. Elle souriait et la gaieté brillait dans ses yeux d’un violet soutenu.

— Tu n’as pas encore fini de le découper ? Je croyais te trouver à l’intérieur de ce machin.

— Je n’en ai plus pour longtemps. Si tu veux, tu peux rester pour la grande révélation.

Il essayait de prendre un ton enjoué, car il ne voulait surtout pas laisser transparaître son désenchantement.

Il savait qu’elle avait ses propres frustrations, qu’elle se sentait elle aussi de plus en plus désorientée devant l’amoncellement de vestiges effrités et érodés que renfermait la Maison du Savoir.

— Que sont devenus tes machins à toi, avec lesquels tu t’amusais tant ? demanda-t-il en lui lançant un regard en coin. Ceux que les fermiers ont découverts à la gorge de Senufit.

— Ce coffret rempli de saloperies ? demanda Chupitain Stuld avec un petit rire sans joie. Rien que du sable et de la rouille.

— Je croyais que tu m’avais dit qu’il datait d’avant la Grande Planète, qu’il avait sept ou huit millions d’années.

— Eh bien, ce n’est que du sable et de la rouille vieux de sept ou huit millions d’années ! J’espérais que tu aurais plus de chance que moi.

— Tu parles !

— On ne peut jamais savoir, dit Chupitain Stuld en s’avançant vers la table. Je peux t’aider ?

— Volontiers. Peux-tu positionner le collier de serrage ? J’ai presque fini de découper et nous allons bientôt pouvoir soulever la partie supérieure.

Chupitain Stuld mit le collier en position et le serra tandis que Plor Killivash effectuait les derniers réglages d’intensité sur son coupoir. Il avait l’impression d’avoir les doigts trop gros, calleux et malhabiles, et il regrettait que Chupitain Stuld ne soit pas restée dans son propre laboratoire. Elle était ravissante… menue, fragile et si belle, avec la douce fourrure d’un vert-jaune si courant dans sa tribu. Elle portait ce jour-là une écharpe jaune et une cape bleu roi, fort élégante. Ils étaient partenaires d’accouplement depuis déjà plusieurs mois et s’étaient unis deux ou trois fois pour un couplage, mais il regrettait quand même qu’elle fût là. Il avait le pressentiment qu’il allait tout gâcher en faisant la dernière incision et il détestait savoir qu’elle assisterait à son ratage.

Bon, se dit-il, assez tergiversé. Il vérifie une dernière fois ses réglages et respire un grand coup. Il se force enfin à presser le mécanisme de déclenchement. Le rayon jaillit et attaque la carapace du mystérieux objet marin. Une morsure rapide, puis il coupe le faisceau. Une ligne sombre se dessine sur le pourtour de l’objet La moitié supérieure glisse insensiblement sur l’autre.

— Tu veux que je tire sur le harnais du collier de serrage ? demanda Chupitain Stuld.

— Oui. Juste un peu.

— Ça vient, Plor Killivash ! Le couvercle va se soulever !

— Doucement… Là… doucement…

— Ce serait merveilleux s’il était rempli d’amulettes et de bijoux des seigneurs des mers ! Il y aurait peut-être aussi un récit de l’histoire de la Grande Planète. Écrit sur des feuilles indestructibles de métal doré…

— Et pourquoi pas un seigneur des mers plongé dans un profond sommeil et attendant d’être réveillé pour nous raconter tout ce que nous voulons savoir sur sa race ? poursuivit Plor Killivash en riant.

Les deux moitiés se séparaient lentement La partie supérieure se souleva de l’épaisseur d’un doigt, de deux, puis de trois. Un flot d’eau de mer se déversa quand la dernière membrane se brisa.

Plor Killivash retrouva fugitivement une partie de l’excitation qu’il éprouvait à son arrivée à la Maison du Savoir, cinq ou six ans plus tôt, lorsqu’il avait chaque jour le sentiment grisant de faire de merveilleuses incursions dans les mystères du passé. Mais il y avait gros à parier que ce nouvel objet n’aurait aucune valeur ; sept mille siècles après sa ruine, il restait très peu de vestiges de la Grande Planète à découvrir. L’inexorable travail des glaciers sur toute la surface du globe en avait effacé presque toutes les traces.

— Tu vois quelque chose ? demanda Chupitain Stuld en essayant de regarder par-dessus le bord.

— Tu avais raison, c’est plein d’amulettes et de bijoux. Et il y a tout un tas de machines en parfait état de marche.

— Oh ! Je t’en prie !

— Très bien, soupira Plor Killivash. Viens voir.

Il la souleva pour la jucher sur son bras et ils se penchèrent tous les deux pour regarder à l’intérieur.

Ils découvrirent neuf globes violacés et translucides, gros comme la tête d’un homme et ayant l’aspect du parchemin, fixés à la paroi de l’étrange récipient par des bandes serrées de tégument caoutchouteux. On percevait à l’intérieur des formes aux contours imprécis, des sortes d’organes rabougris et putréfiés, et il se dégageait une violente odeur de pourriture. C’était tout. Il n’y avait rien d’autre qu’une couche de sable blanc et humide accrochée aux parois et un peu d’eau opaque au fond du contenant.

— Je crains qu’il n’y ait pas de bijoux des seigneurs des mers, dit Plor Killivash.

— Le pêcheur cru voir au fond de la baie, à l’endroit où il a remonté ce machin, les colonnes de pierre brisées d’une cité en ruine qui dépassaient du sable. Il avait dû boire un peu trop de vin au déjeuner.

Chupitain Stuld leva les yeux qu’elle avait gardés fixés à l’intérieur du contenant.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle en réprimant un frisson. On dirait des œufs ?

— L’ensemble formait probablement un œuf gigantesque, répondit Plor Killivash avec un haussement d’épaules, et je n’aimerais pas me trouver face à face avec l’animal qui l’a pondu. Je suppose que ce sont des embryons de monstres marins que nous distinguons. Des embryons morts. Je ferais mieux de consigner notre découverte et de sortir tout cela d’ici. Cela va bientôt empester.

Il entendit un bruit derrière lui et vit la tête de Io Sangrais apparaître dans le chambranle de la porte. Ses yeux rouges de Beng étaient pétillants de malice. Io Sangrais était un jeune homme espiègle et facile à vivre. Il y avait de l’espièglerie jusque dans son casque tribal, une calotte ajustée de métal bleu sombre, surmontée de trois tiges de roseau laqué rouge tire-bouchonnant d’une manière grotesque.

— Eh bien, je vois que tu as enfin réussi à l’ouvrir.

— Oui, dit Plor Killivash d’une voix morne, et, comme on pouvait s’y attendre, j’ai mis la main sur un véritable trésor. Une demi-douzaine d’embryons de monstres marins en putréfaction. Encore une grande victoire à mettre au crédit des hardis investigateurs du passé. Tu es venu pour me mettre en boîte ?

— Tu sais bien que ce n’est pas mon genre, dit Io Sangrais d’une voix vibrante de feinte innocence. Non, je suis venu t’informer de la grande victoire que je viens de remporter.

— Je vois. Tu as enfin achevé la traduction de ta vieille chronique Beng et elle regorge de formules magiques et d’enchantements qui permettent de transformer l’eau en vin ou le vin en eau, selon ton envie du moment.

— Épargne-moi tes sarcasmes. Il s’agit en l’occurrence d’une chronique non pas Beng, mais d’une minuscule tribu phagocytée depuis bien longtemps par les Beng. Et la seule chose dont elle regorge, c’est de descriptions, un véritable catalogue des pierres sacrées constituant la collection de la tribu. Les pierres elles-mêmes ayant disparu il y a dix mille ans…

— Il faut fêter cela ! dit Chupitain Stuld en riant. Les chercheurs émérites de la Maison du Savoir continuent de débrouiller les mystères du passé à une vitesse prodigieuse !


Ce jour-là, c’était au tour de Husathirn Mueri de siéger sur le trône de justice, sous la grande coupole centrale de la Basilique, une tâche qu’il accomplissait par roulement quotidien avec les princes Thu-kimnibol et Puit Kjai. Il était en train de subir les doléances de deux marchands de grains qui demandaient réparation contre un de leurs concurrents qu’ils accusaient de les avoir escroqués quand on lui apprit qu’un étrange visiteur venait d’arriver dans la cité.

C’est Curabayn Bangkea, le capitaine de la garde municipale en personne, qui vint lui annoncer la nouvelle. C’était un homme d’une robuste constitution qui aimait à plastronner et à se pavaner, coiffé d’un gigantesque et rutilant casque doré, une fois et demie gros comme sa tête et hérissé de cornes et de lames ridicules. Il portait ce jour-là ce casque que Husathirn Mueri trouvait à la fois amusant et agaçant.

Il n’y avait pas de mal à porter un casque, bien entendu, et la plupart des gens s’en coiffaient maintenant, qu’ils fassent ou non remonter leur ascendance à la tribu des Beng. Et Curabayn Bangkea était un Beng de pure souche. Mais Husathirn Mueri, Beng lui-même du côté de son père et Koshmar par sa mère, avait le sentiment que le capitaine de la garde en faisait un peu trop.

Husathirn Mueri n’était pas homme à faire des cérémonies, un trait de caractère qu’il tenait peut-être de sa mère, une femme douce et modeste, et il n’était guère impressionné par des hommes comme le capitaine qui se frayaient un chemin dans la vie en usant de leur force et de leur air bravache. Il était lui-même assez frêle, avec une taille fine et des épaules tombantes. Sa fourrure noire et dense portant de-ci, de-là des rayures d’un blanc éclatant était presque aussi douce que celle d’une femme. Mais sa fragilité était trompeuse ; il était vif et agile, et son corps, à l’instar de son esprit, possédait une grande vigueur dont il convenait de se méfier.

— Que la grâce de Nakhaba soit sur vous, déclara Curabayn Bangkea avec grandiloquence en s’avançant vers le trône, la tête inclinée en signe de respect.

Pour faire bonne mesure, il fit le signe de Yissou le Protecteur et celui de Dawinno le Destructeur, deux des déités Koshmar. Cela pouvait toujours servir quand on avait affaire à un sang-mêlé.

Husathirn Mueri, qui estimait en son for intérieur que tout le monde perdait trop de temps en bénédictions et gesticulations, se contenta de lui adresser négligemment le signe de Yissou.

— Que se passe-t-il, Curabayn Bangkea ? Il faut que je m’occupe de ces marchands de haricots en colère et je n’ai pas besoin de nouvelles complications pour aujourd’hui.

— Pardonnez-moi, Votre Grâce. Un étranger a été arrêté aux portes de la cité.

— Un étranger ? Quel genre d’étranger ?

— Je n’en sais pas plus que vous, répondit Curabayn Bangkea en haussant si violemment les épaules qu’il faillit projeter par terre son casque colossal. Un étrange étranger, c’est tout ce que je puis dire. Un jeune homme de seize à dix-sept ans, maigre comme un coucou. Il donne l’impression de n’avoir jamais mangé à sa faim. Il est arrivé du nord en chevauchant le plus gros vermilion que j’aie jamais vu. Des fermiers l’ont trouvé en train de piétiner leurs champs, près de la vallée d’Emmakis.

— Et vous me dites qu’il vient d’arriver ?

— Il y a à peu près deux jours. Deux et demi, pour être précis.

— Et il chevauchait un vermilion ?

— Un vermilion grand comme une maison et demie, dit le capitaine des gardes en écartant les bras. Mais attendez, il y a mieux… Le vermilion porte une bannière hjjk autour du cou et des emblèmes hjjk cousus aux oreilles. Et, du haut de sa monture, le garçon s’adresse aux gens en faisant de petits bruits secs comme ceux des hjjk.

Curabayn Bangkea posa les deux mains sur sa gorge et commença à émettre une série de cliquètements et de sons rauques.

— Enfin, poursuivit-il, vous connaissez les sons affreux qu’ils émettent. Nous l’interrogeons depuis que les fermiers nous l’ont amené et il n’y a rien d’autre à tirer de lui. Il prononce de loin en loin un mot que nous parvenons plus ou moins à comprendre. Il dit : paix, il dit : amour, il dit : la Reine.

— Et son écharpe ? demanda Husathirn Mueri, l’air soucieux. Est-ce une tribu que nous connaissons ?

— Il n’a pas d’écharpe, ni de casque. Ni rien qui puisse indiquer qu’il vient de la Cité de Yissou. Il peut naturellement venir de l’une des cités orientales, mais cela m’étonnerait fort. Je pense que ce qu’il est ne fait aucun doute.

— Et alors, qu’est-il ?

— Un fugitif.

— Un fugitif, répéta pensivement Husathirn Mueri. Un prisonnier des hjjk en fuite… C’est bien ce que vous êtes en train de suggérer ?

— Cela tombe sous le sens. Votre Grâce. Il y a l’empreinte des hjjk sur lui. Il n’y a pas que les sons qu’il émet. Il porte aussi un bracelet qui semble sculpté dans une carapace de hjjk polie, un bracelet d’un jaune vif, avec une bande noire, et un pectoral de la même matière. C’est tout ce qu’il porte, juste ces morceaux de carapace de hjjk. Que pourrait-il être d’autre qu’un fugitif, Votre Grâce ?

Husathirn Mueri plissa les yeux. L’iris en était couleur d’ambre, la marque du mélange dont il était issu, et le regard pénétrant.

Il arrivait de temps en temps qu’un groupe errant de hjjk tombe sur un enfant égaré et disparaisse en l’emmenant. Nul ne savait pourquoi. Voir leur rejeton enlevé par les hjjk était la hantise de tous les parents. On ne retrouvait jamais la plupart de ces enfants, mais, de loin en loin, l’un d’eux réussissait à s’échapper et à revenir auprès des siens, après une absence de quelques jours, de plusieurs semaines, ou même d’un certain nombre de mois. Ceux qui revenaient semblaient profondément bouleversés et changés d’une manière indéfinissable, comme si cette période de captivité avait été une horreur sans nom. Aucun d’eux n’avait jamais accepté de dire un seul mot sur son expérience au sein du peuple des insectes et les interroger là-dessus était considéré comme un acte de cruauté.

À la seule pensée des hjjk, Husathirn Mueri avait un mouvement de répulsion et il ne pouvait imaginer torture plus atroce que d’être contraint de vivre en leur compagnie.

Il n’en avait vu qu’une seule fois dans sa vie, quand il était encore un jeune garçon, à Vengiboneeza, l’ancienne capitale des yeux de saphir où quelques tribus du Peuple s’étaient établies à la fin du Long Hiver. Mais cette seule et unique fois lui avait suffi. Jamais il ne pourrait oublier les insectes à l’air sinistre, plus grands que n’importe quel homme, étranges, effrayants, répugnants. Une telle multitude était venue infester Vengiboneeza que toute la tribu des Beng qui, après plusieurs années d’errance, s’était installée dans les bâtiments en ruine de la Grande Planète, avait été obligée de fuir la cité. Sous une pluie diluvienne et dans des conditions climatiques rigoureuses, ils avaient péniblement traversé les interminables plaines côtières avant d’atteindre enfin Dawinno, la nouvelle cité septentrionale que la tribu Koshmar avait édifiée sous la conduite de Hresh après son propre exode, où ils avaient trouvé refuge.

Il avait encore en mémoire un souvenir très vif de ce pénible voyage. Il n’était âgé que de cinq ans à l’époque et sa sœur Catiriil avait un an de moins que lui.

— Pourquoi devons-nous quitter Vengiboneeza ? demandait-il avec insistance.

Et, chaque fois, sa mère, la douce et patiente Torlyri, lui faisait la même réponse.

— Parce que les hjjk ont décidé qu’ils voulaient la garder pour eux seuls.

— Pourquoi ne les tuez-vous pas tous, toi et tes amis ? demandait-il alors à son père, la voix vibrante de colère.

— Nous le ferions si c’était possible, mon garçon, lui répondait Trei Husathirn. Mais, pour chacun de tes cheveux, il y a dix hjjk à Vengiboneeza. Et ils sont encore beaucoup plus nombreux dans le nord, d’où ceux-là sont venus.

Tout au long de l’interminable trajet qui devait les mener à Dawinno, Husathirn Mueri avait été réveillé toutes les nuits par des rêves affreux dans lesquels les hjjk étaient toujours présents. Il les voyait dans son sommeil, penchés sur lui dans l’obscurité, agitant leurs griffes poilues, faisant claquer leur bec effrayant, leurs grands yeux brillants de malveillance.

Ces souvenirs remontaient à vingt-cinq ans, mais il lui arrivait encore de rêver des hjjk.

C’était une ancienne race, le seul des Six Peuples habitant la planète pendant la période bienheureuse ayant précédé le Long Hiver qui avait réussi à survivre cet âge de glace et de ténèbres. Husathirn Mueri s’offensait de cette ancienneté, lui qui était issu d’une race si jeune, d’un peuple dont les ancêtres n’étaient encore que des animaux à l’époque de la Grande Planète. Cela lui rappelait à quel point la suprématie que le Peuple s’attachait à revendiquer était précaire ; cela lui rappelait que le Peuple n’occupait le territoire qui était le sien que faute d’opposition, simplement parce que les hjjk ne semblaient aucunement intéressés par ces régions et que les autres races de la Grande Planète – yeux de saphir, seigneurs des mers, végétaux, mécaniques et humains – avaient disparu depuis longtemps de la surface du globe.

Les hjjk qui ne s’étaient pas laissé déposséder par le Long Hiver provoqué par les étoiles de mort possédaient encore la majeure partie de la planète. Tout le nord leur appartenait et sans doute une grande partie de l’orient, même si plusieurs tribus du Peuple y avaient bâti des cités, au moins au nombre de cinq, des agglomérations connues uniquement de nom et par ouï-dire des habitants de Dawinno. Ces cités – Gharb, Ghajnsielem, Cignoi, Bornigrayal et Thisthissima – étaient si éloignées que tout contact avec elles était presque impossible. Les hjjk occupaient tout le reste de la surface terrestre. Ils constituaient l’obstacle principal à l’expansion progressive du Peuple qui accompagnait le réchauffement de l’atmosphère dû au Printemps Nouveau. Pour Husathirn Mueri, les hjjk étaient les ennemis et le resteraient à jamais. Si c’était en son pouvoir, il les anéantirait jusqu’au dernier.

Mais il savait, comme son père, Trei Husathirn, l’avait su avant lui, que c’était impossible. Tout ce que le Peuple pouvait espérer, c’était de tenir bon face aux hjjk, de préserver la sécurité et l’intégrité des territoires qu’il occupait, d’empêcher tout empiétement des hjjk. Le Peuple parviendrait peut-être même à les repousser petit à petit et à grignoter quelques portions de territoire contrôlées par les insectes. Mais Husathirn avait pleinement conscience qu’il était parfaitement utopique de rêver, comme le faisaient certains autres princes de la cité, à une défaite totale des hjjk. C’était un ennemi invincible et qui le resterait à jamais.

— Il y a une autre possibilité, reprit Curabayn Bangkea.

— Quelle possibilité ?

— Que ce garçon ne soit pas un simple fugitif, mais une sorte d’émissaire des hjjk.

— Un quoi ?

— Ce n’est qu’une hypothèse, Votre Grâce… Nous n’en avons pas la moindre preuve. Mais il y a quelque chose en lui… Dans son attitude si polie, si tranquille, disons même solennelle, dans cette envie qu’il montre de s’exprimer, dans ces quelques mots comme « paix, amour, la Reine » qu’il réussit à articuler de temps en temps… Ce que je veux dire, c’est qu’il n’a vraiment pas l’air d’un fugitif ordinaire. Il m’est brusquement venu à l’esprit qu’il s’agissait peut-être d’une sorte d’ambassadeur envoyé par la grande reine du peuple des insectes pour nous remettre un message particulier. C’est ainsi que je vois les choses, Votre Grâce, si vous voulez bien pardonner mon audace.

— Un ambassadeur ? dit Husathirn Mueri en secouant la tête. Mais pourquoi, au nom de tous les dieux, nous enverraient-ils un ambassadeur ?

Le capitaine des gardes fixa sur lui un regard sans expression en se gardant de répondre.

Le regard noir, Husathirn Mueri se leva et, les mains derrière le dos, commença d’aller et venir d’une démarche ondulante devant le trône de justice.

Curabayn Bangkea n’était pas un imbécile et son jugement, malgré les précautions oratoires, méritait le respect. Et si les hjjk avaient réellement envoyé un émissaire, un membre du Peuple de naissance, ayant vécu si longtemps chez les insectes qu’il avait oublié sa propre langue et n’était plus capable que d’émettre les sons rauques et grinçants des hjjk…

Tandis qu’il faisait les cent pas devant le trône, un des marchands tira sur son écharpe officielle pour attirer son attention. Husathirn Mueri darda sur lui un regard furibond et leva la main en faisant mine de frapper le commerçant stupéfait.

— Votre affaire est renvoyée à plus ample informé, déclara-t-il en parvenant difficilement à se contenir.

Vous reviendrez lorsque je siégerai de nouveau sur ce trône.

— Ce sera quand, Votre Honneur ?

— Comment voulez-vous que je le sache, crétin ? Regardez les tableaux ! Regardez les tableaux !

Husathirn Mueri avait les doigts tremblants ; il était en train de perdre son sang-froid et cela le troublait profondément.

— Je pense que ce sera la semaine prochaine, poursuivit-il. Friit ou Dawinno, je ne sais pas quel jour. Et maintenant, allez-vous-en ! Allez-vous-en !

Les marchands disparurent et Husathirn Mueri se retourna vers le capitaine des gardes.

— Où se trouve cet ambassadeur des hjjk ? demanda-t-il.

— Ce n’est qu’une supposition. Votre Grâce. Je ne puis affirmer qu’il est véritablement un ambassadeur.

— Quoi qu’il en soit, où est-il ?

— Dehors, dans la salle des actes.

— Amenez-le-moi.

Husathirn Mueri alla reprendre place sur le trône. Il se sentait à la fois irrité, perplexe et impatient. Quelques minutes s’écoulèrent, pendant lesquelles il s’efforça de se dominer, de créer une zone de calme au centre de son esprit, comme sa mère Torlyri le lui avait enseigné. L’impétuosité n’engendrait que mauvais calculs et erreurs. Elle-même – les dieux veillent sur l’âme de cette femme si douce et si tendre – n’avait jamais été aussi tendue, mais son fils était doté de la vigueur et de la fougue propres aux sang-mêlé, ce qui n’allait pas sans inconvénients. Sa naissance avait été la préfiguration de la fusion des deux tribus. Torlyri était la femme-offrande de la tribu Koshmar et Trei Husathirn, l’indomptable guerrier Beng, avait suscité chez la prêtresse Koshmar un amour aussi violent qu’inattendu débouchant sur une union improbable, à l’époque déjà lointaine où Beng et Koshmar cohabitaient plus ou moins harmonieusement à Vengiboneeza.

Un peu calmé, il attendit jusqu’à ce qu’apparaisse sous la coupole l’ombre du casque gigantesque de Curabayn Bangkea, suivie du capitaine des gardes entraînant l’étranger au bout d’un lien de brins de larret tressés. À la vue du prisonnier, Husathirn Mueri se redressa sur le trône, les mains crispées sur les accoudoirs en forme de serres refermées sur une boule.

C’était en vérité un très étrange étranger. Il était jeune, au sortir de l’enfance ou au commencement de l’âge adulte, et d’une maigreur extrême, avec des épaules tombantes et des bras si fluets qu’on eût dit des brindilles séchées. Les ornements qu’il portait, le bracelet et le pectoral brillant, semblaient réellement être des fragments polis de carapace de hjjk, ce qui ajoutait une note macabre à son apparence. Sa fourrure était noire, mais pas d’un noir profond et lustré comme celle de Husathirn Mueri ; terne et grisâtre, clairsemée et presque pelée par endroits, en bien piteux état. Ce jeune homme a été mal nourri toute sa vie, songea Husathirn Mueri. Et il a souffert.

Et ses yeux ! Des yeux pâles, au regard fixe et glacial ! Ils semblaient diriger vers le trône de justice un regard venu d’une très lointaine planète. C’étaient des yeux effrayants et implacables, les yeux d’un ennemi. Mais, en les étudiant plus attentivement, Husathirn Mueri commença à y déceler la tristesse et la compassion que l’on trouve dans ceux d’un prophète ou d’un guérisseur.

Comment était-ce possible ? La contradiction le laissait totalement désorienté.

En tout état de cause, quelles que fussent l’identité et la mission de cet étrange jeune homme, il n’y avait aucune raison de le laisser attaché de la sorte.

— Détachez-le, ordonna Husathirn Mueri.

— Mais, Votre Grâce, s’il s’enfuit…

— Il est venu dans un but bien précis et il n’a pas l’intention de s’enfuir. Détachez-le.

Curabayn Bangkea défit le nœud. L’étranger sembla se redresser, mais il ne fit pas un geste.

— C’est moi qui siège aujourd’hui sur le trône de justice de ce tribunal. Je m’appelle Husathirn Mueri. Qui êtes-vous et qu’êtes-vous venu faire dans la Cité de Dawinno ?

Le jeune homme commença à agiter rapidement et nerveusement les doigts, et à émettre des sons rauques qui semblaient venir du fond de la poitrine, comme s’il avait voulu cracher aux pieds du juge.

Husathirn Mueri s’enfonça dans son siège en réprimant un frisson. Il avait presque le sentiment d’avoir un vrai hjjk dans la salle du trône et il sentit le dégoût monter en lui.

— Je ne parle pas le langage des hjjk, déclara-t-il d’un ton glacial.

— Shhhtkkk, dit le garçon, ou quelque chose d’approchant. Gggk thhhhhsp shtgggk.

Puis il articula un autre mot qu’il sembla arracher du plus profond de sa gorge comme quelque chose de douloureux et de gênant dont il lui aurait fallu se débarrasser.

— Paix.

— Paix ?

— Paix, répéta le jeune homme en inclinant la tête. Amour.

— Amour, dit Husathirn Mueri en hochant lentement la tête.

— Cela s’est passé de la même manière quand je l’ai interrogé, murmura Curabayn Bangkea.

— Taisez-vous, dit Husathirn Mueri avant de se retourner vers le jeune étranger.

— Je vous le demande encore une fois : comment vous appelez-vous ? interrogea-t-il d’une voix claire et forte, comme si cela pouvait changer quelque chose.

— Paix. Amour. Ddddkdd ftshhh.

— Quel est votre nom ? répéta Husathirn Mueri.

Il tapota sa poitrine à l’endroit où les deux spirales de poils blancs qu’il avait héritées de sa mère se croisaient au milieu de l’épaisse fourrure noire.

— Je m’appelle Husathirn Mueri. Husathirn Mueri est mon nom. Mon nom. Son nom, poursuivit-il en tendant le doigt vers le capitaine des gardes, est Curabayn Bangkea. Curabayn Bangkea. Et votre nom…

— Shthhhjjk Vtstsssth. Njnnnk !

Le garçon semblait faire de violents efforts pour articuler. Les muscles frémissaient sur ses joues creusées ; il roulait les yeux, il serrait les poings et enfonçait les coudes dans ses côtes saillantes. Et brusquement une phrase complète et compréhensible sortit de ses lèvres.

— Je viens avec la paix et l’amour de la Reine.

— Vous voyez bien que c’est un émissaire ! s’écria le capitaine des gardes avec un sourire de triomphe.

Husathirn Mueri acquiesça de la tête. Curabayn Bangkea s’apprêtait à dire autre chose, mais Husathirn Mueri lui imposa le silence d’un geste impatient de la main.

Ce doit être un enfant que les hjjk ont enlevé en bas âge, se dit-il. Depuis lors, il a vécu parmi eux, dans leur inaccessible empire nordique. Et il a été renvoyé dans la cité où il a vu le jour pour transmettre Yissou sait quelles exigences de la reine des insectes.

Les desseins des hjjk étaient insondables, tout le monde le savait. Mais le message dont ce garçon était porteur et qu’il s’efforçait si douloureusement de transmettre pouvait annoncer l’ouverture d’une nouvelle phase dans les rapports tendus entre le Peuple et les insectes. Husathirn Mueri, qui n’était qu’un des princes de la cité et qui arrivait à l’âge où il devient essentiel d’aspirer à de plus hautes fonctions, trouvait de bon augure que l’étranger soit arrivé le jour où la magistrature était sienne. Tout cela devait pouvoir être mis à profit. Mais il lui fallait d’abord comprendre ce que l’émissaire essayait de dire.

Le nom d’un interprète lui vint aussitôt à l’esprit. Le plus fameux de tous les captifs revenus dans la cité, le seul enfant de haute naissance jamais enlevé : Nialli Apuilana, la fille de Taniane et de Hresh. Si quelqu’un entendait un peu le hjjk, c’était elle. Quelques années plus tôt, elle avait passé trois mois en captivité chez les insectes. Son enlèvement aux portes de la ville avait mis toute la population en émoi. Quoi de plus naturel : la fille unique du chef et du chroniqueur kidnappée par les insectes ! Lamentations, effervescence populaire, recherches frénétiques dans tout le territoire avoisinant. Tout cela en pure perte. Mais, quelques mois plus tard, la jeune fille était subitement réapparue, comme tombée du ciel, hébétée, mais sans dommage apparent. Comme tous ceux qui étaient revenus de chez les hjjk, elle avait refusé de parler de sa captivité, mais, comme les autres, elle avait subi une altération de sa personnalité. La jeune fille était devenue bien plus distante et versatile qu’auparavant, elle qui l’était déjà beaucoup.

Était-il prudent d’entraîner Nialli Apuilana dans cette histoire ? Une alliée aussi entêtée, aux réactions aussi imprévisibles, serait dangereuse. De sa puissante mère et de son visionnaire de père, elle avait hérité une grande versatilité et nul n’avait d’autorité sur elle. À l’âge de seize ans et quelques mois, elle vagabondait dans la cité, libre comme le vent. Jamais, à la connaissance de Husathirn Mueri, elle n’avait permis à un homme de s’accoupler avec elle, pas plus qu’elle n’avait fait l’expérience du couplage, sauf, cela allait sans dire, à l’occasion de son jour de couplage et avec Boldirinthe, la femme-offrande. Mais il ne s’agissait que du rituel accompli le jour de ses treize ans, destiné à marquer son entrée dans l’âge adulte et auquel nul ne pouvait se soustraire. Les hjjk l’avaient enlevée dès le lendemain. D’aucuns affirmaient qu’elle n’avait jamais été enlevée et qu’elle s’était simplement enfuie après ce premier couplage qui l’avait bouleversée. Mais Husathirn Mueri soupçonnait qu’il n’en était rien. À son retour, la jeune fille était trop bizarre pour ne pas avoir réellement passé ces quelques mois chez les hjjk.

Mais un autre facteur entrait en ligne de compte : Husathirn Mueri brûlait pour Nialli Apuilana d’un désir fervent et caché qui dévorait son âme comme la matière en fusion dans les entrailles de la planète. Il voyait en elle la clé de son accession au pouvoir, à la condition qu’elle accepte de devenir sa compagne. Mais il n’avait jamais osé s’en ouvrir à elle, pas plus qu’à quiconque. S’il réussissait à l’entraîner dans cette affaire, cela contribuerait peut-être à forger entre eux le lien auquel il aspirait de tout son être.

— Allez demander à l’un des huissiers vautrés dans le couloir d’aller chercher Nialli Apuilana, dit-il à Curabayn Bangkea d’une voix impérieuse.

Nialli Apuilana demeurait dans la Maison de Nakhaba. Elle occupait l’une des petites pièces au dernier étage de l’aile nord de l’énorme bâtiment aux tours en forme de flèches et à l’immense réseau de couloirs. Que ce fût un dortoir pour les prêtres et les prêtresses lui importait peu et encore moins que ces ministres du culte se fussent voués à un dieu Beng alors que son sang était celui de la tribu Koshmar. Ces vieilles distinctions tribales étaient en voie de disparition.

Quand elle avait décidé d’élire domicile dans la Maison de Nakhaba, le prince Thu-kimnibol lui avait demandé si elle avait fait ce choix dans le seul but de choquer tout le monde. Avec un bon sourire pour ôter toute causticité à sa question, mais elle n’en avait pas moins été piquée au vif.

— Pourquoi ? avait répliqué Nialli Apuilana. Cela te choque ?

Thu-kimnibol était le demi-frère de son père, mais aussi différent de son père que le soleil l’est de la lune. Thu-kimnibol, le grand costaud belliqueux et Hresh, le frêle érudit renfermé, étaient nés de la même mère, répondant au nom de Minbain. Hresh était venu au monde dans le cocon, engendré par Samnibolon, son compagnon de l’époque, mort et oublié depuis longtemps. Thu-kimnibol était l’enfant qu’elle avait eu du compagnon de sa maturité, le sinistre Harruel, le guerrier violent et querelleur. Il avait hérité de la haute stature et de la force de son père, et aussi, dans une certaine mesure, de son ambition, mais, d’après ce que savait Nialli Apuilana, pas de son âme sombre et tourmentée.

— Rien de ce que tu fais ne nous choque, répondit Thu-kimnibol. Pas depuis que tu es revenue de chez les hjjk. Mais pourquoi vivre avec les prêtres Beng ?

— Mon cher oncle, répliqua la jeune fille, les yeux pétillants de malice, mais avec une lueur d’agacement dans la prunelle, je vis seule !

— Au dernier étage d’un bâtiment pullulant d’acolytes qui révèrent Nakhaba.

— Il faut bien habiter quelque part, mon oncle, et je suis adulte maintenant. Je trouve l’intimité dans la Maison de Nakhaba. Les acolytes prient et chantent toute la journée et la moitié de la nuit, mais ils me laissent tranquille.

— Cela doit perturber ton sommeil.

— Je dors très bien, rétorqua-t-elle. Leurs chants me bercent. Pour ce qui est du culte qu’ils rendent à Nakhaba, en quoi cela me concerne-t-il ? Ou le fait qu’ils soient Beng ? Ne sommes-nous pas tous plus ou moins Beng aujourd’hui ? Toi-même, mon oncle, tu portes un casque… Et la langue que nous parlons, n’est-ce pas le Beng ?

— C’est la langue du Peuple.

— Est-ce vraiment la langue que nous parlions du temps où nous vivions dans le cocon, pendant le Long Hiver ?

Thu-kimnibol tira nerveusement sur l’épaisse fourrure rousse, presque une barbe, qui recouvrait ses mâchoires carrées.

— Je n’ai jamais vécu dans le cocon, répondit-il. Je suis venu au monde après le Départ.

— Tu sais très bien ce que je veux dire. La langue que nous parlons est au moins autant Beng que Koshmar. Nous adorons Nakhaba au même titre que Yissou et nous ne faisons plus aucune différence entre le dieu Beng et le dieu Koshmar. Un dieu est un dieu. Il ne reste plus qu’une poignée de vieilles gens qui se souviennent qu’à l’origine nous formions deux tribus distinctes. Et qui s’en soucient. Encore trente ans et seul le chroniqueur le saura. J’aime bien habiter dans la Maison de Nakhaba, mon oncle. Je n’ai pas l’intention de choquer qui que ce soit et tu le sais bien. Je demande simplement qu’on me laisse vivre en paix.

C’était il y avait plus d’un an, presque deux. Après cette discussion, plus aucun de ses proches n’avait élevé d’objection sur le choix de sa résidence. Elle était majeure, après tout ; seize ans passés, en âge de s’accoupler et de s’adonner au couplage, même si elle refusait l’un comme l’autre et surtout l’accouplement. Elle pouvait faire ce que bon lui semblait. Tout le monde respectait ses choix.

En réalité, Thu-kimnibol ne s’était pas trompé de beaucoup. Son installation dans la Maison de Nakhaba était une forme de protestation, même si elle ne savait pas très bien contre quoi. Depuis son retour de captivité chez les hjjk, elle éprouvait une impatience permanente, un profond agacement devant toutes les coutumes établies de la cité. Nialli Apuilana avait le sentiment que le Peuple s’était écarté du droit chemin. Ce qu’il aimait maintenant, c’étaient les machines et le confort, et cette nouvelle invention baptisée unités d’échange qui permettait aux riches d’acheter les pauvres. Elle avait commencé à se dire que tout allait de travers et, comme elle n’avait pas le pouvoir de changer quoi que ce fût aux habitudes de la cité, elle entrait souvent et silencieusement en rébellion contre elles. Elle savait que certains disaient qu’elle était têtue et indocile, mais peu lui importait ce qu’on racontait. Son séjour chez les hjjk avait amené dans son âme des transformations que nul ne pouvait comprendre et auxquelles elle-même commençait seulement à pouvoir faire face.

On frappa à la porte. Nialli Apuilana alla ouvrir et découvrit un officier replet de la Cour de Justice pour qui, à l’évidence, l’ascension jusqu’au dernier étage de la Maison de Nakhaba par ce chaud après-midi avait été une rude épreuve. Il était hors d’haleine et ruisselant de sueur. Les poils de sa fourrure étaient collés par grosses touffes et, les narines dilatées, il semblait avoir beaucoup de mal à reprendre son souffle. Ses écharpes et les insignes de son rang étaient eux aussi trempés et tout de guingois.

— Nialli Apuilana ?

— Vous savez qui je suis. Que me voulez-vous ?

— Vous êtes convoquée à la Basilique, dit l’homme en ahanant.

Il continua d’haleter tout en essayant de lisser sa fourrure trempée.

— Sur la demande de Husathirn Mueri, poursuivit-il sans parvenir à reprendre haleine, qui occupe aujourd’hui le trône de justice.

— À la Basilique ? Ai-je donc fait quelque chose de mal ? C’est ce que croit le juge Husathirn Mueri ? Vais-je passer en jugement ?

L’huissier laissa ces questions sans réponse. Bouche bée, il regardait à l’intérieur de la pièce, par-dessus l’épaule de la jeune fille. La chambre était aussi nue que la cellule d’un prisonnier. Presque entièrement vide, elle contenait en tout et pour tout un petit lit, quelques livres empilés par terre et pour unique ornement une amulette d’herbe tressée en forme d’étoile que Nialli Apuilana avait rapportée de chez les hjjk et qui était accrochée au mur chaulé faisant face à la porte, comme un symbole de conquête placé là par les insectes eux-mêmes.

— Je vous ai demandé si j’avais fait quelque chose de mal.

— Non, mademoiselle. Rien du tout.

— Alors, pourquoi suis-je convoquée ?

— Parce que… Parce que…

— Qu’est-ce que vous regardez si fixement ? Vous n’avez donc jamais vu une étoile hjjk ?

L’huissier détourna piteusement les yeux et commença de remettre de l’ordre dans sa fourrure avec de petits gestes gênés.

— Sa Seigneurie a seulement besoin de votre aide, marmonna-t-il. En tant qu’interprète. Un étranger a été amené à la Basilique… Un jeune homme qui semble ne parler que la langue des hjjk…

Nialli Apuilana sentit son âme se gonfler et son cœur se mit à battre furieusement, au point de lui faire peur.

L’idiot. Avoir attendu si longtemps pour lui expliquer de quoi il s’agissait.

— Pourquoi ne me l’avez-vous pas dit tout de suite ? demanda-t-elle en saisissant l’huissier par une de ses écharpes.

— Je n’en ai pas eu l’occasion, mademoiselle. Vous…

— Ce doit être un captif évadé. Vous auriez dû me le dire.

Des images surgissent des profondeurs de l’esprit de Nialli Apuilana. Des souvenirs puissants, des visions de cette journée qui avait bouleversé sa vie.

Elle se revoit le lendemain de son jour de couplage, déjà longue et bichonnée comme une vraie femme, mais avec de petits seins à peine formés, cueillant innocemment les fleurs de glace bleues qui poussent dans les collines bordant la cité. Soudain, ces étranges et terrifiantes silhouettes noir et jaune, avec leurs six membres, plus hautes que n’importe quel habitant de la cité, plus hautes que Thu-kimnibol lui-même, qui surgissent d’une profonde crevasse dans la roche fauve. Terreur et incrédulité. L’impression que le monde tel qu’elle le connaît depuis treize ans est en train de voler en éclats. Têtes monstrueuses au bec pointu, énormes yeux à facettes, bras articulés terminés par d’horribles griffes. Et ces sons affreux, ces sons rauques et râpeux. Ce n’est pas à moi que cela arrive. Non, pas à moi. Savez-vous de qui je suis la fille ? Mais les mots refusent de franchir ses lèvres. De toute façon, ils le savent probablement. Quelle aubaine de s’emparer de quelqu’un comme elle. Tout le groupe qui l’entoure s’approche, la touche. Puis la terreur qui s’envole brusquement. Un calme étrange, irréel, prend possession de son âme. Et les hjjk l’emmènent ; une longue marche, une interminable marche à travers un territoire inconnu. Et puis la chaleur humide et l’obscurité du Nid, l’étrangeté de cette autre vie, comme d’une autre planète et pourtant sur la Terre, le pouvoir irrésistible de la Reine, la soumission, l’engloutissement, la transformation…

Et, depuis lors, la solitude, le sentiment amer qu’il n’existait personne comme elle sur la surface de toute la planète. Et maintenant, après tout ce temps, la venue d’un autre qui avait vécu la même chose qu’elle. Enfin quelqu’un qui savait.

— Où est-il ? demanda Nialli Apuilana. Il faut que je le voie ! Vite. Vite !

— Il est dans la Basilique, mademoiselle. Dans la salle du trône, avec Sa Seigneurie Husathirn Mueri.

— Alors, ne perdons pas de temps ! Allons-y !

Elle sortit en courant de sa chambre, sans même se donner la peine de prendre son écharpe. Peu lui importait d’être nue. Qu’ils me regardent s’ils en ont envie, se dit-elle. L’huissier se lança désespérément à sa poursuite dans l’escalier de la Maison de Nakhaba en soufflant et en ahanant. Des acolytes coiffés du casque sacerdotal s’écartèrent devant cette charge furieuse et lui lancèrent des regards interdits et courroucés, mais elle n’en avait cure.

L’après-midi de cette chaude journée du printemps finissant était bien entamée, mais le soleil était encore haut à l’occident. La chaleur des tropiques enveloppait la cité comme un doux manteau. La voiture de l’huissier, à laquelle étaient attelés deux dociles xlendis gris, attendait devant le bâtiment. Suivant l’officier pantelant, Nialli Apuilana bondit sur le véhicule et les deux bêtes de trait se mirent placidement en marche et prirent la direction de la Basilique en suivant les rues sinueuses au petit trot.

— Vous ne pouvez pas les faire aller plus vite ? demanda-t-elle.

L’huissier haussa les épaules et fit claquer son fouet. Le seul résultat fut qu’un des xlendis tordit son long cou et regarda par-dessus son épaule avec de grands yeux graves et dorés, comme s’il s’étonnait que l’on pût lui demander d’aller plus vite. Nialli Apuilana s’efforça donc de contenir son impatience. Le fugitif, l’évadé, enfin celui qui était revenu du Nid, n’allait pas disparaître. Il l’attendrait.


— Nous sommes arrivés, mademoiselle, annonça l’huissier.

La voiture s’arrêta. La Basilique se dressait devant eux, imposant édifice à cinq dômes bâti sur le côté est de la place centrale de la cité. La lumière du soleil couchant jouait sur les carreaux de mosaïque vert et or de la façade qui lançaient de rutilantes flammes.

À l’intérieur de la Cour de Justice, éclairée par la lumière tremblotante des globes lumineux portés par des appliques de métal sombre. Ils suivirent plusieurs couloirs le long desquels se tenaient des fonctionnaires raides comme des piquets, dont l’unique fonction semblait être de les saluer en inclinant la tête à leur passage.

La première personne que vit Nialli Apuilana en pénétrant dans la salle du trône fut l’étranger. Sa silhouette se profilait dans un cône de lumière entrant par une fenêtre triangulaire percée tout près du sommet de la haute coupole centrale. Il semblait prostré, les épaules tombantes et le regard baissé.

Il portait un bracelet du Nid au poignet et un talisman du Nid retenu par un cordon autour du cou. Nialli Apuilana projeta son cœur vers lui. Si elle avait été seule, elle se serait précipitée vers l’étranger pour le serrer dans ses bras et des larmes de joie auraient ruisselé sur ses joues. Mais elle se contint et se tourna vers le trône ornementé placé sous le réseau de poutrelles de bronze formant la charpente de la coupole. Puis elle affronta le regard méditatif et pénétrant de Husathirn Mueri.

Il semblait raide et crispé sur le trône de justice et il émanait de lui une odeur nettement perceptible évoquant celle du bois en combustion. Le langage de son corps était explicite et facile à déchiffrer.

Dans ses yeux couleur d’ambre, elle vit qu’il avait faim d’elle.

C’est le seul mot qui lui vint à l’esprit. Il ne s’agissait pas de désir, même s’il était assurément présent, ni de l’envie de gagner son amitié, même si c’était sans doute le cas, ni encore d’un tendre sentiment qui aurait aisément pu passer pour de l’amour. Non, il avait faim d’elle ! À défaut d’être pur, c’était simple… Mais était-ce si simple ? Il donnait l’impression de vouloir se jeter sur elle pour la dévorer et convertir sa chair en sa propre substance. Chaque fois qu’il la voyait, c’est-à-dire chaque fois qu’elle ne pouvait éviter de le voir, c’était la même chose. Elle avait presque l’impression devant ce regard posé sur elle à travers le vaste espace de la salle du trône que Husathirn Mueri avait le visage entre ses cuisses et qu’il la grignotait, qu’il la dévorait. Quel être bizarre ! Et pourtant assez séduisant : mince, élégant et gracieux, oui, beau, si l’on pouvait parler de beauté pour un homme. Il était intelligent aussi et gentil, à sa manière. Mais tellement bizarre. Nialli Apuilana ne se sentait pas le moins du monde attirée par lui.

À droite du trône se tenait Curabayn Bangkea, le robuste capitaine des gardes, à moitié enfoui sous son gigantesque casque. Il la considérait lui aussi d’un œil lubrique, mais elle savait que ce qu’il avait en tête n’était pas très compliqué. Nialli Apuilana avait l’habitude de sentir le regard des hommes se poser sur elle. Elle avait conscience d’être séduisante ; tout le monde disait qu’elle était tout le portrait de sa mère Taniane, quand elle était jeune. Avec sa fourrure soyeuse d’un brun roux et ses longues jambes fuselées, Taniane avait été la plus belle femme de son temps. Et elle était encore splendide. C’est donc parce que je suis belle qu’ils me regardent avec tant d’insistance. C’est une réaction machinale. Mais elle soupçonnait aussi que l’air totalement inaccessible qu’elle prenait si souvent était pour quelque chose dans l’attrait qu’elle exerçait sur les hommes.

— Que Dawinno te guide, Nialli Apuilana, dit Husathirn Mueri d’un ton mielleux. Que Nakhaba te protège et te chérisse.

— Fais-moi grâce de ces hypocrisies, dit-elle sèchement. D’après l’huissier, tu as besoin que je te serve d’interprète. Que faut-il traduire ?

— Les gardes viennent de l’amener, répondit-il en montrant l’étranger d’un signe de la tête. Il ne parle que le hjjk et deux ou trois mots de notre langue. J’espérais que tu aurais gardé assez de souvenirs de la langue des insectes pour me traduire ce qu’il essaie de dire.

— La langue des insectes ? dit-elle, en lançant à Husathirn Mueri un long regard empreint d’hostilité.

— Ah ! Pardon ! J’aurais dû dire des hjjk.

— Je trouve l’autre terme injurieux.

— Je te prie d’accepter mes excuses les plus sincères. J’ai employé ce terme inconsidérément. Cela ne se reproduira plus.

Husathirn Mueri semblait ne plus savoir où se mettre et il avait l’air sincèrement désolé.

— Veux-tu lui parler ? poursuivit-il après quelques instants. Et voir si tu peux découvrir pourquoi il est venu ici ?

— Je vais voir ce que je peux faire, dit Nialli Apuilana d’un ton glacial.

Elle s’avança vers l’étranger et s’arrêta juste devant lui, si près qu’elle pénétra elle aussi dans le cône de lumière et que la pointe de ses seins effleurait presque le talisman du Nid qui pendait sur la poitrine du jeune homme. Il leva les yeux et les plongea dans les siens.

Il était un peu plus âgé qu’elle ne l’avait pensé de prime abord. De loin, il lui avait semblé n’être encore qu’un garçon, mais c’était à cause de son aspect famélique. En réalité, il devait avoir au moins son âge, voire un ou deux ans de plus. Mais il n’avait pas une once de graisse, et très peu de muscles.

Pour en avoir fait l’expérience, Nialli Apuilana savait que c’était le résultat d’une alimentation limitée aux graines et à la viande séchée.

L’étranger avait probablement vécu pendant plusieurs années chez les hjjk, assez longtemps en tout cas pour que son corps soit transformé par leurs rations frugales. Il avait même la posture raide et guindée d’un hjjk, comme si la fourrure et la chair qu’il portait n’étaient qu’une enveloppe abritant l’insecte fluet qui se trouvait à l’intérieur.

— Vas-y ! Parle-lui !

— Une seconde ! Laisse-moi un peu de temps !

Elle s’efforça de rassembler ses idées. La vue des talismans que l’étranger portait au bras et sur la poitrine avait remué en elle des sentiments très vifs. Elle était trop excitée pour réussir à retrouver une seule syllabe de la langue hjjk, du peu qu’elle avait appris quelques années auparavant.

Les hjjk communiquaient entre eux de différentes manières. Ils avaient un langage articulé, les bourdonnements, claquements et sifflements qui leur avaient valu le nom que le Peuple leur donnait, mais ils étaient également en mesure de se parler, et de parler aux membres du Peuple qui croisaient leur chemin, grâce à un langage silencieux de l’esprit, une forme de seconde vue appliquée à la parole. Ils disposaient enfin d’un système de communication complexe reposant sur un ensemble de sécrétions chimiques, tout un code de signaux olfactifs.

Pendant le temps passé dans le Nid, Nialli Apuilana avait surtout communiqué avec les hjjk par le biais du langage mental qui leur permettait de se faire parfaitement comprendre d’elle et de comprendre tout ce qu’elle disait. Elle avait également réussi à apprendre quelques centaines de mots de leur langage articulé, mais elle en avait oublié la plupart. Le langage des sécrétions chimiques lui était toujours demeuré étranger.

Pour rompre l’interminable silence, elle leva la main et effleura le talisman de l’étranger tout en se penchant vers lui et en lui adressant un sourire chaleureux.

Il eut un mouvement de recul, mais parvint à se dominer et il prononça quelques mots rauques en hjjk. Son visage demeurait grave et il semblait incapable de changer d’expression. On l’eût dit taillé dans un bois dur.

Elle posa de nouveau la main sur le talisman du Nid et la ramena sur sa propre poitrine.

Quelques mots de hjjk lui revinrent alors en mémoire et elle les prononça malgré les difficultés qu’elle avait à former les âpres sonorités dans sa gorge. C’étaient les mots signifiant le Nid, la Reine et l’abondance du Nid.

Le jeune homme retroussa les lèvres en une grimace qui était presque un sourire. Mais peut-être s’agissait-il d’un sourire qui ne pouvait prendre une autre forme que celle d’une grimace.

— Amour, dit-il dans la langue du Peuple. Paix.

C’était un début.

Venus des profondeurs de son esprit, d’autres mots hjjk lui montèrent aux lèvres. Les mots signifiant la force du Nid, la nature de la Reine, les pensées du Penseur. Le visage de l’étranger s’illumina.

— Amour, répéta-t-il. La Reine… Amour.

Il leva ses poings serrés, comme s’il essayait de toutes ses forces de découvrir d’autres mots de la langue du Peuple enfouis depuis longtemps au plus profond de sa mémoire. L’anxiété se peignit sur sa face anguleuse.

Il parvint enfin à articuler un nouveau mot hjjk que Nialli Apuilana reconnut comme celui qui pouvait être traduit par « le peuple de chair », le terme employé par les hjjk pour parler du Peuple.

— Qu’est-ce que vous racontez, tous les deux ? demanda Husathirn Mueri.

— Rien de très important. Nous en sommes encore aux contacts préliminaires.

— T’a-t-il dit son nom ?

— Il n’y a pas de mot exprimant l’idée de nom dans leur langue. Les hjjk ne portent pas de nom.

— Peux-tu au moins lui demander ce qu’il est venu faire ici ?

— C’est ce que j’essaie de faire, répondit-elle. Tu ne le vois donc pas ?

Mais c’était sans espoir. Pendant dix longues minutes, elle s’acharna à briser la barrière de la langue, mais en pure perte.

Elle avait tellement attendu de cette rencontre. Elle avait désespérément envie de faire revivre avec l’étranger le temps du Nid, de lui parler de l’amour de la Reine, du plan de l’Œuf, de la force du Nid et de toutes ces choses qu’elle avait à peine eu le temps de découvrir pendant sa trop brève captivité. Tout ce qui avait façonné son âme aussi sûrement que l’austère alimentation des hjjk avait façonné le corps de ce jeune homme. Mais les barrières demeuraient infranchissables.

Comment surmonter l’obstacle de la langue ? Ils ne pouvaient que balbutier mutuellement quelques mots au hasard et échanger quelques fragments d’idées. Leurs esprits semblaient parfois sur le point de se rencontrer ; les yeux de l’étranger se mettaient alors à étinceler et l’ombre d’un sourire apparaissait sur son visage, mais ils atteignaient aussitôt les limites de leur communication et le mur de l’incompréhension se remettait en place entre eux.

— Arrives-tu à quelque chose ? demanda Husathirn Mueri au bout d’un long moment.

— Non, à rien. Absolument rien.

— Tu ne peux même pas essayer de deviner ce qu’il dit ? Ou ce qu’il est venu faire ici ?

— La seule chose dont je suis à peu près certaine, c’est qu’il est venu en ambassade.

— Est-ce que tu t’appuies sur quelque chose pour dire cela, ou bien n’est-ce qu’une supposition ?

— Tu vois les morceaux de carapace qu’il porte ? Eh bien, ce sont les emblèmes d’une haute autorité. Son pectoral est ce que les hjjk appellent un talisman du Nid et il est fait de la carapace d’un guerrier mort. Jamais ils ne l’auraient laissé quitter le Nid avec cet attribut, s’il n’avait été envoyé en mission spéciale. Ce pectoral est un peu l’équivalent d’un masque de chef pour nous. L’autre emblème, le bracelet, est sans doute un cadeau de son penseur du Nid, destiné à l’aider à mettre de l’ordre dans ses pensées. Le pauvre, cela ne lui a pas servi à grand-chose !

— Qui est ce penseur du Nid ?

— Son mentor. Son instructeur. Ne me demande pas de tout expliquer maintenant. Je sais que, pour toi, ce ne sont de toute façon que des insectes.

— Je t’ai dit que je regrettais…

— Bien sûr, dit la jeune fille, tu m’as dit que tu regrettais… Quoi qu’il en soit, il est sûrement porteur d’un message particulier ; ce n’est pas un de ces fugitifs qui se contentent de raconter quelques vagues souvenirs, quand ils ouvrent la bouche. Le problème, c’est qu’il ne peut s’exprimer. Il a dû vivre dans le Nid depuis l’âge de trois ou quatre ans et il a presque entièrement oublié notre langue.

— As-tu une suggestion ? demanda pensivement Husathirn Mueri en caressant la fourrure de sa joue.

— Il convient à l’évidence de faire appel à mon père.

— Mais oui ! s’écria Husathirn Mueri. Bien sûr !

— Le chroniqueur parle le hjjk ? demanda Curabayn Bangkea.

— Le chroniqueur possède la Pierre des Miracles, imbécile ! lança le juge. Le Barak Dayir, le Barak Dayir ! C’est évident ! La pierre qui permet de résoudre tous les mystères !

Il frappa dans ses mains et l’huissier grassouillet apparut.

— Allez chercher Hresh et amenez-le ici ! La séance est suspendue jusqu’à l’arrivée du chroniqueur, ajouta-t-il après un regard circulaire.


Le chroniqueur se trouvait dans son jardin d’histoire naturelle, dans la zone occidentale de la cité, où il supervisait l’arrivée de ses caviandis.

Bien des années plus tôt, dans une vision de la Vengiboneeza de l’époque de la Grande Planète, Hresh était entré dans un lieu appelé l’Arbre de Vie, où les yeux de saphir avaient rassemblé toutes sortes d’animaux sauvages dans des salles reproduisant leur cadre naturel. À sa profonde honte et à son grand chagrin, Hresh avait même découvert ses ancêtres parmi les animaux présentés. C’est ainsi qu’il avait eu ce jour-là, comme en songe, la preuve irréfutable que le Peuple, qui jusqu’alors s’était toujours cru humain, n’était pas de si haute ascendance et qu’il n’était considéré à l’époque de la Grande Planète que comme une race d’animaux exposés dans une cage.

La plupart des espèces animales que Hresh avait eu l’occasion de contempler dans sa vision du passé lointain de la planète n’avaient pas survécu aux rigueurs du Long Hiver et elles avaient disparu de la surface de la Terre. L’Arbre de Vie lui-même était depuis longtemps tombé en poussière, mais Hresh en avait construit un autre, pour son propre usage, dans le quartier de la Cité de Dawinno qui dominait la baie. C’était un jardin labyrinthique où des espèces originaires de tout le continent avaient été rassemblées pour être étudiées. Il y avait des marcheurs sur l’onde, des ventre-tambours, des dansecornes et toutes sortes d’autres animaux que les différentes tribus du Peuple avaient rencontrés pendant leurs migrations, au sortir du cocon ancestral. Il y avait des stinchitoles aux longues pattes et à la fourrure bleutée, dont les cerveaux étaient liés d’une manière que Hresh n’avait toujours pas réussi à comprendre : il y avait des colonies de scantrins rouges aux pattes potelées ; il y avait des vers roses et visqueux, pourvus de forts crochets et plus longs qu’un homme, qui vivaient dans la vase des marécages ; il y avait des thekmurs, des crispalls et des stanimandres, des gabools et des steptors ; il y avait une bande de ces singes verts et moqueurs qui, en hurlant du haut des arbres, avaient bombardé le Peuple lorsqu’il était entré dans Vengiboneeza.

Et il y avait maintenant ce couple de caviandis qu’on lui avait ramené de la région des lacs.

Il allait leur préparer un habitat confortable le long du cours d’eau qui traversait le jardin. Le ruisseau serait peuplé de leurs poissons préférés et ils auraient tout l’espace nécessaire pour creuser les terriers dans lesquels ils aimaient vivre. Quand ils se seraient habitués à leur nouvelle vie en captivité, il essaierait d’atteindre leur esprit en faisant usage de sa seconde vue et, si nécessaire, de la Pierre des Miracles. Il entrerait en contact avec leur âme, s’ils en avaient une, et il en sonderait les profondeurs.

Les caviandis tremblants étaient assis côte à côte dans leur sac et, dans leurs yeux comme des soucoupes, se lisaient la crainte et la détresse.

Hresh répondait à ces grands yeux malheureux par un regard empreint de curiosité et de fascination. C’étaient des animaux gracieux et élégants, doués d’une intelligence indiscutable. Et il se promettait de découvrir la profondeur de cette intelligence, car il n’avait pas oublié l’enseignement de l’Arbre de Vie, et même de toute la Grande Planète, à savoir que l’intelligence existait chez des animaux de toutes sortes. Hresh n’ignorait pas que certains chassaient le caviandi pour sa viande qui était, semblait-il, fort estimée. Mais, si l’éclat du regard des caviandis était l’expression de la richesse de leur cerveau, cette pratique devrait cesser. Il conviendrait peut-être, pour protéger l’espèce, de promulguer une loi. Assurément impopulaire, mais indispensable… Il était très tenté de sonder leur esprit, un petit coup d’œil, là, tout de suite. Juste une inspection préliminaire. Juste de quoi se faire une petite idée.

Il sourit aux deux animaux tremblants et leva son organe sensoriel, prêt à faire appel à sa seconde vue, juste pour un instant, juste pour un petit coup d’œil…

— Votre Seigneurie ? Seigneur chroniqueur ?

Cette interruption prit tellement Hresh par surprise qu’il eut l’impression de recevoir un violent coup de poing dans le creux des reins. Il pivota sur lui-même et découvrit derrière lui l’un de ses assistants accompagné d’un lourdaud revêtu de l’écharpe des huissiers de justice.

— Qu’y a-t-il ?

— Mille pardons, seigneur chroniqueur, dit l’huissier en s’avançant gauchement. Je vous apporte un message de la cour, du prince Husathirn Mueri qui siège aujourd’hui sur le trône de justice, dans la Basilique. Un étranger a été conduit devant lui, un jeune homme qui semble être revenu d’une longue captivité chez les hjjk et qui ne connaît d’autre langue que les sons du peuple des insectes. Le prince Husathirn Mueri vous demande respectueusement, s’il vous serait possible de lui prêter votre assistance… si vous pouviez venir à la Basilique pour l’aider pendant l’interrogatoire…


Pendant la suspension d’audience, on avait fait attendre Nialli Apuilana dans une salle de délibération, une petite pièce sentant le renfermé qui ne différait guère des Cellules où les criminels étaient enfermés en attendant de comparaître devant le prince de justice et on avait mis l’émissaire des hjjk dans une autre salle du même genre, de l’autre côté de la coupole. La jeune fille avait pensé qu’il serait préférable de les mettre dans la même pièce en attendant l’arrivée de Hresh, ce qui leur aurait permis de continuer à essayer de communiquer. Mais lorsque le juge avait ordonné qu’on l’emmène dans une salle et l’étranger dans une autre, elle avait compris que Husathirn Mueri ne voulait pas les laisser ensemble sans surveillance. C’était un nouvel exemple de sa petitesse d’esprit et de son caractère affreusement suspicieux, de son âme mesquine et vile.

A-t-il pu percevoir que le lien du Nid nous unit ? se demanda-t-elle. Redoute-t-il de nous voir ourdir une sorte de conspiration si nous avons l’occasion de passer une heure ensemble ? Ou bien craint-il tout simplement que nous puissions nous accoupler frénétiquement pour passer le temps ? Quelle idée bizarre d’imaginer l’étranger, ce sac d’os, profitant de quelques minutes de temps libre pour sauter sur elle ! Elle ne se sentait pas le moins du monde attirée par lui, mais Husathirn Mueri était bien capable de le soupçonner. Pour qui me prend-il ? se demanda Nialli Apuilana.

Elle commença rageusement de marcher de long en large dans la petite pièce triangulaire jusqu’à ce qu’elle en connaisse les dimensions par cœur. Puis elle s’assit sur un banc de pierre noire placé sous une niche contenant une icône de Dawinno le Transformateur et s’adossa au mur, les bras croisés sur la poitrine. Un peu calmée, elle s’arma de patience. Il pouvait s’écouler un certain temps avant que l’huissier parvienne à mettre la main sur son père.

À mesure que le calme revenait en elle, Nialli Apuilana se laissait aller à une sorte de rêverie. Elle avait le sentiment qu’il se passait quelque chose d’étrange en elle.

Des visions affluent à son esprit. Est-ce le Nid ? Oui ! Oui ! Des visions de plus en plus nettes d’instant en instant, comme des voiles ténus superposés qui s’envolent l’un après l’autre. De vieux souvenirs qui remontent à la surface après être restés si longtemps en sommeil. Qu’est-ce qui les a éveillés ? Est-ce la vue des talismans sur la poitrine et au bras de l’étranger ? L’aura du Nid qui l’enveloppait, perceptible pour elle seule ?

Elle perçoit maintenant un mouvement précipité, suivi d’un grondement. Tout cela se passe dans sa tête. Et elle est arrivée. Cet autre monde où elle a passé les trois mois les plus étranges de sa vie s’anime pour elle.

Ils sont tous rassemblés autour d’elle dans l’étroite galerie pour l’accueillir après une si longue absence, frottant doucement leurs griffes sur sa fourrure pour lui souhaiter la bienvenue. Une demi-douzaine de membres de la suite de la Reine, un couple de faiseurs d’Œuf, un penseur du Nid et deux Soldats. Leur odeur sèche lui picote les narines. L’air est chaud dans l’espace exigu et la lumière diffuse, la lumière familière du Nid est douce et rosée, faible mais suffisante. Elle les étreint l’un après l’autre, savourant le contact lisse de leur carapace bicolore et celui de leurs bras hérissés de poils noirs.

C’est bon d’être de retour, leur dit-elle. J’attends cet instant depuis que j’ai quitté le Nid.

Il se fait à ce moment-là un grand remue-ménage à l’extrémité de la longue galerie ; c’est un cortège de jeunes mâles qui avancent confusément en se bousculant. Ils se dirigent vers la chambre royale pour obtenir la fécondité par le contact de la Reine. C’est la dernière étape, celle de la maturité. Ils auront enfin la possibilité de s’accoupler, quand la Reine aura fini de faire ce qu’il y a à faire pour que les jeunes mâles deviennent féconds. Nialli Apuilana ne peut réprimer un mouvement d’envie.

Mais elle est nubile, elle aussi. Prête à l’accouplement, prête à recevoir la vie dans son ventre, prête à contribuer pleinement au plan de l’Œuf.

La Reine doit le savoir. La Reine sait tout. Bientôt, très bientôt, un jour prochain, ce sera mon tour de me présenter devant la Reine. Et Son amour descendra sur moi et son contact engendrera la vie dans mon ventre et, enfin, je serai moi aussi… Je serai moi aussi…

— L’audience est reprise, mademoiselle, annonça une voix qui la transperça comme une lame rouillée et émoussée.

Elle ouvrit les yeux. Un huissier, mais pas le même, se tenait devant elle. Elle le foudroya d’un regard si terrible que ce fut miracle si sa fourrure ne s’enflamma pas. Mais le balourd se contenta de la regarder, bouche bée.

— Votre présence est requise…

— Oui ! Oui ! Vous croyez que je n’ai pas entendu ?


Hresh ne semblait pas encore être arrivé et tout était peu ou prou comme avant. L’étranger se tenait au centre de la salle d’audience, rigoureusement immobile, telle une statue de lui-même. Il semblait même à peine respirer. C’était un truc des hjjk qui n’aimaient pas gaspiller leur énergie. Quand ils n’avaient aucune raison d’être en mouvement, ils ne bougeaient absolument pas.

Husathirn Mueri, lui, se remuait pour deux. Il croisait et décroisait les jambes ; il se tortillait nerveusement comme si le trône devenait glacé ou bien brûlant sous son auguste postérieur il agitait son organe sensoriel, tantôt l’enroulant autour de ses tibias, tantôt le dressant derrière son dos jusqu’à ce que la pointe dépasse de son épaule. Ses yeux couleur d’ambre au regard intense parcouraient toute la vaste salle en évitant soigneusement de se tourner vers Nialli Apuilana. Mais soudain elle surprit son regard posé sur elle, ce regard qui semblait vouloir la dévorer. Dès que leurs yeux se croisèrent, il détourna la tête.

D’une certaine manière, il lui faisait pitié. Il était si tendu, incapable de résister à cette violente impulsion. On disait de sa mère Torlyn qu’elle était une sainte et de son père Trei Husathirn qu’il était un guerrier d’une bravoure exceptionnelle. Mais Husathirn Mueri ne semblait rien avoir d’un saint et Nialli Apuilana doutait qu’il fût à son affaire sur un champ de bataille. Il ne faisait pas vraiment honneur à ses géniteurs. Peut-être les anciens ont-ils raison, se dit-elle, quand ils affirment qu’en ces temps modernes de vie citadine, nous sommes devenus une race troublée, indécise, qui ne sait plus quel sens donner à son destin. Une race timorée, déjà décadente.

Mais en va-t-il vraiment ainsi ? Sommes-nous passés en une seule génération du primitivisme au déclin et à la décadence ? Nous sommes restés si longtemps confinés dans le cocon, sans presque rien changer à nos habitudes, puis nous en sommes sortis et avons bâti cette merveilleuse cité. Est-ce à dire que nous aurions perdu toutes nos vertus ancestrales, notre foi, notre honneur ? Husathirn Mueri est peut-être décadent, et probablement le suis-je aussi. Mais est-il pour autant un être faible ? Et moi, suis-je faible ?

— Le chroniqueur ! annonça la voix claironnante de l’huissier qui était allé le chercher. Hresh-qui-a-les-réponses ! Levez-vous pour saluer Hresh le chroniqueur !

Nialli Apuilana se tourna et vit son père entrer dans la salle du trône.

Elle ne savait plus à quand remontait leur dernière rencontre ; plusieurs semaines assurément, plusieurs mois peut-être. Il n’y avait jamais eu de véritable brouille entre eux, mais leurs chemins se croisaient assez rarement depuis quelque temps. Il était absorbé par la tâche sans fin que constituaient ses recherches sur le passé de la planète, tandis qu’elle, menant une existence solitaire et en quelque sorte transitoire au dernier étage de la Maison de Nakhaba, n’avait guère de raisons de se rendre dans les quartiers du centre de la cité.

À peine entré dans la salle, Hresh se tourna vers elle et lui tendit les bras, comme si elle avait été la seule personne présente. Et Nialli Apuilana s’élança vers lui avec fougue.

— Père…

— Nialli… Ma petite Nialli…

Il avait énormément vieilli depuis leur dernière rencontre, comme si les semaines écoulées avaient compté pour lui comme autant d’années. Il est vrai qu’il en était au stade de sa vie où le temps s’enfuit au grand galop. Il avait dépassé de quelques années le cap de la cinquantaine ce qui, selon les critères du Peuple, faisait de lui un vieillard et sa fourrure était depuis longtemps d’un gris uniforme. Nialli Apuilana, la fille unique qu’il avait eue sur le tard, ne lui avait jamais connu une autre couleur. Ses frêles épaules étaient voûtées et sa poitrine de plus en plus creuse. Seuls ses grands yeux mouchetés d’écarlate et brillant comme des fanaux sous son large front témoignaient de l’extraordinaire vitalité qui avait dû être sienne à cette époque déjà lointaine où, à peine sorti de l’enfance, il avait guidé le Peuple du cocon ancestral à l’antique cité de Vengiboneeza à travers les plaines de tout le continent.

Ils s’étreignirent calmement, avec une sorte de gravité, puis elle recula et plongea son regard dans celui de son père.

L’huissier l’avait appelé Hresh-qui-a-les-réponses. C’était son nom complet et officiel. Il lui avait raconté un jour qu’il l’avait choisi lui-même, quand son jour de baptême était venu. Avant cela, quand il n’était encore qu’un petit garçon, on l’appelait Hresh-le-questionneur. Et ces deux noms lui convenaient parfaitement. Son esprit à nul autre pareil se consacrait entièrement aux études et aux recherches. Il devait être l’homme le plus instruit de la planète ; c’est du moins ce que tout le monde disait.

Elle se sentit attirée, aspirée par ses yeux stupéfiants, des yeux qui avaient contemplé tant de merveilles et de prodiges dépassant l’entendement. Hresh avait contemplé la Grande Planète du temps de sa splendeur à l’aide d’un appareil qui la faisait revivre dans des visions montrant le peuple puissant des yeux de saphir, les seigneurs des mers, les mécaniques et les autres races qui s’étaient éteintes depuis… y compris les humains, ceux à qui le Peuple donnait le nom de Faiseurs de Rêves à l’époque du cocon, ces humains énigmatiques et mystérieux qui étaient les maîtres de la Terre bien avant que les autres races fassent leur apparition, à une époque si reculée que l’esprit était étourdi rien qu’en y songeant.

Hresh était un être d’apparence anodine, parfaitement banale, jusqu’à ce que l’on croise son regard. Il devenait alors effrayant. Il avait tant vu, tant accompli. Tout ce que le Peuple était devenu depuis la fin du Long Hiver, c’est à Hresh qu’il le devait.

— Je ne m’attendais pas à te trouver ici, Nialli, dit-il en souriant.

— C’est Husathirn Mueri qui m’a envoyé chercher. Il croyait que je me souvenais encore de la langue hjjk, mais cela fait longtemps que j’ai tout oublié. Il ne m’en reste que quelques mots.

— Il est tout à fait normal que tu aies tout oublié, dit Hresh en hochant la tête. Cela fait deux ans, non ?

— Trois, père. Presque quatre.

— Presque quatre. Mais oui, bien sûr !

Il eut un petit rire indulgent pour sa distraction.

— Et qui pourrait te reprocher d’avoir chassé cela de ton esprit ? Ce fut un tel cauchemar.

Elle détourna les yeux. Pas plus lui que quiconque n’avait jamais compris ce qu’avait réellement été son séjour chez les hjjk. Et il était probable que personne ne pourrait jamais comprendre. Sauf l’étranger silencieux, mais elle était incapable de communiquer utilement avec lui.

Husathirn Mueri descendit du trône et conduisit l’étranger auprès de Hresh.

— On l’a découvert dans la vallée d’Emmakis qu’il traversait sur un vermilion. Il s’exprime comme un hjjk et parle quelques mots de notre langue. D’après Nialli Apuilana, ce sont des talismans hjjk qu’il porte sur la poitrine et au poignet.

— Il a l’air à moitié mort de faim, dit Hresh. On dirait un squelette ambulant.

— Te souviens-tu de l’allure que j’avais à mon retour de chez les hjjk ? demanda Nialli Apuilana. Le peuple des insectes est très frugal. L’austérité est une de leurs caractéristiques premières, aussi bien pour la nourriture que pour le reste. C’est leur manière de vivre. Quand j’étais avec eux, j’étais affamée du matin au soir.

— Cela se voyait quand tu es revenue, dit Hresh. Je m’en souviens. Eh bien, j’espère que nous allons trouver un moyen de communiquer avec ce garçon et ensuite il faudra lui donner à manger. D’accord, Husathirn Mueri ? Il faut bien qu’il se remplume un peu. Mais voyons d’abord ce que nous pouvons faire.

— Vas-tu utiliser la Pierre des Miracles ? demanda le juge.

— Oui, je vais me servir du Barak Dayir.

Il prit une bourse de velours défraîchi et tira sur le cordon. Un fragment effilé de pierre polie ressemblant à un petit fer de lance roula dans le creux de sa main. La pierre brune était mouchetée de rouge et un réseau de minuscules lignes entrelacées formait un motif sur ses deux côtés.

— Que personne ne s’approche de moi, ordonna Hresh.

Nialli Apuilana se mit à trembler. Elle n’avait vu la Pierre des Miracles que cinq ou six fois dans sa vie, et pas depuis plusieurs années. C’était le bien le plus précieux du Peuple, mais personne, pas même Hresh, ne savait exactement de quoi il s’agissait. On disait que c’était un fragment d’étoile, mais que cela signifiait-il au juste ? On disait aussi que le Barak Dayir était plus ancien que la Grande Planète elle-même, que c’était un objet humain, un vestige de cette lointaine et mystérieuse civilisation qui s’était développée avant que les yeux de saphir établissent leur domination sur la Terre. Peut-être était-ce vrai, la seule certitude étant que Hresh avait appris accomplir des prodiges grâce à lui.

Il enroula son organe sensoriel autour de la pierre et la serra fermement. L’expression de son visage se fit étrangement distante. Il faisait appel à sa seconde vue, donnant libre cours à l’extraordinaire pouvoir de son esprit et le canalisant grâce au mystérieux objet qui portait le nom de Barak Dayir.

L’étranger demeurait immobile et impassible, les yeux fixés sur Hresh. C’étaient des yeux bizarres, d’un vert très pâle évoquant la couleur de l’eau des hauts fonds de la baie de Dawinno, mais en beaucoup plus froid. Le jeune homme semblait lui aussi extrêmement concentré et un étrange demi-sourire jouait de nouveau sur ses lèvres.

Hresh avait les yeux fermés et il donnait l’impression de ne pas respirer. Il était perdu, totalement envoûté par le pouvoir du Barak Dayir et il sembla s’écouler une éternité avant que son esprit revienne dans la salle plongée dans un profond silence.

— Il s’appelle Kundalimon, dit Hresh.

— Kundalimon, répéta Husathirn Mueri, comme si ce nom avait une signification profonde.

— C’est du moins ce qu’il pense, poursuivit Hresh. Il n’en est pas tout à fait certain. Il n’est même pas tout à fait sûr de savoir ce qu’est un nom. Il n’en a pas chez les hjjk, mais les traces du nom Kundalimon subsistent encore dans son cerveau, comme les traces des fondations d’une cité en ruine. Il sait qu’il est né ici, il y a dix-sept ans.

— Allez à la Maison du Savoir, dit doucement Husathirn Mueri en se tournant vers l’huissier, et voyez s’il est fait mention d’un enfant disparu du nom de Kundalimon.

— Non, dit Hresh en secouant la tête, ce n’est pas la peine. Je m’en occuperai moi-même, plus tard. Nous allons vous apprendre votre nom, poursuivit-il en se tournant vers l’étranger. Tout le monde a un nom ici, un nom qui lui appartient en propre. Kundalimon, prononça-t-il d’une voix forte et claire en tendant le doigt vers le jeune homme.

— Kundalimon, répéta l’étranger en hochant la tête et en frappant sa poitrine, avec ce qui pouvait passer pour un véritable sourire.

— Hresh, articula soigneusement le chroniqueur en portant la main à sa propre poitrine.

— Hresh, répéta l’étranger. Hresh. Et il se tourna vers Nialli Apuilana.

— Il veut connaître ton nom aussi, dit Hresh. Vas-y, dis-le-lui.

La jeune fille inclina la tête en signe d’acquiescement, mais elle se rendit compte avec horreur que la voix lui manquait. Sa gorge contractée ne laissa passer qu’une sorte de toussotement et un son rauque qui s’apparentait à un mot de la langue des insectes. Affreusement gênée, elle porta vivement la main à sa bouche.

— Dis-lui ton nom, répéta Hresh.

Incapable d’articuler, Nialli Apuilana se tapota la gorge en secouant la tête.

Hresh parut comprendre. Il fit un signe de la tête à Kundalimon et désigna sa fille du doigt.

— Nialli Apuilana, dit-il en détachant les syllabes.

— Nialli… Apuilana, répéta lentement Kundalimon sans la quitter du regard.

La mélodie des voyelles et la douceur des consonnes semblaient lui poser des problèmes.

— Nialli… Apuilana.

Elle détourna son visage, comme si le regard du jeune homme la brûlait.

Hresh reprit le Barak Dayir et referma les yeux, entrant derechef en transe. Kundalimon conservait quant à lui une immobilité de statue et la salle retomba dans un silence absolu.

Cette fois, Hresh sembla revenir beaucoup plus vite.

— Que son esprit est étrange, dit-il au bout de quelques instants. Il vit chez les hjjk depuis l’âge de quatre ans. Dans le Nid principal, le Nid des Nids, très loin au nord du continent.

Le Nid des Nids ! Auprès de la Reine des Reines en personne ! Nialli Apuilana sentit une bouffée d’envie monter en elle.

— Sais-tu ce qu’il est venu faire ici, père ? demanda-t-elle d’une voix très douce.

— La Reine désire conclure un traité avec nous, répondit Hresh d’une voix étrangement voilée.

— Un traité ? s’écria Husathirn Mueri.

— Oui, un traité. Un traité de paix perpétuelle.

— Quels en seraient les termes ? demanda Husathirn Mueri, l’air abasourdi. Le sais-tu ?

— Ils veulent tracer une frontière à travers le continent, un peu plus haut que la Cité de Yissou. Tout ce qui serait au nord de cette limite serait considéré comme appartenant aux hjjk et tout ce qui serait au sud resterait le territoire du Peuple. Il serait interdit aux membres des deux races de pénétrer sur le territoire de l’autre.

— Un traité, répéta Husathirn Mueri d’une voix teintée d’incrédulité. La Reine veut signer un traité avec nous ! Je n’arrive pas à y croire !

— Moi non plus, dit Hresh. C’est presque trop beau pour être vrai. Une frontière fixe et intangible. Un accord de non-ingérence. Le tout très clair, sans équivoque. La fin, d’un seul trait de plume, de cette guerre larvée qui dure depuis toujours.

— À condition de pouvoir leur faire confiance.

— Bien sûr.

— Sais-tu s’ils ont également envoyé un émissaire dans la Cité de Yissou ? demanda Husathirn Mueri.

— Oui. Il semble qu’ils en aient envoyé un dans chacune des Sept Cités.

— J’aimerais voir la tête du roi Salaman ! s’écria Husathirn Mueri en riant. La paix qui s’installe du jour au lendemain ! La paix perpétuelle avec l’ennemi irréductible. Qu’advient-il donc de la guerre sacrée d’extermination qu’il brûle de lancer contre les insectes depuis une ou deux décennies ?

— Crois-tu que Salaman ait jamais envisagé sérieusement de déclarer la guerre aux hjjk ? demanda Nialli Apuilana.

— Comment ? demanda Husathirn Mueri en se tournant vivement vers elle.

— Tout cela n’est que de la politique, non ? Pour lui permettre de continuer à édifier son grand mur, de plus en plus haut. Il n’arrête pas de répéter que les hjjk s’apprêtent à envahir sa cité, mais nous n’étions pas nés pour la plupart quand les hjjk l’ont attaquée pour la dernière fois. C’était juste après la fondation de la ville, quand Harruel était encore roi.

— Elle n’a pas tort, dit le juge en se retournant vers Hresh. Malgré l’anxiété de Salaman, il n’y a pas eu de véritable conflit entre le Peuple et les hjjk depuis de longues années. Ils ont leur territoire, nous avons le nôtre et nous n’avons eu à déplorer que quelques accrochages frontaliers. Si ce traité ne fait qu’entériner le statu quo, quelle est son utilité ? À moins qu’il ne s’agisse d’un piège.

— Il y a d’autres conditions dont je n’ai pas encore parlé, dit Hresh.

— Comment cela ?

— Je pense qu’il vaut mieux attendre pour en débattre au Praesidium, déclara le chroniqueur. En attendant, nous avons ici un étranger au bord de l’épuisement. Trouve-lui un gîte, Husathirn Mueri, et essaye de découvrir ce qu’il accepterait de manger. Assure-toi également que son vermilion soit bien traité. Il se fait beaucoup de souci pour sa monture.

Husathirn Mueri fit un signe à l’un des huissiers qui s’avança d’un pas pesant.

— Non, pas vous, dit Nialli Apuilana, d’une voix étranglée et à peine audible. Je me charge de lui trouver de la nourriture, poursuivit-elle en tendant la main l’étranger. Je sais mieux que n’importe qui ici, ce qu’il a l’habitude de manger. N’oubliez pas que j’ai passé plusieurs mois dans le Nid. Alors ? ajouta la jeune fille en promenant dans la salle un regard de défi. Des objections ?

Mais tout le monde garda le silence.

— Viens, dit-elle à Kundalimon. Je vais m’occuper de toi.

C’est ce qu’il fallait faire, ajouta-t-elle in petto. Comment pourrais-je laisser quelqu’un d’autre prendre soin de lui ? Il ne saurait pas quoi faire. Mais, toi et moi, nous sommes tous deux du Nid. Nous sommes tous deux du Nid.

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