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A la fin de la représentation, le rideau ne tomba pas, vraisemblablement coincé dans les cintres, et comme les spectateurs attendaient la suite, Crab fut bien obligé de continuer. Il hésita un peu, on crut à un trou de mémoire, et le public indulgent lui fit une ovation. Crab s'inclina et prit le parti de rejouer intégralement la pièce. Il y eut certes quelques sifflets au début, mais le public averti goûtant comme il convenait cette audacieuse métaphore de l'éternel retour du même, sinon satire féroce de nos existences en série exhorta au silence les agitateurs obtus et la seconde représentation fut beaucoup plus applaudie que la première. Mais le rideau ne tomba pas.

A la troisième représentation, le nombre des agitateurs obtus augmenta considérablement tandis que diminuait celui des partisans d'un théâtre enfin libéré des vieilles conventions de la dramaturgie. Crab eut la sagesse de s'arrêter là.

Il improvisa. Il récita des poèmes, puis les plus fameuses tirades du répertoire classique comme elles lui venaient, accolées au petit bonheur, amalgamées, parfois brutalement confrontées – et de toutes ces perruques entassées pêle-mêle, Crab exhumait régulièrement le crâne de Yorick, vieille connaissance facile à placer. Quelques spectateurs offusqués quittèrent ostensiblement le théâtre, mais, dans l'ensemble, cette charge bouffonne de la sacro-sainte culture – pour reprendre l'explication qu'un monsieur assis au premier rang glissa avec sa langue dans une petite oreille perplexe ornée d'un brillant, et répéta ensuite à l'épaule nue qui se haussait – fut très appréciée: le tonnerre ébranla les voûtes, mais le rideau ne tomba pas.

Crab chanta, dansa, égréna des comptines, des prières, énuméra les grandes capitales, les grands fleuves, il étala mince tout son savoir, il compta aussi loin qu'humainement possible, il épuisa les grandes questions morales et philosophiques, il inventa des histoires, il raconta sa vie en commençant par l'enfance de Darwin, il disséqua ses principaux organes… Mais le rideau ne tombait pas.

Alors Crab s'enfonça dans le silence, lentement, inexorablement, verticalement, il s'enfonça et finit par disparaître aux regards du public. Il y eut bien un peu de désarroi du côté des spectateurs, un moment de flottement, d'incompréhension, mais on se rallia bientôt à l'unique hypothèse crédible: une trappe s'était ouverte sous les pieds de Crab, certainement, il y avait une trappe dissimulée sur la scène et, de l'avis commun, cette inhumation symbolique du personnage, remplaçant la chute du rideau ou l'obscurité subite qui signalent traditionnellement la fin d'un spectacle, valait à elle seule le déplacement, elle effaçait d'un coup les longues journées d'ennui qui l'avaient précédée. (Applaudissements.)

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