Crab se serait bien passé de cette langue en cire. Comment voulez-vous vivre avec une langue en cire? Il doit faire sans cesse attention à ce qu'il mange. Ainsi, pas de boissons chaudes pour Crab, pas de tisanes, pas de café. Et pourtant la question de l'alimentation n'est pas la plus préoccupante – pas de viandes fumantes non plus, bien évidemment, ni de gratinées, des mets simples servis frais (légumes, fruits), crémeux ou pâteux de préférence (fromages mous, flans), mais Crab trouve à se nourrir -, sa principale inquiétude concerne le durcissement inéluctable de cette langue. Afin de le ralentir, Crab est obligé de parler continuellement, quitte à ne rien dire d'intéressant – et comment tiendrait-il sans répit son auditoire suspendu à ses lèvres? Il y a inévitablement des moments creux dans son discours, des baisses de rythme, de fâcheuses répétitions. Si Crab était enfin libéré de cette contrainte, alors il pourrait n'intervenir qu'à bon escient, on mesurerait mieux l'importance de ses rares paroles, ses observations toujours judicieuses seraient réputées telles, son avis ferait autorité. Seulement, il ne faut pas y compter. Que Crab se taise et sa langue aussitôt se figera définitivement dans sa bouche. Il parle donc, il dit n'importe quoi, une chose et son contraire, que l'éléphant devrait se vêtir de daim, et on s'imagine qu'il délire, tandis qu'il lutte contre la mort.
Mais pareillement, s'il n'avait pas ces paupières de mercure, tout irait mieux pour Crab, il perdrait son air maussade, toujours accablé et rabat-joie, et son regard gagnant en acuité lui découvrirait peut-être des beautés lointaines, inaperçues, qui le raviraient. Avec de bonnes dents d'ivoire, et non de menthe acidulée, avec des ongles de corne, et non de givre, avec des cheveux au lieu de cette morve tiède, avec moins d'écailles et moins de plumes, moins de salpêtre sur le ventre, avec deux pieds d'égale longueur, sans cet œil bleu dans la narine, sans toutes ces oreilles sur les flancs, sans ce scrotum sous le menton, sans les milliers de papilles gustatives qui tapissent son intestin, tout irait déjà beaucoup mieux pour Crab. Une petite intervention chirurgicale serait souhaitable, assurément, mais Crab redoute d'y laisser sa peau.
Il a encore enfilé ce matin trois chaussettes appartenant à trois paires différentes. Et c'est tous les jours la même chose. Parce qu'en plus Crab est du genre distrait.