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Crab a passé une bonne partie de son enfance à longer des couloirs, ainsi nommés abusivement comme s'ils ondoyaient jusqu'à la mer, bordés de saules, de peupliers, de trembles, conduisant plutôt en droite ligne à d'autres couloirs aussi peu coulants, car tous les couloirs du monde se tiennent par le coude, formant un réseau dallé ou carrelé sans issue qui dessert ponctuellement les salles de classe, le dortoir, le réfectoire, et trop rarement l'infirmerie calme et propre où il fait bon souffrir un peu.

Chose étrange, à chaque fois qu'il tente de se reporter à cette époque surpeuplée de petits garçons courant les uns après les autres, parmi lesquels il cherche le sien, celui qu'il fut, avec pour seul indice une photo ratée, floue, tremblée, comme produite par un pinceau maladroit – pour seul indice, car il ne garde aucun souvenir de la tête qu'il faisait à cet âge où le chic consiste plutôt à embuer ou traverser les miroirs -, à chaque fois qu'il se penche sur ces enfants et que tour à tour il les dévisage – sa photo dans une main, l'autre pinçant un menton pointu qui s'avère n'être jamais le sien -, à chaque fois, Crab commence par croire qu'il s'est trompé d'école et s'en retourne, déçu, inquiet pour le petit, à ce point préoccupé qu'il passe sans la voir devant l'unique sortie de l'établissement et s'engage et s'enfonce dans son labyrinthe inextricable (pour employer un adjectif lui-même définitivement pris au piège).

Il est bel et bien perdu quand il s'aperçoit de sa distraction. Comment quitter cet endroit? Il veut revenir sur ses pas, ne réussit qu'à brouiller complètement sa piste. Il ne reconnaît rien. Seule l'angoisse lui est familière et se montre telle, un peu trop. Longue étreinte. Il fouille ses poches, en retire une cigarette sans filtre, roulée à la perfection, douce et lisse, compacte, qu'il porte machinalement à ses lèvres, mais n'allume pas.

Voici qu'un enfant apparaît au bout du couloir et marche dans sa direction, les yeux baissés, rasant le mur (mais en rêvant au sens magique que prenait cette formule dans la bouche du baron Haussmann), d'un pas de plus en plus hésitant – et cet homme qui le regardait approcher en suçant un bâton de craie l'arrête pour lui demander d'une voix pâteuse comment rejoindre la sortie.

– Je n'en sais rien, répond Crab. Justement, je la cherche. Soyez gentil de me lâcher. Vous me tordez le menton. Cette sale manie que vous avez tous. Cette sale nostalgie pédéraste. Des types dans votre genre, j'en croise chaque jour deux ou trois. Plus tard, je porterai une barbe pouilleuse et je ne remettrai jamais les pieds ici. Vous n'auriez pas une vraie cigarette pour moi?


*

Crab mourra dans son œuf.


*

Les grands-mères des autres sont horribles à voir, constate Crab, une fois de plus, en traversant les longues salles surpeuplées de l'hospice, un bouquet à la main, aussi marche-t-il vite, sans trop regarder autour de lui, jusqu'au fauteuil où il sait la trouver, alors plonge et soulève et serre à l'étouffer et couvre de baisers une forme de sorcière momifiée et qui pue et qui pique et cligne et bave, la délicieuse vieille dame étrangement belle, qui perd ses cheveux par touffes, des cheveux jaunes, sa grand-mère d'autrefois toujours vive.

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