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Il y eut ce jour décisif dans la vie de Crab, qu'il sera bien obligé d'évoquer, un matin donc où tout lui parut étranger. Devant sa glace, réflexion faite, c'était plutôt lui l'intrus. Il contempla son rasoir sur la tablette de verre, sa brosse à dents, son peigne, à quoi tous ces objets pouvaient-ils bien servir, et ces chaussures prêtes à partir, l'une vers l'orient, l'autre vers l'occident, ces vêtements en tas sur une chaise, qu'attendaient-ils de lui, quel maintien, quelle attitude résolue, quels gestes solennels? Et quelle vigueur, dont il manquait déjà – nu encore – pour tenir debout? Crab s'était laissé retomber sur son lit. Il ne comprenait plus de quoi il retournait, tout à coup, ce qu'il faisait là et surtout ce qu'il devait y faire, pour ne pas décevoir, pour remplir sa fonction, quelle fonction, et comment procéder, et par où commencer, commencer quoi?

Dehors, sur le terrain, il trouverait peut-être la réponse à ses questions. Il fallait aller voir. Crab se décida finalement à sortir de chez lui; mais incapable de se rappeler lesquels, d'entre les quatre pieds et mains, étaient réellement appropriés pour la marche, après avoir hésité un instant, il opta pour les mains, plus larges et mieux articulées que les pieds, plutôt plus plates, jugeant d'autre part imprudent de trop éloigner du sol sa tête, dont les quatre sens en alerte lui ouvriraient la voie et sauraient déjouer les obstacles de toute nature, car de cela curieusement il se souvenait, des obstacles, les broussailles, les fossés, les bornes, les flaques, les aiguilles, les déjections pour ainsi dire anthropomorphes des chiens: à force de manger dans l'assiette de leurs maîtres et de partager toutes leurs activités, en effet, les chiens réussissent déjà des étrons humains très vraisemblables, très fidèles, le reste suivra, à quoi l'on mesure aussi la valeur pédagogique irremplaçable de l'exemple. Mais d'exemple, justement, ce matin-là, Crab n'en avait pas sous les yeux: comment se comporte un homme? Il dut s'abandonner à sa seule intuition. Les pieds ou les mains, il avait en vérité une chance sur deux de tomber juste, l'inégale longueur des bras et des jambes excluant la participation active des quatre membres, ou celle, plus modeste, d'un seul bras et d'une seule jambe – le jeu limité de leurs articulations empêchant même d'esquisser seulement un pas dans cette dernière position.

Crab avait choisi les mains, et lorsque, dans la rue, ayant parcouru sans effort une centaine de mètres, il rencontra ses semblables, leur attitude lui révéla son erreur. Il fit donc comme eux – releva bravement la tête et tomba à genoux. Une épaule pour le joug, une épaule pour la croix – mais Crab se secoua. L'extravagance n'était pas de son côté. Les autres se tenaient mal, pas lui. Ce qu'il avait hâtivement appelé son erreur était bien au contraire un rétablissement magistral, favorisé par la défaillance de sa mémoire et la confusion de son esprit ce matin-là. Pour sortir de chez lui, Crab avait instinctivement utilisé le mode de locomotion naturel à l'homme, oublié suite à quelque fausse manœuvre ou tremblement de terre qui retourna l'espèce humaine sur ses pieds, mauvaise posture qu'elle conserva en dépit du bon sens, la force de l'habitude aidant, et, n'en concevant pas de meilleure ni même de possible pour elle, elle la perpétua de génération en génération, sans jamais y trouver vraiment l'équilibre cependant, ni le bonheur, regrettant encore aujourd'hui cet ordre originel qu'elle croit aneanti et qui n’est que renversé, pressentant peut-être obscurément cela, d'ailleurs, comme en témoigne l'admiration envieuse vouée aux acrobates qui dansent sur les mains – ainsi Crab reprit-il son chemin sous les applaudissements.

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