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Les docteurs Parkinson et Alzheimer, las de leurs vaines dissensions – partis pris théoriques opposés, choix esthétiques divergents, querelles d'écoles dont se moque le commun des mortels -, ont décidé de les surmonter, d'unir leurs connaissances et de s'associer pour mettre au point et fixer enfin le type du vieillard croulant idéal, voici Crab, propulsé sur le devant de la scène, sous les projecteurs, admiré par les uns, hué par les autres, officiellement investi en tout cas, modèle auquel chacun sera dorénavant tenu de se conformer après soixante-dix ans.


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Mais Crab a toujours été un vieillard, ce n'est pas nouveau, il tiendrait cela de son arrière-grand-père. Les lois de l'hérédité réservent de ces surprises émouvantes aux familles endeuillées qui retrouvent soudain chez le nourrisson les mines et les manières de l'aïeul ôté à leur affection, ses gestes, ses tics, comme si c'était hier, comme si c'était lui, lui hier, aujourd'hui de retour, le cher vieil homme inchangé, le chef du clan, l'âme de la maison, fondateur de la fière lignée dont l'ultime rejeton justement vient de naître, qui lui ressemble trait pour trait, sans mentir, son portrait craché.

A la naissance, petit vieillard prématuré, très affaibli et désarmé, Crab ne pesait déjà plus que deux kilos cinq cents. La bévue d'une infirmière de l'hôpital est donc bien excusable qui l'arracha à sa couveuse pour le reconduire en le sermonnant au service de gériatrie d'où elle le croyait échappé – et si vous recommencez, je vous enferme. Crab ne bougea plus. Il prit de l'âge, ce qui évidemment n'était pas fait pour dissiper le malentendu, au contraire, on s'étonnait seulement de son extraordinaire longévité – tandis que ses voisins de lit s'éteignaient pour la plupart quelques jours seulement après leur arrivée, Crab résistait inexplicablement, les médecins étaient chaque matin stupéfaits de le retrouver en vie et l'hypothèse de son immortalité fut même évoquée du bout des lèvres.

A l'entendre, pourtant, Crab était un mourant aussi mal en point que les autres. Ayant appris le langage des hommes en écoutant délirer ses compagnons, il récitait bout à bout leurs monologues désespérés, sans les comprendre, il les reprenait à son compte, d'une voix blanche, il insultait Dieu, reniait ses fils, appelait sa mère, maudissait l'ombre d'un chef de bureau, pardonnait tout en revanche à une certaine Louise, ou Suzanne, énumérait cent prénoms de femmes, chevrotait des sentences et maximes morales, et des formules chimiques, parfois légèrement saugrenues et poétiques, réclamait un prêtre, un notaire, vite, racontait des épisodes glorieux ou sanglants d'un autre siècle, c'étaient bien là des phrases d'agonisant. Il n'en avait plus pour longtemps.

Mais les années passaient, on changeait trois fois par semaine le cadavre du lit voisin, les médecins aussi se succédaient, atteints par la limite d'âge, échouaient quelquefois dans cette même chambre, rassemblant alors leurs dernières forces, ils demandaient à Crab son secret, par pitié, et Crab sans se faire prier avouait tout, il reconnaissait avoir assassiné une certaine Suzanne, ou Louise, et trahi son pays, enfoui un magot, engendré une multitude d'enfants naturels, saboté les freins de son chef de bureau, dérobé le ruban de Mlle Portal et même, oui, brisé le peigne de Mlle Lambercier… mais plus personne ne l'écoutait.

Un jour enfin le mystère trouva son explication. On mit la main sur un registre ancien qui prouvait l'erreur initiale de l'infirmière, et Crab, alors âgé effectivement de quatre-vingt-sept ans, réintégra sa couveuse où lui furent prodigués en urgence les soins que nécessitait son état, car le pauvre enfant inspirait les plus vives inquiétudes, si faible, si chétif, on ignore aujourd'hui s'il fut finalement sauvé, ou non.


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Crab n'oublie jamais les cimetières dans lesquels il a été enterré.

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