Mehmet Togo, l’assistant d’Iceni, l’appela enfin alors que son croiseur s’approchait de nouveau de son orbite autour de la planète. « Il m’a fallu un moment pour outrepasser les blocages que le SSI avait implantés dans mes systèmes, expliqua-t-il.
— Les serpents sont-ils arrivés jusqu’à mes bureaux ?
— Non, madame la CECH. Plusieurs approchaient de l’entrée de notre complexe quand ils sont tombés sur des forces terrestres. » Les lèvres de Togo ne souriaient pas mais ses yeux, eux, brillaient d’une joie mauvaise. « Ils ne sont pas allés plus loin.
— Y a-t-il des soldats des forces terrestres dans mes bureaux ou à proximité ?
— Les plus proches sont dehors, dans les rues, où ils se chargent de contenir la foule », répondit Togo. Si des soldats s’étaient effectivement trouvés près de lui, hors de vue mais leurs armes braquées sur sa tête, il lui aurait servi une phrase codée pour lui faire comprendre qu’il était soumis à une forme de coercition, or il s’en était abstenu : Tout va bien. Parfaite expression aux yeux d’Iceni, dans la mesure où tout ne va jamais vraiment bien. Il y a toujours quelque chose qui posera problème.
« Je vais emprunter une navette dans moins d’une demi-heure pour descendre à la surface. Je veux un rapport complet sur les intentions de Drakon avant mon départ, et je tiens à ce que nous disposions d’un accès au moins aussi large que le sien aux systèmes de transmission et de surveillance planétaires.
— À vos ordres, madame la CECH.
— Je te télécharge des enregistrements du combat que nous avons livré et remporté contre la flottille de la CECH Kolani. Veille à ce qu’ils soient diffusés publiquement, en même temps que la nouvelle de l’élimination, par ma force, de la menace d’un bombardement orbital qui pesait sur la planète. Je veux qu’en levant les yeux au ciel les citoyens comprennent que les vaisseaux de guerre qui gravitent encore dans ce système stellaire sont là pour nous protéger, et non pour nous menacer, et que c’est grâce à moi.
— Belle formulation, madame la CECH. Comptez sur moi pour m’assurer que tous les citoyens l’entendront avant l’atterrissage de votre navette. »
Iceni eut une moue exaspérée : la journée avait été longue et elle était loin d’être terminée ; les variables dont il fallait tenir compte étaient trop nombreuses et les informations trop chiches. Au moins Togo était-il encore en vie et des soldats ne rôdaient-ils pas dans ses bureaux. Si Drakon avait l’intention d’accaparer le pouvoir, il ne se montrait ni trop bravache ni trop visible.
Peut-être pouvait-elle s’entretenir de nouveau avec lui avant d’atteindre la surface, où elle se retrouverait à la merci de ses soldats. Elle tendait déjà la main vers les touches de contrôle quand le C-625 l’appela enfin depuis sa position proche de la géante gazeuse.
La femme qui transmettait le message n’en était pas le commandant et portait une combinaison de serpent. Deux signes de mauvais augure, dont les funestes implications furent bientôt confirmées. « Ici la cadre supérieure du SSI Jillan, à l’intention de la traîtresse Iceni. L’ex-CECH de cette unité des forces mobiles a été sommairement exécuté, ainsi que plusieurs de ses adjoints. Le SSI en a pris provisoirement le contrôle et ne répondra qu’aux ordres des CECH Hardrad et Kolani. Au nom du peuple, Jillan, terminé. »
Malédiction ! Soit les serpents de ce C-625 s’étaient montrés plus alertes et réactifs, soit son commandant et ses adjoints trop lents à la détente. Iceni enfonça la touche de réponse. « À l’adjointe du SSI Jillan et à tout le personnel à bord du C-625, ainsi que celui de l’installation principale des forces mobiles, ici la CECH Iceni. Les CECH Hardrad et Kolani sont morts. Tout comme, au demeurant, tous les agents du SSI de Midway. Je contrôle désormais l’ensemble des forces mobiles du système, et le CECH Drakon, mon allié, la surface de la planète. Midway est désormais indépendant des Mondes syndiqués et l’autorité du SSI n’y a plus cours. Proclamez la reddition du C-625. Si vous obtempérez, nous accorderons la vie sauve et un libre transfert hors de ce système stellaire à tout le personnel du SSI qui se trouve à son bord, ainsi qu’à celui des unités qui l’accompagnent. Nous attendons une prompte réponse de votre part. Au nom du peuple, Iceni, terminé. »
Akiri ne posait pas de questions, mais Marphissa et lui avaient très certainement, chacun de son côté, puisé des informations dans ce message afin de s’assurer des intentions de leur supérieure.
Iceni se tourna dans leur direction et, faisant mine d’ignorer qu’ils en connaissaient déjà la teneur, s’efforça de s’exprimer d’une voix égale : « Les serpents contrôlent le C-625.
— Devons-nous planifier une interception ? » s’enquit Marphissa.
Akiri secoua la tête. « Ils sont trop loin et pourraient aisément nous échapper. Nous n’arriverions jamais à les rattraper.
— Avons-nous une alternative ? » demanda Iceni.
Akiri réfléchit puis se tourna vers Marphissa. Celle-ci rumina un instant avant d’esquisser un geste d’impuissance. « Nous ne pouvons pas les rattraper, confirma-t-elle. Sauf s’ils choisissent de se battre, ce qui me paraît peu probable. Le personnel du SSI qui contrôle le C-625 n’a pas l’expérience du combat. Il ne saurait pas manœuvrer ce croiseur.
— Ils pourraient malgré tout laisser aux systèmes automatisés le soin de se charger des manœuvres et des tirs, grommela Akiri. Ils savent sans doute que ce serait suicidaire, mais nous ne pouvons pas tabler sur leur conscience de la vanité d’un tel engagement. »
Iceni hocha lentement la tête. « L’argument est tout aussi irréfutable. Je leur ai demandé de se rendre, mais ils s’y refuseront. Ils vont piquer sur le portail de l’hypernet. » Marphissa et Akiri lui adressèrent un regard surpris. « Les serpents qui tiennent le C-625 ne sont pas dans la même situation que la CECH Kolani. Ils ne sont pas responsables du contrôle de ce système. Leur responsabilité se limite au C-625 et ils s’en sont acquittés avec succès. Ils peuvent fuir, rejoindre le gouvernement central de Prime et lui annoncer leur victoire personnelle ainsi que l’échec de leurs supérieurs. Et c’est bel et bien ce qu’ils feront. »
Akiri avait entré des données dans les systèmes de manœuvre. « Si c’est le portail qu’ils cherchent à atteindre, nous n’avons plus aucun moyen de les en empêcher. Ils ont trop d’avance sur nous. Le transport civil qui fait office d’estafette près du portail ne peut rien non plus contre le C-625. Vous pourriez ordonner aux défenses qui l’entourent de l’attaquer lorsqu’il s’en trouvera assez proche, mais il pourrait alors endommager le portail en ripostant.
— Sommes-nous certains que les serpents de ce croiseur ne chercheront pas également à bombarder la planète ? demanda Marphissa. Le chargement en projectiles cinétiques d’un seul croiseur lourd n’est pas énorme, mais il pourrait suffire à infliger de sérieux dommages à plusieurs cibles. »
Autrement dit à plusieurs villes. Iceni réfléchit encore un instant puis secoua la tête. « Non. Les serpents se plient à une discipline rigide qui leur dicte de faire ce qu’on leur demande, sans plus. Ils n’ont pas reçu l’ordre de bombarder la planète, et en dévaster certaines régions serait certainement une erreur. Dans la mesure où nul ne le leur a ordonné, ils préféreront laisser à leurs supérieurs de Prime le soin de prendre cette décision. Ce serait plus salubre pour eux. »
La moue de Marphissa laissa entendre que la notion de discipline rigide n’était pas limitée aux seuls serpents. Mais elle eut la sagesse de ne pas s’en ouvrir à haute voix.
« Si jamais le C-625 quitte l’installation des forces mobiles, faites-le-moi savoir », ordonna Iceni. Elle consulta ensuite une boîte de réception, qu’elle trouva vide. Son informateur proche de Drakon n’avait rien à lui signaler, ou bien, en raison des événements précipités, n’avait pas pu prendre les mesures nécessaires – assez retorses – pour la paramétrer afin que nul ne sût d’où provenait son message. Du moins s’il n’avait pas été repéré et abattu par Drakon. Cette boîte vide pouvait sans doute signifier qu’il n’y avait rien à craindre, mais, à la même enseigne, que l’inquiétude était au contraire de mise.
Elle appela Drakon.
La réponse du général mit à lui parvenir un délai exaspérant. Il finit par la rappeler, toujours revêtu de sa cuirasse de combat. Cette tenue était-elle destinée à lui envoyer un signal ?
« Content de constater que vous êtes toujours là, affirma-t-il.
— Je vous remercie de votre sollicitude. Je me félicite que vous ayez trouvé le temps, avant de me contacter, de donner la preuve que vous contrôliez la planète. »
Drakon eut un bref sourire. « Je devais régler certaines questions. J’ai cru comprendre que vous aussi aviez triomphé. Qu’est devenue Kolani ?
— Morte.
— Voilà qui simplifie la situation.
— En effet, convint-elle. Maintenant que Hardrad a lui aussi trouvé la mort, nous avons divisé par deux le nombre des CECH de ce système. »
Le visage de Drakon se durcit. « Insinueriez-vous qu’il faudrait réitérer l’opération ?
— Je ne le souhaite pas.
— Je me rends compte que vous n’avez plus besoin de moi maintenant que les serpents ont déserté la planète. Vous avez passé ce marché avec Black Jack et vous contrôlez les forces mobiles. Je ne suis pas en mesure de vous atteindre, mais vous pourriez me bombarder de cailloux vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Ne tournons pas autour du pot. »
Iceni le lorgna longuement sans mot dire avant de répondre. « Nous avions l’un et l’autre nos propres raisons de nous révolter contre les Mondes syndiqués.
— Nous n’avions plus le choix, une fois que Hardrad a reçu l’ordre de procéder à ces ratissages de sécurité. Nous devions œuvrer de conserve, sinon ce système de Midway aurait connu le même sort que tous ceux où la rébellion a été brisée. Que nous ayons déjà commencé à planifier une révolte, chacun de notre côté, était un pur hasard.
— Je n’ai jamais sous-estimé l’importance du hasard, répondit Iceni. Ni non plus la valeur de ceux qui ne me trahissent pas quand l’occasion s’en présente. »
Drakon éclata de rire. « Si l’on en venait là, chacun de nous disposerait de nombreux moyens de pression sur l’autre.
— Je ne pourrais rien prouver d’aussi grave à votre sujet que le marché que j’ai passé avec Black Jack.
— Certes, convint Drakon. Signer un pacte avec l’Alliance l’afficherait mal aux yeux des serpents.
— Pas avec l’Alliance, avec Black Jack.
— Quelle différence ?
— Je n’en suis pas encore très sûre. Peut-être fait-il encore partie de l’Alliance. » Iceni fixa Drakon en fronçant les sourcils. « Le jeu en valait la chandelle. Il nous fallait absolument savoir si Black Jack ne déboulerait pas ici pour appuyer l’autorité des Syndics, et je devais m’assurer de son soutien dans notre projet. Pouvoir affirmer qu’il était informé de ce que nous comptions faire, qu’il n’interviendrait pas et ne le permettrait à personne, c’était un atout inestimable.
— Est-ce vraiment à tout cela qu’il a consenti ? »
Iceni sourit sans aucune hésitation. « Bien sûr.
— Ce sont de sa part de bien grandes concessions. Je me suis demandé pourquoi il avait cédé si facilement. »
Cette fois, Iceni haussa les épaules. Elle n’avait aucunement l’intention d’avouer à Drakon qu’elle avait beaucoup exagéré le soutien que Black Jack entendait donner à ses projets. « Peut-être avait-il réellement besoin de ce dispositif chargé de prévenir l’effondrement des portails. Ou bien espérait-il disposer à l’avenir de moyens de pression sur nous. Nous nous occuperons de cela en temps voulu. Nous nous sommes déjà chargés de nos anciens maîtres. Tout ce qu’échafaudera le gouvernement de Prime prendra du temps. Nous pouvons désormais respirer un peu.
— Que non pas. » Drakon eut un geste pour embrasser l’extérieur. « Les citoyens sont en liesse pour l’instant, mais, afin d’empêcher que la situation ne dégénère, j’ai passé un très mauvais quart d’heure. Notre propre population est prête à se mutiner contre nous si nous nous y prenons maladroitement avec elle. Notre seule chance était de mener nous-mêmes cette révolte, mais je ne jurerais pas que le mot d’ordre “mêmes dirigeants, mêmes lois mais titres différents” pourra tenir très longtemps. Nos concitoyens comprendront très vite à quel jeu nous jouons. »
Iceni se renfrogna. « Nous disposons des moyens tactiques laissés par les serpents. Nous sommes en mesure d’éliminer tous ceux qui chercheraient à soulever le peuple contre nous.
— Ces méthodes ont fonctionné pour les serpents et les Mondes syndiqués, fit remarquer Drakon. Jusqu’à ce qu’elles échouent. Je suis capable d’identifier tout semeur de troubles. Les logiciels de surveillance nous permettent de repérer aisément l’émergence de nouveaux meneurs à partir de leurs transmissions. Et de les épingler à mesure qu’ils surgissent. Mais ils apprendront. Combien de méthodes différentes pour déjouer la surveillance des serpents connaissons-nous, vous et moi ?
— Beaucoup trop.
— Et nous savons aussi, tous les deux, combien il existe d’activités clandestines, de marchés noirs dans tous les domaines que vous pourriez citer. Si la résistance recourait à ces méthodes, nous aurions un mal fou à les repérer. Il nous faut au moins le soutien passif de la majorité de nos concitoyens si nous ne voulons pas que la rébellion gagne du terrain.
— Nous avons les vaisseaux de guerre, affirma Iceni. Ils sont le marteau qui nous permettra de nous assurer du contrôle de ce système.
— Un marteau bien pesant. Et brutal. Certes, nous pouvons atomiser des villes si la situation échappe à tout contrôle, mais c’est le meilleur moyen de s’aliéner le soutien de la population, et nous ne disposons pas non plus d’une réserve inépuisable de cités. » Drakon montra un écran, sur la paroi du bureau où il était assis, où s’affichaient les images d’une montagne dominant un lac sur une planète lointaine. « Ça vient du système de Baldur.
— J’en ai entendu parler mais je n’y suis jamais allée. La planète est d’une beauté à couper le souffle, paraît-il.
— Effectivement. Mais, quand je regarde ces images, je me demande si cette montagne et ce lac sont toujours là ou si un bombardement orbital n’a pas transformé le paysage en une plaine dévastée, vérolée de cratères et privée de vie. Nous savons que le système syndic a échoué. Le premier imbécile venu l’aurait compris quand la fichue flotte de l’Alliance est venue se baguenauder en Midway pour nous apprendre que la guerre était finie. » Il eut un reniflement méprisant. « Notre propre gouvernement, le si efficace et compétent pouvoir central des Mondes syndiqués, n’a pas su nous avouer lui-même qu’il l’avait perdue. Non. L’ennemi a dû se pointer ici en personne pour nous le faire savoir, avant d’en chasser un ramassis de vaisseaux Énigmas dont nous étions incapables de triompher alors que nous avions passé des décennies à tenter de nous renseigner sur cette espèce, tandis que l’Alliance n’a mis que quelques mois à trouver le moyen de la mettre en déroute.
— Elle avait Geary, déclara Iceni d’une voix sourde. Black Jack.
— Black Jack. » Drakon secoua la tête. « Je ne crois absolument pas à cette information que nous avons reçue selon laquelle il serait revenu d’entre les morts.
— Et pourtant si, répondit Iceni. Il est bel et bien revenu. Je lui ai parlé moi-même. Ce n’est pas une ruse. Il nous a peut-être fait une fleur.
— En coupant les pattes au gouvernement des Mondes syndiqués ? Peut-être. La ploutocratie s’est toujours justifiée elle-même en se targuant de sa supériorité sur les autres systèmes, et en particulier sur une Alliance inefficace. » Drakon eut un regard empreint de scepticisme. « Je vais laisser au reliquat de l’autorité syndic sur Prime le soin de découvrir les raisons pour lesquelles nous n’avons pas su gagner une guerre en dépit d’un siècle d’efforts, avant de nous faire botter le cul par un type censément trépassé depuis cent ans. Êtes-vous sûre au moins que Black Jack ne reviendra pas tenter d’ajouter Midway à un nouvel empire ? »
Iceni baissa les yeux, le regard voilé, en se remémorant les messages qu’elle avait reçus de Geary. « Je ne suis sûre de rien, mais il m’a eu l’air sincère. Un authentique officier s’acquittant de sa mission militaire. Soit il est bien réel, soit c’est la plus grosse escroquerie dont j’aie jamais été témoin.
— Il doit forcément viser un objectif.
— S’il était des nôtres, il en aurait certainement un. » Elle regarda Drakon dans le blanc des yeux. « À propos d’objectif, nous avons toujours besoin l’un de l’autre, si je ne me suis pas encore pleinement fait comprendre à cet égard. Si vous cherchiez à me trahir, vous y réussiriez peut-être, mais, bien que les serpents ne soient plus là, vous risqueriez de m’accompagner dans ma chute. À toutes fins utiles. »
Drakon lui sourit. Sa voix comme son visage restèrent inexpressifs. « Je l’ai déjà pressenti. J’ai le contrôle des forces terrestres ici et dans tout Midway… (il mima d’une main le geste de braquer une arme sur elle) et vous celui des forces mobiles. »
Iceni le singea en le visant elle-même de l’index. « Espérons qu’aucun de nous deux n’aura la stupidité de contraindre l’autre à appuyer sur la détente.
— Que puis-je vous promettre qui vous rassurerait assez pour regagner la planète ?
— Vos promesses restent lettre morte. » Elle le dévisagea de nouveau en regrettant de ne pas mieux le connaître. « Mais j’ai effectivement le contrôle des forces mobiles, et je peux vous dire que, s’il m’arrivait quelque chose, des dispositifs de l’homme mort implantés dans mes systèmes de visée déclencheraient automatiquement un bombardement de la planète par les projectiles cinétiques stockés sur ces vaisseaux.
— Je ne voudrais pas assister à cela. »
Impossible de dire s’il la croyait ou non. En réalité, elle n’avait pas eu le temps d’installer ces programmes. Mais l’essentiel, c’était que Drakon la crût ou, à tout le moins, qu’il restât dans l’incertitude quant à l’existence de ces moyens de représailles. « Moi non plus. Contente de voir que nous nous comprenons. Je vais bientôt emprunter une navette pour regagner la surface. Je crois qu’il serait nécessaire que nous ayons le plus tôt possible un entretien en tête à tête dans un local sécurisé. Où pourrions-nous nous retrouver ? »
Drakon s’accorda un instant de réflexion. Iceni savait ce qui le préoccupait. S’il se rendait dans ses bureaux, il donnerait encore plus l’impression de lui être inférieur. Si au contraire elle lui rendait visite dans son QG, il passerait pour tenir les commandes.
« Il existe, à mi-chemin de vos bureaux et de mon QG, des locaux sécurisés qu’entretenaient les serpents, finit par déclarer Drakon. Nous les avons déjà explorés en quête de fugitifs, mais je veillerai à ce qu’ils soient de nouveaux inspectés avant que vous ne débarquiez, au cas où il subsisterait du matériel de surveillance ou des chausse-trapes du SSI. Cela vous paraît-il acceptable ? »
C’était se fier à la bonne volonté et à l’efficacité de Drakon et de ses gens. Mais elle serait flanquée de ses gardes du corps, qui porteraient sur eux, bien caché, un matériel à même de détecter toutes sortes de dangers et de menaces. Elle pesa le pour et le contre. « Très bien. Je vous préviendrai dès mon atterrissage. »
En sortant de la navette, Iceni aperçut Togo et plusieurs de ses gardes de corps en train de l’attendre au pied de la rampe. Un peu plus loin, soldats et véhicules militaires étaient déployés tout autour du terrain d’atterrissage. « Que font-ils là ? » demanda-t-elle.
Togo eut un geste d’impuissance. « Sécurité et cordon sanitaire, selon eux. Ils n’ont pas cherché à entraver nos mouvements.
— Nous verrons bien si ça dure. » Au moins Drakon avait-il eu la courtoisie de disposer ses hommes à une certaine distance plutôt qu’à proximité d’Iceni, où ils auraient eu l’air de la surveiller.
Elle prit la direction de ses bureaux. « Comment ça se présente ? »
C’était l’ouverture idéale pour Togo, où il aurait dû s’apprêter à dire « Tout va bien. » « Ça pourrait être pire », se borna-t-il à affirmer.
En franchissant certaines des barrières qui entouraient le terrain, Iceni aperçut les foules qui grouillaient dans les rues de la ville. Le tumulte qui en montait, et dont elle n’avait distingué jusque-là qu’une sorte de bourdonnement sourd en arrière-plan, gagnait en volume à mesure qu’elle s’en approchait. Au terme d’un bref instant de tension, elle se rendit compte qu’elle percevait de nouveau des acclamations. « Elles me sont destinées ? s’étonna-t-elle.
— Vous faites partie de leurs libérateurs, CECH Iceni, répliqua Togo, le visage impassible. Les citoyens se réjouissent de ne plus voir dans les forces mobiles une menace mais, grâce à vous, les gardiens de leur sécurité. »
Prise d’une stupide impulsion, Iceni agita la main et entendit les vivats s’élever plus forts. Ça faisait un bien fou, et, en même temps, c’était un tantinet effrayant. « Drakon se fait maintenant appeler général. Il me faut un nouveau titre. Celui de CECH a des connotations funestes et sent trop ses Mondes syndiqués. »
Togo sortit son unité de com en marchant. Les gardes du corps les filaient discrètement. Il posa une question au moteur de recherche et lut la réponse en fronçant les sourcils. « Il y a de nombreuses possibilités. Reine ?
— Une assez convenable description de l’emploi, mais qui pourrait sonner de manière un peu trop despotique aux oreilles de nos concitoyens.
— Il serait en effet absurde de chanter vos intentions sur tous les toits, reconnut Togo. Gouverneur ?
— Trop ancillaire.
— Premier ministre ?
— Première parmi les ministres ? Non. Première, point barre. »
Togo consulta de nouveau son unité. « Caïd ?
— Quoi ?
— Caïd. Archaïque. Très archaïque.
— Et pas dans mes cordes, manifestement, renchérit Iceni.
— Grossium ? Pontife ?
— Vous inventez ou vous lisez réellement ?
— Je lis, madame la CECH. Que diriez-vous de tsar, kaiser ou césar ? Les deux premiers dérivent du troisième. » Togo se rembrunit de nouveau. « Ils signifient aussi tyran absolu. Chef, khan, cheikh, pacha, sultan, Celle-qui-doit-être-obéie…
— J’aime bien le dernier.
— Et il vous sied à merveille, convint Togo. Mais il pourrait faire croire aux citoyens que vous vous êtes contentée d’altérer votre marque de fabrique et que vous entendez régner en CECH.
— On ne peut pas leur laisser croire ça, n’est-ce pas ?
— Pourquoi pas présidente ? Ou première citoyenne ?
— Le premier pourrait convenir. Comment devient-on présidente ? »
Togo lut la définition. « Présidence : le mot décrit une position prééminente, mais non spécifique quant à l’origine de son autorité. Elle a été occupée par les dirigeants d’États allant de la dictature absolue jusqu’à des organisations sociales si populistes qu’elles frisaient l’anarchie. Ce serait peut-être le bon choix.
— Présidente Iceni ! » Elle l’articula lentement à haute voix. « La présidente, parce qu’il n’y en aura pas d’autres. Ça me plaît.
— Puis-je être le premier à vous féliciter, présidente Iceni ?
— Tu peux. Allons retrouver le général Drakon. »
La façade de l’immeuble de bureaux abritant les salles de conférence sécurisées qui appartenaient naguère au SSI était d’un aspect tout à fait banal. Hormis le numéro de la rue, elle n’arborait aucune enseigne ou plaque permettant d’identifier ses occupants, et l’immeuble aurait pu héberger n’importe quel commerce anodin. Le SSI avait toujours joué les Janus dans ses relations avec le monde extérieur. D’un côté des systèmes de surveillance omniprésents et parfaitement visibles, ainsi que des QG ou des centres de commande régionaux imposants, signes manifestes de la présence et du pouvoir des serpents. De l’autre, des installations de moindre envergure dissimulées là où l’on s’y attendait le moins, et des systèmes de surveillance conçus pour rester indétectables sauf au matériel le plus sophistiqué. Les citoyens des Mondes syndiqués avaient toujours su le SSI présent, mais jamais où il se trouvait exactement, ce qui contribuait à créer une atmosphère puissamment délétère, mélange de crainte justifiée et de paranoïa.
Mais, à l’intérieur, les serpents n’avaient pas lésiné sur les dépenses. Iceni passa devant un luxueux ameublement avant de se retrouver devant une fenêtre virtuelle qui, du sol au plafond, affichait une vue d’une longue et sublime plage de sable blanc. Elle aurait aussi bien pu se tenir sur ce sable, car elle entendait derrière le rugissement rythmique étouffé du ressac. La planète principale du système de Midway, qui portait d’ailleurs le même nom, abritait de nombreuses plages, dont les plus proches se trouvaient à plus de vingt kilomètres de cet immeuble. Iceni aurait été étonnée qu’il s’agît là d’un rivage voisin. La position du soleil semblait décalée d’environ une heure et la plage de l’image évoquait un des archipels qui parsemaient les océans de Midway, sans doute une de ces chaînes d’îles dont le SSI n’avait autorisé l’accès qu’aux seuls serpents afin qu’ils puissent s’y ébattre en toute intimité. Le petit continent où se dressait la ville, seule autre zone émergée de la planète, offrait aussi bon nombre de jolies plages, mais celles-là étaient toujours noires de monde puisque leur fréquentation était un des rares divertissements que les Mondes syndiqués n’avaient pas trouvé le moyen de restreindre à l’homme de la rue.
La porte s’ouvrit et Drakon entra, suivi de deux soldats. Togo, déjà installé devant la rutilante table de conférence, marmonna quelques mots sotto voce dans son micro. Iceni les reçut distinctement dans son oreillette. « Bran Malin et Roh Morgan. Le général Drakon a changé leur titre de vice-CECH en celui de colonel. Ce sont ses plus proches et plus fiables conseillers. »
Drakon salua Iceni d’un signe de tête. « Tous les gardes du corps sont restés dehors ? Très bien. Voyez-vous une objection à la présence de mes assistants ?
— Aucune si vous n’en voyez pas à celle du mien », répondit-elle en s’avançant vers la table pour prendre place à côté de Togo. Elle ne manqua pas, ce faisant, d’observer subrepticement les deux adjoints de Drakon. À la différence de Togo, qui, à près de cinquante années standard, était à la fois en bonne forme physique et passablement expérimenté, Malin et Morgan devaient friser la trentaine. Tous les deux donnaient l’impression d’avoir à peu près le même âge, mais aussi d’afficher sans aucune forfanterie l’assurance tranquille de gens qui connaissent bien leur boulot.
La porte se referma hermétiquement et une enfilade de voyants verts s’alluma sur son linteau, indiquant que les systèmes de sécurité activés interdisaient désormais intrusions et espionnage. Drakon s’assit en face d’Iceni, flanqué de ses deux colonels. « Voici où nous en sommes à présent, déclara-t-il sans autre préambule. Je contrôle la surface ainsi que les installations les plus importantes de la planète, ce qui m’a été confirmé. Mes gens se livrent encore à des ratissages destinés à vérifier qu’aucun serpent ne s’est enfui vers une des îles. Tant qu’ils n’en auront pas fini et que je ne me serai pas assuré que l’effervescence de la population est retombée, je ne disposerai guère d’effectifs susceptibles d’être distraits. Je contrôle aussi l’installation des forces mobiles proche de la géante gazeuse, mais son personnel ne bougera pas un cil, car il affirme que ces unités sont toujours aux mains des serpents.
— Ça concorde avec les transmissions que j’ai reçues du C-625, déclara Iceni. Il se peut que les autres vaisseaux, soit un croiseur léger et trois avisos, soient encore commandés par leurs officiers, mais les serpents qui se trouvent à leur bord sont certainement sur le qui-vive, et on n’en triomphera pas aisément.
— Vont-ils réduire l’installation au silence ? s’enquit Drakon.
— Je ne le pense pas, répondit Iceni. Elle reste d’une valeur inestimable pour ceux qui contrôleraient le système stellaire et ils n’ont pas reçu de leurs supérieurs l’ordre de la détruire. Selon moi, ils vont plutôt gagner le portail de l’hypernet pour rapporter au gouvernement de Prime ce qui s’est passé ici. »
Drakon fit la grimace. « Et vous avez aussi perdu deux autres croiseurs ? »
Le coup était cinglant. « Je n’ai perdu qu’un seul autre croiseur, le C-990, vaisseau amiral de Kolani. Elle l’a sabordé. Les unités de propulsion principales du C-818 ont été sévèrement endommagées par l’explosion, mais j’ai d’ores et déjà dépêché d’autres vaisseaux pour le remorquer aux fins de réparations. Nous disposerons de quatre croiseurs lourds pour défendre le système. » Ce ne fut qu’au moment de donner cette précision qu’Iceni se rendit compte de la pathétique faiblesse de cette flottille.
Mais le colonel Malin se fendit le premier d’un commentaire : « Ce n’est sans doute pas grand-chose, mais, comparé à ce qui reste à présent disponible, tant dans l’espace syndic qu’aux mains du gouvernement de Prime, c’est pourtant une force défensive appréciable.
— Ne pourriez-vous pas récupérer le dernier croiseur ? demanda Drakon. Le C-625 ?
— Il se trouve à une heure-lumière et demie, général, répondit Iceni. Savez-vous à combien de milliards de kilomètres cette distance correspond ?
— Je me suis appuyé assez de marches forcées pour savoir à quoi correspond un kilomètre, rétorqua Drakon d’une voix plus tranchante. Manœuvrer n’est qu’une affaire de planification. Il ne s’agit que de savoir prévoir et devancer les actions de l’ennemi. »
Iceni eut un sourire sans joie. « Si seulement les combats spatiaux étaient aussi simples que les combats au sol…
— Simples ? » Iceni avait manifestement touché une corde sensible. Drakon la fusillait ouvertement du regard. « Je suis persuadé que, dans l’espace, où l’on peut pilonner l’ennemi sans voir son visage, sans même parler du sang et des cadavres, tout est facile, propre et stérile, mais c’est bien différent et autrement ardu dans la boue. »
Des images cauchemardesques du C-990 traversèrent fugacement l’esprit d’Iceni. À sa propre surprise, sa voix resta ferme et assurée. « Vous sous-estimez grandement la violence de la guerre spatiale, en dépit du silence qui règne dans le vide. »
Quelque chose dans son intonation dut néanmoins frapper Drakon, car sa colère parut s’apaiser ; il se mit à étudier attentivement le visage de son interlocutrice. « Vous avez perdu beaucoup de monde ?
— Non. Sauf sur le C-990.
— Il n’y avait aucun survivant à bord, intervint Togo d’une voix impavide. Ils se sont entre-tués lors de luttes intestines.
— Intestines, hein ? » Drakon hocha la tête et se radossa. « Ç’a dû être épouvantable. Très bien. Il y a donc quatre croiseurs lourds et quelques unités légères. Je dispose d’assez de forces terrestres pour tenir la planète sans difficulté, surtout lorsque j’aurai obtenu de toutes les troupes locales qu’elles accélèrent le mouvement puisque je n’ai plus à m’inquiéter de marcher sur les pieds d’aucun CECH, à présent tous éloignés d’une centaine d’années-lumière. »
Reprenant contenance, Iceni afficha une image de cette région de l’espace. « Selon de récentes informations, quelques autres forces mobiles sont stationnées dans des systèmes voisins. Je vais y envoyer des avisos afin de les inviter à se joindre à nous. Aux dernières nouvelles, il s’en trouvait à Taroa, Kahiki et Lono.
— Aucune à Kane, Laka, Mauï et Iwa ? » demanda Drakon, citant les quatre systèmes qu’on pouvait gagner par point de saut depuis Midway. C’était d’ailleurs cet accès à un nombre inhabituellement grand d’étoiles qui lui valait ce nom : Mitan.
Drakon n’eut pas besoin de citer le huitième système stellaire accessible. On avait depuis longtemps abandonné Pele à l’espèce Énigma. Tous les vaisseaux syndics qu’on y avait dépêchés avaient disparu sans laisser de traces.
« Pas à notre connaissance, répondit Iceni. Les unités que nous enverrons à Taroa, Kahiki et Lono nous transmettront des renseignements sur ce qui s’y passe comme sur ce qu’elles auront appris des autres systèmes. Dès que ces informations nous parviendront, je dépêcherai une seconde vague pour explorer les suivants.
— Très bon plan », approuva Drakon.
Iceni le scruta en réfléchissant à ce qu’elle ferait ensuite. Bien qu’ils eussent déclenché cette rébellion ensemble, chacun en savait bien peu sur la personnalité de l’autre. La coordination avait nécessairement dû s’effectuer au moyen de messages les plus brefs possibles, et toutes leurs communications et rares rencontres sous couleur de leurs devoirs et responsabilités officiels de Syndics. Toute autre méthode aurait trahi leur collaboration et leurs projets, d’autant que les serpents restaient vigilants. Les rapports officiels leur étaient sans doute accessibles, à l’un comme à l’autre, mais ce que les serpents en écartaient demeurait ambigu. Elle connaissait le visage de Drakon mais pas ce qui se dissimulait derrière ce masque, et sans doute éprouvait-il la même impression à son égard.
Elle se décida enfin à affronter une question explosive. « Maintenant que vous avez donné votre accord à mon plan concernant les forces mobiles, commença-t-elle en se penchant, j’aimerais avoir au moins un aperçu de ce que font vos propres troupes. Je crois comprendre que des forces terrestres gardent les complexes où sont hébergées les familles des serpents.
— C’est exact. » Drakon soutint son regard sans broncher. « Tous les serpents en ont été extirpés. Il n’y reste que leur famille.
— Que comptez-vous en faire, général ? »
Drakon réfléchit un instant puis exhala longuement. « Je me pose encore la question. »
Sur sa gauche, le colonel Morgan réussit à laisser transparaître sa désapprobation sans émettre un seul son ni remuer d’un poil.
Togo brisa le silence qui s’ensuivit : « Elles ne seront plus jamais les bienvenues dans ce système. Ni en sécurité. »
Drakon laissa de nouveau percer la colère qui bouillait en lui. « Que proposez-vous, en ce cas ?
— Il est trop tard pour laisser aux citoyens le soin de régler cette affaire à notre place…
— Je ne permets à personne de résoudre mes problèmes parce que ça me faciliterait la tâche », aboya Drakon.
Iceni le dévisagea en s’efforçant de rester impassible. « Elles ne peuvent pas rester à Midway. Ni vous ni moi ne tenons à des massacres collectifs. Ça ne nous laisse pas le choix. Il faut les entasser dans un vaisseau et les envoyer ailleurs. Peut-être à Prime. »
Morgan prit enfin la parole : « Gaspiller un vaisseau pour si peu ? Nous ne le reverrions jamais.
— C’est probable, dit Togo. C’est une option trop coûteuse.
— Tous voudront se venger, insista Morgan. Quand on nettoie un nid de vipères, il faut les tuer toutes, même dans l’œuf. Sinon, les jeunes et les survivants vous tombent un jour ou l’autre sur le poil.
— Cette option-là n’est pas envisageable », lâcha Drakon.
Iceni hocha la tête. « Je suis d’accord.
— Mon général… insista Morgan.
— Il suffit. »
Morgan se rassit, le visage de nouveau inexpressif. Le colonel Malin adressa alors un signe de tête à Iceni. « Il me semble que l’idée du vaisseau reste notre meilleur choix, surtout si, par notre puissance militaire, nous réussissons à impressionner ces gens avant leur départ. Le C-625 apportera des nouvelles des forces présentes sur place à son départ. Si nous attendions qu’il s’en aille, nous pourrions leurrer ces familles et leur faire croire que nos forces mobiles ont reçu des renforts et qu’elles sont beaucoup plus importantes qu’en réalité. Et c’est ce que croira Prime.
— De la désinformation ? fit Iceni. Sous couleur d’action humanitaire ? J’apprécie votre raisonnement, colonel. »
Togo approuva d’un geste. « Un vaisseau marchand serait un maigre prix à payer pour tromper le gouvernement syndic sur la réalité de nos forces. »
Ce que tous savaient restait toutefois dans le non-dit : compte tenu de tous les systèmes stellaires qui échappaient l’un après l’autre au contrôle des Syndics, Prime devait choisir ceux d’entre eux qu’il lui faudrait impérativement reconquérir. Avec son portail et ses points de saut donnant accès à de nombreuses étoiles, sans rien dire de sa proximité immédiate avec le territoire Énigma, Midway tiendrait sans doute un rôle prioritaire dans sa contre-attaque. Il ne s’agissait pas de savoir si Prime enverrait une flottille pour tenter de rétablir son autorité, mais quand elle le ferait.
« Nous sommes apparemment tombés d’accord. Travaillez sur ce projet avec l’état-major de la CECH Iceni, ordonna Drakon à Malin.
— De la présidente Iceni, rectifia celle-ci.
— Présidente ? » Les lèvres de Drakon esquissèrent un demi-sourire. « Que signifie exactement ce mot ?
— Ce que je veux lui faire dire. »
Le sourire de Drakon s’élargit. « Très bien. Débarrassons-nous une bonne fois pour toutes du boulet syndic. »
Le colonel Malin posa les coudes sur la table et fixa Iceni puis Drakon. « Ce qui soulève une question que nous devrions aborder avant qu’elle ne nous soit imposée de force. Vous avez tous vu ces foules. Ces gens sont satisfaits pour l’instant. Les mesures que nous avons prises pour maintenir l’ordre ont suffi. Mais, demain, ils se réveilleront avec la gueule de bois, fixeront le soleil levant en clignant des yeux et se demanderont ce qui a vraiment changé sous ce soleil. »
Morgan affichait à présent son dédain, toujours aussi muette et figée.
« Que suggérez-vous ? » demanda Iceni.
Malin embrassa l’extérieur d’un geste. « Nous savons tous à quel point la vie était pénible sous la férule syndic. Seuls les échelons les plus élevés de la société en tiraient réellement profit. La notion même de propriété restait étrangère à la grande majorité des citoyens. Le besoin de sécurité exigeait sans doute la soumission au gouvernement, mais cette docilité avait ses limites. Dois-je vous citer les évaluations de la gabegie due à la corruption et au gaspillage ? Mettre en exergue la fréquente inefficacité de nos usines et fabriques ? Si nous voulons que ce système prospère, nous devons faire en sorte que nos concitoyens s’imaginent qu’ils bénéficieront d’une part du gâteau. »
Iceni lui décocha un sourire poli mais glacé. « Je n’ai aucunement l’intention de céder le pouvoir à la populace. » Cette déclaration lui valut une autre infime réaction de Morgan, approbatrice cette fois.
« Nous devons rester aux commandes, affirma Malin. Mais il y a de nombreux niveaux sous le nôtre. On pourrait offrir aux plus bas échelons, gouverneurs, conseillers municipaux, maires et autres édiles, une fonction réellement élective. »
Drakon en avait l’air aussi peu persuadé qu’Iceni.
Mais Togo approuva de la tête. « J’ai senti la puissance de la foule. Elle n’acceptera pas que ça se reproduise. Il faut lui donner un os à ronger. Avec de la viande dessus, autant que possible. Voire une substance synthétique qu’elle prendra pour l’article d’origine.
— Des fonctions subalternes ? s’enquit Drakon.
— Et où situerez-vous la frontière ? demanda Morgan. Offrez-leur les conseillers municipaux et ils exigeront le droit de choisir leurs maires, leurs superviseurs régionaux puis les généraux et le président lui-même. Tenez-vous vraiment à ce que l’homme de la rue aille fouiller dans les archives et s’informe de ce que nous avons fait par le passé ?
— Nous ne pouvons pas contrôler les foules par la seule force… s’insurgea Malin.
— Moi si ! le coupa Morgan. Donnez-m’en le pouvoir et les effectifs et je ferai dégager les rues. Et chaque citoyen me dira “Oui, m’dame, à vos ordres, m’dame, une pleine charretée avant le lever du soleil !” »
Au terme d’une courte pause durant laquelle Iceni s’efforça de ne pas dévisager Morgan, Drakon reprit la parole. « C’est sans doute une option envisageable, mais elle a de gros travers. Dont un surtout : nos troupes ont les mains liées, elles sont en garnison dans les villes où elles surveillent la population, de sorte qu’on ne peut pas les envoyer partout à la fois. »
L’argument parut au moins se frayer un chemin jusqu’au cerveau de Morgan, sinon jusqu’à celui des autres intervenants. « C’est vrai. Mais nous affronterions le même problème si nous laissions aux citoyens assez de latitude pour qu’ils s’imaginent pouvoir se dispenser d’obéir.
— Ouais. C’est effectivement épineux. Mais comment les contenter sans les gâter au point de les inciter à se convaincre qu’ils pourraient exiger davantage ?
— Nous ne pouvons pas les satisfaire tous, répondit Malin. Quelques-uns, une minorité, exigeront demain la démocratie. Nous pourrions mettre en exergue les avancées qui montreraient suffisamment que la situation a changé, et conserver ainsi la grande majorité dans notre camp.
— Suffisamment ? s’enquit Togo.
— Et comment le définir ? interrogea Morgan. Donnez-leur trop peu à leurs yeux et ils voudront davantage. Si vous cédez une première fois à leurs exigences, ils se persuaderont que vous continuerez. »
Si sanguinaire que fût Morgan, elle avançait de solides arguments. Iceni se tourna vers Togo. « Le général Drakon a d’ores et déjà joué la carte de la sécurité. Ne mettez pas en danger vos maisons et vos familles. À quel autre expédient pourrions-nous bien recourir pour mettre un frein à la tentation des citoyens de prendre leurs affaires en mains ? »
Togo fixait pensivement le plafond, le front plissé. « Diviser pour régner. Une méthode très ancienne mais très efficace. Que se passerait-il si les citoyens avaient le droit de vote ? Les villes vont-elles tout s’accaparer parce qu’elles hébergent le plus grand nombre d’électeurs ? Leur refusera-t-on ce qu’elles veulent parce que de puissants blocs d’autres votants se formeront pour s’emparer du contrôle de trop nombreux postes électifs ? Les changements doivent se faire avec prudence si l’on ne veut blesser personne. Si la présidente Iceni, sur les conseils et avec le consentement du général Drakon – deux personnes en qui tous voient qu’ils œuvrent pour les citoyens puisqu’ils ont expulsé les serpents de Midway –, si la présidente, donc, nommait ceux qui accèdent aux fonctions supérieures, nous serions certains de préserver les intérêts de tous. »
Drakon eut un sourire torve. « Bon sang ! J’ai failli vous croire sincère.
— La propagande la plus efficace se fonde toujours sur une parcelle de vérité, qui donne aux arguments qui en découlent solidité et légitimité illusoire. »
Ce coup-ci, Morgan elle-même parut impressionnée.
« Toutefois, je tiens à ce que ces nominations se fassent à parts égales, ajouta Drakon. La présidente Iceni pourra adouber la moitié de ces gens et moi l’autre, sur ses conseils et avec son consentement.
— Équitable, admit Iceni.
— S’agissant des fonctions subalternes, le processus des élections exigera une certaine préparation, poursuivit Togo. Il faudra confirmer la fiabilité du logiciel dans le décompte des voix plutôt que d’annoncer directement le total souhaité. Bloquer tous les accès au programme qui permettraient un tripatouillage des résultats. À l’exception, bien entendu, de ceux, dissimulés, que le général Drakon et la présidente Iceni tiendraient à voir subsister. Il faudra dénicher des candidats, financer des campagnes. On ne peut pas précipiter le mouvement sans refuser aux candidats potentiels la possibilité de se présenter. Ça risque d’être très long. »
Iceni opina. Elle souriait ouvertement, tout en se demandant pourquoi, en son for intérieur, elle éprouvait une sorte d’insatisfaction. Pourquoi n’est-ce pas la solution à laquelle j’aspirais ? Ça y ressemble pourtant. Mais le système syndic a échoué, et n’est-ce pas précisément une tentative pour le perpétuer ?
J’ai besoin d’un peu de temps pour réfléchir. La solution de Togo me l’accordera. Mais il faut que je réfléchisse.
Elle fixa Drakon par-dessus la table. Le regard de l’homme trahissait-il toujours la même frustration ou bien était-ce le fruit de son imagination ? « Attelons-nous-y », déclara-t-elle. Nul n’objecta.
En réintégrant le complexe de son QG, Drakon sentit qu’il se détendait pour la première fois depuis très longtemps. La journée avait été rude mais il avait réussi. Ils avaient réussi. Iceni et lui.
Et il en avait aussi appris un peu plus long sur son compte. À moins qu’elle ne soit une comédienne hors pair, elle avait eu l’air sincèrement secouée par les pertes des forces mobiles lors de l’engagement. C’était rassurant. Les chefs capables de rayer les vies humaines d’un trait de plume pour les passer en profits et pertes risquaient de faire de même avec leurs alliés.
Il n’avait pas encore décidé s’il la recontacterait ultérieurement, afin de la rencontrer en tête à tête pour lui parler des quatre sentinelles du SSI et de leur famille à qui l’on procurait une nouvelle identité et une nouvelle maison. Iceni n’exigerait vraisemblablement pas leur exécution, mais on ne savait jamais. Sinon il aurait fallu les embarquer sur le même transport que les exilés, et comment ces quatre-là auraient-ils expliqué leur survie à leurs camarades quand tous les autres serpents étaient morts à la surface ? Non, ce serait trahir sa promesse. Sans leur assistance, il n’aurait jamais pu gagner le principal nodal de surveillance. Drakon payait ses dettes.
Autant dire qu’il était également redevable à Iceni. Mais il valait mieux laisser planer un flou salutaire à cet égard, car elle verrait certainement dans ce témoignage de reconnaissance l’acceptation de sa dépendance.
L’unité de com de Malin bourdonna de manière pressante. Le colonel la consulta. Son visage perdit son impassibilité à mesure qu’il lisait. « Mon général ? »
Au temps pour le répit. « Qu’y a-t-il ?
— Il va falloir modifier ce que nous avons dit à la présidente Iceni au sujet de notre mainmise sur toutes les installations extraplanétaires importantes. »