La résistance des loyalistes survivants ne mit qu’une semaine à s’effondrer. Au terme de ce délai, prises entre l’étau des forces terrestres d’un côté et des vaisseaux de Drakon de l’autre – alors que les Travailleurs Universels se livraient à une succession de menaces peu judicieuses assorties d’un attentat suicide à la bombe qui mit en rage plutôt qu’il ne dissuada leurs adversaires –, les dernières vallées qu’ils contrôlaient se rendirent aux Libres Taroans.
La vice-CECH Kamara ne tarda pas à retourner leurs soldats qui avaient jeté l’arme ; elle les joignit à ses propres forces et piqua vers les zones encore occupées par les TU. Drakon, pour sa part, se garda bien d’intervenir. Les troupes des Libres Taroans, augmentées des soldats qui les combattaient encore récemment, ravageaient les secteurs tenus par les Travailleurs Universels.
« Nous devrions participer à cela, grommela Morgan.
— Je veux surtout n’y prendre aucune part, répliqua Drakon. Pour des gens que les horreurs de la guerre bouleversaient soi-disant naguère, ils ont l’air bien pressés aujourd’hui d’éradiquer tout ce qui pourrait rappeler les Travailleurs Universels.
— Nous pourrions les séparer, suggéra Malin. Réduire le nombre des morts en arrêtant le massacre.
— Ils finiraient le boulot après notre départ, voilà tout. Laissons-les faire et ils se réveilleront un beau matin en prenant conscience de leurs actes. Ça sauvera peut-être quelques vies sur le long terme.
— Avons-nous des nouvelles du Congrès ? s’enquit Malin.
— Non. Le Congrès provisoire attend que les TU soient vaincus. Je leur parlerai demain matin pour leur expliquer nos desiderata, suite à quoi nous mettrons les voiles. » Taroa était certes magnifique, mais le lourd tribut prélevé par la guerre civile entachait toutes les images qu’on avait de ce système.
« Mon général, nous avons évité ce genre de désastre à Midway. Peut-être parce que la présidente Iceni et vous avez su mener la barque.
— Ou parce que nous étions plus massivement armés et que personne ne tenait à se mesurer au général Drakon, lâcha Morgan, sarcastique. Contentons-nous d’exiger de ces Libres Tas qu’ils nous remettent ce que nous voulons. S’ils ne nous sont pas assez reconnaissants de l’aide que nous leur avons apportée, nous pourrons toujours leur balancer toutes les misères du monde sur la tête.
— Ils savent qu’ils ne peuvent pas nous envoyer rebondir, dit Drakon. Ils ont besoin de nous, de notre bienveillance, puisque Midway restera à jamais l’étoile la plus proche. Et c’est de cela aussi qu’ils se rendront compte un matin à leur réveil.
— J’adore quand vous vous montrez autoritaire, déclara Morgan avant d’éclater de rire en voyant Drakon lui jeter un regard désapprobateur. Je comprends bien le topo. Nous avons ces Libres Tas à notre merci, même s’ils persistent à se prétendre forts et indépendants. Et nous tenons aussi les chantiers spatiaux. Ce sera la troisième chose dont ils prendront conscience en se réveillant. Beau boulot, mon général. »
Malin se garda cette fois de répliquer. Il préféra fixer Morgan avec l’intensité d’un homme s’apprêtant à désamorcer une bombe.
« Nous n’avons pas assez de mots pour vous exprimer notre gratitude, psalmodia un des membres du Congrès provisoire. Maintenant que Taroa est réunifié, nous n’oublierons jamais que l’aide de Midway y est pour beaucoup. »
La reconnaissance ne mange pas de pain, bien entendu, et nul n’avait encore avancé l’idée d’un dédommagement plus substantiel. Drakon hocha la tête et adressa un petit sourire aux membres du Congrès provisoire. « La présidente Iceni et moi-même sommes très heureux d’avoir pu vous aider. Nous tenons à rétablir les échanges commerciaux entre nos deux systèmes. Vos vaisseaux seront les bienvenus à Midway, et les nôtres ne serviront pas à entraver la course des bâtiments étrangers qui souhaiteraient traverser notre système pour gagner le vôtre. »
Quelques représentants du Congrès saisirent l’allusion : Midway serait en mesure d’interdire cette traversée à tout moment et quand bon lui semblerait. Certes, on pourrait toujours se rendre à Taroa en empruntant d’autres points de saut, mais, si l’on avait accès au portail de l’hypernet de Midway, le périple serait beaucoup moins long et compliqué.
Un des hommes décocha à Drakon un regard sceptique. « Qu’adviendra-t-il des charges relatives à l’usage de l’hypernet par le trafic commercial maintenant que les taux ne sont plus fixés par le gouvernement syndic ? »
Si Iceni n’avait pas mis un point d’honneur à aborder le sujet avant son départ, Drakon n’aurait jamais su répondre à cette question. « Ces taux seront réduits. Point tant que nous n’ayons pas besoin d’argent, mais nous ne le reverserons plus à Prime. Nous pourrons donc nous permettre d’un peu moins taxer les cargos qui emprunteront l’hypernet tout en encaissant davantage de trésorerie, assez en tout cas pour faire de Midway un système puissant et indépendant.
— Pourquoi ne pas les taxer encore moins et réduire d’autant vos revenus ? » le défia quelqu’un.
Drakon ne put s’empêcher de jeter un regard de travers à l’impétrant. « Vous croyez peut-être faire une mauvaise affaire ? Je ne vous ai toujours pas entendu parler des soldats que nous avons perdus en vous aidant à reprendre le contrôle de votre planète et de votre système. »
Tous ou presque réussirent à prendre l’air penaud, mais ils restèrent sur la défensive.
« Notre soutien militaire n’est ni gratuit ni bradé, poursuivit Drakon. Il me faut encaisser assez de revenus pour payer la solde, pourvoir à la maintenance, financer les opérations et mille autres choses encore. Prime ne défendra plus Midway. Ni Taroa. Vous nous aidez à subvenir à votre protection et nous vous aidons à vous défendre. Renâclez et, le jour où le gouvernement syndic pointera de nouveau le museau, nous n’aurons peut-être pas assez de forces à mettre dans la balance. »
Sans même y réfléchir, il s’était de nouveau exprimé en CECH dont les propos ne pouvaient en aucun cas être démentis ou remis en question. Et les Libres Taroans, conditionnés qu’ils étaient par toute une existence de crainte et de soumission, rectifièrent la position en même temps que s’effaçaient leurs sourires.
Le colonel Malin avança d’un pas pour attirer l’attention générale et prit la parole avec fermeté mais sur un ton mesuré. « Comme vient de le dire le général Drakon, nous ne dépendons plus des subsides de Prime pour assurer notre défense. Bien au contraire, Prime est devenu pour nous une menace. Il nous faut aussi affronter les Énigmas. Oui, nous admettons maintenant officiellement qu’ils existent et représentent un danger pour l’espèce humaine. S’ils doivent un jour gagner Taroa, ils viendront par Pele et traverseront Midway. Nous devons donc payer de notre poche les forces mobiles qui défendront tous les systèmes stellaires de cette région. Si nous parvenons à tomber d’accord, ces forces mobiles seront aussi à votre disposition pour vous défendre.
— Les forces mobiles coûtent un œil, affirma la vice-CECH Kamara. Et nous n’en avons pas, ajouta-t-elle pour la gouverne de ses pairs. Nous avons eu une démonstration éloquente de ce dont étaient capables celles qui appartiennent à Midway pour nous prêter assistance. Selon moi, il serait très mal avisé d’exiger de payer moins que par le passé pour emprunter l’hypernet de Midway, dans la mesure où cela nous apporte également l’appui de puissants défenseurs.
— À propos de défense, intervint un des représentants, nous ne serions pas mécontents de reprendre le contrôle des chantiers spatiaux dès que vous aurez rapatrié vos soldats.
— Les chantiers spatiaux ? » répéta Drakon.
S’ensuivit un bref silence puis le représentant reprit plus prudemment la parole : « Oui. Le chantier spatial principal. Il nous appartient.
— Nous l’avons repris au gouvernement syndic, rétorqua Drakon. Il n’a jamais été sous le contrôle des Libres Taroans. »
Kamara le dévisagea, l’œil dur. « Vous entendez donc le conserver ?
— Nous en avons gagné le droit, fit remarquer Drakon.
— Vous ne pouvez pas garder cette installation sans l’accord de notre planète ! éclata une femme.
— Me menaceriez-vous ? questionna Drakon. Qu’est-il advenu du “Nous vous remercions de cette victoire qui nous a rendu notre planète pratiquement intacte” ? De votre reconnaissance ? Nous ne vous prenons rien que vous ayez jamais possédé. Si vous tenez à ce que nous abordions la question d’un usage commun de ces chantiers spatiaux, nous pourrons sûrement arriver à un accord satisfaisant, mais ils resteront entre nos mains.
— Toute menace serait futile », affirma Kamara, autant en réponse à Drakon qu’à l’intention de ses collègues. Elle se pencha légèrement, les mains à plat sur la table, le regard rivé sur lui. « Nous savons qu’un cuirassé est en construction dans ces chantiers spatiaux. Vous entendez le garder aussi, j’imagine ? »
Drakon opina. « Il reste encore beaucoup à faire avant que ce bâtiment ne quitte le chantier mais, une fois qu’il sera terminé, il contribuera de manière très avantageuse à la défense de notre système stellaire. Et du vôtre, par le fait, si vous choisissez de travailler avec nous.
— Choisir ? s’enquit une voix narquoise. On ne nous laisse pas le choix.
— Oh que si ! rectifia Kamara. Nous ne l’avions pas auparavant parce qu’il ne nous était permis que de résister aux forces syndics et aux Travailleurs Universels. Mais nous pouvons maintenant décider de la façon dont nous contrôlerons cette planète et son système stellaire. Les chantiers spatiaux sont certes d’une importance capitale pour nous, mais les reprendre par la force nous est interdit, du moins tant que les forces terrestres et mobiles de Midway les protégeront.
— Nous cédons au chantage ! vociféra l’homme.
— Nous nous inclinons devant la réalité. »
Nul ne répondit avant un bon moment. Drakon attendit, impressionné par l’habileté dont Kamara faisait preuve pour inciter les représentants à mieux appréhender la situation. Elle finirait peut-être par prendre elle-même le contrôle du système.
« Nous disposons d’une solide base de négociation pour ce qui concerne le statut des chantiers spatiaux, affirma finalement une femme qui s’efforçait de jouer les bravaches mais fixait Drakon en clignant nerveusement des paupières. Toute force de Midway qui resterait ici pour les protéger devrait nécessairement nous défendre aussi. Il nous reste à déterminer la forme que prendra exactement notre gouvernement, à emporter ensuite l’adhésion de nos concitoyens puis à organiser des élections pour pourvoir à tous les postes officiels. Mais nous aurons le plus grand mal à leur faire accepter la perte de ce cuirassé partiellement achevé.
— Si je puis me permettre de le suggérer, reprit Malin d’une voix encore plus tempérée, compte tenu des dangers que nous devons encore affronter, vous n’aurez sans doute pas le temps d’établir ce gouvernement. En outre, il est urgent de relancer un commerce actif et régénéré dans cette région. Vous pourriez envisager d’accorder à un groupe de citoyens de confiance, tel que le vôtre, le pouvoir de négocier des accords provisoires sur des questions comme le commerce et la défense mutuelle, accords qui seraient ensuite ratifiés par le gouvernement définitif une fois en place. Ce qui lui donnerait le dernier mot, tout en nous permettant de prendre entre-temps les mesures nécessaires au bien-être de vos citoyens. »
Les membres du Congrès parurent aussi intéressés qu’impressionnés par ses dernières paroles. « Mais… le cuirassé… insista quelqu’un.
— S’il intervenait dans les tractations, reconnaître sa perte pourrait en effet créer des problèmes à votre gouvernement, répondit Malin. Mais, comme l’a souligné le général Drakon, nos forces l’ont confisqué au gouvernement syndic. Il nous appartenait déjà avant nos premiers pourparlers avec les Libres Taroans, de sorte que vous ne renoncez à rien. »
Kamara eut un sourire glacial. « Nous en rediscuterons ultérieurement, mais peut-être pourrions-nous convenir qu’officiellement ce cuirassé n’a jamais été la propriété des Libres Taroans. Notre gouvernement n’a pas besoin de se créer de nouveaux problèmes en sus de ceux qu’il a déjà sur les bras. Mais, officieusement, les représentants de la Libre Taroa s’attendront à d’autres concessions.
— Nous en débattrons, répondit Malin. Officieusement.
— Pouvons-nous dépêcher à Midway, avec vous, quelques-uns de nos représentants pour discuter directement de ces questions avec la présidente Iceni ? s’enquit une voix.
— Ça me convient parfaitement, affirma Drakon en se demandant s’ils s’imaginaient que la présidente Iceni se montrerait plus coulante et leur concéderait le cuirassé, fût-ce sous la forme d’une coque inachevée. Le colonel Malin restera votre intermédiaire à cet égard. » S’engager personnellement dans de fumeuses négociations commerciales et se retrouver en train de couper des cheveux en quatre sur la place de telle ou telle virgule était bien la dernière corvée à laquelle aspirait Drakon.
« Général, intervint un des membres du Congrès provisoire avec un sourire obséquieux trahissant un cadre bien formaté, nos effectifs militaires sont limités et nous devons affronter de sérieux problèmes de sécurité. Vous maintenez déjà une partie de vos forces terrestres sur les chantiers spatiaux. Si d’autres pouvaient stationner de manière temporaire à la surface de la planète… »
Drakon le coupa d’une voix tranchante alors que nombre de sourcils se fronçaient déjà : « Non. Toutes mes forces rentreront à Midway à l’exception de celles qui assureront la sécurité des chantiers orbitaux. Nous en étions convenus. » Il s’était débrouillé pour colorer d’une sorte d’intonation vertueuse sa détermination de s’en tenir à ses promesses, alors qu’en réalité il ne tenait pas à laisser ses soldats de faction dans des secteurs récemment encore soumis aux TU. Il savait, sans avoir à le demander, que ces garnisons se trouveraient précisément dans des zones où les Libres Taroans préféreraient envoyer les soldats d’un autre système stellaire. Nous avons obtenu ce que nous voulions, et nous avons fait toute la sale besogne que nous étions disposés à faire ici.
Il réussit à éviter de leur faire à nouveau le coup du CECH avant la fin de la discussion et les quitta avec soulagement.
Il s’accorda une pause en sortant pour vérifier que son équipement de sécurité interdisait toute tentative d’espionnage. « Excellente intervention, Bran. »
Malin haussa les épaules. « S’agissant de questions comme le commerce ou la défense commune, nos intérêts et ceux des Libres Taroans coïncident. Je tenais à ce qu’ils ne sabordent pas toute possibilité d’un accord par leurs maladroites tentatives de marchandage.
— Ouais. J’ai regretté à plusieurs reprises de n’être plus un CECH syndic. J’espère qu’ils réussiront à s’entendre avant que ce libre système stellaire ne parte en quenouille. » Drakon consulta de nouveau les relevés de son équipement de sécurité mais celui-ci était toujours opérationnel. Bien que les Libres Taroans eussent pieusement annoncé qu’ils n’autoriseraient plus jamais chez eux cet espionnage routinier typique de la société syndic, il les soupçonnait de tordre volontiers le cou à leurs vertueuses convictions lorsqu’ils le jugeaient nécessaire. « Où en est le recrutement d’informateurs et d’agents actifs ?
— Nous en aurons mis en place un bon nombre à notre départ, promit Malin. Développer le commerce présente encore un autre avantage pour nous. Plus nombreux seront les vaisseaux marchands qui circuleront entre Midway et Taroa, plus nos agents bénéficieront d’occasions de transmettre leurs informations sous ce couvert, et plus nous pourrons nous-mêmes leur faire secrètement parvenir des instructions.
— Bizarre que ça se passe aussi bien ! À en juger par ce que nous venons de voir, nos agents vont devoir se mettre au boulot d’entrée de jeu. Il leur faudra pousser à la roue, insister, cajoler, soudoyer, convaincre, faire appel au chantage et à tout ce qui sera nécessaire pour mettre un gouvernement sur pied.
— Oui, mon général.
— Et pas un gouvernement fantoche, poursuivit Drakon. Il devra être assez fort pour garder le contrôle de cette planète et de ce système stellaire, assez stable pour tenir durablement et assez amical pour travailler avec nous la main dans la main. Fort, stable et amical. Nous avons besoin de ces trois ingrédients et j’ai la conviction que la présidente Iceni ne lésinera pas sur les dépenses nécessaires à nous les procurer. » Autre enveloppe budgétaire que les octrois de l’hypernet contribueraient à remplir ; cela étant, il n’eût pas été très avisé de soulever la question lors de cette réunion avec le Congrès provisoire. « As-tu remarqué à quel point la vice-CECH Kamara dominait ses pairs ? »
Malin hocha sobrement la tête. « Oui, mon général. Il faut qu’elle travaille avec nous.
— Morgan préconiserait sa liquidation si elle refusait de marcher droit.
— Morgan se tromperait lourdement, insista Malin. Dans la constitution d’un gouvernement stable et fort, quelqu’un comme Kamara pourrait faire toute la différence. Je n’ai constaté une telle autorité chez aucun des autres intervenants, et, aux yeux des citoyens de la planète, elle reste aussi l’héroïne qui a vaincu les loyalistes. Liquidez Kamara et personne ne pourrait boucher le trou. Les Libres Taroans veulent que tous les postes gouvernementaux soient pourvus par des élections. Si Kamara se présentait, ils pourraient fort bien l’élire.
— S’ils le font et qu’il se vérifie que Kamara correspond à nos besoins, alors tant mieux. Que les Taroans décident donc d’un gouvernement élu ! Nous pourrions alors en tirer certains enseignements. Même en cas d’échec, car il nous servirait à la fois de leçon et d’exemple dissuasif si l’on cherchait à instaurer chez nous un modèle identique. » Drakon dévisagea Malin. « À ce propos, vous semblez avoir mûrement réfléchi à la question, colonel Malin. Et en savoir aussi bien plus long que les Syndics ne l’auraient jugé bon sur les différents modes de gouvernement. »
Malin hocha la tête d’un air pénétré. « Il faut bien passer le temps, mon général. »
Réponse évasive s’il en est, et qui ne révélait pas grand-chose. Mais Malin n’en dirait manifestement pas davantage à moins qu’on le questionne avec insistance, et Drakon n’arrivait pas à se convaincre qu’il pût le trahir. « Tu as choisi un bien curieux passe-temps. Et dangereux. Tâche seulement de recruter assez d’agents à ta solde sur cette planète et de les mettre au boulot pour que nous parvenions à nos fins.
— À vos ordres, mon général. Je pars dans l’heure. Certaines besognes exigent ma présence personnelle dans une autre ville. » Malin salua et s’éclipsa. Drakon ne doutait pas que, lorsqu’ils quitteraient le système de Taroa, un vaste et efficace réseau d’agents clandestins œuvrerait à l’accomplissement des objectifs d’Iceni. Et de lui-même.
Ç’aurait dû lui faire plaisir. Tout se déroulait à la perfection. Mais Drakon était insatisfait. Les Libres Taroans s’étaient montrés extrêmement agaçants : reconnaissants en apparence, ils n’en avaient pas moins soigneusement évité de rien offrir en contrepartie de l’aide qu’ils avaient reçue. Ils avaient même barguigné, refusé d’admettre cette vérité toute simple : les chantiers orbitaux et le cuirassé qu’on y construisait étaient désormais la propriété de ceux qui les avaient repris au gouvernement syndic. Pourtant, ils avaient aussi fait preuve d’un tel enthousiasme, d’un tel idéalisme… C’étaient des imbéciles, voués à la déception dès que leurs rêves se heurteraient à la dure réalité ; cela dit… il serait bien agréable de pouvoir s’enthousiasmer pour un projet. De croire à autre chose qu’au seul rétablissement du pouvoir, qu’à la préservation de sa propre peau et à la destruction de ses ennemis. Depuis quand avait-il perdu tout enthousiasme, tout idéalisme ?
Bon, il avait quand même éprouvé l’ombre d’une exaltation avec Iceni. Elle avait précisément l’air en quête de cela : rechercher une raison de tenir les rênes plus forte que sa seule survie.
Hélas, Iceni se trouvait à des années-lumière. Des sentinelles se tenaient certes çà et là, à l’affût de menaces éventuelles. Il n’était pas seul mais pas non plus en bonne compagnie. Kaï, lui, se trouvait à plus d’un demi-continent. Gaiene devait être déjà fin saoul et se demander combien de femmes il pouvait s’offrir en une nuit. Il ne connaissait pas assez bien le colonel Senski pour se sentir détendu avec elle. Malin était parti organiser son réseau d’espions. Et Drakon ne croyait pas avoir l’énergie ni la patience de soutenir une conversation avec Morgan. Du moins l’idée qu’elle s’en faisait.
Le Congrès provisoire de la Libre Taroa lui avait montré à quel point il l’appréciait en lui accordant pour la nuit l’hospitalité des anciens quartiers de l’ex-CECH du système. Ça ne lui coûtait strictement rien, bien évidemment. Drakon n’avait pas réussi à découvrir ce qu’il était advenu de cet homme. On savait qu’il avait trouvé refuge auprès du SSI quand la guerre civile s’était déclarée, mais on perdait sa trace par la suite. Peut-être avait-il embarqué à bord d’un des vaisseaux que les serpents avaient réussi à faire sortir de Taroa, mais certains rapports affirmaient qu’il avait été exécuté pour manquement, haute trahison ou tout autre motif qu’ils jugeaient suffisants, et qu’on avait fait disparaître son cadavre. Quoi qu’il en fût, les chances pour qu’il réapparût étaient bien minces, et ses bureaux et sa suite avaient été passés au peigne fin en quête de dispositifs de surveillance et autres chausse-trapes.
Drakon tapa un code d’accès et entra puis balaya les lieux d’un regard amusé. L’ex-CECH de Taroa avait des goûts de luxe, d’autant que ce système n’avait jamais été très opulent, même avant que la guerre civile ne le frappe rudement. Il avait dû procéder à un assez faramineux détournement des impôts pour s’offrir une telle installation. La chambre à coucher ne présentait pas seulement un dispendieux étalage de toiles de maîtres et de sculptures, un bar complet excellemment approvisionné en liqueurs provenant de planètes de l’Alliance – qui toutes n’avaient été accessibles que grâce au marché noir au cours du siècle passé – et un lit susceptible d’abriter une escouade entière de soldats sans même qu’ils aient à se serrer, mais également, dans un angle, une authentique cheminée à l’onéreux manteau de marbre.
Rien de tout cela n’avait fait grand bien au CECH quand la révolution avait éclaté. En réalité, la corruption que trahissait cette suite avait même dû contribuer à déclencher la guerre tripartite qui l’avait poussé à s’enfuir.
Drakon traversa le salon jusqu’à la cheminée, chercha des yeux le commutateur presque invisible dissimulé dans le marbre et l’activa. Une flamme très convenable monta des bûches et emplit la salle de sa clarté vacillante. Il gagna le bar, non sans se moquer intérieurement de se laisser aller à cette faiblesse, et examina son contenu. Du rhum d’Hispan ! Sidérant ! Il en remplit un grand verre, s’affala dans un fauteuil confortable et fixa la flambée.
Il avait oublié ce problème que pose toujours le feu : quand les flammes se mettent à danser, on peut y voir des images. Après s’être élevé au rang de CECH et avoir livré trop de batailles, celles qu’y voyait Drakon ne pouvaient pas naître de souvenirs bien agréables. La ville en occupait massivement le premier plan. Où diable était-ce, déjà ? Sur quelque planète de l’Alliance. Embrasée. Des kilomètres carrés livrés aux flammes, personne pour enrayer l’incendie, tous les systèmes pare-feu automatisés détruits, tandis que des soldats en cuirasse de combat progressaient au beau milieu de l’holocauste, ajoutant encore à la destruction en même temps qu’ils se battaient pour prendre le contrôle de la cité qui se consumait autour d’eux. Jamais Drakon n’avait vu brûler autant à la fois : énormes tours, longues rangées d’habitations bon marché, arbres…
Il se rappelait avoir appris, alors qu’il se tenait avec ses soldats survivants au beau milieu des ruines fumantes, que les forces terrestres des Mondes syndiqués l’avaient emporté et contrôlaient à présent ce qui naguère encore avait été une cité. Une semaine plus tard, quand les renforts de l’Alliance avaient fait irruption dans ce système stellaire, Drakon et ses compagnons avaient été exfiltrés, en même temps que se repliaient les forces mobiles syndics rescapées, désormais cruellement surclassées en nombre.
Les rapports officiels avaient parlé d’une victoire syndic.
Le premier verre ne suffit pas à éteindre le souvenir de ces feux. Il gagna le bar pour s’en servir un second. Légère amélioration. Mais les anciennes batailles et les amis morts continuaient d’affluer dans sa mémoire et de saper la quiétude à laquelle il aspirait, alors que cette même insatisfaction indéfinissable quant aux événements de Taroa le perturbait encore, de sorte qu’il alla s’en verser un troisième. Il était rarement sujet à ces excès, ne buvait jamais autant, mais, ce soir-là, il lui semblait comprendre Gaiene mieux que d’ordinaire. Songer à ce nouveau cuirassé, qui ne serait peut-être achevé et opérationnel que dans un an, n’améliorait guère son moral. S’il n’arrivait pas à trouver un semblant d’apaisement cette nuit, un oubli temporaire devrait au moins faire l’affaire.
Il avait déjà largement entamé le troisième verre quand l’alerte de la porte d’entrée carillonna. Nul n’aurait dû parvenir jusqu’à elle sans avoir franchi au préalable bon nombre de postes de garde, si bien qu’il cria « Ouvert ! » et regarda se rétracter les loquets et le vantail pivoter.
Morgan entra comme une panthère qui vient tout juste de tuer sa proie. Quand la porte se referma, la clarté des flammes fit chatoyer sa combinaison noire moulante. Au lieu d’être absorbée par l’étoffe sombre, elle semblait souligner chacune des courbes visibles sous l’étroit vêtement. « Salut, patron ! » Elle regarda autour d’elle en affichant une expression mystifiée assez cocasse. « Je m’attendais à trouver un tas de femmes ravagées gisant sur le parquet. »
Drakon fit la grimace. « Ce n’est pas mon genre.
— Je sais que vous aimez les femmes, mon général.
— C’est vrai. Mais je ne les force pas. Je ne l’ai jamais fait et je ne le ferai jamais. C’est bon pour les mauviettes et les couards. » Il termina son troisième verre cul sec, en même temps qu’à l’arrière de son esprit de mâle, devant le spectacle de Morgan s’avançant de quelques pas avec une grâce assassine, le macaque émettait de petits bruits excités.
« Vous pourriez en payer une. Voire deux ou trois, suggéra-t-elle avec un sourire malicieux. Malin vous les trouverait. Ce type a l’âme d’un maquereau s’il en est.
— Je n’en ai pas besoin, affirma Drakon non sans une certaine véhémence.
— Bien sûr que non. Vous pourriez avoir toutes celles que vous voudriez. Elles se donneraient à vous. Consentantes. Parce que vous êtes un vainqueur, mon général. » Morgan s’était arrêtée à quelques pas de Drakon et le toisait en souriant. « Et, si vous écoutez celles qui tiennent à vous voir triompher, tout vous est permis. »
Le général s’efforça de faire taire le macaque imbibé d’alcool qui, la bave aux lèvres, trépignait avec une telle véhémence sous son crâne qu’il ne parvenait plus à entendre les mises en garde que s’évertuait à lui souffler son bon sens. « Bien sûr. Écoute, je suis fatigué et sur les nerfs. Pourquoi est-ce que tu ne…
— Je sais que vous êtes tendu. Depuis quand, mon général ? Je connais les hommes. Je sais comment ils sont. Ils ont des besoins à assouvir, et plus l’homme est grand, plus ces besoins sont impérieux. » Son sourire s’était élargi et avait pris un caractère qui plaisait beaucoup au macaque. « Il vous faut une femme forte. Aussi forte que vous.
— Morgan… »
Drakon s’interrompit brusquement. Ce qu’il s’apprêtait à dire lui était sorti de l’esprit quand elle avait levé la main pour entreprendre de dégrafer sa combinaison.
Elle l’ouvrit de l’épaule à la cuisse d’un seul geste lascif puis s’en débarrassa lentement. Les flammes faisaient désormais miroiter sa peau, et ses yeux, à leur clarté, brillaient d’un sourd éclat rouge. « Fêtons donc votre victoire. »
Il tenta bien de dire non, mais le rhum avait assez ragaillardi le macaque pour qu’il fît taire toute voix qui s’élèverait encore dans sa tête. Et le macaque la désirait plus que tout au monde. Morgan franchit d’un bond la distance qui les séparait encore et lui arracha ses vêtements. Puis Drakon ne vit plus rien, ne sut plus rien, n’aspira plus à rien qu’à la toucher.
Au matin à son réveil, elle était déjà partie, lui laissant fugacement l’espoir qu’il ne s’agissait que d’un rêve extraordinairement vivace, long et précis. Mais, à la vue des draps arrachés, des quelques bleus et égratignures qui n’étaient pas là la veille au soir, il se rendit compte qu’il n’aurait jamais pu imaginer ce qu’ils avaient fait ensemble. Pas tout, du moins.
Et s’il frappa le mur du poing, assez violemment pour fendre le mince lambris, la gueule de bois n’y était pour rien.
Une fois qu’il eut fait sa toilette et se fut habillé, Drakon se refusa à réintégrer la chambre à coucher de l’ex-CECH. Cela étant, le bureau attenant à la suite était équipé d’un assez impressionnant matériel de surveillance et se prêterait admirablement au travail qu’il lui faudrait abattre. Et il y avait au moins une tâche dont il devait indubitablement s’acquitter. « Colonel Morgan, je dois vous parler en privé. »
Elle entra quelques minutes plus tard en adoptant une contenance tout à fait normale. Normale pour Morgan, à tout le moins. Mais l’ombre d’un sourire qui s’attardait sur ses lèvres quand elle le regardait n’était probablement pas le fruit de son imagination. « Oui, mon général. »
Drakon resta aussi inflexible qu’il le put. « Je voulais m’assurer que vous étiez consciente d’une chose : ce qui s’est passé cette nuit ne se reproduira plus.
— Cette nuit ? » Morgan sourit cette fois ouvertement. « C’était à ce point désagréable ? »
Drakon espéra que sa propre réaction ne l’avait pas trahi. Jamais je n’avais passé une nuit comme celle-là, et j’en veux encore et encore, mais c’est exclu. « Vous savez ce que m’inspirent les coucheries avec une subalterne. Que vous n’ayez pas respecté ma volonté me déçoit beaucoup. »
Elle prit un air éberlué. « Vous aurais-je violé ?
— Non. » Soutenir qu’elle avait profité de son ivresse serait un argument aussi minable que stupide. « J’ai fait une erreur. Ça n’arrivera plus.
— C’est votre décision, mon général.
— Pourriez-vous me dire ce qu’exactement vous espériez obtenir ? »
Elle sourit à nouveau. « Il me semble que ça crève les yeux. J’ai obtenu ce que je voulais. Et plus d’une fois. »
Dans la tête de Drakon, les souvenirs de la nuit entravaient sa colère. « C’est tout ? Vous n’aspiriez à rien d’autre ?
— Oh si ! » Le sourire de Morgan s’altéra et sa voix redevint grave. « Tout ce que je fais, c’est dans votre intérêt, mon général.
— Alors respectez mes souhaits. Je n’y reviendrai plus.
— J’aime bien qu’un homme ne se vante pas de ses conquêtes. » Elle fit mine de tiquer en surprenant son expression. « J’ai compris, mon général. L’affaire d’une nuit. C’est fini.
— Ce sera tout. »
Malin rappliqua quelques minutes après le départ de Morgan. Drakon se faisait-il des idées ou bien le colonel se montrait-il réellement plus froid qu’à l’ordinaire ? Il ne se faisait aucune illusion à cet égard : certains devaient déjà savoir que Morgan avait passé un bon moment dans sa suite. En dehors de Malin, peu de gens le lui reprocheraient sans doute et, pour on ne sait quelle raison, cela ne faisait que l’exaspérer davantage. « Quoi ? » demanda-t-il sèchement.
Malin se figea un instant en percevant le ton de son supérieur. « J’ai du nouveau sur les “blessés” que le colonel Gaiene a envoyés aux chantiers orbitaux, mon général.
— Oh ! » Le monde continuait de tourner, insensible à ses manquements et à son malaise. « A-t-on fini de les interroger et de les filtrer ?
— Oui, mon général. Interrogatoires exhaustifs. Rien ne montre que certains aient été entraînés à les déjouer. » Malin consulta son lecteur. « Nous avons la confirmation que, sur les quatre-vingt-sept qui se sont rendus à la brigade du colonel Gaiene, six ont participé activement à des exactions à l’encontre de citoyens. Dix-neuf autres y ont assisté passivement sans y participer eux-mêmes. Les autres appartiennent à des sous-unités dont les officiers ont désobéi aux ordres en refusant de commettre de telles atrocités. Ils n’en ont été ni témoins ni complices. »
Drakon se rejeta en arrière en s’efforçant de réfléchir à ces chiffres. « Certains de ces officiers innocents ont-ils survécu pour se rendre à nous ?
— Oui, mon général. Deux d’entre eux font partie des quatre-vingt-sept. Un cadre supérieur et un cadre subalterne.
— Offrez-leur un poste équivalent dans nos rangs. Repassez au crible les dix-neuf témoins passifs d’atrocités. Assurez-vous qu’ils ont refusé de perpétrer ces exactions de leur plein gré et pas seulement parce qu’on ne les y a pas incités. Je tiens à savoir exactement comment réagiront les hommes qui seront sous mes ordres plutôt que d’avoir à me le demander. Offrez un poste dans nos forces à ceux qui n’ont commis aucune de ces horreurs et n’y ont pas non plus assisté, mais dispersez-les dans toutes les brigades. S’ils acceptent, je tiens à ce qu’on modifie leurs états de service de manière à signaler qu’ils ont appartenu aux unités des Libres Taroans réputées ne pas s’en être rendues coupables. » Drakon ne se donna pas la peine de préciser que ces altérations devraient demeurer indétectables. Malin était suffisamment au fait de ces problèmes pour s’assurer que nul ne s’apercevrait du tripatouillage.
Le colonel opinait tout en prenant des notes. « Et pour les six coupables ? »
Les remettre aux Libres Taroans reviendrait à reconnaître qu’il avait envoyé des soldats loyalistes aux chantiers spatiaux, et courir également le risque que ces six hommes leur apprennent que d’autres se trouvaient encore entre ses mains.
En outre, il devait prendre ses responsabilités.
« Peloton d’exécution. Faites puis débarrassez-vous des corps. Ces hommes sont morts sur la planète. C’est vu ?
— Oui, mon général. » Malin tourna les talons, s’apprêtant à prendre congé.
« Colonel Malin. » Drakon attendit qu’il se fût arrêté. « Vous vouliez me dire autre chose ? » L’invite laisserait au colonel une chance de s’ouvrir à lui, et Drakon, pour une certaine raison, tenait à savoir ce qu’il avait en tête.
Malin prit son temps puis lui fit carrément face. « J’aimerais des éclaircissements sur le statut futur du colonel Morgan, mon général.
— Inchangé. »
Était-ce du soulagement qui venait de traverser les traits du colonel ?
Nouveau bref silence, puis Malin reprit la parole en choisissant soigneusement ses mots : « Mon général, je me rends compte que je n’ai aucunement le droit de vous poser cette question, mais…
— Ça n’arrivera plus », le coupa Drakon. Cette fois, il vit distinctement le soulagement gagner la physionomie de Malin. Et il avait besoin de se confesser. « J’étais ivre. Je ne raisonnais plus. Ça ne se reproduira pas. »
Malin baissa les yeux et hocha la tête. « Elle a des projets personnels, mon général. J’ignore ce qu’ils sont exactement, mais Morgan aspire à bien davantage qu’à… partager votre couche pour une nuit.
— Et vous, colonel Malin, à quoi aspirez-vous ? »
Le colonel marqua une pause. « Ce que je fais, mon général, c’est toujours dans votre intérêt. »
Drakon fixa longuement la porte après son départ, en se demandant pourquoi Malin et Morgan s’étaient servis exactement des mêmes mots pour exprimer leurs intentions à son égard.
Ce même après-midi, il prit une navette pour se rendre aux chantiers spatiaux, bien décidé à ne plus fouler le sol de Taroa. Il en avait par-dessus la tête des gens qu’il fallait convaincre de faire le nécessaire. Un seul homme fort devrait y parvenir.
Mais on n’en disposait pas non plus à Midway. Il devait obtenir l’approbation d’Iceni en pareil cas. Qu’adviendrait-il si elle élevait des objections ? Comment une direction à deux têtes pourrait-elle fonctionner correctement ? Et si elle apprenait pour Morgan ? Il n’aurait pas dû s’en inquiéter, ni de sa réaction, mais toutes ces questions le tracassaient pourtant, aigrissant encore son humeur.
La visite de la coque du cuirassé ne contribua pas à l’améliorer. Elle ne fit que souligner tout ce qui restait à faire, mettre en relief sa vacuité et son inachèvement comparé au statut de celui qu’Iceni avait rapporté de Kane.
Ramener tous les soldats de trois brigades et leur matériel aux chantiers spatiaux et aux cargos réaménagés prit un bon bout de temps. Le Congrès provisoire de Taroa Libre tergiversait et discutaillait, mais, grâce aux copieux pots-de-vin distribués par le colonel Malin et aux efforts des agents à sa solde, il finit par approuver les deux accords temporaires portant sur le commerce et la défense, qui devraient perdurer jusqu’à ce qu’un gouvernement établi les entérine ou les invalide.
« Major Lyr. » Drakon fit signe au second du colonel Gaiene de prendre place. « Que diriez-vous de devenir colonel ? »
Lyr scruta Drakon avec toute la méfiance d’un vétéran. « Où est le piège, mon général ?
— Un commandement autonome. »
Lyr mit un moment à percuter. « Ici, mon général ?
— Exact. » Drakon se pencha et posa ses coudes sur le bureau. « Vous êtes un bon soldat et je sais que vous vous êtes échiné pour maintenir votre brigade au top. » Il se garda bien de mettre l’accent sur l’importance qu’avaient prise ces efforts en regard des fréquentes « absences » du colonel Gaiene entre deux combats. Lyr savait Drakon au courant, et jamais le général ne rabaissait ses officiers devant leurs subordonnés. « Vous conserverez deux des compagnies de Gaiene plus une troisième composée des réguliers taroans considérés comme les plus fiables. Cette mission exige des hommes capables d’initiatives personnelles et susceptibles de travailler avec les Libres Taroans. Ce qui risque d’être assez épineux. Il vous faudra éviter de trop les regarder de haut car nous tenons à ce qu’ils voient en nous des partenaires, mais vous ne devrez en aucun cas leur laisser croire qu’ils peuvent nous dicter notre conduite. Je vous en sais capable. »
Lyr hocha la tête. « Oui, mon général.
— Un civil devra aussi rester ici. Un des représentants de la présidente Iceni, dont la mission sera de se charger de toutes les affaires commerciales et diplomatiques en dehors des aspects militaires et des questions de sécurité. Des cargos devraient transiter fréquemment entre Taroa et Midway, de sorte que vous ne rencontrerez aucune difficulté pour me tenir informé. Réglez les menus problèmes et tâchez de repérer les plus gros à temps pour me permettre de prendre des mesures.
— Rien de bien exigeant ou difficultueux, donc. »
Drakon sourit, conscient que Lyr sous-entendait exactement l’inverse. « Exactement.
— Je ferai de mon mieux, mon général.
— Je sais, colonel. C’est pour cette raison que vous avez obtenu cet avancement et cette affectation. » Si rude qu’elle serait, songea Drakon, la tâche de Lyr serait moins compliquée que de dénicher un remplaçant au second de Gaiene. Mais, bon sang de bois, il faut bien que je me trouve d’autres officiers supérieurs. Nul n’a jamais prétendu que je jouirais d’une sinécure.
Une semaine après le départ de la navette de Drakon, ses brigades étaient toutes embarquées, les accords signés, et cargos et vaisseaux de guerre quittaient l’orbite vers le point de saut pour Midway. D’humeur sombre depuis près de huit jours, Drakon se demandait qui, de la kommodore Marphissa, des matelots du croiseur lourd qui pourraient là-bas lui faire leurs adieux ou de lui-même, serait le plus content de le voir rentrer.