« Ici le cadre supérieur de deuxième échelon Fon, commandant par intérim du CL-187. Je m’adresse à la présidente Iceni. »
Celle-ci visionnait le message, le menton en appui sur sa main. Le croiseur léger CL-187 se trouvait à quatre heures-lumière et demie et s’approchait de la deuxième planète, de sorte qu’il ne s’agissait pas précisément de nouvelles fraîches ; néanmoins, c’étaient les plus récentes informations qu’elle recevait de ce secteur du système de Kane. Rampant au train du cuirassé, sa propre flottille était encore à près de trente minutes-lumière du point de saut pour Midway, soit seize heures de transit à sa vélocité présente.
« Nous atteindrons la deuxième planète dans trois heures avec le cargo abritant les réfugiés de l’installation des forces mobiles, poursuivait Fon. J’ai donc exaucé vos vœux, présidente Iceni, en assurant leur sécurité. Tout le plaisir était pour moi. »
Fon s’aplatissait comme seul en était capable un authentique cadre supérieur, obséquiosité qu’un serpent travesti aurait eu le plus grand mal à contrefaire.
« Nous avons parlé avec nos gens de la deuxième planète, reprenait-il. Ils nous ont appris qu’il y avait eu beaucoup de festivités et quelques manifestations contre la forme que prenait le nouveau gouvernement, mais pas de combats. Nous ne nous attendons pas à rencontrer de problèmes pour les récupérer avant de regagner Cadez. »
C’était une bonne nouvelle. Iceni était lasse de voir des gens s’entre-tuer à mesure que s’effritait la discipline de fer des Mondes syndiqués. Un petit répit serait le bienvenu, et peut-être l’absence de nouvelles violences interdirait-elle aux plus radicaux des travailleurs de s’emparer du pouvoir.
« Une fois notre mission accomplie et nos gens récupérés, le CL-187 retournera à Cadez. Emprunter votre portail de l’hypernet nous faciliterait sans doute le voyage en le raccourcissant et en le rendant moins périlleux. Nous espérons qu’en contrepartie du service rendu vous nous y autoriserez à notre arrivée à Midway. »
Évidemment ! Ils attendaient d’elle une faveur. Pas étonnant que Fon et son croiseur léger se fussent pliés à ses instructions. L’effondrement des Mondes syndiqués n’avait rien changé à la manière dont ces gens procédaient.
« Nous serons heureux de vous fournir les dernières informations que nous avons reçues de Kane dès notre arrivée, concluait-il. Au nom du peuple, Fon, terminé. »
Parfait. Il était assez retors pour lui faire également miroiter cette offre en guise de témoignage de bonne volonté. Lui fournir ces précieuses informations ne leur coûterait rien, ni à Fon ni à son croiseur léger, mais ils s’attendaient en revanche à ce qu’elle leur permît d’emprunter le portail par gratitude.
Elle se redressa, vérifia sa tenue puis enfonça la touche de transmission. « Cadre supérieur Fon, votre unité et vous-même serez les bienvenus à Midway. J’ai hâte d’apprendre de votre bouche les dernières nouvelles de Kane. Compte tenu des services que vous avez rendus aux citoyens de ce système et à moi-même, votre libre accès au portail de l’hypernet de Midway ne devrait poser aucun problème. Au nom du peuple, Iceni, terminé. »
Près de cinq heures s’écouleraient avant que le CL-187 ne reçoive sa réponse, et seize encore, hélas, avant que la flottille d’Iceni ne saute vers Midway. S’ensuivraient six jours de purgatoire dans la grisaille infinie de l’espace du saut. Encore que cette reptation interminable jusqu’au point de saut, dans l’espace conventionnel, ne méritât pas moins le qualificatif de purgatoire.
Mais au moins celui-ci aurait-il un terme. Elle passa assise sur la passerelle la dernière heure précédant l’arrivée au point de saut de sa flottille recomposée. Elle rentrait au bercail avec un cuirassé, trois croiseurs lourds, six croiseurs légers et neuf avisos. Soit une force encore réduite, certes, comparée à celles déployées durant la guerre, mais qu’on ne pourrait plus ignorer impunément.
Du moins quand le cuirassé serait opérationnel. « Sautez pour Midway dès que vous serez prête, kommodore Marphissa. »
Les étoiles disparurent de nouveau.
Troisième jour dans l’espace du saut. Encore trois autres à tirer. Au terme de ce délai, la singularité de l’espace du saut commencerait à peser sur eux tous. Iceni n’avait de cette sensation qu’un souvenir trop vivace : l’impression d’être dans la peau d’une autre, d’être étrangère à soi-même, de s’introduire dans un séjour qui n’est pas destiné aux hommes. Lorsqu’on en arrivait là, elle n’avait aucune envie de s’y attarder plus que nécessaire.
L’alerte de son écoutille carillonna. Elle consulta le système de surveillance et les dispositifs de sécurité, constata que Marphissa se tenait seule derrière et n’était pas armée. « Entrez, kommodore. »
Marphissa resta un instant plantée sur le seuil, comme indécise. « Je tenais à vous dire une chose, madame la présidente.
— Que vous me remerciez de vous avoir confié le commandement du cuirassé. » Elle déclina d’un geste. « C’est tout vu. Je vous en sais capable.
— Non, madame la présidente. Il ne s’agit pas de moi. Je voulais vous dire ma reconnaissance pour ce que vous avez fait à Kane. Pour avoir autorisé le sauvetage des occupants de l’installation des forces mobiles. »
Iceni se renversa dans son siège et la dévisagea avec curiosité. « Vous en connaissiez certains ?
— Non, madame la présidente.
— Et vous saviez pourtant qu’ils avaient tué tout le monde à bord de l’aviso qui a cherché à s’échapper durant les combats. Dont le personnel des forces mobiles auxquelles vous appartenez. Alors pourquoi vous soucier de leur sort ? »
Marphissa hésita encore. « Tuer est chose facile, madame la présidente. Trop facile. Sauver des vies est plus ardu et bien plus inattendu. Je tenais à vous exprimer ma gratitude pour avoir contraint le cargo à sauver ces citoyens en dépit de tout ce que vous venez de faire si justement remarquer à l’instant.
— Très bien. » Qu’ajouter d’autre ? « J’avais mes raisons. Sachez malgré tout que, s’ils avaient tué nos gens ou détruit un de mes avisos, je n’aurais pas levé le petit doigt en leur faveur.
— C’eût été justifié, convint Marphissa. Encore que ç’aurait été injuste.
— Quoi ? » Iceni se redressa. « Injuste ?
— Ce que je veux dire, madame la présidente, c’est que ces citoyens, s’ils l’avaient fait, n’en auraient pas été tous responsables. Ils en auraient reçu l’ordre de leurs supérieurs, certains y auraient sans doute obéi, mais d’autres, jugeant l’ordre choquant, auraient sans doute refusé de participer à la destruction de cet aviso.
— Je ne vois pas où est le rapport. » Où diable Marphissa veut-elle en venir ?
« On aurait puni alors tout le groupe sans tenir compte des agissements des individus différents qui le composaient.
— Et qu’auriez-vous préféré que je fasse en pareil cas ? » Iceni aurait pu signifier son désaccord ou son déplaisir d’une voix cinglante, mais la curiosité la poussait à s’exprimer sur un ton égal.
« Un procès, madame la présidente.
— Un procès ? » Encore ? « Pour rendre un verdict de culpabilité d’ores et déjà acquis ? À quoi bon ? Vous me faites penser à ces citoyens dont j’ai entendu parler avant notre départ et qui voudraient réformer notre système judiciaire. »
Marphissa marqua de nouveau une pause avant de répondre. « Ne croyez-vous pas que le système judiciaire que nous avons hérité des Syndics devrait être réformé, madame la présidente ?
— Au pied levé ? Non. Il châtie promptement et sûrement. Les coupables n’échappent pas à leur punition. Pourquoi devrais-je le réformer ?
— Le propos de la justice n’est pas de châtier les coupables, madame la présidente. Une punition est vite administrée. Mais de protéger les innocents. »
Iceni fixa Marphissa, éberluée. « D’où tenez-vous cela ?
— Les Mondes syndiqués ont cherché à éliminer tous les documents et livres qui s’inscrivaient en faux contre leurs convictions, mais il n’est pas si facile d’effacer toutes les pensées que les hommes ont couchées par écrit.
— La bibliothèque clandestine ? » Officiellement, nul ne connaissait son existence, mais tout le monde en avait entendu parler et nombreux étaient ceux qui trouvaient le moyen d’y accéder. Plutôt qu’un bâtiment ou une simple méthode, il s’agissait, à ce qu’avait entendu dire Iceni, d’une sorte de processus de contamination par une vermine électronique qui gagnait chaque système stellaire, s’immisçait en frétillant par tous les accès disponibles, se répandait partout et réapparaissait aussi vite qu’on la décapitait. C’était du moins à cela que la comparaient les gens du SSI. « Il ne faut pas croire tout ce qu’on lit. Punir les coupables est nécessaire à la survie de tout système, quel qu’il soit, et au sentiment de sécurité du plus grand nombre. C’est une priorité absolue.
— Les coupables ? s’enquit Marphissa, dont le souffle se faisait de plus en plus haletant. Mais si l’on punit des innocents à leur place ? »
Iceni secoua la tête. « Il n’y a pas d’innocents. Nous sommes tous coupables de quelque chose. Seuls varient le degré de notre culpabilité et la gravité de nos crimes.
— C’est ce qu’on nous a inculqué, madame la présidente ! Mais la vérité est peut-être différente.
— Comment pourrions-nous porter atteinte à la sécurité des gens et prétendre en même temps protéger le peuple ?
— Protéger le peuple ? s’insurgea Marphissa. Madame la présidente, les lois des Mondes syndiqués ne protègent que ceux qui détiennent la richesse et le pouvoir et ne punissent que ceux qui sont trop faibles pour se défendre. Si le but était de protéger le peuple, pourquoi les crimes de nos dirigeants ne sont-ils jamais châtiés ? » Marphissa se tenait toute raide à présent, et ses yeux brillaient de défi, peut-être aussi de peur.
Si nombreux qu’on fût à partager secrètement cette pensée, nul n’était censé l’exprimer de vive voix. Du moins en présence d’un supérieur. C’était une des premières règles qu’il fallait retenir, faute de quoi l’on risquait de devenir très tôt la victime de son propre manque de jugeote. « Vous présumez beaucoup de notre brève relation de travail, déclara Iceni d’une voix glaciale.
— Je présume beaucoup de l’idée que je me fais de vous, répondit Marphissa. Madame la présidente, quels que soient vos motivations et votre comportement personnels, que dire de tous les autres qui nous gouvernent ? Vous pouvez nous protéger des injustices et ne punir que ceux qui le méritent, mais qu’en est-il de tous ceux qui ont la haute main sur notre destin ? Qu’est-ce qui les contrôle, eux ? »
Iceni la fixa longuement sans mot dire, incapable de trouver la réponse adéquate. La réaction normale d’un CECH aux propos de Marphissa aurait sans doute été de la mettre aux arrêts avant de la livrer aux serpents. À moins, bien sûr, que Marphissa ne sût quelque chose sur elle dont elle ne tenait pas à ce que les serpents l’apprissent, auquel cas la détenue trouverait probablement la mort dans un malencontreux accident avant même d’être confiée à leur garde. Les serpents n’étaient plus là, certes, mais, si Iceni avait été femme à réserver ce sort à quelqu’un qui l’avait si bien servie et ne lui avait jamais été déloyale, elle aurait parfaitement pu leur trouver un remplaçant. Que Marphissa l’eût si bien cernée en la présumant incapable d’une telle forfaiture ne laissait pas de l’agacer. « Vous devriez retourner à vos responsabilités, kommodore, finit-elle par dire.
— À vos ordres, madame la présidente.
— Kommodore ! »
Marphissa s’arrêta dans le sas et se retourna, au garde-à-vous ; ne lui manquait qu’un bandeau pour évoquer la prochaine victime d’un peloton d’exécution.
Iceni ne sut vraiment ce qu’elle allait dire qu’au moment d’ouvrir la bouche : « Je préfère qu’on me parle en face plutôt que derrière mon dos. Je réfléchirai à ce que vous m’avez dit. »
Assez avisée pour ne rien répondre, Marphissa salua et sortit.
Iceni s’assura que l’écoutille était bien refermée puis alla se rasseoir et ferma les yeux. Cette idiote s’imagine-t-elle vraiment que je n’ai jamais souffert du soi-disant système judiciaire syndic ? Je sais par où il pèche aussi bien qu’une autre.
Elle n’avait jamais vendu son corps mais avait été contrainte à deux reprises de céder à des hommes d’un rang trop supérieur au sien pour ne pas douter de leur impunité. Si jeune et inexpérimentée qu’elle était à l’époque, Iceni avait eu la certitude que, si elle tentait de porter des accusations, elle serait inculpée de « diffamation » à l’encontre d’officiels syndics. Elle avait dès lors converti sa soif de vengeance en volonté de puissance afin de grimper les échelons de la hiérarchie jusqu’au moment où elle pourrait rendre coup pour coup, mais les deux infâmes étaient morts avant, le premier dans un accident industriel et le second lors d’un combat contre l’Alliance.
Combien d’autres avaient-ils semblablement souffert ? Mais elle ne serait jamais une victime. Elle trouverait le moyen de prendre sa revanche. Et voilà que le hasard lui avait refusé cette chance.
Marphissa, elle, avait vengé la mort de son frère. Décès consécutif à une allégation portant sur un prétendu manquement de sa part. Seuls les plus forts auraient-ils droit à la justice ? Et à une justice qui, en l’occurrence, avait pris la forme d’une vindicte. Rien de ce qu’avait fait Marphissa (ni quiconque) n’aurait pu ramener à la vie un frère dont l’exécution n’avait profité qu’à son seul dénonciateur.
Le châtiment servait-il vraiment un propos quand chacun savait qu’il s’agissait d’une arme aveugle, destinée à faucher aussi bien les criminels endurcis que les malheureux qui tombaient en disgrâce ou détenaient ce que convoitait un puissant ?
C’est là toute la question, n’est-ce pas ? Nous parlons sans cesse de sécurité, mais combien de citoyens des Mondes syndiqués ont-ils jamais dormi sur leurs deux oreilles ? Non. Nous passions chaque journée, chaque nuit, à nous demander quand nous entendrions des coups sourds résonner à notre porte, quand on la défoncerait pour nous tirer du lit afin de nous emmener répondre de nos crimes, que nous les ayons commis ou pas. Je suis désormais la personne la plus puissante de Midway et je me cache derrière des portes fermées à clef et des systèmes de sécurité, même quand mes gardes du corps sont de faction. Sécurité, mon œil !
Iceni soupira puis s’adossa à son fauteuil sans rouvrir les yeux. Comment régler tout cela et rester en sécurité, moi comme d’autres ? Capturer ce cuirassé sera peut-être la tâche la plus aisée qu’il m’aura été donné d’accomplir.
J’espère que le général Drakon connaît des jours meilleurs. Je devrais m’inquiéter de ses agissements mais, pour une raison qui m’est incompréhensible, le savoir aux commandes de Midway me rassure. Espérons qu’il saura surmonter tous les problèmes qui se présenteront avant mon retour.
« Une flottille vient d’émerger au point de saut pour Lono », rapporta Malin d’une voix assez forte pour surmonter les hurlements des sirènes en arrière-plan.
Drakon gagna son QG en un clin d’œil. La précipitation était sans doute absurde quand l’ennemi avait été repéré à six heures et quinze minutes-lumière de là, mais le besoin s’en faisait néanmoins sentir. Vos réflexes vous soufflent depuis toujours qu’un ennemi en vue représente automatiquement une menace imminente, et le corps et l’esprit humains réagissaient encore à cet impératif archaïque. « Les fils de pute », marmonna-t-il en enregistrant l’information.
Deux croiseurs lourds, trois croiseurs légers, quatre avisos. Et il n’avait qu’un croiseur lourd à leur opposer. Pas besoin d’être un expert en forces mobiles pour comprendre que la partie était inégale. « Colonel Malin, avisez le commandant du C-818 que la présidente Iceni a dissimulé une forte charge explosive dans son unité et que, s’il ne tient pas son rang et ne défend pas notre système stellaire, je détiens les codes de détonation. »
Malin hésita. « Un croiseur lourd n’est pas assez vaste pour qu’elle ne s’aperçoive pas très vite que cette charge n’existe pas, mon général.
— J’ai seulement besoin qu’elle reste sur place pour la chercher, colonel. Il nous faut une présence défensive. »
Morgan venait d’arriver à son tour ; elle secoua la tête. « L’espace d’un instant, j’ai bien cru que notre présidente s’était enfin montrée futée.
— Si c’est le cas, je n’en ai aucune idée, répondit Drakon. Nous n’avons reçu aucune nouvelle de cette flottille ?
— Non, mon général, répondit Morgan. Elle n’a rien transmis à son émergence.
— Bizarre. Je me serais attendu à une demande de reddition immédiate.
— Elle se dirige vers… le portail, rapporta Malin. Elle a adopté cette trajectoire dès son arrivée. »
Drakon fixa l’écran en fronçant les sourcils. « Aucune flottille syndic ne détruirait délibérément le portail. Chacun sait que son effondrement n’anéantirait plus le système stellaire et que les Mondes syndiqués en ont besoin. Pourquoi détruiraient-ils leur principale raison de reprendre le contrôle de Midway ? »
Morgan éclata soudain de rire. « Oh merde ! Ils ne sont pas venus nous agresser. Ils veulent seulement le traverser.
— Qu’y gagnons-nous ?
— Pas grand-chose, mon général. Pour l’instant, ils doivent capter un tas de communications entre le général Drakon, la présidente Iceni et le système stellaire indépendant de Midway, et ils doivent aussi constater qu’il ne se passe rien sur les canaux du SSI. Peut-être interceptent-ils encore des déclarations portant sur l’anéantissement des serpents locaux. » Morgan pointa l’écran du doigt. « Ils doivent débattre de ce que ça signifie et décider de la suite à donner. Mettons que vous soyez le commandant d’une flottille et que vous ayez l’occasion de reconquérir un système qui s’est désolidarisé des Mondes syndiqués. Et que les rebelles d’en face ne disposent que d’un seul croiseur lourd. Que décideriez-vous, mon général ? »
Drakon hocha pesamment la tête. « Nous leur enverrions probablement une demande de reddition dans l’heure. Je suis ouvert à toutes les suggestions.
— Palabrez, conseilla Malin. Tenez-les à distance le plus longtemps possible. La présidente Iceni pourrait rentrer d’une minute à l’autre.
— Prévenez-les que vous détruirez le portail s’ils attaquent », suggéra Morgan.
Potentiellement dissuasif.
« Que feriez-vous si je vous en menaçais, colonel Morgan ? »
Elle réfléchit puis haussa les épaules. « Je taxerais cette menace de pur bluff.
— Parce que c’en serait nécessairement un. Une menace que nous serions incapables d’exécuter. Si le portail s’effondrait, la valeur infrastructurelle du système serait pratiquement réduite à néant. On pourrait alors le contrôler rien qu’en l’anéantissant par un bombardement cinétique, sans se soucier d’éventuelles représailles de notre part. »
Morgan se renfrogna mais opina. « C’est exact.
— Donc… » Drakon s’interrompit brusquement. Une alarme venait de se déclencher, annonçant une communication. « Vingt minutes pour évaluer la situation et transmettre leurs exigences. Voyons ce qu’ils ont à nous dire. »
Il ne reconnut pas l’expéditrice du message. Elle lui parut plus âgée et ne lui inspira tout d’abord que méfiance. Mais la première impression peut être trompeuse. Il se concentra sur la teneur de son message et sa façon de l’exprimer.
« Ici la CECH Gathos, à l’adresse des rebelles du système stellaire de Midway. Rendez-vous sur-le-champ, reconnaissez l’autorité des Mondes syndiqués et livrez-nous vos principaux dirigeants, les ex-CECH Iceni et Drakon, ainsi que leur état-major. Si vous ne transmettez pas votre capitulation dans la demi-heure suivant la réception de ce message, je déclencherai le bombardement des infrastructures secondaires. Au nom du peuple, Gathos, terminé.
— Vous la connaissez ? demanda Morgan.
— Non », répondit Drakon. Les CECH étaient nombreux dans les Mondes syndiqués. Iceni savait peut-être qui elle était mais, si Iceni avait pu lui parler de Gathos, elle serait aussi à Midway avec ses forces mobiles. « Votre sentiment ?
— Elle parle sérieusement, lâcha Morgan.
— Tout à fait d’accord, renchérit Malin.
— Une demi-heure ou elle commence à larguer des cailloux. Ce qui exclut toute tentative de gagner du temps par des palabres. » Drakon jeta un dernier regard à son écran, où la trajectoire de la flottille syndic s’incurvait vers le bas, l’étoile et la planète. Une demi-heure pour répondre. Gathos ne recevrait sans doute sa réponse que dans dix heures, mais il devait malgré tout l’envoyer avant l’heure butoir.
« Feignons de nous rendre, proposa Morgan. Le vaisseau qui vous conduira à elle abritera des commandos et nous arraisonnerons un de ses croiseurs lourds. Nous nous retrouverons avec deux croiseurs lourds contre le sien ou, au pire, à un contre un. »
Qualifier ce plan de désespéré serait un euphémisme. « Malin ? »
Celui-ci secoua la tête. « Le plan du colonel Morgan me paraît une base bien fragile pour notre survie, mais je ne vois aucune solution qui nous soit plus favorable. Notre seul recours me semble la prière.
— La prière ? » En dépit de la tension, Drakon eut un sourire torve. « À qui l’adresser, colonel Malin ? Et qui pourrait bien avoir une raison d’exaucer mes prières ?
— Vous seul connaissez la réponse à ces questions, mon général.
— Eh bien, si telle est votre inclination, n’hésitez pas à prier qui vous voudrez de nous tirer indemnes de ce mauvais pas. Mais, en même temps, mettez en branle le plan de Morgan. » Drakon était conscient qu’il n’avait aucune chance de succès. Dès qu’il se rendrait, les autochtones commenceraient à fomenter des troubles, à se révolter contre le retour de l’autorité syndic et à clouer ses propres troupes au sol. La commandante du C-818 aurait alors tout le temps de se faire confirmer qu’il n’y avait pas d’explosifs dissimulés à son bord et elle filerait à grande vitesse vers un système stellaire lointain ou livrerait son croiseur lourd à Gathos.
Mais mieux valait une chance infime que pas du tout. La main de Drakon patientait à l’aplomb de la touche de réponse.
« Mon général ? » Morgan avait l’air mystifiée. « Ils se retournent.
— Quoi ? » Drakon reporta le regard sur l’écran et constata que la flottille de Gathos avait de nouveau incurvé sa trajectoire six heures plus tôt pour s’éloigner de l’étoile et piquer droit sur le portail de l’hypernet. « Que diable fabrique-t-elle ?
— Elle a peut-être perdu courage.
— Pourquoi ? Parce qu’elle a consulté mes états de service ? M’étonnerait beaucoup. »
Ils continuaient de fixer l’écran, mais la flottille syndic gardait le même cap. Drakon lut l’heure du coin de l’œil. La demi-heure était quasiment expirée. « Gathos s’efforce peut-être de nous pousser à refuser de nous rendre pour avoir ainsi une bonne excuse de réduire le système stellaire en bouillie. »
Morgan observait depuis quelques instants la flottille en plissant les yeux et elle secoua la tête. « Non. Elle fuit. Je jouerais ma vie là-dessus.
— Tu la joues bel et bien.
— Oh que oui ! » Elle eut un sourire féroce. « Mais je crèverai peut-être Gathos avant de mourir. »
Malin éclata soudain de rire, en même temps que l’écran émettait une autre alarme. Il pointa le doigt. « On sait maintenant pourquoi Gathos a changé d’avis et renoncé à reconquérir Midway. »
Une autre flottille venait d’émerger au point de saut pour Kane. Croiseurs lourds, croiseurs légers et avisos se déployaient autour de la silhouette massive, aisément identifiable, d’un cuirassé. « Les unités de la présidente Iceni sont arrivées, plus proches que nous du point de saut pour Lono, de sorte que leur image a atteint plus tôt la flottille de Gathos. Iceni a dû constater sa présence et lui transmettre une mise en garde, que Gathos a reçue au moment même où elle apercevait nos renforts. »
Drakon éclata de rire à son tour. Depuis la planète, le cuirassé ne montrait par aucun signe qu’il était à peine opérationnel. Sa coque immense, menaçante, hideuse et magnifique, semblait briller d’un éclat mauvais au milieu des vaisseaux plus petits qui l’entouraient. « Présidente Iceni, ici le général Drakon. Sincèrement heureux de vous voir. Bienvenue chez vous. Au nom du peuple, Drakon, terminé.
— Elle l’a joué assez finement », grommela Morgan.
Drakon se tourna vers Malin et lui décocha un regard inquisiteur. « Aviez-vous émis une prière, colonel Malin ? » Il hocha la tête. « Quoi que vous ayez demandé, quelqu’un semble l’avoir entendu. »
L’ombre d’un sourire se dessina brièvement sur les lèvres de Malin. « J’ai demandé que vous obteniez ce que vous méritiez, mon général. »
Drakon se figea d’étonnement puis s’esclaffa de nouveau. « Finalement, il faut croire que personne n’a dû vous entendre. Si j’avais eu ce que je mérite, je serais mort en tentant d’investir le vaisseau amiral de Gathos. Vous pouvez désormais cesser tous les deux de vous atteler à cette mission suicide pour travailler de nouveau aux préparatifs de l’opération de Taroa. »
Assise face à Drakon, la présidente Iceni le scrutait d’un œil méfiant. Elle avait l’air vannée. Elle venait de regagner la planète en croiseur lourd, à haute vélocité, tandis que le reste de sa flottille continuait d’escorter le cuirassé. Mais une lueur joyeuse pétillait malgré tout dans ses yeux. « Terrain neutre. Complètement sécurisé. Ni adjoints ni assistants. De quoi vouliez-vous parler ? Je sais déjà qu’une exécution ordonnée par moi vous a déplu. »
Drakon opina. « En effet. En soi, l’exécution n’est qu’un problème mineur, mais je tenais à ce qu’il ne soit pas passé sous silence. Je n’ai guère apprécié d’apprendre par la bande qu’on avait exécuté un homme sur votre ordre.
— Prérogative de CECH, lâcha Iceni.
— Vous n’êtes pas la seule à mener le bal. Je veux avoir mon mot à dire en pareil cas. Être informé du délit et avoir une petite chance d’évaluer les circonstances. »
Iceni inclina légèrement la tête pour l’observer, tout en pianotant du bout d’un ongle sur le dessus de la table. « Vous croyez que j’ai fait taire cet homme ?
— Ce n’est pas exclu. Vous savez ce qu’on dit. Les avocats morts ne racontent pas d’histoires.
— Aucun avocat n’était mêlé à cette affaire. » Elle lui sourit sans témoigner la moindre émotion. « Je consens à vous informer au préalable de toute autre exécution du moment que cet accord nous lie l’un et l’autre. De votre côté, vous n’en ordonnerez aucune sans m’en avoir préalablement fait part. »
Drakon s’était attendu à une proposition de cet ordre. À une offre qui donnerait l’impression de satisfaire aux apparences. L’acceptation d’Iceni laissait un énorme trou, car exécution, assassinat et neutralisation ne sont pas synonymes. Ni elle ni lui ne se résoudraient jamais à refuser d’éliminer un tiers par des moyens purement illégaux. Mais la proposition lui convenait. Il était raccord avec elle quant à ses propres inquiétudes, et elle savait qu’il guetterait désormais tout signe de sa part indiquant qu’elle réduisait au silence ceux qui en savaient trop pour son goût.
« Très bien. »
Le sourire factice d’Iceni s’évanouit. « Je vais me montrer franche avec vous, général. J’ai réfléchi à la manière dont il fallait aborder un certain nombre de questions concernant la punition et d’autres problèmes d’ordre légal.
— Que voulez-vous dire ?
— Qu’il faut veiller à ce que les procès déterminent réellement la culpabilité ou l’innocence des accusés. Et à ce que seuls soient punis les coupables.
— Vous voulez rire ? » Drakon la scruta, guettant un signe trahissant un humour tordu ou la pure et simple démence.
« Pas du tout. Je suis très sérieuse. Inutile de vous dire que je ne ferai rien qui puisse mettre ma vie ou la vôtre en danger ni créer de l’instabilité parmi nos citoyens.
— Très bien, répéta Drakon. Je ne vois aucune objection à nous pencher sur ces problèmes, tant que nous tombons d’accord sur ce qui doit être fait et pourvu qu’on nous consulte tous les deux à propos de toute modification. D’accord. C’était un problème mineur. Parlons maintenant de la raison principale de notre entrevue. C’est au sujet de Taroa que je voulais vous rencontrer.
— De Taroa ? Une des factions l’aurait-elle emporté là-bas ?
— Non. Toujours pas. » Drakon afficha un grand écran et montra une représentation du système stellaire en question. « Mais nous nous sommes livrés à des simulations en tenant compte de tout ce que nous savions ou pouvions raisonnablement affirmer, et toutes prédisent la victoire des loyalistes syndics. Avec pour seule variante le délai qu’elle exigera. »
Iceni examinait l’écran en plissant le front. « Simulation et réalité sont deux choses différentes. Les simulations peuvent être extrêmement entachées d’erreurs.
— J’en conviens. Mais j’ai personnellement vérifié les données, et mon instinct me dit qu’elles ne se trompent pas cette fois. Les loyalistes disposent de trop nombreuses ressources, dont le contrôle des principales stations orbitales. »
Iceni enfonça quelques touches et zooma sur la principale planète habitée du système de Taroa. « Qu’est devenu le croiseur léger qui traînait dans les parages ?
— Aux dernières nouvelles, il aurait quitté le système.
— Pour retourner faire son rapport au gouvernement central de Prime ?
— Non. Pour rentrer chez lui. » Drakon eut un geste vague. « À Lindanen.
— Pas la porte à côté, mais pas non plus à l’autre bout de l’espace syndic. » Le regard d’Iceni se reporta sur l’écran. « Avez-vous songé au spectacle que ça donne à présent, général ? Tous ces systèmes où la loi syndic ne s’applique plus ou est sérieusement ébranlée, toutes ces forces mobiles qui décident de rester sur place ou de rentrer chez elles ? Comme d’ailleurs aussi les forces terrestres. Elles ont désormais les moyens de contraindre leurs dirigeants à les envoyer où bon leur semble. Par tout le territoire, les lambeaux de la puissance militaire des Mondes syndiqués se rendent là où ils espèrent survivre en toute sécurité.
— Ou s’enracinent sur place. Étrange sujet de réflexion, enchaîna Drakon. Et inquiétant. Ces lambeaux, comme vous dites, pourraient tomber entre les mains d’individus qui chercheraient à s’en servir pour fonder un nouvel empire.
— D’individus de notre genre ?
— Peut-être. Mais telle n’est pas votre intention, j’imagine.
— Nous n’avons pas la force de bâtir un empire, répondit Iceni. Défendre ce seul système stellaire sera déjà un boulot à plein temps.
— Même avec le cuirassé ? » s’enquit Drakon, attendant de voir si elle allait enfin lui dire la vérité sur l’état de ce bâtiment.
Iceni l’observa un instant sans mot dire. « Vous connaissez sans doute déjà l’état du cuirassé. Potentiellement, c’est pour nous un énorme atout. Mais la plupart de ses systèmes ne sont toujours pas opérationnels et, même s’ils l’étaient, son équipage est par trop réduit pour les manœuvrer. »
Elle n’avait pas menti. C’était encourageant, même si elle ne s’était montrée sincère que parce qu’elle pressentait que les informateurs de Drakon finiraient tôt ou tard par apprendre la vérité. « Dans quel délai ces systèmes seront-ils en état de fonctionner ?
— Compte tenu des moyens dont dispose Midway pour s’atteler à cette tâche ? Cinq ou six mois. Et recruter un équipage suffisant exigera autant de temps. Notre système n’est certes pas le plus peuplé du territoire. » Comprenant subitement, elle tourna légèrement la tête pour lui sourire. « Taroa ?
— Ouais. De meilleurs chantiers spatiaux que les nôtres, des matériaux qu’on pourrait transférer de Midway, et davantage de travailleurs plus exercés, qu’on pourrait inciter à rejoindre l’équipage. Nous savons tous les deux que nous ne pouvons pas nous permettre d’attendre cinq ou six mois que ce cuirassé soit apte au combat. Nous devons l’y préparer bien plus vite, et les moyens d’y subvenir sont à Taroa.
— Brigueriez-vous un empire, général Drakon ?
— Non. » Il montra du doigt la représentation de Taroa. « Trois factions luttent pour le contrôle de ce système. Les loyalistes syndics, dont les serpents, un groupe qui évoque ce Conseil des travailleurs sur lequel vous êtes tombée à Kane et une troisième organisation qui s’intitule la République démocratique de Taroa. Aucun n’est très puissant puisque Taroa ne dispose pas d’un portail. Un tiers environ des soldats syndics ont rallié les Libres Taroans, mais les autres et la totalité des serpents sont dans le camp loyaliste. La plupart des soldats indigènes ont rejoint aussi les Libres Taroans, sauf quelques-uns qui ont pris le parti des travailleurs. Nos dernières informations, qui remontent à une quinzaine de jours, confirment l’affaiblissement de cette dernière faction. Nous avons reçu un rapport non confirmé selon lequel les loyalistes auraient envoyé des coups de sonde aux rebelles pour les inviter à s’unir à eux contre les travailleurs, mais les Libres Taroans ont eu le bon sens de se rendre compte qu’ils passeraient à la moulinette aussitôt après l’écrasement des travailleurs. Ça ne fait bien sûr que retarder l’issue fatale. Même si les loyalistes ne recevaient ni renfort ni soutien – et ils sont la seule des trois factions qui pourrait s’y attendre à bon droit –, ils l’emporteraient malgré tout, car les travailleurs et les Libres Taroans vont manquer d’armes et de munitions.
— Laissant ainsi un des plus proches systèmes stellaires aux mains du gouvernement syndic, conclut Iceni. Guère à notre avantage.
— Non, en effet. Et, de notre point de vue, la victoire des travailleurs ne nous serait pas beaucoup plus bénéfique, même s’ils ont peu de chances de l’emporter. Restent les Libres Taroans.
— Oui. Mais, apparemment, ils exigent des élections à tous les postes. La coexistence avec de tels voisins risque d’être épineuse. Et de ne pas nous faciliter la tâche.
— Sans doute. Mais elle pourrait également nous offrir une population témoin. Nous permettre de voir ce qu’il advient quand les citoyens se gouvernent eux-mêmes. Il me semble que nous devrions nous concentrer sur les Libres Taroans, de loin préférables à leurs éventuels substituts.
— C’est vrai, admit Iceni. Malgré tout, des élections à tous les échelons… »
Drakon se renversa dans son fauteuil en souriant. « Des élections ? Nous sommes de vieux chevaux de retour en ce domaine, n’est-ce pas, madame la présidente ? Fraudes, concussion, manipulation des scrutins… »
Iceni lui retourna son sourire. « Tout cela nous connaît, effectivement…
— Et, toutes mes estimations le corroborent, ces Libres Taroans purs et durs se persuaderont que tout cela n’arrivera jamais, quel que soit le système électoral qu’ils auront adopté.
— De sorte que nous disposons encore sur eux d’une influence considérable.
— Vendue et achetée, triompha Drakon. À la bonne vieille mode syndic, pas vrai ?
— Autant je déteste nombre de leurs méthodes, autant celles-là peuvent se révéler utiles et efficaces. Pas de conquête, donc ?
— Absolument pas. Une intervention pour faire pencher du bon côté le plateau de la balance, mais pas de conquête. Si nous tentions d’imposer notre volonté à Taroa avec nos moyens actuels, ça risquerait de tourner à l’enlisement et de mettre Midway à genoux en un clin d’œil. Nous serions alors une proie facile pour les Mondes syndiqués lorsqu’ils viendraient frapper au portail de l’hypernet en exigeant de reprendre le pouvoir. Pour des raisons personnelles, j’aimerais autant l’éviter.
— Ce dénouement ne me plairait guère non plus, je vous assure. » Iceni se redressa sur son siège, le regard voilé, abîmée dans ses pensées. « Je crois avoir semé à Kane quelques graines qui pourraient y germer et déboucher sur une relation officielle entre nos deux systèmes. Si nous pouvions parvenir au même résultat à Taroa, préparer le terrain pour une forme d’alliance, nous pourrions en retirer à long terme d’importants bénéfices. Commerce, défense, plus une bulle d’ordre et de stabilité au beau milieu du chaos provoqué par l’effondrement des Mondes syndiqués. Trois systèmes stellaires, c’est sans doute très peu, mais déjà un premier pas et mieux qu’un seul. »
Drakon opina. « L’humanité n’a commencé qu’avec le système solaire et regardez où nous en sommes.
— Je ne prétends pas à un tel succès. Néanmoins, intervenir à Taroa exigera un apport significatif de forces terrestres et mobiles. Nous aurons besoin là-bas de ces deux atouts.
— En effet. Nous en avions aussi besoin ici quand nous avons eu vent du cuirassé de Kane, mais il nous a paru plus judicieux d’y envoyer tous nos vaisseaux. À présent, c’est à Taroa qu’il est plus sensé d’en envoyer certains. » Drakon se rendait compte que, si elle était convaincue, Iceni renâclait devant la perspective d’engager les forces nécessaires à cette intervention. « Il y a une autre information concernant les chantiers spatiaux de Taroa. Les quelques unités qui ont traversé ce système nous ont rapporté que le principal chantier de construction était entièrement dissimulé. Ils en sont au stade de l’assemblage, à partir de ses composants, d’une coque d’on ne sait trop quoi.
— D’on ne sait trop quoi ? marmotta Iceni. Sans doute un très gros machin s’ils ont besoin du chantier de construction principal.
— Quelque chose de très gros, en effet, acquiesça Drakon. Et il me semble que nous en aurions davantage l’usage que ceux à qui il est destiné pour l’heure. Le gouvernement syndic de Prime, à tous les coups. En investissant ces chantiers, nous nous emparerions de cette coque.
— Les chantiers, hein ? Ils nous seraient certes d’une utilité indéniable. » Elle hocha la tête puis décocha à Drakon un regard inquisiteur. « De quoi auriez-vous besoin pour prendre le contrôle de ces chantiers spatiaux et assurer la victoire des Libres Taroans ?
— Il me faudrait trois brigades, répondit Drakon. Ce qui exigerait la réquisition de plusieurs vaisseaux marchands de Midway. Et une flottille de taille convenable, susceptible d’affronter toute force d’unités mobiles légères qui pourrait débarquer là-bas et nous donner du fil à retordre. Si aucune ne nous y attendait, cela nous permettrait au moins de dissuader toute tentative d’opposition.
— Si c’est d’intimidation qu’il s’agit, le cuirassé devrait faire l’affaire, mais il ne sera pas prêt avant longtemps.
— Je me garderais bien de l’embarquer là-dedans, déclara Drakon. Il est trop gros, trop menaçant. Sa seule apparition donnerait l’impression d’une tentative de conquête avant même que nous n’ayons dit le premier mot. Je veux avoir le temps d’expliquer à nos… euh… amis les Libres Taroans que nous sommes là pour les aider. »
Iceni hocha encore la tête. « En contrepartie du contrôle de ces chantiers spatiaux et de ce qu’on y construit. Très bien. Trois brigades. Mais rien que vos soldats, en me laissant ici les troupes locales.
— Celles-ci viendraient à bout de tout ce qui se présenterait, affirma le général en choisissant soigneusement ses mots. Mais je comptais plutôt embarquer deux de mes brigades et une de locaux. Ce qui laisserait à Midway une des miennes, composée de soldats absolument fiables.
— Absolument fiables ? murmura Iceni avec un petit sourire finaud. Au cas où quelqu’un tenterait un coup fumeux en votre absence ? »
Drakon ne l’aurait pas énoncé aussi brutalement. « Si vous tenez à voir en cette brigade une police d’assurance contre vous, ça me va parfaitement. Vous-même avez décidé de laisser ici un croiseur lourd pour me surveiller après votre départ. Mais ce n’est pas la seule raison qui justifie la présence de cette brigade à Midway, loin de là. Vous savez comme moi qu’on ne peut pas compter à cent pour cent sur la population locale.
— Malgré tout, vous tenez à embarquer pour cette mission une brigade composée de locaux ? »
Était-elle en train de le narguer subtilement ? Ou bien de le sonder pour tenter de connaître ses véritables intentions ? Drakon montra ses paumes. « Mes hommes peuvent renforcer les locaux si besoin, et ceux-ci devraient triompher de tout ce que nous rencontrerions à Taroa.
— De sorte que, si vous laissez ici une de vos brigades, nous serons tous les deux rassurés ?
— Exactement.
— Comme c’est prévenant de votre part, général. » Iceni le fixa, le menton en appui sur la paume. « Quelle brigade ? Quel colonel ?
— Celle du colonel Rogero.
— Le colonel Rogero ? Encore ? M’apprécierait-il à ce point ? »
Drakon éclata de rire. « Je ne sais rien de ses sentiments à votre égard. Je sais seulement qu’on peut se fier à lui ici. » En dépit de tous ses talents et de sa loyauté, si on laissait la bride sur le cou à Gaiene pendant une période indéterminée, il risquait d’être abattu par un mari trompé ou un père enragé, voire de se retrouver fin saoul lorsque la balle le frapperait, du moins s’il n’avait pas à s’inquiéter de la brusque irruption d’un Drakon venu le surveiller. Kaï, quant à lui, n’était pas homme à perdre la tête, et, à la vérité, il semblait même n’avoir aucun vice et ne s’intéresser qu’à son seul travail, mais il était trop rigide, pas assez souple pour réagir avec promptitude à une situation imprévue si Drakon n’était pas là pour lui souffler de nouvelles instructions. « Le colonel Rogero a dû aussi conduire la troupe qui vous a accompagnée à Kane. Les colonels Gaiene et Kaï méritent qu’on leur laisse une chance de participer à l’action.
— Et quelle brigade locale ?
— La 1015. Sous le commandement du colonel Senski.
— Le colonel Senski. Hummm. » Iceni n’avait pas l’air convaincue, mais elle hocha la tête une dernière fois. « Vous emmènerez aussi vos deux aides de camp ?
— Les colonels Morgan et Malin ? Oui.
— En ce cas, j’accepte votre proposition. Dans quel délai serez-vous prêt à partir ?
— Normalement, préparer un déplacement de cette importance exige un certain temps, répondit Drakon. Mais…
— Mais vous vous y étiez déjà préparé avant mon retour, en prévoyant que j’accepterais la mission », acheva-t-elle pour lui, non pas comme si elle venait à l’instant de le deviner, mais comme si elle le voyait venir depuis le début de leur entretien.
Soit Iceni cherchait à l’ébranler en feignant de disposer d’un excellent service du renseignement, soit elle détenait effectivement des informations intimes sur ses troupes. Pour l’heure, l’impavidité semblait la meilleure réaction. Il lui sourit comme si cette prescience de sa part ne lui posait aucun problème. « C’est exact. »
Elle lui rendit son sourire. « Je compte consulter la kommodore Marphissa à propos de l’importance de la flottille qui vous accompagnera. Il faudra réapprovisionner ces vaisseaux, ce qui prendra un certain temps. J’estime à une semaine, au minimum, le délai nécessaire à leur retour et à leurs préparatifs de départ. Je ne chercherai pas à vous berner sur mes intentions. Je tiens à conserver à Midway assez de vaisseaux pour protéger ce système, ainsi que mon cuirassé le temps de son armement, mais j’ai la certitude qu’un croiseur lourd au moins fera partie de votre flottille. »
Drakon lui décocha un regard éberlué. « Votre cuirassé ?
— J’ai dit “mon cuirassé” ? Notre cuirassé, bien entendu.
— Et j’ai cru comprendre qu’il avait désormais un nom. » Pourquoi ne se targuerait-il pas, lui aussi, de l’excellence de son propre service de renseignement.
« Oui. Le Midway. »
Drakon s’était attendu à ce qu’elle tombe dans le panneau et lui donne son propre nom, ce qui aurait clairement trahi son ambition et son ego démesuré. Qu’elle eût pris un autre parti le rassura énormément. « Comptez-vous aussi baptiser les autres vaisseaux ? »
Iceni sourit à nouveau. « C’est déjà fait. L’ordre exécutoire sera donné aujourd’hui. Manticore, Griffon, Basilic et Kraken pour les croiseurs lourds. Faucon, Effraie, Épervier, Milan et Aigle pour les croiseurs légers. Cerbère, Sentinelle, Éclaireur, Défenseur, Gardien, Pionnier, Protecteur, Pisteur, Patrouilleur, Guide, Avant-garde, Piquet et Vigie pour les avisos.
— Vraiment ? Ça sonne bien.
— Contente de vous avoir surpris, général. À l’évidence, je ne peux pas vous accompagner pour cette mission, de sorte que le commandement des forces mobiles sera confié à la kommodore Marphissa. »
Drakon opina. « J’ai entendu dire qu’elle était très compétente.
— C’est le cas. Malheureusement, elle a aussi tendance à dire ce qu’elle a sur le cœur. J’espère que vous pourrez vous en accommoder.
— J’ai une certaine habitude des subordonnés effrontés, répondit Drakon en songeant à Malin et Morgan. Ils peuvent être les meilleurs assistants du monde quand ils savent de quoi ils parlent et si l’on joue de bonheur. »
Iceni lui jeta un regard étonné. « Oui, général. Absolument. » Elle marqua une longue pause avant de reprendre la parole. « Voulez-vous bien répondre à une question ?
— Tout dépend de la question.
— Quand vous avez dû affronter la flottille de la CECH Gathos, pourquoi ne m’avez-vous pas trahie pour sauver votre peau ? Vous auriez pu prétendre être entré dans mon jeu pour me contraindre à prêter le flanc. Ça ne vous aurait peut-être pas épargné, mais vos chances de survie auraient été plus grandes. »
Drakon la dévisagea un moment avant de répondre. « Si vous tenez à connaître la vérité, et si vous voulez bien me croire, ça ne m’a jamais traversé l’esprit. » Pas plus que Malin et Morgan n’y avaient songé. Ou, si l’un d’eux l’avait envisagé, aucun ne s’en était ouvert à lui. Pourquoi ? Malin aurait dû entrevoir cette option, et c’était précisément le genre de stratagème qu’envisageait aussitôt Morgan. Comment se faisait-il qu’ils n’aient suggéré ni l’un l’autre de livrer Iceni, ne serait-ce que pour gagner du temps ?
« Ça ne vous a pas effleuré ? » Iceni l’observait. « Je sais un tas de choses sur vous, général, mais je ne vous connais pas réellement. Chercher à prédire votre prochaine manœuvre peut se révéler épineux.
— Il m’arrive de me retrouver confronté moi-même à ce problème, répondit Drakon.
— Vraiment ? Je sais certes comment vous devriez réagir à certaines situations, compte tenu de ce qu’on nous a enseigné et de nos expériences, mais pas toujours ce que vous allez faire. »
Il haussa les épaules, surpris qu’elle pût aborder de tels sujets ouvertement. « Dans de nombreuses situations, être imprévisible représente un avantage.
— Bien sûr, convint Iceni. Mais… » Elle le scruta de nouveau. « Est-ce une tactique délibérée ou bien est-ce inhérent à votre caractère ? Un comportement que vous adopteriez même si vous n’en retiriez aucun avantage ? »
Drakon releva machinalement sa garde afin de s’interdire d’en trop révéler sur le fond de sa pensée. Il haussa encore les épaules. « Pourquoi diable un CECH ferait-il ce qui ne lui rapporterait rigoureusement rien ?
— Bonne question. Et pourtant vous vous retrouvez ici. Exilé à Midway et, contrairement à moi, qui dois surtout cet exil à la malchance, on vous y a envoyé pour vous punir d’un acte qui ne pouvait en aucun cas vous être personnellement profitable. »
Drakon soutint son regard. « Tout dépend de votre définition du mot profitable. J’ai fait ce qui me paraissait… correct.
— Par opposition à ce qui vous semblait juste ?
— Juste ? Moralement, voulez-vous dire ? Personne ne fait ça.
— Personne ne consent à l’admettre, rectifia Iceni. Nous savons quelle apparence prennent les Mondes syndiqués vus de l’extérieur et comment ils fonctionnent réellement. Et aussi que les gens du dehors ne voient que cette façade, mais jamais ce qui se trouve derrière parce que nous apprenons à le cacher.
— C’est vrai. » En dépit de sa méfiance, Drakon sentait tomber ses barrières. Les propos d’Iceni reflétaient ses propres réflexions : autant de sujets dont on ne discutait jamais parce qu’on savait qu’on les retournerait contre vous. « Je ne vous connais pas non plus. Je ne sais pas qui vous êtes intimement. Je ne me doutais même pas que vous puissiez agiter de telles pensées. »
Iceni sourit comme pour se moquer d’elle-même. « J’ai seulement consacré pas mal de temps à voyager. Vous savez comme c’est. Tous les livres et films dont vous pourriez avoir envie à portée de main, et tout le temps de réfléchir si vous tenez à le consacrer à cette activité. Surtout dans l’espace du saut. Il ne se passe rien dehors, alors on peut… cogiter.
— À quoi d’autre encore avez-vous réfléchi ? demanda-t-il, en même temps qu’il se rendait compte qu’un authentique intérêt présidait à sa question.
— Vous êtes-vous jamais demandé ce que vous seriez devenu si vous n’étiez pas né dans les Mondes syndiqués ?
— Sur une planète de l’Alliance, voulez-vous dire ?
— Par exemple. Ou ailleurs. Dans un système stellaire lointain où l’on n’aurait entendu parler ni de l’Alliance ni des Mondes syndiqués. Supposons que vous y ayez grandi. Que seriez-vous à présent ? »
Drakon aurait pu éluder la question d’un rire mais il choisit d’y réfléchir. « Qui je serais si je n’étais pas moi, c’est ça ?
— Pas exactement.
— Et vous, qui seriez-vous ?
— Je n’en sais rien, répondit Iceni. Et ça me tracasse. Qui je serais ? J’ai passé comme vous ma vie à avoir peur, faire preuve de prudence, marcher sur le fil du rasoir, jouer le jeu du système, parfois victime, parfois gagnante. Ceux qui se poussaient un peu trop du col se retrouvaient bannis. Déjà contents de n’avoir pas perdu la tête. Maintenant, le système est entre nos mains. Nous pouvons en faire ce qui nous chante.
— Comme pour cette histoire de procès ?
— Par exemple. »
Drakon s’aperçut qu’il souriait sincèrement, sans feindre aucunement. « Douce perspective quand on y réfléchit.
— Du moins quand nos assistants et aides de camp ne sont pas là pour nous rappeler à l’ordre. C’est un peu comme de porter à vie une camisole de force, ne trouvez-vous pas ?
— En effet, admit-il. La liberté peut être… eh bien… effrayante. Mais nous ne l’avons jamais connue, alors nous ne pouvons pas savoir à quoi elle ressemble.
— Si vous pouviez tout faire, n’importe quoi, que décideriez-vous ? demanda Iceni.
— Hum… » Drakon ne tenait pas à répondre franchement, car il avait toujours trouvé extrêmement attirantes les femmes dotées de cette curiosité et de cet intellect. Mais il doutait que la manifestation d’un désir physique pût flatter Iceni, du moins pour l’heure, même si ce désir était éveillé par son cerveau plutôt que par une autre région de son anatomie. « Je ne sais pas. Courir tout nu dans les bois, peut-être. »
Iceni éclata de rire. « Vraiment ? Intéressant. Qu’est-ce qui vous a poussé à dire ça ?
— C’est l’idée la plus dingue qui me soit venue à l’esprit.
— Ça pourrait être drôle. Si vous vous y résolvez un jour, faites-le-moi savoir. »
Si seulement il pouvait se fier à elle…