Treize

« Ils accélèrent et s’écartent de la planète, rapporta Marphissa au terme de plusieurs minutes d’observation.

— Qu’en est-il de l’activité de leurs navettes ? demanda Iceni. Il n’y a eu aucun avertissement avant qu’ils commencent à s’ébranler.

— De nombreuses navettes ont accosté ces unités depuis qu’elles se sont placées en orbite. Notamment dans la demi-heure qui a précédé leur départ, mais pas davantage qu’auparavant. »

Ne restait plus qu’à regarder le croiseur léger et les deux avisos encore contrôlés par les serpents s’éloigner sur une trajectoire bien définie. Le cône incurvé dessinant les vecteurs plausibles continua de s’étrécir jusqu’à ne plus former qu’une parabole passant devant l’étoile avant de s’enfoncer dans l’espace. « Le point de saut pour Kukaï, annonça le spécialiste des manœuvres.

— C’était leur seule option à part Midway, déclara Marphissa. Mais ils quittent le système…

— Assurez-vous que notre détachement… »

Iceni s’interrompit. Une alerte venait de retentir et de nouveaux symboles clignotaient sur son écran.

« Ils ont lancé des projectiles cinétiques », rapporta le spécialiste des combats d’une voix blanche.

Malédiction ! De combien de projectiles disposaient ces trois unités ? Assez pour dévaster une planète ?

« Ils filent vers… l’espace extérieur, reprit le même spécialiste, dont la voix trahissait cette fois l’ébahissement.

— Quoi ? » Iceni se pencha sur son écran comme s’il pouvait lui fournir des informations supplémentaires. » Ils ne peuvent pas atteindre le cuirassé de là où ils tirent. Pas avec des projectiles sans guidage qui devraient contourner partiellement la géante gazeuse avant l’impact, en tout cas.

— C’est exact, madame la présidente, mais ces cailloux visent précisément la géante gazeuse. »

Les yeux braqués sur son écran, Marphissa écarta les bras, sidérée. « Dans quel délai pourrons-nous déterminer leur cible ?

— Dans une demi-heure environ, kommodore. » Le spécialiste des combats hésita. « Il est vain, à si grande distance, de tenter de frapper une unité mobile avec des projectiles cinétiques. Ils doivent le savoir.

— Pourtant ils les ont largués dans notre direction.

— Oui, kommodore. Mais il ne gravite pas que des unités mobiles autour de la géante gazeuse. »

Marphissa poussa un grognement. « L’installation orbitale ! Mais ils devraient normalement la garder intacte afin d’en reprendre le contrôle au cas où les Mondes syndiqués enverraient des renforts, non ?

— Pardonnez-moi, kommodore, mais cette installation n’est plus intacte, loin s’en faut. Elle a été sévèrement endommagée lors des combats menés pour son contrôle. Nous ignorons dans quelle mesure, mais nous savons au moins que sa soute principale est détruite. L’explosion a dû déchiqueter la majeure partie des équipements du chantier naval. »

Marphissa se tourna vers Iceni. « Elle n’a donc plus grande utilité, en outre les serpents la savent investie par le Conseil des travailleurs. En la détruisant, ils enverraient au système stellaire le plus clair des messages. Que faire ?

— Pourquoi devrions-nous réagir ? s’enquit Iceni. Ses occupants verront arriver les cailloux et l’évacueront.

— Oui, madame la présidente. Mais la seule unité mobile de l’installation a été détruite lors des combats internes et nous-mêmes avons anéanti le cargo qui y amenait des serpents en renfort. Ils devront donc emprunter les remorqueurs et capsules de survie encore disponibles, qui seront probablement surchargés. »

Oh ! Iceni se livra à une évaluation des distances que devraient parcourir ces véhicules pour se mettre à l’abri. « Ça dépasserait les capacités des modules et sans doute aussi des remorqueurs.

— Nous pourrions détacher quelques-uns de nos…

— Non. » Peut-être ne tenait-elle pas à voir les membres du Conseil des travailleurs et leurs camarades radicalisés s’asphyxier dans le noir glacial de l’espace, mais pas non plus à ce qu’ils répandent leur poison parmi ses équipages. « Que diriez-vous de ce vaisseau marchand ? » Elle pointa le centre de son écran de l’index pour désigner un des cargos qui étaient arrivés à Kane après les combats ou avaient quitté la deuxième planète pour gagner un des deux seuls points de saut du système. La prudence aurait sans doute recommandé de remettre tout voyage à plus tard, mais, dans les Mondes syndiqués, elle ne suffisait pas à excuser les manquements. Les ordres devaient être exécutés, les calendriers respectés. Dès la fin du combat opposant les deux flottilles, les vaisseaux marchands avaient repris leur route. L’un d’eux ne se trouvait plus qu’à deux minutes-lumière de la géante gazeuse, même s’il avait déjà croisé son orbite et filait vers l’espace extérieur.

« Dois-je le contacter ? s’enquit Marphissa.

— Non. Je m’en charge. » Iceni se composa une contenance puis enfonça quelques touches. « Vaisseau marchand SWCC-10735, ici la présidente Iceni. Les occupants de l’installation des forces mobiles orbitant autour de la quatrième planète seront bientôt contraints de l’évacuer. Modifiez votre cap pour la rejoindre, recueillez à votre bord ceux qui auront embarqué sur les remorqueurs et modules de survie et reconduisez-les sur la deuxième planète avant de reprendre vos activités normales. Accusez réception de ce message et signifiez-nous que vous avez bien compris mes ordres. Au nom du peuple, Iceni, terminé. » Bref et précis. Ça ne laissait aucune place à l’ambiguïté.

Cela dit, la réponse ne lui parviendrait que dans vingt minutes. Dix à l’aller et dix au retour.

Quand elle arriva, le cuirassé et les deux croiseurs lourds avaient fini de se retourner et ralentissaient de nouveau, freinés par les unités de propulsion des croiseurs.

« Ici le contrôleur en chef Hafely. » L’homme avait ce masque figé des cadres supérieurs incapables de concevoir qu’on pût rien faire de contraire aux directives. Iceni savait d’expérience que la plupart de ses semblables ne faisaient preuve d’aucune initiative sans instructions claires et précises. « Mon vaisseau appartient au syndicat Yegans, qui l’exploite. J’ai reçu l’ordre de ne pas dévier de la route assignée à mon transport sauf sur contrordre exprès des autorités des Mondes syndiqués ou s’il est menacé par des raiders de l’Alliance. Je poursuis ma route telle qu’elle m’a été fixée par mon syndicat.

— Même pas un salut courtois à la fin, fit remarquer Iceni.

— Dois-je prendre les mesures appropriées, madame la présidente ? demanda Marphissa, l’air furibarde.

— Oh non, kommodore. Je tiens à répondre moi-même à ce personnage. Il a besoin d’être sérieusement stimulé. » Iceni s’y prépara quelques secondes puis enfonça de nouveau la touche de transmission. « Contrôleur en chef Hafely, commença-t-elle calmement, ici la présidente Iceni du système stellaire indépendant de Midway. Vous semblez fallacieusement croire que je devrais tenir compte des ordres que vous avez reçus du syndicat Yegans. Et aussi que vous pouvez vous soustraire aux miens. Je ne me répéterai pas, contrôleur en chef Hafely, alors écoutez-moi bien. »

La voix d’Iceni se fit plus dure et légèrement plus sourde. « Je suis à la tête de trois croiseurs lourds, six croiseurs légers et huit avisos. Chacune de ces unités pourrait anéantir votre vaisseau. Si vous n’accusez pas réception le plus tôt possible de mes ordres vous intimant d’aider à l’évacuation de l’installation des forces mobiles et ne me signifiez pas aussi votre intention d’y obéir, j’enverrai un croiseur léger intercepter votre bâtiment et l’oblitérer. Mais ce croiseur aura également pour mission de veiller à ce que vous surviviez à son anéantissement afin de vous placer à bord d’une capsule de survie, laquelle sera ensuite lancée sur une trajectoire interdisant à quiconque de vous retrouver avant l’épuisement de ses systèmes vitaux.

» Il vous reste une dernière chance de comprendre, contrôleur en chef Hafely. Vous devriez m’être reconnaissant de vous l’accorder plutôt que d’ordonner votre exécution immédiate pour manque de respect à mon égard. » La voix d’Iceni redevint égale. « Au nom du peuple, Iceni, terminé. »

Elle se leva, soudain très lasse. « Prévenez-moi si vous ne recevez pas une réponse affirmative de ce Hafely dans la demi-heure, et si nous ne voyons pas son bâtiment se retourner pour aller récupérer les occupants de l’installation orbitale. Dès que vous le verrez pivoter, contactez l’installation et informez-la que le vaisseau marchand va recueillir son personnel. Je n’oublie rien ?

— Comment nous assurer qu’il les conduira sur la deuxième planète ? demanda Marphissa. Il faudrait peut-être détacher un vaisseau pour escorter ce cargo jusqu’à destination. »

Iceni n’y tenait guère. La manœuvre immobiliserait une unité encore plus longuement que ce à quoi elle s’était déjà engagée. Elle désigna un autre symbole sur son écran. « C’est bien le croiseur léger qui voulait se rendre à Cadez, non ? Pourquoi est-il encore là ? »

Le spécialiste des coms intervint. « Je viens de prendre langue avec lui, madame la présidente. Il voulait recueillir des gens sur la deuxième planète avant de partir, aussi attend-il de voir détaler les serpents.

— Parfait. Contactez-le, kommodore Marphissa. Dites-lui que nous avons chassé les serpents de la deuxième planète et informez-le des ordres que je viens de donner au cargo. » Iceni s’interrompit. Pouvait-elle lui donner des instructions ? Il risquait de refuser d’obtempérer et elle ne disposait d’aucun moyen de le rattraper pour le contraindre à obéir. « Demandez-lui s’il consent à intercepter le vaisseau marchand et à l’escorter jusqu’à la deuxième planète pour veiller à la sécurité des occupants de l’installation. »

Tout cela prenait un tour très… humanitaire. Il fallait espérer que nul n’y verrait un témoignage de faiblesse de sa part. Elle tenait à s’assurer la bonne volonté de ceux qui finiraient par diriger ce système stellaire et s’efforçait de ne couper les ponts avec aucune faction, voilà tout. Elle ne rendrait pas le cuirassé pour autant, mais au moins, en se fendant de quelques menaces, pouvait-elle sauver un certain nombre de vies et, ce faisant, engranger ces devises intangibles qui, à l’avenir, lui rapporteraient un sérieux retour sur investissement. « Je vais travailler un petit moment dans ma cabine. »

En quittant la passerelle, bien décidée à s’étendre pour se reposer, elle remarqua du coin de l’œil que tous les spécialistes affichaient une mine satisfaite.

Le général Drakon fixait d’un œil amer le tout dernier rapport du renseignement. Ces rapports, ne fût-ce que quelques mois plus tôt, étaient beaucoup plus longs et bien plus simples. Ils se divisaient à l’époque en deux catégories. Ceux concernant l’Alliance contenaient les derniers éléments qu’on avait appris sur les intentions et les capacités de l’ennemi, ainsi que des informations sur ses opérations et pertes récentes. Au mieux, ils réussissaient à identifier correctement les systèmes stellaires où s’étaient déroulés ces combats. S’agissant des intentions, on avait le plus souvent affaire à d’un bouquet d’hypothèses ; quant aux capacités, il était rare d’y trouver des changements d’importance. Et, bien entendu, ces informations arrivaient toujours avec un certain retard, parfois de plusieurs mois quand on se trouvait loin de la frontière avec l’Alliance, comme par exemple à Midway. Même plus près du front, celles portant sur d’autres secteurs dataient de quelques semaines dans le meilleur des cas.

Pour la catégorie ayant trait aux Mondes syndiqués, les rapports étaient presque toujours plus brefs et encore moins utiles. Les chiffres des pertes réelles des forces respectives n’étaient jamais exacts, les défaites jamais consignées et il fallait démêler l’écheveau par le truchement du bouche à oreille et des contacts officieux. Déjà entachés d’une désinformation délibérée, les plans des Mondes syndiqués étaient aussi sujets à de brusques modifications de dernière minute lorsqu’un CECH influent tombait en disgrâce et que son remplaçant nourrissait d’autres projets. Et, bien sûr, là aussi ces rapports arrivaient trop tard.

Néanmoins, dans les hautes sphères, chacun était censé connaître leur teneur, de sorte que leur lecture était quasiment obligatoire ; en outre, quoi qu’il en fût, ils contenaient des indices essentiels sur ce que se croyaient vos supérieurs et ce qu’ils voulaient vous faire croire.

Le rapport que Drakon avait pour l’instant sous les yeux était certes bien moins épais, mais il ressortissait à davantage de catégories : Midway ; les systèmes stellaires locaux ; les Mondes syndiqués ; l’Alliance ; d’autres systèmes ; l’espèce Énigma. La plupart des informations étaient fragmentaires et le décalage temporel s’était encore accru dans la mesure où le transit à travers l’espace naguère contrôlé par les Mondes syndiqués s’était fait plus problématique et où les réseaux officiels s’étaient effondrés en même temps que le pouvoir des Syndics. Mais au moins reflétaient-elles la vérité telle qu’on en avait connaissance. Ou, tout du moins, telle que la connaissait le colonel Malin.

Midway. Stable, de manière presque suspecte : les citoyens embrassaient avec enthousiasme la perspective d’élections destinées à pourvoir les postes subalternes. L’euphorie soulevée par l’anéantissement des serpents ne s’était pas encore entièrement dissipée, et les représailles des Mondes syndiqués se faisaient toujours attendre. Le commerce était sans doute moins actif qu’il ne l’aurait dû, mais il en prenait le chemin depuis un certain temps. D’une certaine façon, les Mondes syndiqués qui, sous la pression de la guerre, partaient en quenouille depuis des années (voire des décennies) maintenaient, grâce à leur puissance militaire, une façade de solidité qui masquait un vide sans cesse croissant et les dissensions qui les secouaient.

Taroa. Trois factions luttant pour le contrôle du système. Aucune n’était assez forte pour l’emporter. Malin l’avait souligné. Il tenait à ce que Drakon y réfléchît.

Kane. D’une importance critique, mais on n’en avait toujours aucune nouvelle. Tant qu’un vaisseau ne reviendrait pas porteur d’un message d’Iceni, on ne pourrait que s’interroger sur ce qu’elle y avait trouvé, sa réussite ou son échec.

Les Mondes syndiqués. Rien de bien neuf. Un vaisseau marchand arrivé récemment avait apporté un message du CECH Jason Boyens destiné à Iceni, et Malin avait réussi à l’intercepter assez longtemps pour en recopier la teneur. Malheureusement, Boyens ne disait pas grand-chose qu’on ne savait déjà. Le nouveau gouvernement était sans grand pouvoir, tout le monde cherchait à accaparer position et influence, et les systèmes stellaires continuaient à rompre avec l’autorité centrale.

Le message était parti de Prime longtemps avant que la nouvelle de la rébellion de Midway ait pu atteindre la capitale de sorte qu’il ne donnait aucune indication sur les réactions du pouvoir.

L’espèce Énigma. RAS. Si la flotte de Black Jack avait encore mis un coup de pied dans leur fourmilière, les extraterrestres devaient toujours être aux prises avec l’Alliance.

D’autres systèmes. Untel était livré au chaos, tels autres avaient déclaré leur indépendance sous la tutelle d’un ou de plusieurs CECH relativement puissants, tel autre encore se ralliait à une assez lâche confédération de systèmes voisins pour s’assurer une protection que le gouvernement central ne pouvait plus lui fournir. Ce paragraphe était le plus ancien et le plus parcellaire, donc le moins fiable.

L’Alliance. Entretien personnel requis.

« Colonel Malin, j’aimerais vous parler. » Drakon attendit que Malin fût entré et eût refermé la porte derrière lui. « Ce paragraphe sur l’Alliance ? De quoi s’agit-il ? »

Malin consulta les voyants du système de sécurité avant de répondre. « J’ai réussi à accéder à certains dossiers personnels de la présidente Iceni, mon général.

— Ç’a dû être extrêmement difficile.

— Très excitant. Je n’ai pas réussi à tout récupérer, loin de là, mais au moins les enregistrements de ses conversations avec la flotte de l’Alliance. Ceux que les serpents eux-mêmes n’ont jamais trouvés. »

Drakon s’accorda un instant pour songer à la tournure différente qu’aurait pu prendre l’histoire, et particulièrement la sienne, si Malin avait travaillé pour les serpents. « On dispose à présent de copies ?

— Je n’ai pas pu les copier, mon général. Ils étaient verrouillés et ç’aurait laissé des empreintes trop distinctes. Mais j’ai enregistré un résumé de ce que j’ai visionné. » Malin tendit son lecteur. « Ce qu’on nous a dit des entretiens entre la présidente Iceni et l’amiral Geary au premier passage de la flotte de l’Alliance, quand elle a vaincu la flottille Énigma, semble exact. La présidente n’a pas cherché à dissimuler d’éléments importants.

— Et la deuxième fois ? Quand elle prétend avoir passé un marché avec Black Jack.

— J’ai trouvé ceci, mon général. » Malin fixa son lecteur en fronçant les sourcils. « En réalité, Black Jack n’a pas promis à Iceni de soutenir son action mais de l’aider à défendre Midway contre l’espèce Énigma. Et de ne pas démentir publiquement toute assertion d’Iceni portant sur une promesse de protection plus étendue, alors qu’il ne lui a rien proposé ni promis de tel.

— Hah ! » Était-ce une bonne ou une mauvaise nouvelle ? « Donc la présidente Iceni n’a pas le bras aussi long qu’elle le prétend. Elle ne dispose pas d’un soutien majeur dans toutes ses entreprises.

— C’est exact, mon général. Mais Midway s’en trouve encore plus menacé, car nous ne pouvons plus compter sur une flotte de l’Alliance qui s’opposerait activement à une contre-offensive des Syndics. Cela étant, Iceni en aura d’autant plus besoin de votre appui.

— Qu’as-tu trouvé d’autre ?

— J’ai remarqué une chose étrange. » Le froncement de sourcils de Malin s’accentua. « Je me suis posé des questions sur ce que je croyais avoir vu, parce que ça n’avait aucun sens, mais je reste catégorique. Dans les messages envoyés par la flotte de l’Alliance lors de sa première visite, Geary portait l’insigne d’amiral en chef.

— C’est ainsi qu’il se faisait appeler à l’époque ? Nous avons des enregistrements de ses transmissions adressées à Midway et aux Énigmas.

— Oui, mon général. Amiral en chef de la flotte Geary. Mais, dans les messages envoyés à Iceni lors de sa dernière visite, il ne portait que les insignes d’amiral. »

Drakon mit un moment à digérer. « De simple amiral, veux-tu dire ? D’un grade inférieur à celui de son premier passage ? Ça n’a effectivement aucun sens, Malin. Qui aurait bien pu dégrader Geary ? L’Alliance est à lui. »

Malin eut un geste mystifié. « J’ai tenté de trouver une explication, mon général.

— Pourquoi feindrait-il d’avoir été dégradé ? Serait-ce une ruse ? » C’était la seule explication qui lui semblait faire sens.

« Peut-être est-ce lié à son expédition dans l’espace Énigma ? avança Malin. Pour influencer leurs réactions.

— Qui diable pourrait se vanter de connaître assez bien les Énigmas pour prédire leurs réactions ? » Drakon plissa le front. Il s’efforçait de donner un sens à cette information, mais ses pensées tournaient en rond et ne le menaient nulle part. « As-tu repéré d’autres incohérences ?

— Rien qui m’ait sauté aux yeux.

— Que pensait la présidente Iceni de cette rétrogradation ? Tu n’as rien découvert à cet égard ?

— Non, mon général. Peut-être n’en a-t-elle rien remarqué. Les questions portant sur la chaîne de commandement de l’Alliance n’étaient pas franchement sa priorité ces dernières années. »

Pourquoi l’homme qui en tout état de cause régentait l’Alliance aurait-il accepté une rétrogradation ? C’était forcément une ruse, mais à qui était-elle destinée ? Sans doute aux Énigmas. Ou bien… « Peut-être sommes-nous visés. Black Jack devait se douter qu’on remarquerait cette discordance tôt ou tard. Cherche-t-il à nous faire croire que sa position est affaiblie ? Pourquoi ? Oh, bon sang ! Si nous le croyions plus faible qu’il ne l’est en réalité, nous risquerions davantage de le défier et de lui fournir une bonne raison d’en faire à sa guise. Et nous savons qu’il cherche à contrôler Midway.

— Un moyen de nous forcer à découvrir nos véritables intentions à son égard ? questionna Malin. Plausible. À moins que Black Jack ne cherche seulement à nous déstabiliser. Je ne suis pas un expert ès combats spatiaux entre forces mobiles, mais les rapports que j’ai parcourus affirmaient que ses réactions étaient toujours imprévisibles. Qu’il donnait le change, semblait sur le point d’effectuer telle ou telle manœuvre alors qu’il s’apprêtait à faire tout autre chose.

— Si bien qu’il nous fait croire maintenant qu’il a été rétrogradé d’amiral en chef de la flotte de l’Alliance à amiral de l’Alliance. » Drakon martela légèrement la table du poing. « C’est un stratagème. Il nous faut absolument découvrir son objectif, mais je parie qu’il vise à nous induire en erreur et à nous inciter à commettre un faux pas.

— Il pourrait aussi bien être destiné au gouvernement central de Prime, fit remarquer Malin. Afin de le leurrer et de l’inciter à reprendre les hostilités, ou, tout bonnement, à prendre des initiatives contraires au traité de paix. Ce qui lui fournirait un prétexte pour l’écraser et ne laisser du gouvernement des Mondes syndiqués qu’un pouvoir fantoche entièrement à sa merci.

— Ainsi que de nombreux systèmes stellaires affaiblis à ajouter à son petit empire personnel. » Drakon hocha la tête. « Tu as peut-être mis le doigt dessus. Et, bien entendu, Midway ferait partie des premiers qu’il verserait dans son escarcelle. Tu n’aurais pas déniché d’autres marchés que Black Jack aurait pu passer avec Iceni, laissant entendre qu’elle compte lui livrer Midway ?

— Non, mon général. Et je suis convaincu que ces accords n’existent pas. Que la présidente Iceni ne se fie pas plus que nous à l’Alliance.

— Ni à Black Jack ? »

Malin réfléchit un instant. « Je crois qu’elle voit surtout en lui un très puissant rival, mon général. Comme en vous.

— Elle me place dans le même sac que Black Jack ? » Amusant, d’une certaine façon, de se voir comparé à quelqu’un d’aussi puissant et influent. « Projette-t-elle de me liquider ? Si tu avais découvert quelque chose de ce genre, tu m’en aurais déjà fait part, j’imagine ?

— Je n’ai rien trouvé de tel, confirma Malin. Elle conserve des dossiers sur vous et vos faits et gestes, mais plutôt par mesure de précaution, au cas où il lui faudrait passer à l’acte. »

Drakon pouvait-il vraiment se fier à Iceni sachant à présent qu’elle avait, sinon menti, au moins grandement exagéré les termes de son accord avec Black Jack ? Et elle avait également dissimulé d’importantes informations à son sujet, même si, comme l’avait dit Malin, elle n’avait peut-être pas vu ce qui aurait dû lui crever les yeux. « Selon toi, donc, la présidente Iceni ne représente pas une menace pour le moment. » C’était un constat.

« Non, mon général. Je persiste à dire qu’entreprendre une action contre elle serait une erreur.

— Tu connais l’opinion du colonel Morgan sur la question.

— Oui, mon général, et vous savez que je suis en total désaccord avec elle. »

Drakon éclata de rire. « Enfer ! Entre toi et Morgan, le désaccord est toujours total. Vois si tu ne pourrais pas encore t’introduire dans les dossiers d’Iceni, mais prends surtout bien garde de ne laisser aucune trace. » L’alarme de l’entrée carillonna. « Et voilà le colonel Morgan en personne !

— Quand on parle du loup… » marmonna Malin.

Morgan entra en plastronnant. Elle fit mine d’ignorer Malin mais ne lui tourna pas le dos. « J’ai appris qu’un peloton d’exécution avait été très occupé un peu plus tôt, déclara-t-elle. Le directeur du principal chantier naval orbital a été très sévèrement réprimandé.

— Qui a ordonné son exécution ? questionna Drakon, ulcéré qu’une telle mise à mort eût été décidée à son insu.

— Ordres de la présidente, paraît-il. Mais par l’entremise de son mignon.

— Son assistant, là ? Togo ?

— Exactement. » Morgan arqua un sourcil inquisiteur. « Je me demande ce que nous aurions découvert si nous avions eu le loisir de nous entretenir avec ce directeur. »

Cet homme était-il tombé par hasard sur une information qu’eux-mêmes n’étaient pas censés connaître ? Drakon fixa d’un œil noir l’écran montrant la situation du système. « Nous savons qu’il y avait un problème avec ce croiseur lourd que la présidente a laissé à Midway. Y aurait-il un rapport ? De quoi ce directeur était-il accusé ?

— De corruption, répondit Morgan. Une accusation bateau. Il a eu droit à un simulacre de procès en dépit de son rang subalterne. Pure absurdité. Prompte arrestation, procès vite plié et exécution immédiate. La routine, le procès mis à part.

— La routine pour des serpents, rectifia Malin.

— Et des CECH qui veulent rester au pouvoir, rétorqua Morgan.

— Iceni est absente depuis plus d’une semaine, fit remarquer Drakon. Apprendre que son assistant ordonne unilatéralement une exécution ne me plaît guère. » Comment le faire comprendre à Togo de façon assez dissuasive, sans lui donner pour autant l’importance d’un interlocuteur avec qui je pourrais traiter d’égal à égal ? « Colonel Morgan, vous allez contacter personnellement l’assistant de la présidente. Vous lui direz qu’aucune exécution ne devra plus avoir lieu sans mon approbation. Si j’entends encore parler d’exécutions sommaires, je prendrai des mesures. Veillez à lui faire bien comprendre que je suis très sérieux.

— Je peux m’en charger, en effet, répondit Morgan en souriant. Ou tout bonnement nous en débarrasser. Ce qui enverrait un signal fort à sa patronne et à tout le monde.

— Togo n’est pas facile à abattre, prévint Malin.

— Moi non plus. Pourtant il m’arrive parfois de tourner le dos, pas vrai ? le nargua-t-elle. Mon général, la présidente doit absolument savoir qui dirige réellement ce système stellaire. Comme d’ailleurs tous ses citoyens.

— Je reste conscient qu’on doit me traiter avec tout le respect qui convient, déclara Drakon. Mais je ne me sens pas encore prêt à envoyer un signal aussi clair à la présidente. À qui d’autre devrait-on donc rappeler ma position ?

— À certains citoyens, lâcha Morgan, goguenarde. De ces crétins qui cherchent à se faire élire aux conseils locaux. Leurs tracts contiennent parfois des commentaires qui mériteraient de sévères coups de semonce de votre part.

— Ils relâchent seulement la vapeur, affirma Malin. Ça fait soupape de sûreté.

— On pourrait aussi éliminer la cause de la pression ! aboya Morgan.

— Toutes les options restent ouvertes, articula Drakon pour mettre un terme à leur dispute. Tout ce que je vois, c’est que la grande majorité des citoyens nous regardent encore, la présidente et moi, comme des héros qui les ont libérés des serpents. Si je commence à liquider ceux qui disent le contraire, cette image sera très vite écornée. Cela étant, si quelqu’un s’avisait de joindre le geste à la parole ou se ralliait un trop large auditoire, ce serait une tout autre affaire. »

Malin reprit la parole : « Mon général, si vous organisiez demain des élections honnêtes, les citoyens voteraient en masse pour Iceni et vous. Nul ne pourrait alors prétendre que vous tenez votre pouvoir d’une autre source que du peuple lui-même.

— Pourquoi ferait-il cela ? objecta Morgan. Pourquoi laisser croire une seule seconde au “peuple” qu’il a voix au chapitre et peut décider si oui ou non le général Drakon mérite d’être aux commandes ? »

Malin montra le ciel. « Nous ne vivons pas en autarcie. Il existe d’autres puissances. Il faut en tenir compte. »

Drakon dévisagea Malin. Morgan l’imita puis éclata de rire. « Invoquerais-tu maintenant la peur des fantômes pour étayer tes arguments ? Tu as côtoyé trop longtemps les travailleurs.

— Tu peux donner cette interprétation à ma dernière assertion, comme tu peux y voir une allusion aux Mondes syndiqués, par exemple, répondit froidement Malin. Ils n’ont pas disparu. Nous ne disposons que d’une flottille pathétique pour nous défendre, du moins jusqu’au retour de la présidente Iceni. Si elle ne perdait aucune des unités qu’elle a emmenées mais sans gagner un cuirassé, alors cette flottille serait toujours pitoyable. Ramènerait-elle au contraire un cuirassé qu’elle resterait ridiculement faible. Et, comme nous le savons tous, les Mondes syndiqués ne se contenteront pas des forces terrestres et mobiles pour nous attaquer. Ils chercheront à nous affaiblir par tous les moyens, fomenteront des troubles civils, saperont nos défenses par le sabotage et recourront à toutes les ruses du manuel syndic pour faciliter leur reconquête du pouvoir et faire de nous une proie plus facile. Nous l’avons vu de l’intérieur. Nous avons joué nous-mêmes toutes ces cartes. Notre première ligne de défense, ce ne sont pas les forces mobiles. Ni les forces terrestres. Les citoyens de ce système stellaire doivent désormais se convaincre qu’il est le leur, que le général Drakon et la présidente Iceni sont leurs dirigeants et que nous sommes leur meilleur bouclier contre les agressions extérieures. Alors seulement ils soutiendront fermement nos forces quand elles défendront ce système.

— Le seul soutien ferme, c’est une colonne vertébrale solide, répliqua Morgan.

— Autre chose ? » intervint Drakon d’une voix qui coupa court au débat. Il n’avait aucune envie d’y revenir alors qu’il cherchait à deviner les intentions de Black Jack et s’inquiétait de ce qu’il était advenu d’Iceni.

Malin inspira profondément. « J’aimerais aborder avec vous un autre sujet, mon général. Le système stellaire de Taroa. »

Du coup, Morgan leva les yeux au ciel. « Comptes-tu suggérer au général de s’y rendre pour exhorter la population à faire la paix ?

— Non. Je compte lui suggérer de s’y rendre avec des troupes pour intervenir dans les combats. »

Morgan laissa transparaître une seconde sa stupeur puis sourit. « J’aimerais assez entendre ça. »

Iceni n’avait pas dormi depuis des jours, et les quelques dernières heures avaient été particulièrement éprouvantes. Elle finit par jaillir de sa cabine et gagner en trombe la passerelle du croiseur lourd, tandis que les matelots s’écartaient sur son passage. « Pourquoi diable ce cuirassé n’est-il toujours pas prêt à s’ébranler ? »

La kommodore Marphissa déglutit fébrilement avant de répondre. « Encore une heure, madame la présidente, affirment les ingénieurs et les spécialistes des systèmes.

— Ils l’ont déjà dit il y a une heure !

— Madame la présidente ? »

Iceni pivota : le sous-chef Kontos venait d’entrer à son tour sur la passerelle.

« Je venais vous faire mon rapport, madame la présidente », déclara-t-il. Encore très émacié en dépit du repos qu’il avait pris, de l’eau et des aliments qu’il avait ingurgités, il ne vacillait pourtant plus sur ses jambes, même face à une CECH furibonde. « Une heure, pas davantage. Je vous le garantis personnellement. »

Déjà passablement discrète, la passerelle fut soudain plongée dans un silence de mort. Sous la férule syndic, de telles prises de responsabilité personnelles se soldaient parfois par une récompense mais le plus souvent par un châtiment sévère.

Iceni dévisagea Kontos. « Savez-vous ce qu’il est advenu de la dernière personne qui n’a pas réussi à s’acquitter de sa tâche comme elle me l’avait promis, sous-chef Kontos ?

— Je n’ai pas à m’en inquiéter, madame la présidente. Il n’y aura pas de contretemps. Le CU-78 sera prêt à s’ébranler dans une heure. »

Le calme et l’assurance de Kontos impressionnèrent Iceni malgré sa fureur. Soit il était courageux et compétent, soit c’était un crétin consommé, incapable d’appréhender le sort auquel le vouaient ses propres paroles. « Une heure, sous-chef Kontos. Faute de quoi vous risquez de vous retrouver dans le vide en combinaison de survie, à tenter de pousser vous-même le cuirassé vers le point de saut.

— Compris, madame la présidente. » Kontos salua et sortit.

Sa fureur échaudée par la prestation du bonhomme, Iceni se tourna vers la kommodore Marphissa, laquelle fixait encore la place où il s’était tenu. « Ce garçon est cinglé, affirma celle-ci.

— Aimeriez-vous qu’il devienne un de vos officiers, kommodore Marphissa ? demanda Iceni.

— Certainement. Ce serait un atout formidable. S’il ne me faut pas l’abattre.

— Alors je vais vous faire part de ce que je viens tout juste de décider. Si ce cuirassé fait route dans une heure ou moins, Kontos sera votre second dès que vous prendrez le commandement du Midway. »

Marphissa reporta sur la présidente un regard déconcerté. « Mon second ? C’est l’équivalent de vice-CECH ou de cadre supérieur.

— Il l’aura bien mérité, ne trouvez-vous pas ? »

Bref silence puis Marphissa hocha la tête. « Si. Si, effectivement. »

Quarante-sept minutes après sa promesse, Kontos rappelait Iceni. « Le CU-78 est paré à s’ébranler sur votre ordre, madame la présidente. »

Marphissa consulta ses relevés sur l’état de préparation du cuirassé et opina, l’air sidérée.

Iceni se radossa à son fauteuil et parcourut du regard la passerelle du croiseur lourd. Elle semblait bien moins bondée, pourtant les postes de tous les spécialistes étaient occupés. Dans la mesure où une bonne partie de son équipage était provisoirement affectée au cuirassé, le croiseur lourd avait l’air étrangement désert. « Préparez toutes les unités à gagner le point de saut pour Midway, kommodore. »

Les croiseurs lourds attelés au cuirassé en avaient été désarrimés et les croiseurs légers et avisos s’étaient rapprochés du bâtiment massif pour l’escorter. Ils s’apprêtaient enfin à regagner Midway, en espérant quitter Kane avant qu’une puissante force syndic ne s’y pointât et atteindre Midway avant que les Mondes syndiqués ne l’eussent attaqué. Le problème de propulsion du croiseur C-818 avait finalement été un bien pour un mal. Iceni n’en avait pas eu besoin et, par sa seule présence, il aurait au moins offert un semblant de protection à Midway jusqu’à son retour.

Très loin d’eux, les vaisseaux contrôlés par les serpents avaient sauté pour Kukaï quelques heures plus tôt. Le détachement d’Iceni qui les filait s’était retourné depuis pour rejoindre la flottille. « Ordonnez au détachement de nous rallier juste avant le point de saut », demanda-t-elle à Marphissa.

Le vaisseau marchand, avec son nouveau chargement d’évacués de l’installation orbitale, avait encore un long trajet à couvrir avant d’atteindre la deuxième planète ; mais le croiseur léger qui se dirigeait auparavant vers le système stellaire natal de son équipage était resté pour l’escorter et veiller à ce que le contrôleur en chef Hafely ne cherchât pas à réduire ses pertes en se débarrassant des rescapés.

Des débris épars occupaient désormais la position de l’installation des forces mobiles ; la plupart avaient été arrachés à leur orbite, mais certains tombaient encore en vrille vers les mâchoires voraces de la géante gazeuse et disparaissaient dans ses nuages multicolores.

Sur la seconde planète, on voyait sans doute des foules s’assembler dans les rues, mais, de la position des vaisseaux d’Iceni, on ne captait pas suffisamment les communications pour comprendre ce qui s’y passait exactement depuis que les serpents avaient décampé. Les feux qu’on distinguait dans les rues étaient-ils ceux de festivités, d’émeutes, de combats ou bien de tout cela à la fois ?

« À toutes les unités, virez de quarante-trois degrés sur bâbord et d’un degré vers le bas, et accélérez à 0,03 c pour stationner au-dessus du CU-78, ordonna Marphissa. Exécution immédiate. »

Les bâtiments bougeaient déjà, en fait. Iceni se surprit à sourire malgré la poussive lenteur avec laquelle la masse de la géante gazeuse rétrécissait sous eux. Une partie seulement des principales unités de propulsion du cuirassé fonctionnaient, suffisamment en tout cas pour l’ébranler, mais elles accéléreraient jusqu’à 0,03 c, plus mollement, certes, qu’il n’est d’usage pour un cuirassé, et encore cette accélération exigerait-elle un certain temps. Tout comme, au demeurant, atteindre le point de saut à cette vélocité demanderait un bon moment. Mais au moins était-on parti. Plus que satisfaite, Iceni appela le CU-78. « Sous-chef Kontos, aimeriez-vous prendre du service dans les forces mobiles de Midway ? »

Kontos sourit. « Et comment, madame la présidente !

— Vous êtes donc promu kapitan-levtenant à effet immédiat, et nommé second du cuirassé CU-78. Félicitations. »

Son second appel fut pour le colonel Rogero. « Vos soldats sont-ils satisfaits des installations du CU-78, colonel ?

— Oui, madame la présidente. » Le colonel ne portait pas sa cuirasse de combat, mais il émanait encore de lui l’aura d’un homme prêt à tout. Iceni trouva cette impression dangereusement stimulante. « Cela dit, à la vérité, il y a bien trop de place et trop peu de matelots, ajouta-t-il. Ça flanque la chair de poule.

— Tout est en ordre ?

— Nous sommes parés à tout », confirma Rogero.

C’était une phrase codée, destinée à lui faire comprendre que les hommes de Rogero se retourneraient si besoin contre l’équipage et veilleraient à ramener le cuirassé à Midway. Ironique, certes, étant donné ses propres doutes à l’égard de Rogero, mais il lui fallait bien compter sur son intervention si d’aventure Kontos ou ses collègues optaient pour une autre destination.

Elle devait reconnaître que le retard pris dans les préparatifs du cuirassé était en partie de son fait. Des techniciens avaient installé en grand secret des dérogations là où elles étaient strictement interdites par le règlement syndic. Seule une personne autorisée à pénétrer dans les trois citadelles aurait pu s’en charger. Mais, à présent, si quelqu’un décidait de nouveau de s’y terrer, Iceni pourrait activer ces dérogations et y accéder aussitôt.

Évidemment, les techniciens risquaient toujours de bavarder, même s’ils ne nourrissaient aucun doute sur le sort que leur réserverait Iceni au cas où ils s’en ouvriraient à des tiers. Mais, entre le bâton et la carotte qu’on leur avait promise pour leur discrétion, ils choisiraient très certainement le silence. Iceni savait depuis beau temps que, comme les menaces, il valait mieux tenir les promesses de récompense. Elle avait naguère travaillé pour un homme qui pensait le contraire et grugeait couramment ses employés et subordonnés de ce qu’il leur promettait. Tout était passé comme une lettre à la poste jusqu’à cette nuit où un tueur s’était pointé pour l’abattre et où ses gardes du corps, tous employés qu’il avait filoutés des récompenses qu’il leur avait promises, avaient fermé les yeux.

Iceni prenait soin de ceux qui travaillaient pour elle. Par pur et simple intérêt personnel. Mais même les travailleurs qu’on traite convenablement peuvent trahir un jour leur employeur. L’héroïsme de Kontos et de l’équipage de neuvage lui avait gagné le contrôle du cuirassé. Nul, si brave qu’il se montrât, ne pourrait le lui reprendre.

Il n’empêche qu’à 0,03 c on était encore très loin du point de saut.

« Ça bouge beaucoup à Lono, rapporta le colonel Malin.

— Dangereusement ? demanda Drakon.

— Il se pourrait. Un vaisseau marchand qui vient d’en arriver affirme y avoir vu trois croiseurs lourds et un bon nombre d’escorteurs. »

Lono. À un seul saut de Midway, alors qu’il se trouvait dans ce système une puissance de feu suffisante pour réduire en lambeaux le seul croiseur lourd qu’avait laissé Iceni. « As-tu appris du nouveau sur l’aviso que la présidente Iceni y a envoyé ?

— Oui, mon général. D’après ce qu’a entendu dire le cargo, cet aviso aurait émergé au point de saut menant à Midway avant de traverser le système de Lono sans s’arrêter pour sauter ensuite vers Milu. »

Au temps pour cet aviso ! Quelqu’un à son bord avait décidé de rentrer chez lui ou, tout du moins, d’en faire à sa tête. « Que pourrions-nous dépêcher à Lono pour confirmer les dires de ce cargo quant à la présence d’une flottille dans ce système ?

— Rien, à moins d’en réquisitionner un autre, mon général. »

Trop lent. « Il nous faut des éclaireurs, colonel Malin. Comment nous procurer des éclaireurs susceptibles de surveiller les troubles survenant dans les systèmes voisins ?

— C’est du ressort des forces mobiles, mon général.

— Et nous en manquons cruellement. »

Malin se raidit : son unité de com avait sonné et il en consulta l’écran. « Un aviso vient d’émerger au point de saut de Kane. Il a envoyé un message. Il vous est destiné personnellement.

— Retransmettez-le-moi. » Drakon attendit impatiemment qu’il apparût dans sa boîte de réception puis cliqua dessus.

Iceni lui décocha un sourire de triomphe. « J’ai le plaisir de vous annoncer que nous avons défait à Kane une flottille contrôlée par les serpents et pris le contrôle du cuirassé en chantier. Dès qu’il pourra s’ébranler, nous regagnerons Midway. » Des dossiers joints détaillaient les événements.

Drakon les parcourut rapidement. « La présidente Iceni n’a perdu aucune unité. En réalité, elle en a même ajouté quelques-unes à sa flottille. En sus du cuirassé.

— Sous quel délai rentre-t-elle ? s’enquit Malin.

— Elle ne le dit pas. Appelle cet aviso et ordonne-lui de se détourner vers le point de saut pour Lono. Il devra y émerger, observer le système et rentrer. » La flottille syndic de Lono était peut-être déjà en route pour Midway, auquel cas elle rappliquerait avant même que l’aviso, surgissant à Lono, eût constaté que nulle menace ne l’attendait dans ce système. Cela étant, on n’y pouvait strictement rien. « Quelles seraient les chances de survie de notre unique croiseur lourd, le C-818, contre une flottille de trois de ses semblables ? »

Malin secoua la tête. « À ce que j’ai pu apprendre de la commandante du C-818, elle fuirait probablement au lieu de combattre.

— Et je ne peux pas la remplacer à cause du marché que j’ai passé avec la présidente Iceni. Mais elle pourrait avoir un accident. Morgan s’en chargerait.

— Je vous le déconseille vivement, mon général. La commandante du C-818 est restée à bord de son unité en orbite. Elle est assez avisée pour se rendre compte que c’est pour elle la décision la plus salubre. Tant qu’elle sera là-haut, on aura le plus grand mal à l’atteindre et, s’il lui arrivait malheur, nier notre responsabilité serait encore plus ardu.

— Bon sang ! Il faut espérer que la flottille syndic de Lono ne déboulera pas avant le retour d’Iceni. »

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