Quatre

« Quinze minutes avant le contact avec la force de la CECH Kolani. »

Assise devant son écran, Iceni le fixait en s’efforçant d’évaluer comment elle devait synchroniser ses manœuvres. Profondément absorbée dans ses pensées, elle ne cessait de rencontrer des obstacles, quelle que fût l’hypothèse qu’elle envisageait.

« Dix minutes avant contact. »

À une vélocité combinée de 0,2 c, même de très grandes distances peuvent se réduire en un éclair. Iceni savait à quelle vitesse pouvaient s’écouler ces dix minutes alors qu’elle tentait encore laborieusement de découvrir une solution. Sur les enregistrements qu’elle avait visionnés, Black Jack semblait doué d’une sorte d’instinct pour les manœuvres qu’elle espérait exécuter, mais elle n’avait ni son expérience ni ses talents. Certains rapports indiquaient bien qu’une équipe d’officiers le secondait, dont cette femme qui commandait à son vaisseau amiral. Mais Iceni, elle, n’avait personne…

Une phrase entendue récemment lui revint en mémoire. Vous ne serez pas seule sur la passerelle. Marphissa. Était-elle assez douée pour régler ce problème ? Akiri, lui, ne l’était assurément pas, mais l’adjointe pouvait l’épauler. « Adjointe Marphissa. Conférence privée. »

Akiri témoigna fugacement inquiétude et jalousie quand l’adjointe rejoignit hâtivement Iceni puis attendit sans mot dire que la CECH eût activé le champ d’intimité de son fauteuil. « Voici ce que je projette de faire. Pouvez-vous synchroniser convenablement cette manœuvre ? » Ce disant, Iceni vit d’abord s’écarquiller puis se plisser les yeux de Marphissa.

« Oui », finit par répondre celle-ci.

Cette affirmation était-elle le reflet d’une trop grande assurance ou bien d’une mûre réflexion empreinte de professionnalisme ? « Vous en êtes sûre ?

— Pas absolument, madame la CECH. Mais je suis raisonnablement convaincue d’y parvenir.

— Voyez-vous quelqu’un qui pourrait faire mieux à bord de ce croiseur ?

— Pas à ma connaissance.

— Alors exécutez la manœuvre au mieux de ce qui vous paraît possible pour le moment, ordonna Iceni. Sans pour autant l’annoncer à la cantonade, je vous confierai le pilotage du bâtiment une minute avant le contact. Je me chargerai des systèmes de visée de toutes les unités mob… de tous les vaisseaux qui nous sont fidèles.

— Bien, madame la CECH. Je comprends et j’obéirai. »

Marphissa regagna son poste, pendant qu’Akiri la suivait des yeux avec inquiétude. Quand promotions et rétrogradations dépendaient des caprices d’un CECH, tout entretien privé de l’un d’eux avec un subordonné avait de quoi turlupiner le supérieur de ce dernier.

« Cinq minutes avant contact. »

Tous les systèmes de visée des croiseurs lourds, croiseurs légers et avisos sous son contrôle désormais parés, Iceni était dévorée d’envie d’accorder sans plus tarder la priorité à leur cible, mais elle patienta. Si d’aventure Kolani disposait toujours d’un accès au réseau reliant toutes ces unités, elle avait peut-être encore le temps d’être informée de son plan.

Akiri et les opérateurs des trans de la passerelle feignaient tous de ne pas l’observer, mais la fébrilité d’Akiri était de nouveau apparente. « Madame la CECH, nous avons toujours besoin de vos instructions quant aux priorités d’acquisition des cibles pour les systèmes de visée des unités mobiles.

— Vous les aurez. » Iceni s’émerveilla de la sérénité de sa propre voix.

« Trois minutes avant contact. »

Quelque cinq millions et demi de kilomètres séparaient encore les deux forces qui se ruaient l’une vers l’autre à une vélocité combinée de soixante mille kilomètres par seconde. Iceni secoua la tête en s’efforçant d’appréhender mentalement de telles distances et de telles vélocités. Elle n’y parvenait pas vraiment. Black Jack lui-même n’en était peut-être pas capable. Un être humain pouvait tout au plus régler l’échelle sur son écran de telle manière qu’elles produisent l’illusion d’être accessibles à son esprit, et assez acceptables par lui pour qu’elles pussent servir de cadre de référence à son travail.

« Deux minutes avant contact. »

Iceni entra précautionneusement ses priorités de tir, en s’arrêtant à trois reprises pour vérifier qu’elles étaient bien les bonnes, puis les transmit aux systèmes de combat de son croiseur et des autres forces mobiles qu’elle contrôlait.

Akiri parut brièvement soulagé lorsque ces instructions s’affichèrent sur son écran, puis il tressaillit d’étonnement. « Que… ? »

Mais Iceni entrait déjà la directive confiant à Marphissa le contrôle des manœuvres. En se retournant, elle la vit lui indiquer d’un signe de tête qu’elle était prête.

« Une minute avant contact. »

Iceni inspira profondément avant d’activer son circuit de com. « Au nom du peuple ! » transmit-elle, pour la gouverne de tous les auditeurs éventuels. La vieille interjection, qui semblait avoir perdu toute signification depuis belle lurette, réussirait peut-être à enflammer ses partisans.

Marphissa se concentra, assise toute droite devant son écran, une main déjà posée sur ses touches de commande.

Akiri décocha un regard soucieux à Iceni. « Madame la CECH, la force de la CECH Kolani va concentrer ses tirs sur notre croiseur.

— Ce croiseur ne sera peut-être pas là où elle s’attend à le trouver, repartit Iceni.

— Les unités de la CECH Kolani tirent des missiles », annonça l’opérateur des combats.

Nouveau regard nerveux d’Akiri. Mais Iceni secoua la tête. « Retenons nos tirs, sauf ceux des systèmes défensifs. »

Les dernières secondes avant le contact filèrent à une vitesse inouïe. Les rayons de particules des lances de l’enfer jaillirent des vaisseaux sur l’ordre d’Iceni, visant les missiles en approche. La plupart des projectiles explosèrent quand les lances de l’enfer les frappèrent, et d’autres encore quand des tirs de barrage de mitraille, ces billes en accélération relativiste dont les dommages qu’elles causaient reposaient sur leur masse et l’énergie cinétique qu’elles accumulaient, criblèrent les missiles en dernier recours, juste avant qu’ils ne touchent leurs cibles. Le croiseur d’Iceni n’en tressauta pas moins quand deux d’entre eux détonèrent près de ses boucliers, y créant de dangereux points faibles.

Iceni sentit brusquement des forces l’assaillir quand Marphissa activa au dernier moment les commandes de manœuvre. Le bourdonnement des tampons d’inertie, trop grave normalement pour qu’on le perçût, devint suraigu dès qu’ils se mirent à protester contre le stress qu’on leur imposait.

Le croiseur piqua vers le haut en luttant contre sa vitesse acquise pour s’écarter de la trajectoire qu’il observait depuis plus d’une demi-heure.

Sous lui, exactement à l’aplomb, les deux forces s’interpénétrèrent à une vitesse si fulgurante que les sens humains ne pouvaient même pas enregistrer l’instant de leur fusion. Le croiseur d’Iceni avait largué quelques missiles à la dernière seconde, tout comme d’ailleurs les vaisseaux alliés.

Mais aucun ne visait le bâtiment de Kolani. Missiles et lances de l’enfer prirent tous pour cible l’arrière de son autre croiseur. Le C-818 vacilla sous les multiples frappes qui abattirent ses boucliers de poupe et endommagèrent ses principales unités de propulsion.

Entre-temps, le tir de barrage des lances de l’enfer et de la mitraille qui ciblaient la position où elles auraient dû déchiqueter le croiseur lourd d’Iceni passa juste sous son ventre, pratiquement inoffensif, en se contentant d’égratigner ses boucliers tandis qu’il prenait régulièrement du champ.

« Le C-818 a perdu l’intégralité de sa propulsion principale, annonça l’opérateur des combats. Il ne peut plus manœuvrer ! »

Iceni sourit. « Maintenant que la force de Kolani se retrouve réduite à un seul croiseur lourd, le rapport de forces jouera bien davantage en notre faveur lors de la prochaine passe de tirs.

— Mais… » Akiri secouait la tête en s’efforçant de comprendre ce qui s’était passé. « La CECH Kolani ferait mieux de filer, maintenant. Et d’éviter l’engagement.

— Ce serait certainement pour elle la décision la plus prudente à court terme, convint Iceni. Mais vous connaissez son caractère. Elle ne tient plus compte de la prudence. Elle est furieuse. Elle meurt d’envie de me supprimer, encore plus qu’il y a cinq minutes. Et, à longue échéance, retourner à Prime avec un seul croiseur lourd lui vaudrait tout bonnement le peloton d’exécution pour incompétence. Non, elle va attaquer. »

Sur son écran, le C-818 estropié continuait de filer sur la même trajectoire en s’éloignant de ses camarades, désormais réduit à l’impuissance. Mais les autres unités de Kolani étaient en train de négocier le virage le plus serré qui leur fût permis. Compte tenu de leur vélocité, cette parabole couvrirait un vaste espace, mais il crevait les yeux que Kolani entendait revenir à l’attaque le plus tôt possible.

« À toutes les unités, virez de onze degrés vers le haut. » Iceni venait d’exhorter sa force à rejoindre son propre croiseur en incurvant vers lui sa trajectoire puis à continuer de boucler la boucle vers le haut, sans tenter pour autant de rivaliser avec la manœuvre serrée de Kolani, laquelle imprimait à ses coques une très forte tension. « Elle va nous foncer dessus », déclara Iceni en éloignant ses vaisseaux.

Selon les conventions humaines standard présidant aux manœuvres à l’intérieur d’un système stellaire, le « haut » désignait arbitrairement ce qui se trouvait au-dessus du plan où gravitaient les planètes, le « bas » ce qui se trouvait en dessous, « tribord » la direction de l’étoile et « bâbord » celle qui s’en écartait. C’était le seul moyen pour qu’un vaisseau spatial comprît les indications que lui transmettait un autre lorsqu’ils opéraient dans un environnement sans haut ni bas réels. Pour un observateur posté à la surface d’une planète, les vaisseaux d’Iceni seraient grimpés si « haut » qu’ils auraient paru basculer, se renverser et continuer de piquer de plus en plus au-dessus du plan de l’écliptique. Ceux de Kolani avaient fait de même, de sorte que les trajectoires des deux forces se rapprochaient l’une de l’autre à angle obtus, comme si elles cherchaient à dessiner les deux côtés d’un triangle dont la base aurait été leurs trajectoires originelles, avant leur premier engagement.

« Cette fois toutes nos frappes seront destinées au croiseur lourd de Kolani », déclara Iceni.

Avec un peu de chance, cela suffirait à détruire le C-990, mais, si Kolani était suffisamment désespérée et convaincue que la victoire lui échappait, elle risquait aussi de lancer un bombardement cinétique sur la planète. Il fallait absolument l’en empêcher, même au prix de la perte d’un croiseur lourd qu’Iceni tenait à conserver.

« Madame la CECH, nous recevons de la planète des transmissions que vous devriez peut-être consulter, annonça l’opérateur des coms.

— Le général Drakon contrôle toujours la situation ?

— Oui.

— Alors je m’occuperai de cela dès que nous en aurons fini avec Kolani. »

L’attente fut loin d’être aussi longue que la première fois, car les deux forces se ruaient l’une vers l’autre au lieu de se pourchasser. Akiri semblait s’être résigné aux dommages qui risquaient encore d’être infligés à son unité. Marphissa avait l’air très contente d’elle-même, bien qu’elle cherchât à le dissimuler.

Vingt secondes seulement avant le contact, le rapport de forces changea de nouveau.

Iceni vit un signal d’alarme clignoter sur son écran : les trois croiseurs légers et trois des avisos que contrôlait toujours Kolani venaient d’altérer leur trajectoire pour s’écarter du reste de sa flottille. Une ruse de dernière seconde pour la confondre ?

« Ils évitent le contact, annonça Marphissa. Ils quittent la flottille de Kolani. »

Iceni n’eut que le temps de hocher la tête avant que les autres vaisseaux de son adversaire et les siens ne se croisent à une allure foudroyante. Ceux de la commandante légaliste criblèrent de tirs le croiseur lourd d’Iceni, mais sa force se réduisait maintenant à un croiseur lourd, un croiseur léger et deux avisos contre les trois croiseurs lourds, le croiseur léger et les quatre avisos rebelles, qui tous, lorsque les deux flottilles adverses se frôlèrent le temps d’un battement de cils, concentrèrent leurs frappes sur son vaisseau amiral.

Le C-448 rebelle vibrait encore des impacts qui avaient touché ses boucliers quand ses senseurs entreprirent de transmettre des données sur le statut du C-990. Le croiseur lourd de Kolani avait été sévèrement endommagé. Il culbutait dans l’espace, ses systèmes de manœuvre H. S., sa proue réduite à l’état de ruine, et sa coque portait de nombreuses traces de pénétration augurant de dommages internes. « Essayez de joindre le C-990, ordonna Iceni.

— Nous pourrions l’achever, proposa Marphissa. Ses boucliers ont complètement flanché.

— Non. » Tous la regardèrent, manifestement surpris de voir une CECH faire preuve de mansuétude. Le visage d’Iceni se durcit, elle-même sentit ses mâchoires se crisper, et ils vaquèrent de nouveau promptement à leurs tâches. « Je voudrais récupérer et faire réparer ce vaisseau aussi vite que possible. Nous aurons l’usage de toutes les carcasses disponibles. » Et voilà ! Cela pouvait passer pour une bonne raison, pragmatique en diable, de ne pas massacrer l’équipage du croiseur lourd réduit à l’impuissance. « Et transmettez une demande de reddition aux autres unités. »

Les croiseurs légers et avisos restés avec Kolani comme ceux qui l’avaient quittée reconnurent l’autorité d’Iceni en une succession en dents de scie de messages, reflet du délai qu’il avait fallu à chacun pour se débarrasser des serpents qui se trouvaient à son bord. Le dernier lui parvint du C-818, dont le second se soumettait à son autorité. « J’ai le regret de vous informer du décès durant le combat du vice-CECH Krasny, notre ex-commandant », déclara l’adjoint d’une voix sans timbre.

Akiri secoua la tête, les sourcils froncés. « Comment Krasny a-t-il bien pu être tué par des frappes à la poupe de son croiseur ?

— Un accident stupide, j’imagine », trancha Iceni.

Marphissa décocha à sa supérieure un regard éloquent, laissant clairement entendre qu’elle partageait son avis : Krasny avait refusé de céder et ses subordonnés avaient pris l’affaire en mains. Mais, plus discrète qu’Akiri, elle n’allait pas le chanter sur les toits. Inutile de suggérer à leurs propres équipages d’autres idées sur le sort qu’ils pouvaient réserver à leurs CECH et cadres supérieurs.

L’opérateur des coms poussa un soupir de dépit. « Nous ne captons aucun signal du C-990, madame la CECH. Tous ses systèmes sont sans doute H. S. Nous devrions peut-être lui envoyer une navette.

— Ses systèmes sont peut-être morts, mais certainement pas tout son équipage, objecta Marphissa. Quelqu’un peut avoir déjà gagné un sas et envoyé des messages à vitesse luminique.

— Il vient d’éjecter une capsule de survie, annonça le préposé aux opérations. En voilà une autre !

— Deux seulement ? » marmotta Akiri.

Marphissa gesticula en direction du croiseur lourd désemparé. « Nous pourrions nous en rapprocher suffisamment pour lui dépêcher une équipe de débarquement et en prendre le contrôle.

— Je vous le déconseille, madame la CECH, intervint aussitôt Akiri. Quelque chose cloche avec le C-990. Si la CECH Kolani était encore vivante et en état d’exercer ses responsabilités, nous aurions déjà reçu un message, ne serait-ce que pour nous défier. Elle aurait aussi pu bombarder la planète de projectiles cinétiques. Réagir d’une manière ou d’une autre. Mais il ne s’est rien passé.

— Si elle était morte ou retenue prisonnière par son équipage mutiné, celui-ci aurait aussi tenté de communiquer avec nous, protesta Marphissa.

— Exactement ! Il y a donc un lézard. Il serait imprudent, selon moi, de s’approcher du C-990 dans un rayon correspondant à celui de l’explosion de son réacteur en surcharge. »

Iceni fixa longuement Akiri avant de hocher la tête. « Votre conseil me paraît bien avisé. Nous ne pouvons pas ignorer la possibilité d’un sabotage délibéré de son réacteur, ni celle de la résistance de son équipage survivant. Rapprochons-nous mais pas assez pour nous trouver à portée d’une surcharge, et envoyons un drone observer ce qui se passe à bord. »

« Très bien », lança finalement Drakon d’une voix assez claire et sonore pour interrompre les chamailleries de Morgan et Malin. Tous deux savaient qu’il leur fallait écouter quand il parlait sur ce ton. « Nous serons peut-être en mesure de disperser les foules en recourant à notre puissance de feu, mais ce serait là un expédient à court terme. Nous l’avons appris en tentant de maintenir l’ordre sur les planètes de l’Alliance que nous occupions. Il me faut une solution à longue échéance, et la seule envisageable est la collaboration de la majorité de la population au rétablissement de l’ordre. » Il dévisagea Rogero, Kaï et Gaiene. « Je vais transmette les mêmes ordres à tous les commandants de forces terrestres de la planète. Vous contacterez de votre côté la police locale et vous ordonnerez à ces policiers de virer leurs fesses des commissariats et de descendre dans la rue. Ne les menacez pas, dites-leur au contraire que nous les appuierons et déployez des pelotons à cet effet. Pas des sections, des pelotons. Il nous faut veiller à confier le commandement de ces unités à des subordonnés plutôt qu’à l’encadrement supérieur. Dites aux policiers que je prendrai d’autres mesures pour disperser ces foules, mais que nous avons besoin de leurs bottes dans les rues, car leur mission reste inchangée.

— Qu’en est-il de nos propres soldats ? s’enquit le colonel Gaiene. La discipline est relativement branlante, surtout dans les forces terrestres locales. » D’ordinaire, Gaiene affichait une attitude ouvertement je-m’en-foutiste, de sorte que l’inquiétude manifeste qu’exprimaient à présent ses traits n’en soulignait que davantage la gravité du problème.

« Attelez les forces locales à des pelotons de nos gens et faites passer le mot que tout soldat qui refuse d’obéir sera fusillé. D’autres questions ?

— Les autorités locales, mon général ? demanda Kaï. Qu’en fait-on ?

— Je leur transmettrai des instructions. Si elles refusent en quelque façon d’obtempérer, je vous donnerai l’ordre d’envoyer des troupes. Les soldats du cru se chargeront plus efficacement de ce boulot, car aucun ne voue un très grand amour à ses chefs autoproclamés.

— Et pour les baraquements qui hébergent les serpents ? interrogea Rogero. Nous avons certes éliminé ceux qui étaient chez eux, mais il reste leurs familles. Tôt ou tard, la populace va se pointer dans ces camps, et vous vous doutez de ce qu’il adviendra d’elles.

— Exactement ce qu’il est advenu pendant très longtemps des familles d’un tas d’autres gens quand elles tombaient aux mains des serpents, affirma Gaiene. Ce n’est pas moi qui verserai des larmes parce que des citoyens prennent leur revanche. »

Drakon hésita un instant puis secoua la tête. « Nous ne sommes pas des serpents. Et je ne suis pas Hardrad. Postez des gardes autour de leurs terrains. En assez grand nombre pour dissuader les foules. Et assurez-vous qu’ils soient des nôtres et n’appartiennent pas aux forces terrestres locales.

— Nous allons nous retrouver encore plus disséminés, protesta Kaï. Nous avons tous vu mourir des enfants, général. C’est horrible, mais…

— Je sais. Nous en avons tué beaucoup lors de combats sur les planètes de l’Alliance. Je trouvais ça révoltant, mais je n’y pouvais rien sur le moment. Ce n’est plus le cas maintenant, et je ne veux plus voir mourir des gosses. Compris ? » Les trois colonels hochèrent la tête. « À présent, faites s’activer vos gars et les policiers.

— Oui, mon général », répondit Rogero. Kaï et Gaiene lui firent écho puis tous trois saluèrent et leur image s’évanouit.

Morgan haussa les épaules. « Au moins avez-vous ordonné qu’on fusille tous ceux qui refuseraient d’obéir aux ordres. Mais la population…

— Je n’en ai pas fini, affirma Drakon. Que reste-t-il du réseau de communication des serpents ? De l’équipement dont ils se servaient pour émettre proclamations et propagande ou transmettre leurs instructions aux autorités locales ?

— Il est intact, répondit Malin en souriant. Bon, à l’exception des nodaux des QG et des commissariats, bien entendu. Ce matériel-là a été détruit. Mais nous nous sommes emparés des relais, si bien que nous pouvons modifier leur logiciel pour lui permettre de diffuser des signaux à partir d’un nodal improvisé.

— Dans quel délai ?

— Dix minutes.

— Réduisez à cinq. »

L’opération prit en réalité six minutes, ce qui laissa à Drakon le temps de transmettre au reste des forces locales de la planète les ordres qu’il avait donnés à Rogero, Kaï et Gaiene, ainsi que celui de pondre un laïus destiné aux groupes de plus en plus nombreux de citoyens qui avaient débordé les systèmes de surveillance du SSI et surgissaient un peu partout. Il lui fallut réfléchir un petit moment à ce qu’il devait exactement leur dire avant de se rendre compte que, dans leur propre propagande, les Mondes syndiqués lui fournissaient depuis longtemps la justification idéale.

« Ici le général Drakon, lança-t-il sur le réseau reliant tous les officiels locaux. J’ai pris le contrôle de l’ensemble des forces terrestres de cette planète et j’agis en collaboration avec la CECH Iceni. Nous assumons désormais le pouvoir. Il est demandé à tous les officiels locaux de descendre dans la rue pour calmer la situation. Vous devrez aider au rétablissement de l’ordre public, rassurer les citoyens en leur confirmant que les serpents ont été éliminés et faire en sorte que toutes les festivités prennent une tournure convenable et inoffensive. Ordonnez aux forces de police locales de boucler sur-le-champ magasins de spiritueux, bars et pharmacies. Des détachements des forces terrestres passeront un peu partout pour s’assurer que vous suivez ces instructions à la lettre. Exécution. »

Malin secoua la tête. « Ils se montreraient beaucoup plus efficaces s’ils représentaient réellement leurs concitoyens dans leur secteur respectif. Il est bien plus facile de contrôler les logiciels de scrutin que les électeurs.

— Basculez sur la diffusion générale », ordonna Drakon. Il attendit que Malin eût entré les instructions. Lorsqu’il s’exprimerait ensuite, ses paroles s’afficheraient ou se feraient entendre sur tous les téléphones portables, écrans vidéo, terminaux, haut-parleurs et autres systèmes d’annonce publique susceptibles de capter et retransmettre des messages.

« Citoyens, commença-t-il, je parle au nom de la CECH Iceni et en mon propre nom. Nous avons liquidé le SSI de cette planète et dans tout le système stellaire. Midway sera désormais indépendant. Nous ne nous plierons plus aux ordres d’un empire des Mondes syndiqués à présent en déclin.

» Célébrons ce beau jour, oui, mais il est essentiel de ne pas perdre de vue la protection de nos foyers et de nos familles. Toute faillite de l’ordre public ne pourrait que trop aisément se solder par la destruction de nos maisons et de nos lieux de travail, ainsi que par des pertes humaines. J’ai ordonné à la police de descendre dans la rue pour veiller à la sécurité de tous et empêcher que ne soient menacés nos concitoyens et nos biens par des casseurs ou des irresponsables. Dans l’éventualité où du personnel du SSI se dissimulerait encore parmi le public en liesse, j’ai aussi ordonné aux forces terrestres de renforcer la police. Gardez en mémoire que quiconque inciterait à des actes pouvant conduire au pillage ou à l’émeute risque d’être un agent du SSI cherchant à vous attirer dans un traquenard. » Cela suffirait peut-être à décider les gens à se retourner contre ceux qui chercheraient à les transformer en émeutiers.

« Fêtez certes notre indépendance, c’est entendu, mais n’oubliez pas que l’adversaire s’efforcera de la compromettre. » Tel avait toujours été le mantra des Mondes syndiqués : invoquer la peur d’ennemis intérieurs ou extérieurs, la menace du chaos, pour se garder le soutien des citoyens. « Bien que le SSI ait tenu jusque-là cette information sous le boisseau, d’autres systèmes sont retombés dans l’anarchie après l’effondrement de l’autorité des Syndics, avec pour conséquence de lourdes pertes en vies humaines et en biens. Tous les citoyens devront se plier aux ordres de la police et des forces terrestres. Les manifestations de liesse paisibles et ordonnées sont certes autorisées, voire encouragées, mais toute personne prise en flagrant délit de pillage ou d’émeute sera abattue à vue. On ne leur permettra ni de mettre en danger la vie de leurs concitoyens ni de les dépouiller. Ici le général Drakon, au nom du peuple, terminé. »

Bien qu’il l’eût répétée à d’innombrables reprises, cette dernière formule lui fit l’effet de sonner encore plus creux que le début de son laïus, tant l’insincérité de ce « au nom du peuple » si galvaudé l’avait vidée de son sens. Mais, cette fois, il en avait pris conscience, et l’hypocrisie lui avait sauté aux yeux. Nous ne l’avons pas fait pour le peuple mais pour nous-mêmes. Pour notre survie.

Il se retourna vers Malin et Morgan. « Établissez un dispositif de surveillance en appoint aux systèmes automatisés. Dès qu’une foule devient incontrôlable, je dois le savoir aussitôt. »

Morgan haussa les épaules. « C’est techniquement possible, mais que faire si elles se déchaînent ? Leur servir un autre sermon ?

— J’enverrai des renforts, quitte à en massacrer autant qu’il le faudra pour maintenir l’ordre. » Cela aussi, il l’avait appris d’expérience. On fait ce qu’il faut, que ça vous plaise ou non. Peut-être existait-il d’autres méthodes pour mater une foule déchaînée, mais il n’y avait pas accès pour l’heure. « Pas question de laisser cette planète aux mains d’émeutiers qui la saccageraient. »

Les senseurs optiques du croiseur lourd d’Iceni n’arrivaient sans doute pas à la cheville de ceux d’un croiseur de combat ou d’un cuirassé, mais ils restaient néanmoins assez précis pour repérer aisément de petits objets distants de plusieurs années-lumière. Si près du C-990, ils distinguaient chaque détail de sa coque et en entrevoyaient même l’intérieur lorsque les trous qui la perçaient entraient dans leur champ.

Les deux capsules de survie échappées du croiseur lourd avaient été récupérées par les forces qui lui étaient restées loyales. La première était vide et la seconde n’abritait que les cadavres de spatiaux abattus à bout portant, manifestement morts juste après son lancement. Le C-990 lui-même semblait privé de vie.

« Auraient-ils tué tous leurs gens ? s’écria Akiri d’une voix écœurée. Ou continué de se battre jusqu’à la mort du dernier ?

— C’est possible, répondit Iceni. Dans quel délai le drone pénétrera-t-il dans le C-990 ?

— Trois minutes. L’approche demande un peu plus de temps, car le croiseur lourd bascule sur lui-même et oblige le drone à épouser le mouvement avant d’aborder. »

Quand le drone réussit enfin à se faufiler par une des déchirures de la coque, on ne distingua d’abord que cloisons et matériel déchiquetés. Mais les premiers cadavres apparurent bientôt.

« Ceux-là ont été victimes des lances de l’enfer, affirma Marphissa. Ils étaient déjà morts avant la décompression. »

Iceni se contenta de hocher la tête. Apprendre à reconnaître ce qui a causé la mort, c’est là un talent que nous avons acquis d’expérience. Trop de morts, trop d’expérience. Et c’est loin d’être fini.

Le drone se fraya un chemin entre les gisants pour bifurquer ensuite vers la passerelle. « Le vide règne dans tous les compartiments, rapporta l’opératrice du drone. Aucun signe d’un colmatage des brèches pour maintenir la pression. Cette écoutille a été forcée alors qu’il y avait encore de l’air d’un côté et le vide de l’autre. Ça ne s’est pas produit quand nous avons tiré sur le croiseur. »

Les cadavres, de l’autre côté, confirmaient son observation. « Les dommages à leurs combinaisons de survie ont été causés par des armes de poing.

— Combien d’assaillants et combien de défenseurs ? s’enquit Akiri.

— Pas moyen de le déterminer. »

Iceni réprima un frisson en se dépeignant mentalement la sanglante pagaille à bord du C-990 : l’équipage s’était massacré dans l’épave désemparée, incapable de distinguer l’ami de l’ennemi au milieu du déluge mortel qui pleuvait sur les coursives et les compartiments éventrés éclairés par intermittence.

« Les deux derniers mutinés ou les deux derniers loyalistes se sont peut-être entre-tués sans même savoir qu’ils appartenaient au même camp, observa Marphissa en écho aux pensées d’Iceni. S’il reste quelqu’un en vie, ce sera sur la passerelle ou à l’ingénierie.

— Envoyez d’abord le drone à la passerelle », ordonna Iceni. Kolani s’y trouverait certainement.

Le drone louvoya dans les coursives en évitant cadavres et débris. Les entrailles de la carcasse du croiseur évoquaient de plus en plus un cauchemar à Iceni : des voyants d’alarme brillaient par endroits d’une lumière aveuglante, tandis que d’autres ne faisaient que clignoter, révélant de profondes zones de pénombre d’où n’émergeait parfois, à la lumière, qu’une unique main inerte aux doigts recroquevillés dans un dernier geste, une ultime tentative pour agripper le vide. Un vaisseau brisé abritant un équipage de morts, comme surgissant d’une sinistre légende spatiale.

L’écoutille blindée menant à la passerelle leur apparut enfin. « Elle aussi a été forcée », commenta la conductrice de la sonde. Sa voix était tendue. Elle-même s’en rendit compte.

Iceni examinait les cadavres éparpillés autour de l’entrée du sas. « Ils y ont perdu beaucoup de gens. » Les passerelles étaient conçues pour servir de citadelle aux officiers en cas de mutinerie, de sorte qu’elles disposaient de défenses actives et d’un blindage protecteur. Certaines de ces défenses avaient sans doute été réduites au silence lors du combat contre les vaisseaux d’Iceni, mais elles avaient survécu en assez grand nombre pour décimer les assaillants.

« Le vide règne aussi sur la passerelle. » Le drone s’approcha prudemment de l’écoutille, transmit les codes qui neutraliseraient les défenses encore opérationnelles puis finit par atteindre le portail.

Observée depuis l’écoutille, la passerelle donnait l’impression d’être en majeure partie intacte, mais Iceni voyait des cadavres joncher le pont. Les officiers s’y étaient-ils aussi entre-tués ? Le cadre supérieur du SSI présent à bord aurait dû s’y trouver. Armé. Les officiers de Kolani lui étaient certainement restés loyaux. Mais les autres ? Les opérateurs et adjoints du C-990 ?

Son champ de vision permettait à Iceni de constater que Kolani était encore assise dans son fauteuil de commandement, le dos tourné à l’écoutille et revêtue d’une combinaison de survie portant ses emblèmes de CECH, que la lampe du drone éclairait distinctement. Mais, rigide et figée, elle ne bougeait pas. « Aucun signe de vie, déclara l’opératrice du drone. Les combinaisons de survie ne transmettent aucune donnée et l’on ne détecte aucune source thermique aux infrarouges. Tous les occupants de la passerelle doivent être morts. » La sonde commença de s’y déplacer, tandis qu’Iceni se préparait à lui ordonner de s’arrêter. Elle avait déjà amassé, toute sa vie durant, une somme de souvenirs assez épouvantables pour lui donner des sueurs froides la nuit. Elle ne tenait pas à voir s’y ajouter le visage cadavérique d’une Kolani.

Mais une sirène d’alarme claironna avant qu’elle eût ouvert la bouche. « Le drone a dû heurter un circuit, expliqua l’opératrice. On détecte un flux d’énergie. Une commande a probablement été act… »

L’image que transmettait le drone disparut et une alarme encore plus bruyante se mit à beugler.

« Surcharge du réacteur du C-990, annonça Marphissa d’une voix sourde. Une chausse-trape destinée à déclencher son explosion dès l’irruption de quelqu’un sur la passerelle devait être amorcée. Nous nous trouvons à la lisière de la zone dangereuse, mais notre unité n’est pas menacée. »

Iceni gardait encore le regard braqué là où venait de disparaître l’image retransmise par le drone. Kolani était la responsable, elle en avait la certitude. Elle avait préparé ce traquenard à l’intention de ceux qui viendraient pavoiser sur sa passerelle et se rengorger de leur victoire. Peut-être avait-elle eu le temps d’espérer, en vivant ses derniers moments, qu’Iceni elle-même ferait partie de l’équipe. Désolée de te décevoir. « Rassemblez la flottille, qu’elle regagne son orbite. Dès que nous recevrons des nouvelles du C-625 ou d’une autre unité proche de la géante gazeuse, prévenez-moi. »

Son bâtiment ne se trouvait qu’à six minutes-lumière de la planète. L’information aurait un peu de retard mais pas trop. Iceni ferma les yeux, se massa le front de la main puis consulta les messages de Drakon.

Il y en avait plusieurs. En visionnant les premiers, elle connut comme une glaçante fulgurance : la lutte fratricide et la destruction qui avaient pris place à bord du C-990 n’étaient qu’un prélude aux scènes identiques qui se joueraient à la surface de la plus proche planète.

« On doit vous voir, insista Malin.

— Sortir dans cette foule, c’est le meilleur moyen de garantir son trépas », rétorqua Morgan.

Comme d’habitude, Malin et Morgan avançaient chacun de solides arguments. Drakon consulta les rapports qui affluaient sur les multiples fenêtres de com et vit des forces de police réticentes et des administrateurs locaux encore moins enthousiastes se faufiler par petits groupes au milieu de foules compactes de fêtards. Des pelotons composés de soldats s’avançaient discrètement derrière eux, le plus souvent surveillés par d’autres escouades.

Çà et là, de brèves échauffourées éclataient quand quelqu’un cherchait à briser la devanture d’un magasin de spiritueux ou d’un autre commerce, aussitôt brutalement repoussé par les agents antiémeutes, d’abord au moyen d’armes non létales puis, en cas de résistance, d’armes à feu. Mais les incidents restaient peu fréquents, la plupart des noceurs n’éprouvant aucune sympathie pour ceux qui enfreignaient la loi. On ne rejette pas du jour au lendemain un conditionnement de plusieurs générations, surtout quand l’autorité à qui il vous a soumis descend dans la rue et ne s’en prend qu’à ceux qui la violent ouvertement.

Néanmoins, Drakon avait l’impression, sans pouvoir exactement la quantifier, que la situation reposait en équilibre précaire. L’humeur de la populace oscillait sur le fil du rasoir, tantôt frivole et gaie, tantôt irresponsable et insouciante des risques : un océan humain dont les vagues pouvaient en un clin d’œil prendre mauvaise tournure.

« Ils sont contents de voir les soldats, affirma Malin. Ils voient en eux des libérateurs parce qu’ils ont égorgé les serpents. Vous devez incarner cela personnellement, général Drakon. Devenir leur sauveur, l’homme qui a arraché ce système aux griffes des Mondes syndiqués et à la terreur du SSI.

— Ils l’ont vu, déclara Morgan. Tout le monde l’a vu quand il a diffusé sa déclaration.

— Trop d’éloignement et d’isolement. Il doit se montrer au milieu des citoyens.

— Où le premier taré venu pourra le tirer à vue ! »

Drakon laissa les échos de leur discussion se réduire à un bourdonnement d’arrière-plan en même temps qu’il réfléchissait à ses options. Malin et Morgan avaient pris la bonne habitude d’exprimer clairement leur position et d’exposer au grand jour les raisons qui les sous-tendaient, mais aussi la mauvaise de les ressasser à l’envi à l’occasion de débats interminables. « Voici ce que nous allons faire », finit-il par dire, mettant instantanément un terme au débat.

Deux minutes plus tard, toujours dans sa cuirasse de combat bosselée et avec son casque à la visière relevée, Drakon sortait de son QG pour se mêler à la foule. Morgan et Malin suivaient quelques pas derrière. Vêtus de leur seule combinaison noire collante mais arborant ostensiblement des armes mortelles, ils surveillaient la foule qui entourait leur chef. Comme Drakon s’y était attendu, tous les regards se portaient sur lui et ne s’intéressaient que bien peu à ceux qui lui emboîtaient le pas. Dans cette cuirasse, il paraissait plus haut et large d’épaules que ses concitoyens. Plus grand que nature.

Le premier groupe compact de noceurs qu’il croisa s’arrêta brusquement de festoyer en s’apercevant qu’un CECH venait d’apparaître parmi eux. L’incertitude se lisait dans leurs yeux. Drakon leur sourit, du même sourire qu’il aurait adressé à ses soldats, laissant entendre « Nous sommes tous camarades mais c’est moi qui décide ». « C’est un beau jour ! déclara-t-il d’une voix sonore. Ce système est désormais le nôtre, cette planète la nôtre, et nous allons en prendre grand soin ! »

La foule l’acclama. Les ondes de sa réaction parurent s’éloigner de Drakon comme les vaguelettes d’une mare après la chute d’un rocher. Il fendit lentement mais délibérément le public ; les caméras de surveillance omniprésentes captaient son image et la retransmettaient aux quatre coins de la planète. Quelques citoyens tendaient des mains hésitantes pour toucher sa cuirasse, en s’efforçant parfois de caresser les marques de son récent combat contre les serpents. Drakon ressentait l’énergie qui se dégageait de la multitude comme s’il s’agissait d’un seul et même organisme, monstrueux et d’une incroyable puissance, et il refoula la peur qui menaçait de l’étreindre. Il avait déjà été témoin de pareils débordements sur des planètes de l’Alliance où le public repoussait en masse les soldats et les submergeait, et il nourrissait un respect salutaire pour les masses déchaînées. Mais il s’efforça de ne trahir aucune inquiétude, de garder le sourire et d’avancer à une allure régulière, tout en émettant à l’occasion de vagues commentaires sur la nécessité de préserver l’ordre, la loi et la sécurité.

Un jeunot qui, à le voir, venait tout juste d’atteindre l’âge de faire son service militaire, se planta devant lui, l’œil brillant d’émotion, sans prendre garde aux armes que Malin et Morgan braquèrent aussitôt sur sa personne. « À quand les élections ? Quand pourrons-nous réellement choisir nos dirigeants ?

— Ça viendra, répondit Drakon d’une voix forte. Tout a changé. » On ne passe pas sa vie à travailler avec la bureaucratie des Mondes syndiqués sans avoir cultivé un certain talent pour la verbalisation de vaines assurances et de promesses creuses.

Le fougueux jeune homme resta un instant planté là, l’air indécis, puis il fut bousculé par d’autres citoyens et se perdit dans la foule. Mais Drakon resta sur le funeste pressentiment qu’on n’éluderait pas aussi aisément la question dans les prochains jours.

Sur la passerelle du croiseur, Iceni et ses compagnons assistaient à la retransmission vidéo de la procession triomphale de Drakon dans les rues de la ville et aux manifestations d’adulation que lui témoignaient les citoyens. « À croire que je n’ai rien fait », lança-t-elle à la cantonade, en prenant soin d’imprimer à sa voix une intonation à la fois agacée et amusée pour dissimuler sa réelle inquiétude. Si le pouvoir dans ce système se présente désormais sous les traits de Drakon, il pourra m’évincer sans peine. Je vais devoir m’occuper de lui, tout compte fait.

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