Deux

Drakon avait l’impression que le temps s’était figé : les troupes d’assaut se livraient à d’infimes modifications de leurs positions préétablies en s’efforçant de soigneusement dissimuler chacun de leurs mouvements au QG du SSI. Lui-même ne quittait pas le complexe des yeux : tout lui paraissait parfaitement normal, tant sur les fréquences de transmission que dans tous les spectres visibles, mais il commençait à regarder la normale comme une menace.

« Force d’assaut Trois parée, annonça Morgan.

— Parfait. Méfiez-vous de ces vipères dès notre irruption, Roh. Elles sont coriaces.

— Nous le sommes encore plus. Et tous nos troufions les haïssent. Qui d’entre nous ne connaît pas quelqu’un qui a été fourré dans un camp de travail, voire pire, par ces vipères ou d’autres serpents ? »

Drakon hocha pensivement la tête en songeant aux affres qu’il avait connues pendant des décennies lorsqu’il se demandait chaque matin, où qu’il se trouvât, si la porte n’allait pas s’ouvrir à la volée et vomir une escouade de vipères mandées par le SSI pour l’embarquer aux fins d’interrogatoire, à propos de crimes qu’il aurait ou n’aurait pas envisagé de commettre mais qu’il confesserait assurément sous la torture physique et mentale. Il se demanda brièvement s’il existait dans les Mondes syndiqués une seule personne qui n’eût pas souffert ces angoisses. Les serpents. Le sobriquet communément attribué au personnel du SSI en disait long sur le point de vue unanime à son égard ; cela dit, il s’était toujours montré assez vicieusement efficace pour faire taire toute dissension.

Jusque-là.

Morgan reprit la parole, d’une voix cette fois exaspérée. « Les chefs d’unité demandent à quelle attitude ils doivent se conformer au sujet des prisonniers. Devons-nous prendre des serpents vivants ? »

La réponse coulait de source. « Ils ne laisseront rien filtrer ou ne sauront rien d’intéressant, du moins s’ils n’ont pas été conditionnés pour se suicider en cas de capture. Croyez-vous vraiment que des vipères chercheraient à se rendre, sachant ce que les soldats ressentent à leur endroit ? »

Morgan laissa échapper un gloussement satisfait. « Non. Elles se battront jusqu’à la mort, conscientes du sort qui leur serait réservé si elles étaient capturées en vie. J’espère pourtant faire quelques prisonniers. »

« Force d’assaut Deux parée, annonça Malin environ une minute plus tard.

— Comment sont vos gens ? lui demanda Drakon. Ont-ils l’air de vaciller ?

— Non, monsieur. Ce sont nos troupes d’élite. Ils attendent ça depuis toujours. Et vous n’êtes pas un CECH ordinaire. Vous êtes le seul qui se soit jamais soucié de leur condition. Ils vous sont loyaux. Vous allez avec eux au casse-pipe. Combien de CECH en sont-ils capables ? Rallier à vous le reste des forces planétaires prendra peut-être un peu de temps, mais vous avez une excellente réputation. »

Basée sur un comportement qui s’était précisément soldé par son exil à Midway, songea amèrement Drakon. Ainsi que par celui de Morgan et Malin, qui avaient choisi de l’y suivre. « Elle n’a guère joué en faveur de ma promotion par le passé, mais ça va peut-être changer. » De CECH d’assez bas échelon et spécialiste des affaires militaires au sein de la pléthorique bureaucratie des Mondes syndiqués, il deviendrait l’officier supérieur d’un système stellaire indépendant… du moins s’il l’emportait et survivait à sa victoire.

Tendu et fébrile, contraint de patienter encore six minutes avant l’écoulement du nouveau compte à rebours, il chercha à se changer un peu les idées puis se concentra précisément sur cette notion de changement. Iceni tenait à appeler les forces mobiles des « vaisseaux de guerre ». Peut-être d’autres bouleversements méritaient-ils d’être envisagés. « Que diriez-vous de revenir à l’ancienne hiérarchie, tous les deux ? De laisser tomber les titres de CECH et l’échelle civile des salaires pour revenir aux grades militaires ?

— Ça fait près de cent cinquante ans qu’on procède ainsi, répondit Malin. Tout le monde en a pris l’habitude, et surtout les troufions. »

De manière assez peu surprenante, cette réponse fit bondir Morgan à l’autre bout : « Il me semble que revenir aux anciens grades est une excellente idée, général Drakon ! » s’exclama-t-elle en appuyant sur le « général ».

Drakon apprécia cette musique : général Drakon. Et des uniformes plutôt que des complets civils pour les militaires de haut rang. Tout autre chose qu’une spécialité de cadre exécutif et un code d’affectation pour signaler ce qu’il était. Et pas seulement ce qu’il était mais, de multiples façons, qui il était. « Nous devons rompre avec le passé et le meilleur moyen d’y parvenir est peut-être de remonter encore plus loin en arrière. » Décide et exécute, voilà tout. Inutile de passer par les mains d’une centaine de bureaucrates puis d’attendre encore pendant des années qu’une décision négative te revienne, assortie d’un « On ne vous demande pas de réfléchir mais de faire ce qu’on vous ordonne. » Était-ce aussi moche dans l’Alliance ? Elle n’avait pas réussi à vaincre les Mondes syndiqués en un siècle de combats acharnés, du moins jusqu’au retour de Black Jack, de sorte qu’elle non plus ne devait pas offrir un monde parfait.

Mais il n’avait jamais aimé s’identifier lui-même comme le CECH Drakon les rares fois où il avait envoyé une transmission aux chefs militaires de l’Alliance. Eux étaient des amiraux ou des généraux. Pourquoi pas lui ? « Je suis un soldat, bon sang de bois !

— Oui, monsieur, convint Malin. Peut-être ces anciens grades insuffleraient-ils un nouveau moral aux troupes. »

Une alarme carillonna avec une douceur trompeuse et Drakon consulta le message qui venait d’arriver. « Des communications ont été interceptées, à l’échelon des commandants en chef, entre un croiseur des forces mobiles et le QG du SSI. »

Morgan poussa un juron. « Cette garce essaie de nous rouler ! Elle sait que nous ne pouvons plus reculer !

— Nous savons que Hardrad a reçu ses ordres, la contredit Malin. Il interroge probablement aussi Iceni là-dessus.

— Peu importe qui de vous deux a raison. Nous n’avons pas d’autre choix que de foncer. » Que d’affronter le risque d’un épouvantable désastre. Le SSI disposait d’armes nucléaires enfouies sous la plupart des cités de la planète, mais les activer exigerait le recours à des codes que seule Iceni détenait. Les serpents les feraient exploser de toute façon, mais, sans sa collaboration, cela leur demanderait davantage de temps. Si elle acceptait de coopérer avec eux, l’attaque des forces terrestres risquerait de prendre la forme de cratères brasillants plutôt que celle d’une victoire, mais il était devenu impossible à ce stade d’avorter l’opération sans se rendre aux serpents. « On entre. »

Sur les écrans qui les surplombaient, le compte à rebours se rapprochait du zéro ; il était donc temps de se concentrer sur l’assaut et d’oublier les distractions. « À toutes les forces d’assaut, attendez. Ne sautez qu’à T zéro. » Le voyant vert clignotant, Drakon envoya un ordre qui, aussitôt relayé par des émetteurs, fut retransmis par-delà l’atmosphère à toutes les stations, bases, installations orbitales et lunes où étaient stationnés à la fois des serpents et des forces terrestres. Il ne voyageait sans doute qu’à la vitesse de la lumière, de sorte qu’il lui faudrait des minutes et parfois même des heures pour atteindre les plus éloignées, mais les rapports sur ses offensives arriveraient juste derrière. Ses gens recevraient l’ordre d’attaquer quelques secondes avant que, sur ces positions, les serpents n’aient eu vent de ce qui se passait à la surface de la planète.

Son geste suivant fut pour basculer sur la fréquence le reliant à la section des forces d’assaut qu’il conduisait en personne. Mi-terrifié, mi-exalté, il sentit monter une poussée d’adrénaline en même temps que les visions fulgurantes d’une centaine d’autres batailles ou accrochages lui revenaient en mémoire, alors même qu’il s’apprêtait à mener un nouveau combat. « Force d’assaut Un, tirez et giclez ! »

Un parvis d’une centaine de mètres, tapissé d’herbe ou dallé de marbre ou de pierre mais n’offrant ni obstacles ni couvert, séparait le complexe du SSI des immeubles environnants. Il offrait donc un vaste champ de tir dégagé sur des émeutiers civils, et même une petite troupe régulière de soldats tentant de prendre d’assaut le bâtiment du SSI devrait affronter de formidables défenses. Mais aucun complexe ne pouvait être conçu pour résister à la charge massive d’un nombre aussi grand de soldats si proches de leur cible et hérissés d’autant d’armes lourdes.

Drakon perçut sur son canal un rugissement de rage et de défi : ses troufions venaient d’ouvrir le feu sur les serpents exécrés. Les équipes chargées d’opérer des brèches tirèrent des salves de dégagement sur la double palissade ceinturant le complexe, y ouvrant d’énormes trous, faisant exploser les mines semées entre les deux clôtures et détruisant les senseurs. D’autres criblèrent de balles perforantes les miradors qui se dressaient à intervalles réguliers autour du complexe ; la plupart étaient automatisés mais certains occupés par des serpents du SSI, qui ne surent même pas ce qui venait de les frapper.

Dès que les périmètres extérieurs furent enfoncés, d’autres équipes larguèrent des grenades fumigènes plus près des murs du complexe, engendrant d’épais nuages de fumée assortis de leurres infrarouges en suspension et de particules antiradars.

Dans aucune des attaques auxquelles il avait participé, Drakon ne se souvenait du moment exact où il était entré en action. Cette fois comme les autres, il passa de la position accroupie à couvert au pas de course, et se rendit brusquement compte qu’il était en train de charger à travers la vaste esplanade ouverte du complexe en se déplaçant par bonds, ces bonds à la fois lents et rapides que facilitait la cuirasse de combat alimentée en énergie. Ses soldats le suivaient, silhouettes indistinctes de part et d’autre. En dépit des assurances de Malin, il s’était demandé s’ils lui obéiraient quand l’heure viendrait. Mais, sur l’écran de visière de son casque, il les voyait tous foncer au casse-pipe.

Des tirs le frôlèrent ; les défenses du complexe mitraillaient à tout va, à l’aveuglette, dans l’espoir de toucher une cible. Des charges d’impulsion électromagnétique détonaient un peu partout, mais les IEM qui auraient sans doute grillé les circuits électroniques de tout équipement civil et de combinaisons de survie ordinaires ne pouvaient rien contre ceux d’une cuirasse de combat blindée et protégée par des boucliers. Les hommes de Drakon s’arrêtèrent un instant pour riposter, les systèmes de combat de leur cuirasse repérant avec précision l’origine des tirs défensifs, puis repartirent de plus belle maintenant que les défenses extérieures du complexe avaient été réduites au silence par un déluge de feu.

Drakon atteignit un mur d’apparence robuste, conscient que derrière sa pierre s’alignaient des couches d’espace neutre et de blindage synthétique. Les bleus du complexe du SSI étaient sans doute classés secret-défense, mais ça n’avait nullement empêché Malin d’en acquérir des copies par un ingénieux piratage. D’autres troufions de Drakon arrivaient à leur tour au pied du mur et plaçaient des charges perforantes destinées à percer ce blindage. « À couvert ! »

Les troupes d’assaut les plus proches se replièrent, le temps que les explosifs fassent leur œuvre en une succession de déflagrations directionnelles qui pratiquèrent dans la fortification des brèches hautes de deux mètres et larges d’autant. Sachant que toutes les défenses proches du mur seraient anéanties avec lui, les combattants se déversèrent aussitôt par ces ouvertures.

Drakon leur emboîta le pas, conscient que, seul, il aurait peut-être du mal à trouver le courage de se jeter à la tête des défenses ennemies mais qu’il réussirait à surmonter sa crainte en restant groupé. Une fois dans le trou, il se jeta de côté pour esquiver une violente rafale qui cribla le couloir sur lequel s’ouvrait l’orifice. Il ne s’agissait pas d’une défense interne automatisée. Nous sommes sûrement tombés sur un nœud de vipères. Oubliant sa peur devant le besoin pressant d’arrêter une décision, Drakon vérifia l’identité des soldats les plus proches. Les symboles qui les représentaient scintillaient sur son écran de visière où s’inscrivaient des données, indiquant avec précision leur position sur la représentation schématique du rez-de-chaussée du complexe du SSI. « Deuxième section, mettez-vous à couvert et ripostez aux tirs pour occuper ces vipères. Tous les autres avec moi ! Piquez au nord ! »

Il n’était plus temps de s’inquiéter. Drakon concentrait toute son attention sur le plan qu’affichait l’écran de son casque et les quelques aperçus qu’il pouvait surprendre de son environnement à travers la poussière et la fumée soulevées par les charges directionnelles et les combats. Les soldats qui l’accompagnaient n’étaient pas entrés avec lui dans le couloir suivant qu’un nouveau tir de barrage défensif se déclenchait, rageur. Il se jeta au sol, fulminant devant ce nouveau retard, puis consulta de nouveau le plan du niveau sur son écran de visière avant de vociférer des ordres. « Balancez quelques grenades fumigènes et des charges d’IEM sur ces défenseurs. Section Sigma du génie, percez-moi un trou dans le plancher juste après cet angle. »

Les grenades fumigènes transformèrent la zone séparant Drakon des serpents en un brouillard impénétrable aux senseurs et, quelques instants plus tard, tout ce secteur de l’immeuble était secoué par l’explosion déclenchée par le génie. Drakon et ses hommes contournèrent l’angle en rampant puis, les vipères continuant d’arroser le couloir désormais pratiquement désert, se laissèrent choir au niveau inférieur par ce nouvel accès.

Il y régnait un calme étrange, alors même que, partout ailleurs, des fusillades faisaient trembler l’immeuble. Le dogme aurait normalement exigé de Drakon qu’il s’accordât une pause pour évaluer ses troupes et leurs positions avant d’ordonner de nouvelles attaques coordonnées, mais il avait entraîné ses hommes à prendre des initiatives même sans ordres précis, bien que cette conception du combat fût désapprouvée par une hiérarchie syndic qui redoutait à juste titre toute réflexion autonome. Elle se révéla malgré tout payante, car des pelotons et des sections de la force d’assaut, opérant indépendamment les uns des autres, se répandaient dans le bâtiment en s’engouffrant par toutes les voies qui s’ouvraient à eux comme l’eau inonde un compartiment non hermétique.

L’écran de visière de Drakon n’arrêtait pas de crépiter et de crachoter, les systèmes de brouillage du complexe du SSI et ceux encastrés dans son infrastructure s’évertuant à bloquer les signaux. Mais les soldats y étaient entrés en si grand nombre (leur cuirasse de combat servant de relais aux signaux et les retransmettant aux cuirasses les plus proches) que Drakon jouissait malgré tout d’un tableau à peu près correct des événements. « Par ici », ordonna-t-il à ses hommes en empruntant un couloir pour repartir vers le sud alors que le fracas des combats redoublait de violence. Sa peur n’était plus qu’une sensation lointaine, diffuse, noyée dans l’impérieuse nécessité de se concentrer sur les derniers développements et d’y réagir promptement.

Une alarme perça soudain la pétarade. Drakon s’arrêta pour consulter le symbole qu’affichait son écran, lui signalant que le message provenait certainement d’un des deux individus de ce système stellaire qui auraient pu l’envoyer. Il ordonna à ses hommes de cesser d’avancer et accepta la communication.

L’image du CECH Hardrad était brouillée et se fragmentait en interférences pixelisées avant de se reformer partiellement. « Renoncez immédiatement à votre assaut, Drakon, ou je fais exploser les charges nucléaires enterrées sous toutes les grandes villes de la planète.

— Vous ne disposez pas des codes.

— Oh que si ! » Les parasites interdisaient à Drakon de déchiffrer clairement l’expression de son interlocuteur ni de déceler une quelconque émotion dans sa voix ; cela dit, Hardrad n’avait jamais laissé transparaître grand-chose dans sa voix ni sur ses traits. « Iceni vous a trahi en échange d’une impunité restreinte. J’ai les codes et je détruirais cette planète plutôt que de vous laisser renverser l’autorité légitime. Mais, si vous arrêtez tout de suite, nous pouvons encore parvenir à un accord. Iceni bénéficie à présent d’une certaine immunité. Vous pouvez aussi y avoir droit. Sinon, il vous faudra périr comme tout le monde. »

Il était pour le moins singulier, en dépit d’une longue expérience de l’implacable cruauté qui caractérisait si souvent la Sécurité interne, d’entendre Hardrad, au beau milieu d’un combat, proférer une menace aussi apocalyptique avec le même détachement que s’il dénonçait des formulaires mal renseignés.

Mais détient-il vraiment les codes ? Iceni m’a-t-elle réellement vendu pour se protéger ? Hardrad est-il en mesure de mettre sa menace à exécution ? Dans quel délai mes hommes parviendront-ils à investir son bureau dans ce centre de commande massivement fortifié ?

Ses yeux ne quittaient pas l’écran montrant ses soldats en train de s’enfoncer de plus en plus profondément dans les entrailles de l’immeuble du SSI. Il entendait beugler des ordres, et d’autres cris d’exultation lui parvenaient par les circuits de com ; ses soldats jubilaient de pouvoir enfin rendre coup pour coup à un ennemi qu’ils en étaient venus à haïr davantage que l’Alliance elle-même. Et, en dépit de la discipline brutale qui régnait au sein des forces armées syndics, Drakon se demanda s’il lui serait donné, le cas échéant, de les contraindre à se replier et si, quoi qu’il dît, il parviendrait à les empêcher d’attaquer les serpents jusqu’à la mort du dernier.

Ou jusqu’à ce que cette cité et de nombreuses autres aient vu fleurir un champignon atomique en leur centre.

Iceni se tenait parfaitement immobile, mais les rouages de son esprit s’activaient fébrilement. Plus que cinq minutes avant l’irruption des serpents véhiculés à bord de ce croiseur. Qu’adviendrait-il si, entre-temps, il ne se passait rien au sol ? Devait-elle toujours se fier à Drakon ?

Elle appela Togo. Son signal, cette fois, dut esquiver en louvoyant les divers blocages établis dans les systèmes de com et ne parvint à localiser un chemin dégagé qu’au bout de plusieurs minutes. « As-tu des nouvelles du SSI ? » demanda-t-elle.

Togo secoua la tête. « On nous a ordonné de geler tous les systèmes et de nous préparer à un balayage de sécurité. Je ne peux plus passer d’appels.

— Où en est la situation en ville ? » La question était trop directe, trop susceptible de révéler aux serpents qu’on s’attendait à ce qu’un événement se produisît, mais elle n’avait pas le choix.

« Tranquille.

— J’aimerais que tu… » Iceni s’arrêta net. La communication avait été coupée. Le SSI avait sans doute repéré son intrusion et scellé l’accès qu’avaient localisé ses systèmes.

« Drakon ! » Akiri avait craché ce nom comme une insulte ; ses yeux trahissaient un malaise croissant.

Iceni sentait son agitation, pareille à celle d’un satellite gravitant sur une orbite de plus en plus instable. « Ne me faites faux bond ou le premier nom que je leur livrerai sera le vôtre », le prévint-elle d’une voix sourde.

Akiri jeta un regard vers le seul garde du corps d’Iceni qui l’avait accompagnée dans le tube et qui se tenait très en retrait, mais dont les yeux restaient à l’affût. Le commandant du croiseur était assez malin pour se rendre compte qu’il n’avait aucune chance contre cet homme, et assez expérimenté pour savoir que, si d’aventure Iceni portait cette accusation, les serpents arrêteraient quiconque serait suspecté de déloyauté, même très légèrement, aussi se lécha-t-il nerveusement les lèvres, puis il opina.

Iceni plongea le regard vers le fond du passage et vit approcher les quatre serpents. On ne pouvait guère se méprendre sur leur arrogance nonchalante, pas plus que sur leurs complets du SSI. Cinq minutes s’étaient encore écoulées, dix donc depuis que Drakon avait promis que débuterait son assaut à la surface.

Elle disposait d’un informateur très proche de Drakon mais n’avait rien reçu de lui. Était-ce parce que Drakon avait découvert que cet individu lui fournissait des renseignements ? Ou bien parce qu’il lui était désormais impossible de les lui communiquer ? Togo lui-même ignorait l’existence de cette source, si bien qu’il n’aurait pas pu servir de relais.

Marphissa et plusieurs autres spatiaux de l’équipage arrivaient derrière les serpents, se dirigeant manifestement vers Akiri. Iceni n’avait aucune peine à déceler la nervosité de deux d’entre eux, mais les serpents concentraient toute leur attention sur elle plutôt que sur ceux qui les suivaient. En dépit de ce qui s’était déjà produit dans d’autres systèmes stellaires au cours des derniers mois, les serpents n’arrivaient pas à se persuader qu’une rébellion pouvait éclater ouvertement. Ils étaient depuis si longtemps les gardiens redoutés et triomphants de l’ordre qu’en groupe ils ne s’inquiétaient jamais autant que nécessaire des citoyens qui arrivaient dans leur dos.

Marphissa et Akiri fixaient tous deux Iceni. La première d’un œil serein, le vice-CECH en proie à une tension visible, mais le regard non moins inquisiteur.

Le chef des serpents s’arrêta devant elle en souriant légèrement. Iceni prit brusquement conscience qu’elle était bel et bien en état d’arrestation, mais que les serpents donneraient le change et feindraient de l’escorter jusqu’à une réunion avec Hardrad, destinée à coordonner l’action contre Drakon. Dès qu’elle ne serait plus dans les murs du SSI, ils la traiteraient avec respect et y mettraient poliment des formes. Leur chef désigna d’un geste le tube d’accès sans prêter aucune attention à son garde du corps. « Si la commandante en chef Iceni veut bien prendre la tête… »

Elle lui retourna son sourire et décida de gagner encore quelques minutes. Si Drakon ne fait rien avant qu’ils m’aient ordonné de monter dans cette navette, il me faudra agir moi-même. « Le pilote de la navette n’a pas été informé de notre départ. J’étais censée embarquer bien plus tard à bord de cette unité. »

Le chef des serpents se tourna vers un de ses subalternes. « Appelez le pilote. » Appel et réponse prirent encore une petite minute. « La navette est prête à décoller. Veuillez passer devant, honorable commandante en chef. »

Iceni acquiesça d’un hochement de tête mais ne broncha pas. « Vice-CECH Akiri, mon inspection devra se tenir une autre fois. On dirait que j’ai des difficultés de communication, alors informez-en la commandante en chef Kolani.

— Ce sera fait, répondit Akiri.

— Et, vice-CECH Akiri, veillez à…

— Honorable commandante en chef, il faut y aller, la coupa le chef des serpents en fronçant cette fois ouvertement les sourcils.

— Le CECH Hardrad n’a pas spécifié qu’il était besoin de se hâter, laissa tomber Iceni, abattant une autre carte dans l’espoir de gagner encore un peu de temps.

— Il y a sans doute un malentendu, commandante en chef Iceni. Nos ordres sont de vous mettre en lieu sûr le plus tôt possible afin que votre sécurité ne soit pas menacée. »

Sa sécurité serait menacée ? Il n’y avait qu’une seule façon d’interpréter cette assertion. Iceni dévisagea l’officier du SSI comme si elle n’avait pas bien entendu, gagnant encore quelques secondes, puis jeta un regard à son garde du corps. Seul contre quatre serpents, il n’aurait aucune chance.

« Allez au diable, Hardrad. »

Pour la première fois à la connaissance de Drakon, le masque rigide de Hardrad se craquela. « C’est vous qui mourrez quand j’anéantirai cette cité rebelle ! Vous et tout le monde avec !

— En ce cas, je me chargerai personnellement de vous faire franchir les portes de l’enfer d’un coup de pied au cul dès que nous les atteindrons ensemble, répondit Drakon en riant. Depuis quand passez-vous des marchés ? Vous ne négociez jamais, vous vous contentez de laisser tomber le couperet. Me donner le choix, c’est reconnaître que vous ne détenez pas vraiment ces codes.

— Je les ai ! Et je vais m’en servir !

— CECH Hardrad, si vous les aviez, vous vous en seriez déjà servi. Pas de menaces. Ni de marché. Emportez donc tout le monde dans la tombe avec vous puisque vous trouvez qu’il vaut mieux mourir que de permettre à l’adversaire de l’emporter. Vous m’avez trop souvent donné le spectacle de vos agissements, fourni trop d’occasions de vous voir à l’œuvre. Mais vous n’avez pas consacré autant de temps à m’observer moi-même en action, j’imagine. » Peut-être Drakon se trompait-il en affirmant que Hardrad préférerait la mort à la défaite, mais au moins avait-il la conviction qu’on ne pouvait se fier à lui pour honorer sa part d’un marché, quel qu’il fût. Et, tant pour lui que pour Iceni, c’était une question de vie ou de mort.

Il coupa la communication pour se concentrer de nouveau sur le combat en cours. S’il devait encore parler avec Hardrad avant la mort de l’un ou l’autre, ce serait face à face et dans son centre de commandement.

Peut-être cette diversion lui avait-elle été utile. En consultant son écran qu’il avait quitté des yeux pendant quelques instants, il repéra une ouverture qu’il pouvait exploiter durant la progression de ses hommes et leurs accrochages avec les serpents. Il ordonna à ceux qui l’accompagnaient de se remettre en branle : ils longèrent un couloir, franchirent une porte, empruntèrent un autre passage puis tournèrent un angle et tombèrent sur deux équipes de vipères chargées de bloquer la route à des assaillants arrivant d’une autre direction. Drakon leva son arme en même temps que ses soldats frappaient les vipères par-derrière. Sa mire scintilla, signalant un tir bien ajusté, puis l’arme tressauta dans sa main tandis qu’une impulsion en jaillissait, et une vipère qui se retournait fut plaquée à la plus proche paroi. Deux autres frappes provenant d’armes différentes la scièrent en deux.

Comme on pouvait s’y attendre, les vipères se battirent jusqu’à la mort. La dernière retourna son arme contre elle pour éviter d’être appréhendée par ceux qu’elle avait contribué à tyranniser.

« Par là ! » hurla Drakon au second peloton avant de s’enfoncer plus profondément avec lui dans le complexe, en se fiant aux indications de son écran de visière pour localiser le centre de commandement du SSI.

« … niveau dégagé ! » entendit-il Morgan crier. Puis la connexion fut coupée.

« Morgan ! Si vous m’entendez, envoyez quelques pelotons nettoyer les niveaux supérieurs et ramenez le reste ici ! » Selon leurs renseignements, les étages du dessus, regardés comme trop vulnérables aux attaques et bombardements comparés à ceux du sous-sol où se trouvait présentement Drakon, ne disposaient que de moyens de défense très limités. Ce qui, sans doute, signifiait aussi qu’ils abritaient le personnel le moins gradé du SSI, et qu’on pourrait le rassembler à l’envi dès que les niveaux inférieurs seraient dégagés.

Il ignorait si Morgan avait reçu son ordre, mais son écran montrait de petits groupes des troupes d’assaut s’engouffrant dans des couloirs au-dessus de sa propre position ou sur les côtés, parfois pour se laisser tomber au niveau inférieur tandis que des poches de résistance des défenseurs apparaissaient et disparaissaient tour à tour, rompant le contact dès que leurs agresseurs les submergeaient.

Quelque chose frappa Drakon à l’épaule, le renversant au moment où, tout près de lui, les soldats criblaient de tirs un nouveau barrage de vipères. L’un des miliciens pointa un tube camus vers le fond du couloir et tira : une explosion terrifiante renversa ses hommes.

Lui-même cligna un instant des paupières, allongé par terre et momentanément en proie à la confusion ; les alarmes de sa cuirasse claironnaient, signalant des dommages et une fissure là où la vipère avait fait mouche. Il avait perdu cette fois tout contact conscient avec la réalité des combats et, l’espace d’un instant, il ne perçut plus que chaos. Mais il se cramponna à ce qu’il lui restait de présence d’esprit, chercha à maîtriser ses nerfs, se concentra farouchement jusqu’à ce que le brouillard flou qui régnait sur son écran eût recouvré sa netteté et se releva poussivement. Ses soldats étaient déjà debout, eux, et se ruaient vers le bout du couloir où les vipères, sonnées, tentaient encore de reprendre leurs esprits, alors même que des tirs à bout portant les massacraient avant qu’elles n’aient eu le temps de se remettre sur pied. Drakon les regarda mourir avec une singulière indifférence, exaltation et soif de vengeance elles aussi provisoirement claquemurées au plus profond de son être.

Un soldat se dressa soudain dans la fumée, surgissant d’un trou percé par la charge à concussion. « Vous allez bien, monsieur ? s’enquit Malin.

— Ouais. » L’écran de Drakon montrait à présent qu’ils se rapprochaient du centre de commandement, un étage plus bas. « Vous avez quoi avec vous, là ?

— Deux sections.

— Et moi près de trois. Passez par en haut et tâchez de percer un accès dans le plafond du centre de commandement. Les serpents s’imagineront peut-être que nous tentons uniquement d’entrer par cette voie. Je vais emmener les miens dessous et nous les frapperons par l’est.

— Oui, monsieur. » Malin disparut dans le brouillard opaque engendré par les contre-mesures, puis Drakon fit dévaler à sa petite troupe une volée de marches qui lui parut curieusement longue pour un escalier menant à l’étage inférieur. Mais il en déduisit qu’en dévoilant la présence d’une importante couche de blindage au-dessus du centre de commandement du SSI les plans volés donnaient de nouveau la preuve de leur exactitude. Le soldat de tête de son groupe atteignit enfin un palier, pour être aussitôt soufflé, repoussé et renversé par l’explosion d’une mine qui fit tanguer la cage d’escalier. Drakon enjamba le nouveau trou percé dans le palier et suivit ses soldats qui s’engouffraient déjà dans un autre couloir.

Des tirs massifs les accueillirent. Drakon se plaqua contre un mur, pantelant ; il sentait la sueur perler sous le casque et le masque de sa cuirasse, regrettant à la fois de ne pouvoir l’éponger et de ne pas disposer d’une autre grenade à concussion.

Un sous-chef de section se laissa tomber par terre auprès de lui. « Nous croyons que ce sont des tirs automatiques, monsieur. Les défenses de dernier recours du centre de commandement et du bunker.

— Fichtrement lourdes pour des défenses de dernier recours », maugréa Drakon en consultant son écran. Autant qu’il pût le dire en dépit des interférences, la troupe de Malin n’avait pas réussi à percer l’épais blindage du plafond du centre de commandement. Mais l’opération n’était en définitive qu’une diversion, et d’autres troupes convergeaient vers le blockhaus. Combien de temps nous reste-t-il avant que les serpents ne déclenchent leurs armes de représailles massives ? Iceni m’a bien juré que, sans les codes qu’elle détenait en sa qualité de commandante en chef du système stellaire, les serpents auraient besoin d’un délai supplémentaire pour entrer ceux chargés de les outrepasser, mais elle ignorait de quelle durée.

Une explosion prolongée secoua tout le complexe, si violente que Drakon se demanda si l’édifice qui le surplombait n’allait pas s’effondrer. L’immeuble vibra de nouveau longuement juste après, pris de tremblements diffus comme si certaines sections étaient effectivement en train de s’écrouler. Il eut soudain froid dans le dos et se pétrifia de trouille, persuadé que Hardrad avait extorqué les codes à Iceni ou réussi à les contourner et exécuté sa menace de nucléariser la ville.

Mais sa cuirasse n’enregistrait aucun pic de radiations ; en outre, la secousse semblait provenir de l’intérieur du bâtiment. Ce n’était pas la conséquence d’une frappe qui l’aurait touché de plein fouet en produisant la secousse sismique qu’on aurait ressentie à la suite d’une explosion nucléaire souterraine et d’une onde de choc massive générée en plein centre-ville.

Il se rendit brusquement compte que les tirs défensifs s’étaient considérablement raréfiés à l’autre bout du couloir. Son écran s’était totalement brouillé sur le coup, à la seule exception de l’image du plan de l’étage, mais il clignotait à présent, montrant les troupes d’assaut en train de s’engouffrer dans le bunker dans la direction diamétralement opposée à sa propre position. Les symboles rouges marquant vipères et serpents étaient submergés par l’attaque, et certains clignotaient déjà avant de disparaître, anéantis, tandis que d’autres se ruaient vers le couloir où lui-même se trouvait. « Tenez vos positions ! hurla-t-il en se préparant à tirer. Serpents en approche ! »

Des silhouettes cuirassées lui apparurent, mêlées à d’autres qui ne portaient que des combinaisons de survie. Toutes se précipitaient dans sa direction. Ses hommes et lui ouvrirent le feu, décimant les serpents qui tentaient de s’échapper de la souricière qu’était devenu leur centre de commandement.

Le dernier des fuyards en déroute leva les mains en signe de reddition puis bascula à la renverse, frappé en pleine poitrine. « Oups ! lâcha un des soldats sans s’émouvoir. Mon doigt qu’a glissé. »

Drakon ne prit pas la peine de relever son identité. Il s’était attendu à ce qu’on ne montrât aucune pitié pour les serpents ; cela dit, à sa connaissance, ceux-ci n’en avaient jamais témoigné envers la population.

Le silence se fit momentanément. Son écran clignota et se brouilla de nouveau. Il lâcha un juron. Des symboles verts apparurent à l’autre bout du couloir et les tirs automatiques cessèrent complètement. Quelques instants plus tard, il retrouva toute sa netteté en même temps que les dernières contre-mesures actives des serpents étaient réduites au silence et que des connexions correctes se rétablissaient avec les soldats dans les décombres du SSI.

Il se leva pour se porter à la rencontre de ceux qui arrivaient sur lui. Leurs acclamations et celles de leurs camarades lui parvenaient. La discipline de transmission semblait pour l’instant entièrement oubliée : les soldats fêtaient la mort des serpents tant redoutés et cette sensation de liberté nouvellement acquise.

Cette impression risquait sans doute de poser des problèmes ultérieurement. Elle en poserait même certainement, mais il y mettrait le holà.

Il entra dans le centre de commandement où dérivaient encore, saturant l’atmosphère, des nuages de fumée et de contre-mesures en suspension. Les consoles et les bureaux qu’il réussissait à distinguer avaient été éventrés par des tirs à bout portant et des grenades. Les cadavres de serpents et de quelques soldats jonchaient le sol là où ils étaient tombés. Un large orifice béait dans ce qu’il pouvait voir du mur opposé.

Morgan émergea du brouillard, la cuirasse bosselée de tirs qui n’avaient pas réussi à la pénétrer, et salua en se frappant le sein gauche du poing. « Toute résistance a été neutralisée, monsieur.

— Qui diable a percé ce trou dans le blindage du bunker ? » demanda Drakon.

Il ne vit pas le sourire de Morgan à travers son masque, mais il l’entendit rire. « Les ingénieurs ont accouplé six charges directionnelles pour qu’elles explosent au même instant au même point du mur, monsieur.

— Six ? Comment pouviez-vous savoir qu’elles ne provoqueraient pas l’effondrement de tout le bâtiment sur nos têtes ?

— Les ingénieurs ont affirmé que ce serait sans danger, monsieur. Ils avaient l’air relativement sûrs que l’immeuble ne s’écroulerait pas. »

Relativement sûrs. Drakon savait qui leur avait ordonné de procéder de cette façon. « Beau travail, Morgan. »

Malin apparut à son tour ; sa cuirasse était pratiquement intacte, mais son arme rutilait encore, chauffée au rouge par la fréquence de ses tirs.

« J’ai parlé à un prisonnier juste avant sa mort. Ils cherchaient à activer les charges nucléaires enfouies en une douzaine de positions différentes, dont une au centre-ville, mais il leur restait encore quelque trois minutes avant l’autorisation définitive de déclenchement.

— Trois minutes ? » Hardrad avait donc menti et Iceni n’avait pas trahi. « S’ils avaient eu les codes d’activation, on ne serait jamais arrivés à temps.

— Non, monsieur. Heureusement, la commandante en chef Iceni les a tenus sous le boisseau.

— Où est le CECH Hardrad ? questionna Drakon en balayant du regard le centre de commandement dévasté.

— Mort, répondit Morgan.

— Ça, c’est ce qu’il est, pas où il est.

— Ce qu’il en reste est dans son bureau privé. » Morgan montra l’autre bout du blockhaus. « Il s’employait à entrer ces codes d’activation quand on a repeint les murs avec sa cervelle. »

Drakon n’eut même pas à se demander qui lui avait fait sauter la tête. Mais, compte tenu de ce que s’apprêtait à faire le chef du SSI, il pouvait difficilement reprocher son geste à Morgan. Autant qu’elle le sût en entrant dans son bureau, Hardrad pouvait aussi bien activer ces charges nucléaires dans les deux secondes. « Ordonnez à une équipe de passer ce bureau au crible, en quête de chausse-trapes et de tout ce qui pourrait être encore en état de fonctionner. Des dossiers importants ont peut-être survécu. Rapportez-moi tout ce que nos gens auront trouvé. »

Malin transmit la consigne, écouta la réponse et embrassa l’environnement d’un grand geste. « Les troupes d’assaut d’autres villes sont passées au rapport. Les vice-CECH Kaï, Rogero et Gaiene affirment que les antennes du SSI sont investies un peu partout, ainsi que les commissariats de quartier. Sans ces antennes et le siège, ils sont désarmés. La planète est désormais sous votre contrôle, monsieur. »

Ne restaient donc plus que les installations orbitales, mais, au pire, même si ces assauts-là échouaient, il ne s’agirait plus que d’opérations de nettoyage. Drakon sourit. Sa respiration se ralentit, son métabolisme entreprenant graduellement de redescendre du mode « combat » hyperstimulé pour revenir à la normale. Il regarda de nouveau autour de lui les ruines fumantes de ce qui avait été le centre de commandement du SSI et l’un des nodaux de l’autorité des Mondes syndiqués dans ce système stellaire. Ce pouvoir avait été brisé. « En ce cas, mon premier geste officiel sera de rétablir l’ancienne hiérarchie militaire dans les forces terrestres. Je ne suis plus le CECH mais le général Drakon. Approuvez-vous, colonel Morgan ?

— Oui, mon général ! claironna Morgan. Et le commandant Malin aussi, j’imagine.

— Bran est aussi colonel, Roh. »

Malin montra Morgan du doigt. « J’imagine qu’elle s’inquiète davantage d’une promotion qui dépasse de loin son niveau de compétence. Oh, pardon, c’est déjà le cas depuis longtemps.

— Vous êtes tous les deux colonels, répéta Drakon. Fin de la discussion. Colonel Malin, veuillez informer les vice-CECH Kaï, Rogero et Gaiene qu’ils sont eux aussi promus à ce grade. Colonel Morgan, veillez à faire fouiller tout ce complexe afin de vous assurer que des serpents ne s’en enfuient pas ou ne se terrent pas encore quelque part à l’intérieur. » Il scruta le matériel brisé et les consoles saccagées, en songeant que cette planète (et tout le système stellaire) avait été effectivement régentée depuis cette salle durant une éternité. « Toute résistance loyaliste à notre entreprise devrait mettre un certain temps à s’organiser, de même que quiconque chercherait à se rebeller contre nous. Nous n’avons plus pour l’instant à nous inquiéter de ces vaisseaux de guerre.

— Des “vaisseaux de guerre” ? On se la joue rétro, dirait-on. Quel que soit le nom qu’on leur donne, nous n’avons aucun moyen de leur interdire un bombardement orbital, fit remarquer Morgan.

— La CECH Iceni dispose d’une certaine expérience en matière de combat spatial. Espérons qu’elle suffira.

— Espérons aussi qu’elle reste notre alliée et ne s’apprête pas à éliminer toute concurrence dans le système, ajouta Morgan en tournant les talons pour aller exécuter ses ordres. Sinon, c’est l’enfer qui s’abattra sur cette planète dans les heures qui viennent. »

À bord du croiseur C-448, en orbite autour de la planète principale du système stellaire de Midway, le chef des serpents, qui venait d’ouvrir la bouche pour s’adresser à Iceni, s’interrompit brusquement, le regard effaré : son unité de com venait de trompeter une alerte. Au même instant, tandis que les serpents consacraient quelques précieuses secondes à se convaincre qu’un événement on ne peut plus grave venait de se produire, Iceni adressa un signe bref à Akiri et Marphissa.

Les combinaisons des serpents disposaient certes de moyens de défense incorporés contre les agressions, mais elles laissaient à découvert le haut de leur cou. Le couteau que l’adjointe Marphissa venait de prestement dégainer derrière lui se glissa sous le menton de leur chef et s’enfonça si profondément dans sa gorge que la lame disparut entièrement l’espace d’un instant. Seul un autre serpent eut le temps d’esquisser un geste avant que tous ne se retrouvent étendus sur le pont dans une mare de sang qui s’élargissait rapidement. Le garde du corps d’Iceni lui-même avait jailli quand les couteaux avaient surgi, puis il avait repris sa position initiale et regardait à présent les serpents agoniser sans proférer un seul mot.

Marphissa écouta le message retransmis par l’unité de com puis adressa un signe de tête à Akiri. « Le dernier serpent est mort lui aussi dans sa chambre secrète.

— Comment avez-vous fait pour y introduire quelqu’un ? s’enquit Iceni, sachant avec quel soin les serpents cloisonnaient leurs petites citadelles fortifiées à bord d’une unité.

— Le serpent de faction flashait sur une des filles de l’équipage, qui lui a proposé une partie de jambes en l’air pendant que ses collègues étaient occupés ailleurs, expliqua Marphissa. Mais l’orgasme a été un tantinet plus violent qu’il ne s’y était attendu.

— Les vieilles ruses sont souvent les meilleures, approuva sèchement Iceni. Vice-CECH Akiri, mes agents postés sur les bâtiments dont le commandant m’a prêté allégeance ont dû réagir dès qu’a débuté l’attaque à la surface. Je dois maintenant informer officiellement tous les vaisseaux, ainsi que la commandante en chef Kolani, que je prends le commandement.

— Combien d’entre eux vous suivent-ils ? demanda Akiri.

— Nous suivent-ils, vice-CECH Akiri », rectifia Iceni. Elle avait englobé tout l’espace environnant d’un geste du bras, Akiri n’ayant l’air qu’à moitié convaincu. « La majeure partie des forces mobiles… des vaisseaux de guerre… me sont fidèles. En assez grand nombre, peut-être, pour dissuader Kolani d’attaquer. Montons sur votre passerelle. »

Elle jeta un regard aux cadavres qui gisaient sur le pont et déplaça légèrement le pied pour éviter un large ruisseau de sang obliquant lentement dans sa direction. En dépit de sa haine des serpents, et bien que ces meurtres eussent été nécessaires, la vue et l’odeur lui retournaient l’estomac. Mais ce n’était pas le moment de faire preuve de faiblesse ou d’indécision, d’autant qu’autour d’elle des citoyens avaient d’ores et déjà flairé le sang d’un petit nombre de leurs anciens maîtres assassinés. Lors de sa longue et difficultueuse ascension dans la hiérarchie des CECH, Iceni s’était toujours montrée très douée pour feindre de ne pas le moins du monde s’émouvoir de ce qu’on exigeait d’elle. « Qu’on fasse nettoyer ce souk. »

Suivie de Marphissa, elle emboîta le pas d’Akiri en direction de la passerelle ; elle se sentait étrangement abattue, du moins pour une femme en pleine rébellion. Les chances pour que Kolani acceptât son autorité étaient bien minces, ce qui présageait des combats dans l’espace autant qu’à la surface de la planète, et elle en avait déjà plus qu’assez de toutes ces morts. Du moins pour la journée.

Загрузка...