Iceni secoua la tête mais resta de marbre en dépit de sa lutte intérieure. « Ulindi serait un traquenard ? Pourquoi devrais-je vous croire ?
— Parce que… » Boyens s’arrêta tout net et partit d’un rire contrit. « Parce que j’aime voir la situation sous tous ses angles, connaître tous les choix possibles, Gwen. Je suis comme ça, d’accord ? Et je ne peux pas réfléchir aux options s’il n’en existe aucune. Vous comprenez ? Pour l’instant, Artur Drakon et vous-même représentez la seule alternative au Syndicat qui ait une chance de survivre dans ce secteur. D’autres systèmes stellaires se révoltent sans doute dans les régions voisines, mais je ne connais ni ces gens ni la situation exacte qui y règne, et nombre d’entre eux sont d’ailleurs en train de partir à vau-l’eau à cause des différentes factions qui luttent pour s’emparer du pouvoir. Si le Syndicat recouvre assez de force, il finira par les écraser toutes. S’il se contente de tenter d’en reprendre le contrôle, ces luttes intestines elles-mêmes finiront vraisemblablement par les dévaster, quel que soit le vainqueur. »
Boyens ouvrit les mains et se fendit d’un sourire piteux. « Je ne veux pas d’un pouvoir éphémère régnant sur des décombres. Bon sang, je ne veux même pas de décombres. Je ne vais pas vous mentir : j’aspire au pouvoir, à une position d’autorité stable. Regardez autour de vous, Gwen. Où voyez-vous la stabilité et la sécurité ? Ici. Pas à Prime, où tout se joue à couteaux tirés, où les CECH s’emploient à poignarder leurs rivaux dans le dos et les serpents à éliminer tous ceux qui leur paraissent assez puissants pour les menacer. Essayez d’imaginer l’effet que ça fait d’avoir Jua la Joie sur le dos, prête à vous frapper en cas d’échec trop cuisant ou de trop grand succès. Je ne sais pas comment Artur et vous avez réussi à travailler de conserve, mais, avec cet atout dans votre manche, le soutien de Black Jack et les forces que vous avez pu réunir, vous avez une bonne chance de parvenir à vos fins maintenant que vous avez brisé le pouvoir des serpents à Midway.
— Vous êtes guidé par votre seul intérêt personnel, c’est ça ? Vous voyez en nous votre meilleure chance d’obtenir ce que vous voulez ?
— Foutrement exact.
— Cela au moins, je peux le croire. » Iceni s’interrompit un instant pour réfléchir aux choix qui s’offraient à elle.
« Vous devez envoyer un vaisseau aux trousses de votre force d’assaut, la pressa Boyens. La rappeler avant qu’il ne soit trop tard.
— Il est déjà trop tard. Le temps qu’une mise en garde de ma part leur parvienne, les forces terrestres auront déjà débarqué à Ulindi. Je dois surtout leur dépêcher des renforts pour égaliser leurs chances.
— Des renforts ? » Boyens regarda autour de lui comme s’il pouvait voir à travers les murs qui l’emprisonnaient. « En quoi ceux dont vous disposez pourraient-ils changer la donne ?
— Je vais tâcher de le découvrir », répondit Iceni en espérant qu’elle finirait par trouver de quoi rééquilibrer les plateaux de la balance. « Maudit soyez-vous, Boyens. Si Artur Drakon meurt parce que vous avez gardé trop longtemps cette information par-devers vous, je vous promets que vous connaîtrez le même sort, et ce ne sera pas une mort douce ! »
La zone d’exercice se trouvait au cœur de la campagne, très loin de la ville, au bout de routes où ne circulaient normalement que des véhicules militaires. Roh Morgan avait mis bien trop de temps à parcourir cette distance sans se faire repérer, tout cela pour tomber sur un champ de senseurs récemment élargi et renforcé encerclant tout son pourtour. Elle fut un instant tentée de rebrousser chemin puis elle se rendit compte qu’elle devait découvrir ce que protégeaient tous ces senseurs. C’était forcément quelque chose d’important.
Les appareils étaient du dernier modèle, les plus sensibles jamais fabriqués, mais, pour ce qui concernait Morgan, ce n’était pas plus mal. Plus sensible est un senseur, plus on peut le régler et le calibrer de manière à ignorer la présence et les mouvements de la faune locale, oiseaux, insectes, etc., ainsi que ceux de la végétation agitée par le vent. En adoptant la tenue et le mode de déplacement adéquats, on pouvait imiter suffisamment bien les espèces autochtones et leur mobilité naturelle pour interdire aux senseurs de donner l’alerte.
Le mauvais côté de l’affaire, c’était que le trajet restait d’une pénible lenteur, d’autant que le champ de senseurs était inhabituellement large.
Le temps que Morgan atteigne un poste d’observation élevé dominant la zone d’entraînement, elle avait gaspillé plusieurs heures. Elle brandit la caméra qu’elle avait subtilisée dans le QG des forces terrestres et, en se mouvant avec la même lenteur, à la fois prudente et délibérée, qui l’avait conduite jusque-là, elle fit le point sur le terrain en contrebas.
Les tentes et le matériel étaient parfaitement camouflés. Elle se rendit compte qu’elle ne les aurait pas vus si elle n’avait pas su exactement où les chercher.
Elle garda pour elle les jurons qui lui venaient à l’esprit, mais ils ne manquaient pas de véhémence pour autant. Il y avait là-bas des tonnes d’équipement, d’un équipement dont ne rendaient pas compte les dossiers qu’avaient archivés les serpents de Haris.
Une navette se posa si silencieusement qu’elle sut aussitôt qu’il s’agissait d’un modèle furtif intégral. Dès qu’elle eut atterri, une femme sortit d’une tente pour se porter précipitamment à sa rencontre. Morgan zooma encore et reconnut en sa tenue le complet d’une sous-CECH. Et, là où il y avait un sous-CECH, il y avait nécessairement une brigade.
La rampe d’accès de la navette se déplia et un homme et une femme entreprirent de la descendre, entourés de plusieurs gardes du corps. Morgan se concentra sur les deux premiers et put constater de visu ce que la présence de gardes du corps lui avait fait pressentir.
Un CECH et un second sous-CECH, dont les complets portaient les petits insignes indiquant qu’ils appartenaient aux forces terrestres.
Ça signifiait qu’une entière division de forces terrestres se cachait peut-être dans cette zone d’entraînement et dans d’autres de la planète. Une division qui n’était signalée dans aucun dossier des serpents. Morgan les respectait trop pour croire que ça s’était fait à leur barbe, surtout à Ulindi où ils s’étaient infiltrés encore plus profondément que d’ordinaire dans les forces terrestres.
Haris ne s’était pas révolté. Il s’était autoproclamé unilatéralement CECH suprême d’Ulindi. Ça n’était qu’une mise en scène, une ruse pour faire accroire qu’il n’était plus loyal au Syndicat et ne pouvait plus espérer son soutien.
Cette petite comédie avait nécessairement un objectif, et c’était précisément celui-là. Ils avaient dû apprendre qu’une force d’assaut arrivait de Midway, ils n’avaient débarqué cette division, tous ces soldats et ce matériel que quelques jours plus tôt, sous le couvert des exercices des navettes, et la période d’interruption des coms n’était destinée qu’à éviter les fuites.
Le général Drakon devait déjà être en chemin. À un ou deux jours de débarquer. Il s’attendait à affronter une brigade des forces terrestres régulières en sous-effectif, pas cette brigade augmentée d’une division. Dans la mesure où l’arrêt des transmissions prenait encore effet, le prévenir dès qu’elle aurait déniché un émetteur serait pour le moins malcommode, et en trouver un ne serait déjà pas une tâche aisée.
Une poussée de fureur la submergea brièvement, accompagnée d’une violente envie de dévaler la pente et de faire un massacre jusqu’à ce qu’elle soit tombée sur un émetteur. Mais c’était vraisemblablement voué à l’échec et elle le savait. Si elle mourait avant d’avoir trouvé le moyen d’envoyer une mise en garde à Drakon, personne ne s’en chargerait pour elle.
Et il y avait une autre mission qu’elle devait accomplir afin de veiller à la survie de Drakon. Si elle ne s’assurait pas que certaines lignes critiques restaient hors service sans que les serpents s’en aperçoivent, il risquait de ne pas survivre longtemps à la victoire qu’il pouvait encore emporter en dépit de ce coup de théâtre.
Elle grinça des dents, réussit à se calmer au terme d’un effort de volonté qui la laissa pantelante puis entreprit de battre en retraite, lentement et méthodiquement, pour ressortir du champ de senseurs.
La vie à bord d’un de ces cargos surpeuplés était si détestable que Drakon se surprit à aspirer au combat, alternative souhaitable à ces commodités étriquées et à l’atmosphère empuantie par les odeurs corporelles d’hommes et de femmes qui n’avaient pas pris de bain depuis trop longtemps. Pour l’heure, il se terrait dans ce clapier pompeusement baptisé cabine qu’il partageait avec le colonel Conner Gaiene et qui, par sa superficie, méritait au mieux le nom de placard. « De quoi vouliez-vous qu’on parle ? »
Gaiene fit la grimace. « J’ai réfléchi.
— Sérieusement ? » persifla Drakon.
Le visage de Gaiene s’éclaira. « Ça m’arrive encore à l’occasion. Tous mes neurones ne sont pas encore morts et je me suis livré plusieurs fois à cet exercice. » Son sourire s’évanouit, remplacé par le regard hanté d’yeux qui en avaient trop vu sur trop de champs de bataille. « Le plan requiert l’emploi des vaisseaux pour mener un bombardement préliminaire.
— En effet, confirma Drakon. Les croiseurs ne peuvent pas embarquer autant de projectiles cinétiques que les cuirassés ou les croiseurs de combat, mais bien assez pour infliger de sérieux dommages à une cible volumineuse.
— C’est ce que je constate. Nous allons transformer le QG des serpents d’Ulindi en un énorme cratère fait d’une multitude de plus petits. Mais ils auront certainement un autre poste de commandement.
— Bien sûr.
— Comment les empêcher d’activer leurs engins nucléaires enfouis ? Nous devons présumer qu’ils en ont enterré sous les cités et les grandes villes de la planète, n’est-ce pas ?
— Bien entendu. Le colonel Morgan va s’assurer que le poste de commandement supplétif ne pourra pas transmettre l’ordre de déclenchement. »
Gaiene coula vers Drakon un regard empreint de scepticisme. « Comment pourrait-elle y arriver toute seule ? Ce serait déjà un rude boulot pour une compagnie des forces spéciales.
— Vous connaissez Morgan.
— Certainement, répondit Gaiene sur un ton lourd de signification. Mais pas physiquement. Jamais.
— Alors vous devez savoir qu’il ne faut ni lui demander ni lui expliquer comment s’y prendre. Il suffit de lui dire ce dont on a besoin et de presser la détente.
— Parmi les armes intelligentes, elle forme une catégorie à part entière, admit Gaiene. Mais…
— Mais quoi ? Si vous avez des inquiétudes, j’aimerais les connaître, Conner.
— Il y a bien eu ce silence prolongé des coms. »
Drakon opina, le visage sinistre. « La coïncidence pourrait paraître louche, mais il a débuté bien avant notre arrivée et il s’est terminé hier. Bon, évidemment, on parle beaucoup de notre présence, mais il fallait s’y attendre.
— Nous n’avons capté aucune communication non surveillée d’avant notre émergence, fit remarquer Gaiene. D’ordinaire, elles nous fournissent des informations de valeur.
— J’en conviens. Et le colonel Kaï a eu la même réaction. Ce silence justifie-t-il l’annulation de l’opération, selon vous ? » Il attendit la réponse, sachant que Gaiene n’hésiterait pas à lui dire le fond de sa pensée, non ce que lui-même souhaiterait entendre.
Le colonel réfléchit longuement, les yeux baissés, un peu comme s’il cherchait à écouter un bruit qu’il n’arrivait pas vraiment à distinguer. « Non. Si nous nous fondons sur ce que nous savons, je crois que nous devrions malgré tout lancer cet assaut.
— Y a-t-il autre chose qui vous dérange ? »
Nouveau silence, même posture. Puis Gaiene haussa les épaules. « Je ne sais pas, mon général. Juste une impression. Vous ai-je déjà remercié ? Pour avoir détourné les yeux de mes manquements pendant toutes ces années.
— Vous avez fait votre boulot, Conner », répondit Drakon en le scrutant. Il savait l’homme d’humeur parfois fantasque, surtout depuis quelques années, mais, là, c’était différent. « Vous êtes certain que rien d’autre ne vous gêne ? »
Gaiene sourit. « Juste une impression, répéta-t-il. J’essaie depuis longtemps d’échapper au passé. J’ai… comme l’impression qu’il va me rattraper ici. » Il éclata de rire. « Je suis persuadé que Lara n’était pas heureuse avec moi. »
L’espace d’un instant, Drakon ne sut que répondre. « Vous n’aviez pas prononcé ce prénom depuis bien longtemps.
— Elle était très loin. Elle est plus proche maintenant. » Gaiene fixa son supérieur droit dans les yeux, le regard sombre. « Merci, mon général.
— Pouvez-vous mener ces troupes au combat ? » demanda Drakon. Gaiene s’était déjà conduit bizarrement auparavant, mais jamais comme ça.
« Oui, mon général. Jusqu’au bout. Aucun problème. » Il sourit de nouveau et, soudain, parut redevenir lui-même. « Je ne me suis pas senti aussi bien depuis très longtemps. Le largage est-il toujours prévu pour dans quatorze heures ?
— Oui. La kommodore doit me prévenir exactement deux heures avant. Je vous ferai passer le mot, à Kaï et vous, pour que vous puissiez préparer vos soldats pour l’assaut. Les pilotes des navettes ont d’ores et déjà gagné leur coucou et seront prêts à décoller une demi-heure après mon signal. Le bombardement se déclenchera vingt minutes avant le largage de la première vague. »
Gaiene fixait une cloison. Il ne voyait manifestement pas le métal nu mais plutôt une image du passé, et son visage exprimait à parts égales nostalgie et désarroi. « Vous rappelez-vous combien de fois nous avons regardé des forces d’assaut arriver sur nous ? Tous assis par terre, les bras croisés, vous, moi et les hommes, à observer les forces mobiles amies qui tentaient de repousser les assaillants, à voir se rapprocher de plus en plus les transports d’assaut ennemis à mesure que passaient les jours puis les heures. À assister au début d’un bombardement en bandant nos muscles contre les impacts, tandis que le sol tremblait et vibrait et qu’hommes et femmes mouraient. Puis les navettes fondaient sur nous à travers nos tirs défensifs, larguaient des charretées de fantassins des forces terrestres ou de fusiliers de l’Alliance, et les combats semblaient durer à la fois une éternité et l’espace d’une seconde, sans que rien n’ait l’air de pouvoir les arrêter. Ou toutes les fois où nous étions largués sur le champ de bataille, conscients que, si notre assaut échouait, aucun de nous n’en ressortirait vivant. Combien d’amis avons-nous vus périr, vous et moi ?
— J’ai cessé depuis longtemps d’y réfléchir, répondit Drakon à voix basse.
— Vous avez fait semblant de cesser d’y réfléchir, rectifia Gaiene.
— Ouais, c’est vrai, j’imagine. C’est différent à présent, Gaiene. Nous ne combattons plus pour le Syndicat, nous ferons prisonniers tous ceux qui accepteront de se rendre, et, quand ce sera fini, nous rentrerons à Midway et nous ne nous battrons plus que pour nous défendre ou seconder ceux qui ont besoin de notre aide. »
Gaiene opina. « Oui. C’est différent. Nous le savons. Mais pas nos armes. Tout ce qu’elles savent faire, c’est tuer, et elles n’ont cure de la raison pour laquelle on presse leur détente, se soucient comme d’une guigne de l’identité de leur cible. » Il salua et prit congé.
Drakon fixa longuement l’écoutille refermée en cherchant à se remémorer si Gaiene l’avait déjà salué lors d’un tête-à-tête.
Assise à son bureau, Iceni ruminait, les mains plaquées sur ses lèvres, quand retentit une alarme pressante. Elle pivota vers son écran en marmottant un juron. Ce qu’elle y vit doucha sa colère, qui vira à l’anxiété.
« Un vaisseau Énigma vient d’émerger au point de saut pour Pelé », rapporta le superviseur du centre des observations d’une voix angoissée.
Elle prit une profonde inspiration et se concentra. « Un seul ? Est-ce l’éclaireur d’une plus grosse flotte ? » L’Énigma était apparu un peu moins de cinq heures plus tôt. Mais, à observer sa trajectoire, on n’en éprouvait pas moins une impression d’urgence.
« Madame la présidente, nous n’arrivons pas à déterminer… Il a changé de vecteur. Très largement. »
Iceni étudiait les mouvements du vaisseau extraterrestre, mouvements qui dataient déjà de plusieurs heures. Il se retournait à une vitesse fulgurante. Si seulement les nôtres étaient aussi maniables ! « Il… repart ! » s’exclama-t-elle.
Puis le vaisseau disparut.
« Le vaisseau Énigma a sauté pour Pelé, confirma le superviseur. Il était sûrement en mission de reconnaissance, madame la présidente. Il a dû prendre des clichés puis est reparti avant que nous ayons pu réagir.
— Il aurait pu stationner pendant des heures au point de saut, bien à l’abri. Nous ne pouvons pas nous permettre d’y poster des sentinelles. »
Le superviseur hésita. « Il avait probablement reçu l’ordre ferme de ne pas s’attarder.
— Pourquoi ? » demanda Iceni. Elle avait appris qu’il était important d’encourager ses travailleurs à partager leurs informations au lieu de les pousser à ravaler leurs paroles chaque fois qu’ils s’apprêtaient à le faire spontanément. Après ce qu’ils avaient connu sous le régime syndic, où le mot d’ordre était « Boucle-la et fais ce qu’on te demande ! », eux, en revanche avaient le plus grand mal à s’y faire.
Le superviseur s’exprima soigneusement, en pesant chaque mot. « Nous nous sommes aperçus, par de nombreux signes, que les Énigmas se pliaient à une discipline très proche de celle du Syndicat. Les supérieurs qui ont dépêché ce vaisseau ne pouvaient pas savoir si nous n’avions pas posté des sentinelles près du point de saut pour le garder, de sorte qu’ils auraient parfaitement pu lui ordonner de revenir à Pelé aussitôt après avoir effectué sa mission de reconnaissance, au lieu de laisser à son commandant toute latitude quant à sa décision. Il a eu tout le temps de repérer nos bâtiments et d’observer ce qui se passait à Midway.
— Et il a ainsi accompli sa mission en minimisant les risques d’échec. Vous avez probablement raison. Merci. »
Elle mit fin à la communication et fixa lugubrement son écran en regrettant que les Énigmas n’eussent pas choisi un autre moment pour leur mission de reconnaissance. En l’occurrence, ils avaient dû s’apercevoir de la cruelle pauvreté des moyens de défense actuels du système, et qu’ils lancent un nouvel assaut sur Midway était bien le dernier problème qu’elle souhaitait avoir sur les bras.
Morgan avait commis une erreur : elle s’était fait repérer alors qu’elle tuait la dernière sentinelle parce qu’elle ne s’était pas rendu compte de la présence d’un senseur d’appui tertiaire chargé de la surveiller. Les senseurs tertiaires ne font pas partie des mesures réglementaires du Syndicat pour assurer la sécurité dans les bâtiments de cette nature, et cela soulevait la question du nombre des autres mesures supplémentaires qu’elle risquait de rencontrer sur sa route. Des sirènes d’alarme déchirèrent la nuit un peu avant l’aube, alors qu’elle consacrait deux secondes à décider si elle devait poursuivre sa quête d’un émetteur dans ce même immeuble. Mais, même si elle réussissait à passer outre les barrières d’une sécurité alertée, elle n’aurait manifestement pas le temps d’envoyer un avertissement à Drakon avant que l’émetteur ne soit mis hors service ou qu’elle ne soit elle-même débordée par une troupe trop nombreuse.
Elle recula en se fondant dans la pénombre et regagna l’ouverture qu’elle avait pratiquée dans la palissade qui gardait l’immeuble en se déplaçant comme un fantôme. L’éclairage d’appoint s’était allumé et des faisceaux lumineux balayaient la zone dégagée séparant le bâtiment des palissades, en quête de tout individu dont la signature thermique était assez bien camouflée pour interdire aux senseurs à infrarouge de le détecter. Un aéronef passa doucement au-dessus de l’immeuble, bien en vue, ses armes pistant les cibles éventuelles.
On avait pris les mesures les plus extrêmes pour protéger ces terminaux de transmission, assez puissants pour émettre un signal capable de percer le brouillage à grande échelle qui avait succédé à l’interruption générale des communications. Et ces mesures n’apparaissaient pas non plus dans les dossiers des serpents. On les avait bien cachées, non seulement aux espions comme elle mais encore à la majeure partie des serpents d’Ulindi.
Morgan était rarement en proie à l’incertitude, mais, à mesure qu’elle additionnait un et un, une très vilaine image se formait dans son esprit. Même soumis à un examen attentif, Ulindi avait paru affaibli : une cible séduisante avec, en la personne du CECH suprême Haris, un despote qui ne pouvait qu’inciter les dirigeants de Midway à le frapper.
Mais un autre Ulindi perçait sous la surface des apparences, et tout ce qui s’était passé récemment, interruption générale des coms, brouillage intensif, mesures de sécurité supplémentaires, indiquait que quelqu’un cherchait à empêcher sa future victime de subodorer un traquenard avant qu’il ne se referme sur elle.
Toutes ces pensées traversaient l’esprit de Morgan alors même qu’elle visait soigneusement l’aéronef en vol stationnaire et plaçait deux tirs là où ses commandes latérales, sur le flanc qui lui faisait face, étaient le moins bien protégées.
Les armes du coucou pivotèrent dans la direction d’où provenaient les tirs, mais Morgan n’était déjà plus là. Alors que l’aéronef virait sur place pour piquer sur son ancienne position, il fit une féroce embardée, la moitié de ses commandes HS. À si basse altitude, il n’avait aucun moyen de se rétablir avant de glisser assez près de l’immeuble pour le percuter.
Morgan se plaqua au mur du bâtiment, juste derrière l’angle où l’appareil était en train de bruyamment s’autodétruire. Dès que l’onde de choc, la vague de chaleur et les débris eurent dépassé le coin, elle se mit à cavaler vers l’issue qu’elle s’était frayée à travers les palissades. Derrière elle, une partie du mur de l’immeuble s’effondra dans un vacarme prolongé ponctué par les chocs de larges pans de l’aéronef heurtant le sol alentour.
Elle avait réussi à atteindre les palissades quand les premiers tirs se déclenchèrent enfin, lacérant l’espace autour d’elle alors qu’elle s’engouffrait à toute allure dans la voie d’accès qu’elle s’était laborieusement ouverte pour entrer dans le complexe. Elle venait tout juste de dépasser la dernière palissade quand une balle tirée à courte portée lui frappa le bras droit. L’impact la fit culbuter, elle tournoya sur elle-même et s’arrêta au terme d’un bref roulé-boulé, l’arme déjà au poing et braquée sur le garde qui, avant de tirer une seconde fois, avait attendu de voir si elle était morte. Il n’en eut pas l’occasion. Morgan le cueillit au front, juste entre les yeux.
Elle se força à se relever en dépit de la blessure qui l’élançait sourdement, rangea son arme, agrippa le cadavre et s’en servit comme d’un bouclier pour gagner la route périphérique dans la confusion qui régnait.
Postés près d’un véhicule, deux autres gardes regardaient anxieusement autour d’eux, l’arme prête à tirer. « Ce gars est blessé ! leur cria Morgan en leur apportant le corps au petit trot.
— Salement ? s’enquit le premier en abaissant son arme pour faire un pas dans sa direction.
— Hé… ! » Le second s’interrompit pour l’inspecter du regard.
Morgan laissa tomber son fardeau, lui arracha son arme avant qu’il ne touche terre et abattit les deux hommes. Il ne lui fallut que deux secondes pour trouver la clef de contact dans la poche d’un des deux autres, démarrer le véhicule et bloquer les programmes de pilotage automatique du logiciel de commandes. Elle hissa un des cadavres à bord et entreprit de dévaler la route.
Il y avait un poste de contrôle, bien entendu, et, de nouveau, elle cria : « J’ai une sentinelle blessée là-dedans ! » avant de le traverser à toute allure.
Ce qui lui donna le temps de dégager. Mais des tirs poursuivirent le véhicule et elle appuya sur le champignon.
Elle le maintint au plancher pendant environ un kilomètre puis activa le pilote automatique pour s’appliquer un bandage de campagne au bras en puisant dans la trousse de premiers secours. Elle régla ensuite les commandes de manière à ce que le véhicule continue de rouler sur la route à sa vitesse de sécurité maximale, puis en sauta, claqua la portière en même temps qu’elle se laissait rouler au-dehors et dévalait le talus.
Sa blessure la fit souffrir tout du long, surtout quand elle roulait de tout son poids sur son bras blessé.
Elle ne resta sur place que le temps de refaire le bandage afin de stopper l’hémorragie. Elle s’éloigna en zigzaguant de la frénésie qui régnait autour du complexe, consciente que senseurs et traqueurs chercheraient plutôt quelqu’un qui filerait droit devant lui. Elle progressait encore au lever du soleil, mais à peine consciente de tituber le long de la venelle où elle avait préparé une planque un peu plus tôt.
Elle trouva l’accès dérobé, écarta la couverture qui le camouflait, se faufila dans l’espace étroit et réussit tout juste à remettre la couverture en place. Les idées confuses, elle agissait surtout instinctivement pour l’instant, incapable d’échafauder un plan précis pour la suite. Elle sombra dans l’inconscience alors que les mêmes mots se répétaient dans son esprit, cadencés : Faut que je le prévienne… Faut que je le prévienne… Faut que je le prévienne…
« Dans quinze minutes, il ne restera plus que deux heures avant d’atteindre la planète habitée », annonça le technicien Czilla.
Marphissa consulta son écran en fronçant les sourcils. Les cargos réduisaient leur vélocité au mieux de leurs capacités, ce qui ne voulait pas dire grand-chose. La planète n’était plus qu’à quinze minutes-lumière, si proche désormais que les images qu’elle recevait des croiseurs lourds et légers du CECH suprême Haris lui parvenaient presque en temps réel.
Aucun des deux n’avait quitté son orbite autour de la planète au cours des quatre dernières minutes.
Diaz savait ce qui la perturbait. « Pourquoi ne font-ils rien ? Auraient-ils l’intention de se rendre ?
— La moitié de leur équipage doit être composé de serpents ! rétorqua Marphissa. Ils devraient obéir aux ordres de Haris jusqu’au bout, à moins qu’il ne se mutine. Et pourquoi Haris se contenterait-il de les laisser en orbite à se tourner les pouces alors qu’il pourrait les envoyer pilonner nos cargos ? Ils auraient dû se lancer à nos trousses depuis des jours. Il est bientôt temps d’annoncer au général Drakon qu’il doit se préparer pour le débarquement, et ces fichus croiseurs ne bougent pas d’un poil ! Je n’aime pas ça. C’est à croire qu’ils attendent quelque chose.
— Que pourraient-ils bien attendre ?
— Si je le savais… »
Des alarmes braillèrent, pressantes, lui coupant la parole en même temps que des symboles de danger apparaissaient sur son écran.
« Kommodore ! s’écria le technicien Czilla, nous venons de repérer d’autres forces mobiles près de la plus proche géante gazeuse.
— Ils se cachaient derrière depuis notre arrivée, affirma Diaz, qui étudiait avec effroi son écran. Ils devaient savoir que nous arrivions et ils sont restés en position derrière la géante gazeuse pour passer inaperçus, du moins jusqu’à maintenant. Comment étaient-ils au courant et où Haris a-t-il bien pu trouver d’autres vaisseaux ?
— Sans doute par des espions. Non seulement ils savaient que nous arrivions, mais aussi à quel moment précis. Ils doivent avoir un bon informateur à Midway. » Marphissa fixait son écran, où les senseurs de ses vaisseaux coordonnaient leurs relevés pour produire une évaluation : un cuirassé, un croiseur lourd, trois avisos. Elle n’avait nullement besoin des senseurs pour confirmer leur identification. « C’est la flottille de Jua la Joie. Celle qui nous a échappé à Midway et a bombardé Kane. »
Le kapitan Diaz secoua la tête, éberlué. « La flottille de Jua la Joie. Mais ce sont des Syndics ! Ils devraient attaquer Haris.
— Ils ne l’ont pas fait. » La seule raison plausible lui frappa l’esprit. « Haris appartient toujours au Syndicat. Forcément. C’est pour ça que la CECH Boucher ne l’a pas attaqué.
— Mais pourquoi se cacher là-bas ? hoqueta Diaz, qui cherchait encore à se remettre de sa stupeur. Pourquoi ne pas nous avoir frappés plus tôt ? Ils sont encore très loin et nous pourrions les semer s’ils décidaient de nous pourchasser.
— Tous nos vaisseaux ne filent pas aussi vite, lâcha Marphissa d’une voix lugubre. Ils ont attendu que nous nous soyons enfoncés assez profondément à l’intérieur du système et le plus loin possible de ses points de saut. Ordonnez à vos techniciens de projeter quelques vecteurs. Et dites-moi s’il existe un moyen d’arracher nos cargos à ce système stellaire avant que le cuirassé ne les rattrape. »
Le visage défait, Diaz reporta le regard sur son écran. Il transmit l’ordre à ses subordonnés puis se pencha vers Marphissa pour lui murmurer à l’oreille : « Je n’ai pas besoin de projeter des vecteurs. Ce cuirassé est en bonne position pour intercepter toute tentative de fuite de nos cargos, à moins qu’ils ne se dirigent vers le point de saut pour Kiribati.
— C’est aussi mon avis, dit Marphissa. J’espérais me tromper. »
Moins d’une minute plus tard, le rapport de Czilla confirmait ses pires appréhensions. « La seule course envisageable pour les cargos s’ils veulent éviter le cuirassé serait la traversée du système stellaire vers le point de saut pour Kiribati dans un espace contrôlé par les Syndics, kommodore. Tenter de retourner à Midway ou d’atteindre le point de saut pour Maui leur vaudrait fatalement d’être interceptés par le cuirassé.
— Si seulement ils étaient plus rapides ! râla Diaz.
— Ils ne le sont pas, dit fermement Marphissa. Autant rêver de disposer de deux cuirassés ou de voir Black Jack réapparaître en un clin d’œil. » Elle fit signe au technicien des trans. « Je dois m’entretenir sans délai avec le général Drakon. »
Le général ne mit que quelques secondes à répondre. Il n’avait pas l’air content. « L’équipage de mon cargo est franchement furieux. Aurait-il raison ? C’est bien un cuirassé syndic ?
— Oui. Commandé par la même CECH du SSI qui a agressé Midway et bombardé Kane. » Marphissa n’allait certainement pas lui dorer la pilule. « Ils nous attendent.
— Quoi qu’il arrive, nous devons absolument transmettre cette information à Midway et faire savoir à la présidente Iceni qu’elle a un sérieux problème de sécurité interne. Quelles sont vos options ?
— Première possibilité : les cargos poursuivent leur route vers la planète habitée et vous y larguent avant que le cuirassé ne puisse vous en empêcher. Ce qui vous laissera une chance de l’emporter dans un combat à la surface, mais, ensuite, vous devrez vous inquiéter du cuirassé qui vous surplombera. Deuxième possibilité : les cargos continuent de l’avant jusqu’au point de saut pour Kiribati au mieux de leur capacité d’accélération et sautent vers cette étoile en espérant qu’aucune embuscade syndic ne les y guette. »
Drakon secoua la tête. « Les supports vitaux, les réserves de vivres et d’eau des cargos ne sont pas illimités, compte tenu du nombre de soldats qu’ils transportent. Il nous en reste juste assez pour rentrer à Midway si l’on annule le débarquement, mais traverser ce système stellaire dans toute sa largeur avant de sauter pour Kiribati les épuiserait pratiquement, même si d’autres vaisseaux syndics ne nous attendent pas au tournant.
— Vous pourriez tenter de revenir ensuite sur vos pas en sautant de nouveau pour Ulindi une fois à Kiribati, en espérant que tous les vaisseaux syndics vous y auront suivi et ne l’atteindront pas avant que ces cargos pachydermiques aient réussi à se retourner. Mais il faudrait mettre dès maintenant vos gens à la portion congrue. Et, même ainsi, vous ne seriez peut-être pas assuré de rentrer avant d’avoir épuisé vos ressources. »
Marphissa n’avait pas souvent travaillé avec Drakon par le passé, et qu’il accepte son analyse de la situation sans même lui demander si elle n’aurait pas une solution plus pratique en magasin, fût-elle irréalisable, l’impressionna beaucoup. « Et tenter de revenir à Midway ou de gagner Maui ? s’enquit-il malgré tout.
— Ni l’une ni l’autre de ces options ne sont envisageables. Le cuirassé vous rattraperait et anéantirait les cargos. Ça ne laisse place à aucune incertitude. Ils sont incapables de le semer avant un de ces points de saut, et mes vaisseaux seront impuissants.
— Très bien. » Drakon la dévisagea en se massant le menton. « Il me semble donc, kommodore, que notre meilleure chance est encore de tenter ce débarquement. Comme vous l’avez dit, ça nous laissera une chance de combattre que nous n’aurions pas autrement.
— C’est ce que je préconiserais moi-même, mon général. Il vous faudra peut-être pointer vos fusils sur l’équipage des cargos pour l’empêcher de prendre ses jambes à son cou avant le débarquement de toutes vos troupes. Mes bâtiments conduiront le bombardement cinétique prévu des cibles de surface, mais, ensuite, vous vous retrouverez livrés à vous-mêmes. Je ferai de mon mieux pour distraire le cuirassé, engager le combat avec lui, voire même l’endommager, mais je ne peux rien promettre. »
Drakon eut un sourire amer, les lèvres crispées en une mince ligne blanche. « Nous avions davantage de vaisseaux quand le cuirassé a attaqué Midway et ils n’ont pas réussi à l’arrêter. À ce que j’ai pu voir de vous, kommodore, et à ce que m’en ont dit la présidente Iceni et le capitaine Bradamont, nous ne pourrions guère exiger un meilleur commandant des forces mobiles pour garder nos arrières contre ce cuirassé. Je sais que vous ferez de votre mieux avec ce que vous avez sous la main.
— M-merci, mon général. » Ce n’était pas la réponse qu’elle s’était attendue à entendre quand elle avait appelé Drakon pour lui annoncer l’affreuse nouvelle.
« Nous allons descendre à la surface, éliminer les forces terrestres syndics et nous éparpiller ensuite, poursuivit Drakon. Si vous réussissez à distraire le cuirassé assez longtemps, nous nous serons suffisamment dispersés pour ne plus nous inquiéter de le voir bombarder chaque mètre carré de la planète dans le seul but de nous frapper.
— Oui, mon général. Nous le tiendrons occupé le plus longtemps possible. Ma flottille escortera vos cargos jusqu’à ce que nous soyons assez près de la planète pour vous permettre de débarquer vos troupes sans qu’elles soient inquiétées par les vaisseaux de Haris. Nous vous protégerons au mieux de nos capacités. Au nom du peuple ! » Marphissa rectifia la position et salua Drakon.
Celui-ci sourit encore et lui rendit son salut. « Au nom du peuple, lui fit-il écho. Si le pire devait se produire, ne laissez pas vos forces s’engager dans une bataille perdue d’avance, qui se solderait par leur anéantissement. Retournez à Midway assister la présidente Iceni. Elle tiendra le coup, Midway tiendra le coup, même si nous devons perdre ici toutes nos forces terrestres. Du moins tant qu’elle aura des gens comme vous à ses côtés. »
Il mit fin à la transmission, laissant Marphissa fixer le néant en s’efforçant de chasser ses larmes. Bon sang ! Et dire que je me méfiais de lui. « Kapitan Diaz.
— Oui, kommodore ?
— Réfléchissons de concert. S’il existe un moyen de ralentir ce cuirassé, nous devons le trouver. Il faut offrir aux forces terrestres tout le temps dont elles auront besoin.
— Kommodore… » Diaz avait détourné le regard pour lui répondre d’une voix presque inaudible. « Il n’y a aucun moyen. Elles sont fichues.
— Non ! s’écria Marphissa, surprise de la férocité de sa voix. Nous étions fichus, nous aussi, quand les commandes de la propulsion du Manticore sont tombées en carafe. L’auriez-vous déjà oublié ? Mais nous avons trouvé une solution, et eux en trouveront peut-être une aussi. Nous ne renonçons pas, nous allons leur donner tout ce que nous avons dans le ventre et, s’ils meurent sur cette planète, ce ne sera pas faute que nous ayons fait tout ce que l’ingéniosité, la volonté et le courage humains exigent de nous, vous m’entendez ? » Elle avait élevé la voix pour se faire entendre de toute la passerelle. « Tous autant que vous êtes. Nous n’abandonnerons pas, nous ne vacillerons pas tant qu’un de nos soldats sera encore en vie et se battra à la surface de cette planète ! »
Un concert éraillé d’approbations et de vivats accueillit ces paroles, tandis que Diaz relevait aussi la tête pour la hocher vigoureusement. « Technicien des trans, ordonna-t-il, envoyez à toutes les unités une vidéo de la dernière déclaration de la kommodore Marphissa. Vos ordres, kommodore ? »
Quels étaient-ils, ces ordres ? se demanda-t-elle. Se fendre d’une déclaration péremptoire est bel et bon, mais prendre les mesures nécessaires à sa réalisation est autrement malcommode.
Marphissa concentra son attention sur les plus proches ennemis, tant à la surface de la planète qu’à bord des deux croiseurs de Haris. « Puisqu’on doit malgré tout mener l’assaut, nous allons encore escorter les cargos pendant une demi-heure. Ensuite nos vaisseaux se détacheront de leur flottille plus tôt que nous ne l’avions planifié et chercheront à engager le combat avec le croiseur lourd et le croiseur léger du CECH suprême. Nous lancerons le bombardement cinétique à l’heure fixée, mais de plus loin que prévu.
— Nous allons l’éparpiller, objecta Diaz. Pas seulement à cause de la distance supérieure, mais aussi parce que nous larguerons nos projectiles dans l’atmosphère selon un angle plus plat. On ne peut pas bénéficier d’une précision chirurgicale dans ces conditions. »
Marphissa se rembrunit en étudiant le plan du bombardement. Il exigeait de cibler des sections bien précises du QG des serpents, mais Diaz avait raison : leurs chances d’obtenir des frappes parfaites étaient moindres dans ces conditions moins propices. Sous le régime syndic, nul n’avait le droit de se soucier des projectiles qui manquaient leur cible pour aller frapper la ville qui l’entourait, mais Marphissa n’avait aucunement l’intention d’emprunter de nouveau ce chemin. « Il y a peut-être une solution. Indiquez-moi le rayon d’une marge d’erreur circulaire probable pour un bombardement visant le centre du complexe des serpents en tenant compte de la plus grande portée des tirs et de l’angle d’entrée des projectiles dans l’atmosphère. »
Diaz fit signe à ses techniciens de l’armement, qui s’activèrent frénétiquement pendant un instant.
Un cercle apparut sur l’image de l’écran de Marphissa montrant les cibles prévues. Centré sur le QG des serpents, il débordait d’environ quatre mètres de ses limites dans la zone dégagée qui l’entourait. « Voilà la réponse. Ce n’est pas parfait, mais il faudra que ça fasse l’affaire.
— Kommodore, s’enquit un Diaz perplexe, je vous demande pardon, mais je ne…
— Chacun de nos projectiles visera le centre de ce cercle ! La plupart frapperont non loin. Les autres devraient s’éparpiller aléatoirement, un peu partout à l’intérieur, de sorte qu’ils toucheront l’intégralité du QG.
— Mais nous ne pouvons pas en être sûrs, s’insurgea Diaz. Ce n’est que hasard et probabilités. Une toute petite portion de terrain recevra peut-être une dizaine de frappes tandis que les zones voisines resteront intactes.
— Je sais. » Marphissa s’efforçait péniblement de s’exprimer d’une voix égale. « Mais ça reste notre meilleure option, parce que viser des cibles précises se heurtera probablement à la même marge d’erreur pour chaque projectile, sauf que le centre de chaque cercle sera la cible qu’il aura visée. Et chaque cible qui ne sera pas touchée de plein fouet mais essuiera de nombreuses frappes manquées d’un cheveu sera malgré tout endommagée. »
Diaz fit la grimace, se frotta la nuque d’une main puis hocha la tête. « Oui, kommodore. C’est effectivement la meilleure solution si nous voulons endommager autant que possible le complexe en dépit des mauvaises conditions.
— Je veux qu’on garde deux projectiles pour chaque croiseur lourd et un pour chaque croiseur léger. Les forces terrestres auront peut-être aussi besoin de l’appui de quelques frappes supplémentaires. Tout le reste servira au bombardement. Ordonnez à vos techniciens d’apporter ces modifications au plan et, dès qu’il aura été retoqué, faites-le-moi savoir.
— À vos ordres, kommodore. »
Marphissa se pencha ensuite sur les croiseurs de Haris. Elle s’était attendue à ce qu’ils finissent par frapper les cargos avant le début du débarquement des forces terrestres, mais c’était avant l’apparition de la flottille syndic. Il crevait maintenant les yeux qu’on les avait tenus en bride pour éviter qu’ils n’effraient trop tôt les vaisseaux de Midway, avant que ceux-ci ne soient trop engagés dans l’opération pour arracher cargos et forces terrestres au système stellaire.
Si elle se lançait à leurs trousses après le débarquement, ils fuiraient. Elle pourrait les traquer dans tout le système et épuiser dans cette chasse les cellules d’énergie de ses vaisseaux sans aucun espoir de les rattraper. Mais si elle ne s’y résolvait pas… « Avez-vous une petite idée de leurs intentions ? demanda-t-elle à Diaz avant de répondre elle-même à sa question. Ils vont attendre de voir si nous les attaquons. Auquel cas ils fuiront et nous frustreront de notre victoire en nous contraignant à épuiser nos réserves d’énergie. Sinon, ils chargeront notre formation quand les cargos largueront les navettes, semant ainsi un épouvantable chaos et décimant potentiellement nos forces mobiles pendant qu’elles seront sans défense. »
Le regard de Diaz se reporta de Marphissa à son écran, puis il eut un geste d’impuissance. « Je suis d’accord avec vous, kommodore. Que faire, en ce cas ?
— Ni l’un ni l’autre, kapitan. Je ne compte pas les traquer dans tout le système, ni les attendre ici les bras croisés.
— Mais…
— Nous allons fondre sur eux comme pour nous apprêter à les pourchasser, puis, dès qu’ils auront décollé pour nous esquiver, nous freinerons pour rester à proximité des cargos. » Elle secoua la tête. « Non. Rectification : pas tous. Nous aurons besoin de toutes nos réserves d’énergie. Je vais laisser les avisos en position au-dessus du site d’atterrissage des forces terrestres. Ils ne pourront pas grand-chose là-bas, mais au moins leur apporter une sorte de soutien rapproché et préserver leurs cellules d’énergie.
— Et ensuite ? Quand nous aurons avorté la traque des croiseurs de Haris ?
— Je m’attends à ce que les cargos s’éparpillent après avoir largué les dernières navettes. À ce stade, le Manticore et le Griffon marqueront le croiseur lourd de Haris, dont je suis certaine qu’il cherchera à éliminer un par un les cargos dispersés. Le Faucon et l’Aigle, eux, marqueront son croiseur léger. Un des vaisseaux du CECH suprême commettra peut-être une erreur. »
Diaz fit la moue. « Mais la flottille syndic ? Et le cuirassé ? »
Marphissa exhala longuement avant de répondre. « J’espère, pendant que nous protégerons les cargos et que nous tenterons d’éliminer les croiseurs, que quelqu’un aura une idée brillante et trouvera un moyen efficace de neutraliser le cuirassé.
— Kommodore…
— Je sais, bon sang ! Sauf si d’autres idées nous viennent, il ne nous restera plus qu’à nous efforcer de ne pas entrer dans l’enveloppe d’engagement des armes du cuirassé. La CECH Boucher ne détachera pas les escorteurs qui lui restent. Le règlement syndic exige qu’ils restent auprès des cuirassés. Elle n’ira pas à son encontre. »
Diaz afficha une mine lugubre. « Si elle le juge nécessaire, Jua la Joie bombardera massivement la planète pour éliminer autant de nos forces terrestres que possible.
— Je sais », répéta Marphissa. Elle n’avait pas mieux sous la main, aucune autre idée en réserve. Elle se contenta donc d’appuyer sur ses touches de com. « Guetteur, Sentinelle, Éclaireur, Défenseur, vous composerez la Flottille 3. Le Sentinelle en sera le pivot. Allez vous mettre en position en orbite basse au-dessus du terrain d’atterrissage des forces terrestres et apportez-leur un soutien rapproché. »
Elle tendit la main vers son écran, désigna les objectifs à intercepter, soit le croiseur léger et le croiseur lourd de Haris, puis attendit la fraction de seconde nécessaire aux systèmes automatisés du Manticore pour établir les manœuvres requises. « Manticore, Griffon, Faucon et Aigle, virez de vingt-trois degrés sur bâbord et de deux degrés vers le bas. Accélérez à 0,2 c. Exécution immédiate. »
Les quatre croiseurs de Midway caracolèrent sous la poussée de leurs propulseurs de manœuvre, leur proue s’inclinant sous la trajectoire qui les aurait conduits au-dessus de la planète. Dès qu’ils se furent stabilisés sur leur nouveau cap, leurs unités de propulsion principale s’allumèrent, les poussant sur un vecteur qui les conduirait en vingt minutes à portée de tir des vaisseaux de Haris.
Marphissa tapota encore plusieurs fois sur son écran pour obtenir la confirmation que les techniciens de l’armement du Manticore avaient bien révisé le plan du bombardement en fonction des nouvelles positions et des nouveaux vecteurs. « Manticore, Griffon, Faucon et Aigle, lancez le bombardement en vous appuyant sur le plan Écho modifié dès que vous croiserez l’objectif sur votre vecteur. »
La bataille pour Ulindi venait de commencer, pour le meilleur ou pour le pire.