Chapitre six

« Qui comptez-vous laisser à Midway ? » demanda Iceni. Elle avait ce regard qu’on lui voyait quand elle faisait face à un choix impératif dont elle eût préféré se passer.

« Le colonel Rogero », répondit Drakon. Il avait appris à ne pas trop étirer ses réponses quand elle était de cette humeur. L’entretien devait servir à résoudre des questions cruciales, et, pour éviter toute tentative d’espionnage de la liaison, il avait été décidé de le mener en tête à tête. Il s’était donc rendu au bureau de la présidente comme à son habitude, et il se demandait si elle avait seulement remarqué cette concession. Cela étant, il n’allait certainement pas soulever le sujet. Il avait tout intérêt à ne pas contrarier une Gwen Iceni assise à moins de trois mètres de lui.

« Rogero ? » Elle marqua une pause puis lui décocha un regard perçant. « On va se dire que c’est mon chouchou.

— C’est assez vrai, non ?

— Autant que peut l’être le commandant d’une brigade de vos forces terrestres, répondit-elle, énigmatique. C’est la raison qui vous pousse à le laisser ici ?

— En partie. » Drakon désigna la carte stellaire d’un coup de menton. « Le colonel Kaï est solide comme un roc et parfaitement fiable.

— N’est-ce pas lui qu’il vaudrait mieux choisir, en ce cas ?

— Certes, mais il est circonspect.

— Long à la détente, voulez-vous dire ?

— Ça arrive, concéda Drakon. On peut entièrement compter sur lui, mais prendre une décision quand il est urgent d’agir risque parfois de lui demander du temps. Je peux l’activer, mais vous n’en seriez pas forcément capable.

— Selon vous, il pourrait devenir urgent d’agir ? » Elle se rejeta en arrière en le fixant intensément.

« Je n’en sais rien. » Drakon eut un geste tranchant. « Je ne suis informé d’aucune menace imminente. S’il arrivait quelque chose alors que le colonel Kaï est à la tête des forces terrestres, il pourrait tarder à réagir. Compte tenu de son tempérament, il est préférable qu’il participe à l’opération. »

Iceni le dévisagea encore plusieurs secondes puis opina. « Pas de Kaï, donc.

— Reste le colonel Gaiene. Je sais quelle opinion vous avez de lui, mais, si je le croyais le plus apte à rester, je l’aurais déjà pressé d’accepter. Cela dit, il n’est pas le candidat idéal. Il sème le souk partout où il passe, ce qui est bel et bon sur un champ de bataille mais pas en garnison.

— Aucun de nos subordonnés n’est parfait, déclara Iceni en détournant le regard. Mais je préférerais ne pas me reposer sur un commandant des forces terrestres qui risque de s’être enivré et d’avoir découché au moment où l’on a le plus besoin de lui.

— Ce qui ne nous laisse que Rogero, qui, quoi qu’il en soit, ferait un excellent choix.

— D’autant que, si vous le laissez ici, le capitaine Bradamont ne sera pas fâchée contre vous.

— Elle fait partie des gens que j’aimerais mieux ne pas contrarier, admit Drakon en décochant à la présidente un regard qui lui qui arracha un petit sourire. Je me demandais malgré tout si vous ne teniez pas à ce qu’elle accompagnât la flottille à Ulindi.

— Non, répondit Iceni. Je l’ai sondée à cet égard. Elle craint que sa participation à une opération offensive de Midway ne contrevienne à ses ordres. Je crois qu’elle s’y résoudrait si je l’en priais gentiment, parce qu’éliminer Haris est en réalité une opération aussi défensive qu’offensive, mais la kommodore Marphissa devrait pouvoir s’en charger sans encombre et, elle absente, j’aimerais mieux que Bradamont reste ici pour épauler les kapitans Kontos et Mercia.

— Ça me paraît prudent.

— Contente de vous voir approuver.

— Cette opération vous déplaît-elle, Gwen ? J’ai planché sur elle, mais ce n’est pas grave. Je peux encore faire une croix dessus et la classer dans les éventualités. On peut remettre à plus tard cette frappe d’Ulindi ou même l’annuler complètement. Haris pose sans doute un problème, mais ce n’est pas une menace imminente. »

Elle fit la grimace puis baissa les yeux. « Il faut croire que je n’ai pas très bien su le dissimuler. Oui, cette opération me déplaît, mais, si vous me demandiez de dresser la liste des raisons qui m’inciteraient à l’avorter, je serais bien en peine de vous en citer une, tandis que je tombe d’accord avec toutes celles qui exigent l’élimination de la menace posée par Haris avant qu’elle ne s’aggrave. Le taux des arrestations et des exécutions à Ulindi m’incite aussi à croire que Haris se sent affaibli et qu’il prend des mesures désespérées pour raffermir sa position. Qu’adviendrait-il de votre colonel Morgan si nous l’annulions ?

— Je lui transmettrai l’ordre de rentrer. Elle le pourrait.

— Vous avez probablement raison, hélas. » Iceni se passa la main dans les cheveux en soupirant.

« Il faudrait aussi prendre en considération ce qui se passerait à Ulindi si nous n’intervenions pas mais que Haris se retrouve malgré tout renversé par une opposition locale qui serait restée loyale aux Syndics et qui restituerait le système aux CECH de Prime, lui rappela Drakon.

— Ça fait beaucoup d’inquiétudes. Il y en a toujours trop. Nous n’avons jamais le temps de régler un problème et de nous reposer avant que d’autres ne viennent monopoliser notre attention. » Iceni prit une profonde inspiration puis le fixa, le visage durci. « Si l’opération se passe bien et que votre colonel Morgan y survit, il faudra qu’on parle à votre retour.

— Du colonel Morgan ? » Il la regarda hocher la tête puis opina à son tour. « Je vois.

— Vraiment ? Elle vous a trahi, Artur. Elle s’est servie de votre promiscuité pour abuser de vous au moment où vous étiez le plus vulnérable afin d’arriver à ses fins. Je pense comme vous que le colonel Morgan est quelqu’un d’effroyablement compétent. Elle est aussi folle à lier. C’est là un mélange explosif.

— J’en suis conscient, croyez-moi.

— Alors, pourquoi… » Iceni ravala sa question.

Mais il savait ce qu’elle s’était apprêtée à dire. « Parce que j’étais ivre, déprimé et stupide. »

Sa franchise n’eut pas le don d’attendrir Iceni. « J’espère que l’expérience valait tous les ennuis qu’elle nous a rapportés.

— Pour être tout à fait honnête – mais depuis quand les gens comme vous et moi sont-ils entièrement honnêtes ? –, j’avoue ne pas m’en souvenir. J’étais complètement saoul.

— Vous avez couché avec le colonel Morgan et vous ne vous rappelez rien ? » Pour la toute première fois depuis le début de la conversation, Iceni semblait franchement amusée. « Peut-être existe-t-il réellement une forme de justice cosmique. »

Drakon s’en irrita légèrement. « J’espère que vous vous rendez maintenant compte que ça ne serait jamais arrivé si j’avais été sobre.

— C’est une excuse ?

— Non. Je n’en ai aucune. C’était de ma part un terrible manquement, tant personnel que professionnel. »

Quelque chose dans ses paroles ou les accents de sa voix incita finalement Iceni à quelque peu rengracier. « Très bien. Nous reparlerons du colonel Morgan et de ce que nous comptons en faire. Je vous ai dit que j’avais l’intention d’envoyer la kommodore Marphissa pour commander la flottille. Je vais lui confier deux croiseurs lourds, deux croiseurs légers et quatre avisos, ce qui nous laissera à la tête d’une force relativement convenable mais toujours, malgré tout, inapte à défendre Midway, et qui devrait vous donner une confortable supériorité numérique sur les forces de Haris et vous permettre en même temps d’appuyer votre débarquement par un bombardement, limité sans doute mais suffisant. »

Drakon opina. « Je ne nie pas que j’aimerais aussi disposer du croiseur de combat.

— Oh ? Regretteriez-vous déjà ce cadeau que vous m’avez fait ? »

Drakon mit un bon moment à comprendre qu’elle le taquinait. Elle devait se sentir de meilleure humeur. « Non. Vous savez vous en servir bien mieux que moi, et je me rends compte que Midway a besoin d’une protection en l’absence des autres vaisseaux. Nous sommes d’accord, donc ? On siffle le coup d’envoi ? »

Iceni ne répondit qu’au bout de plusieurs secondes. Elle fixait la carte stellaire en ruminant des pensées insondables. « Vous rappelez-vous quand ça a commencé ? Quand notre plus grande crainte à tous les deux était de nous faire poignarder dans le dos par l’autre en son absence ?

— Ce n’est plus ce qui vous inquiète ? »

Elle réfléchit un instant puis reprit précipitamment : « Non. Ce qui m’inquiète désormais, c’est de ne plus vous avoir à mes côtés. »

Drakon la dévisagea en fronçant les sourcils, l’air intrigué.

« Vous inquiétez-vous de ce que je risque de faire en votre absence ?

— Non ! Je… Laissez tomber ! Oubliez ce que je viens de dire jusqu’à ce que nous ayons réglé le problème du colonel Morgan. Oui, sifflons le coup d’envoi. Plus tôt nous serons débarrassés du CECH Haris, mieux ça vaudra. »

Plus discret et déférent que jamais, Togo attendait qu’elle eût remarqué sa présence.

Iceni referma le document qu’elle consultait et releva la tête. « Un problème ?

— On m’a demandé de m’assurer que vous étiez consciente des frais qu’entraîneraient les modifications apportées aux cargos chargés de transporter les forces terrestres.

— J’ai pris connaissance des estimations et je les ai approuvées. Il s’agit d’une opération d’assaut. Les forces terrestres doivent emporter de nombreuses navettes et disposer de moyens d’embarquer au plus vite à leur bord.

— Je comprends, madame la présidente, mais le directeur financier…

— Pourquoi devrais-je vous justifier mes décisions, à toi comme au directeur financier ? » aboya Iceni. Elle n’avait pas eu besoin de feindre le mécontentement pour souligner ses propos. « Je suis au courant de notre situation financière. Le directeur financier devrait savoir qu’une contribution de Taroa à notre défense commune va arriver ce mois-ci.

— Les coûts des défenses mobiles ne cessent de grimper et…

— Si tu connais un moyen d’empêcher le Syndicat de reconquérir Midway sans maintenir une force puissante de vaisseaux de guerre, n’hésite pas à me le faire savoir. » Elle le fusilla du regard, le menton en appui sur un poing. « Tu as été un inestimable assistant, Mehmet. Un assistant très précieux, qui, autant que je puisse le dire, aimait beaucoup ce travail. Mais j’ai de plus en plus l’impression que ta position présente te laisse insatisfait. »

Togo lui-même ne put accueillir cette déclaration sans trahir une surprise mêlée d’inquiétude. Quand, sous le régime syndic, on vous demandait si vous étiez content de votre situation, c’était souvent le prélude à des suggestions laissant entendre que donner votre démission ne serait pas une mauvaise idée. « Je n’ai pas à me plaindre, madame la présidente. J’étais et je reste honoré de vous servir.

— J’aimerais moi aussi que tu restes mon aide de camp particulier. Mais il me faut la certitude que tu es dévoué à ton travail.

— Je pourrais difficilement l’être davantage », affirma Togo.

Iceni ne se donna pas la peine de vérifier sur son bureau les relevés qui lui auraient indiqué si Togo disait la vérité. Elle le savait capable de déjouer les senseurs chargés d’en détecter les signes. Ce talent parmi d’autres le rendait sans doute extrêmement précieux, mais en faisait aussi un sujet d’inquiétude. « Contente de l’apprendre, déclara-t-elle. As-tu pu identifier des agents du SSI ou les autres sources clandestines de ces rumeurs qui rendent nos citoyens nerveux ?

— Non, madame la présidente. Mais je les trouverai. »

Iceni observa un bref silence puis le dévisagea de nouveau. « Saurais-tu t’en prendre au colonel Morgan si tu recevais l’ordre de l’éliminer ? Ne me sers pas de rodomontades. Je veux la plus précise assertion. »

Difficile de dire quelle émotion Togo réprimait cette fois. Un sourire, peut-être ?

« Madame la présidente, répondit-il en articulant lentement et soigneusement chaque mot, si on me laissait le choix du moment, du terrain et des conditions, l’issue ne ferait aucun doute. Mes chances de succès seraient plus réduites si l’on introduisait des variables dans l’équation, mais je ne conçois aucun scénario où elles seraient inférieures à deux contre un. Il vous suffit d’en donner l’ordre et je…

— Je ne t’en donne pas l’ordre. C’est bien clair ? J’envisage simplement une éventualité. » Iceni se pencha, les bras posés bien à plat sur son bureau, pour souligner chaque mot. « Ce dont j’ai le plus besoin pour le moment, c’est de savoir qui cherche à agiter les citoyens. Je veux des noms, et je veux savoir pour qui travaillent ces gens. Déniche-moi ça le plus vite possible. »

Togo acquiesça d’un hochement de tête sans rien révéler de ce que lui inspirait la mission. « Ce sera fait, madame la présidente.

— Qu’en est-il de cette opération mafieuse qui vise à détourner nos produits manufacturés pour les vendre au marché noir ? Sommes-nous en mesure d’y mettre un terme ?

— Dès que vous l’ordonnerez, madame la présidente. Néanmoins, les récentes modifications apportées au système judiciaire compliqueront sérieusement la tâche d’infliger les châtiments appropriés aux coupables », ajouta Togo avec toute la diplomatie dont il était capable.

Iceni sentit ses lèvres esquisser un sourire jaune. « J’ai découvert récemment que je tenais à ce que ne soient punis que les authentiques coupables.

— Ils sont assurément tous coupables de quelque chose.

— Alors il ne devrait pas être trop difficile de s’assurer qu’ils soient traduits en justice, jugés coupables et châtiés. Les modifications de notre système judiciaire sont relativement mineures comparées à celles qui ont été apportées ailleurs ou existent encore dans l’Alliance. T’es-tu jamais demandé pourquoi le crime et la corruption atteignent des niveaux si élevés dans le Syndicat, alors qu’il continue d’infliger de si lourdes punitions et qu’il garantit pratiquement la condamnation de tout inculpé, serait-il seulement soupçonné d’un léger délit ?

— Les gens sont corrompus de naissance, affirma Togo, impassible.

— Vraiment ? J’en étais naguère aussi convaincue que toi. Maintenant j’exige davantage. » Elle se pencha de nouveau pour le fixer. « Parce que, si c’est faux, toute décision fondée sur une évaluation erronée risque d’être à son tour fallacieuse ou, tout du moins, bien moins efficace qu’elle ne le devrait. Je tiens à ce que nul ne commette l’erreur de me croire ramollie. Mon but est de m’assurer qu’on arrête les vrais coupables et qu’on les punisse de manière à renforcer mon autorité. Par le passé, mes ennemis pouvaient facilement se persuader qu’ils savaient comment j’allais réagir. Ils ne peuvent plus en avoir la certitude ni prévoir les méthodes que je vais employer. »

Togo battit des paupières. « Je… comprends, madame la présidente. Pardonnez-moi d’avoir sous-estimé votre finesse et votre pénétration.

— Estime-toi heureux. La plupart des gens qui ont appris à ne pas me sous-estimer l’ont découvert à leurs dépens, trop tard pour réparer leur erreur. Ordonne à la police d’agir et de démanteler cette filière du marché noir. J’ai hâte de voir comment notre système judiciaire modifié traitera le problème. Ensuite, fais un saut jusqu’au directoire financier et annonce à ces gens que, si l’approbation des paiements relatifs à la transformation des cargos souffre d’un autre retard, je choisirai aléatoirement parmi eux des individus qui accompagneront les forces terrestres du général Drakon lors de son opération. Je suis bien certaine qu’il saura faire usage de quelques volontaires en fer de lance. »

Vêtue de la tenue d’un cadre subalterne de cinquième classe des forces terrestres du Syndicat, le colonel Roh Morgan sirotait une consommation dans la salle de repos et de convivialité du « Centre d’amélioration et de formation universelles du personnel des cadres subalternes buvette consommations limitées ». Comme toute base militaire de conception syndic, le centre était massivement fortifié et destiné à résister à toute agression, non seulement de l’Alliance mais encore des citoyens de la planète qui feraient la folie de déclencher un soulèvement. Cela avait sans doute compliqué à Morgan la tâche de s’y infiltrer, mais, compte tenu de tous les serpents et autres forces de sécurité qui passaient la ville au peigne fin pour la retrouver, personne n’avait pris le temps de vérifier scrupuleusement les papiers d’un banal cadre subalterne à son entrée.

Si, au fil des décennies, les bureaucrates syndics avaient rajouté des couches de termes descriptifs officiellement approuvés à l’appellation de ce qui n’était fondamentalement qu’un bar médiocrement décoré pouvant aussi, à l’occasion, servir de salle de réunion, ces mêmes bureaucrates avaient obstinément refusé d’y ajouter une virgule. Puisque aucun de ceux qui fréquentaient ce local ne se servait de la désignation officielle et que tous se contentaient de l’appeler le CafUp, nul ne se souciait de cette curieuse lacune.

Les CafUps étaient souvent chichement éclairés, car le Syndicat avait tendance à voir « efficacité » et « rentabilité » là où d’autres auraient trouvé qu’« insuffisance » et « lésinerie » convenaient mieux. Toutefois, l’éclairage tamisé convenait tant aux cadres subalternes qui préféraient somnoler durant leurs séances obligatoires de formation « informelle volontaire » qu’à Morgan, qui faisait de son mieux pour se fondre dans le décor. Nul, vraisemblablement, ne prendrait garde à un cadre subalterne comme les autres, au plus bas dans l’échelle des salaires et ne présentant aucun signe distinctif. Elle occupait une table adossée à une paroi et portait de nouveau un assemblage de maquillage et de petites prothèses faciales qui, ajoutés à sa tenue standard, un poil trop ample, de cadre subalterne de cinquième classe, la faisait passer inaperçue. Accoutumée de longue date au rentre-dedans des bars et des restaurants, elle avait aussi le don d’irradier une aura de l’espèce « Fichez-moi la paix » qui repoussait très efficacement tous les mammifères mâles, à l’exception des seuls chats.

À quelques tables de la sienne, un box était occupé par plusieurs cadres des forces terrestres qui s’accordaient une pause déjeuner hors de leur QG. Morgan ne s’attendait sans doute pas à surprendre des secrets de première importance, parce qu’aucune personne dans son bon sens n’irait en divulguer dans un établissement tenu par le Syndicat et probablement surveillé par les serpents, mais on pouvait parfois beaucoup apprendre des conversations à bâtons rompus d’employés qui traitaient tant de dossiers classés secret-défense qu’ils n’arrivaient plus à distinguer ceux qui importaient réellement.

« C’est interdit d’accès, venait de dire l’un d’eux. Fermé.

— Pour quelle raison ? T’as une idée ? Nous n’avons déployé personne dans cette zone d’exercice.

— Peut-être la… tu sais… la Sécurité. Elle s’en sert sans doute.

— Les gens du CECH suprême ? Ça se peut.

— On ferait mieux de causer d’autre chose, vous ne trouvez pas ? »

Il y eut un long silence puis quelqu’un reprit la parole : « Vous avez entendu parler de l’interruption des coms ? Si vous avez un truc à expédier, vous auriez intérêt à ne pas trop attendre.

— L’interruption ? Qu’est-ce qu’ils arrêtent ?

— Tout. On doit procéder à un contrôle des systèmes pour rechercher des connexions illicites, vérifier que la sécurité est efficace et toutes ces conneries. Ce n’est pas un secret. Mais tout restera bloqué pendant soixante-douze heures. Lignes terrestres, réseaux, voie hertzienne. Tout.

— Comment somme-nous censés bosser pendant ces trois jours ?

— Est-ce que ça signifie que je vais devoir causer à mes voisins de bureau ? J’espère bien que non.

— Eux aussi, sans doute.

— Sérieusement, ce ne serait pas une sorte d’enquête ? Juste une vérification complète des systèmes de com ?

— C’est la désignation officielle. Ils tenaient à ce que tout se taise pendant une certaine période avant de procéder au contrôle, de sorte qu’ils ne s’attendent à aucune perturbation pendant ces soixante-douze heures.

— Ils auraient tout intérêt à avoir fini d’abord les exercices des navettes.

— Ça continue, ça ?

— Ouais. Toutes sont sorties et dispersées dans divers aérodromes pour procéder à des exercices de recertification. Ils les envoient en orbite basse et les en font redescendre la nuit durant.

— Peut-être les font-ils justement cavaler à ce point pour avoir bouclé les exercices avant l’interruption des coms.

— Ouais. »

Nouveau silence, puis une voix reprit un ton plus bas : « Mon chef nous a dit de nous préparer à des redéploiements.

— À des redéploiements ? Où ça ? Je croyais que le CECH… pardon, le CECH suprême… ne contrôlait que ce système stellaire.

— Pour l’instant.

— D’où les exercices des navettes ? Elles se préparent à larguer des troupes ?

— Bouclez-la, les gars. Si c’est vraiment ça, on ne devrait pas en parler.

— Ouais, surtout maintenant que… »

Autre pause.

« Ç’a toujours été moche, mais…

— La ferme. Tu as dû apprendre pour Jarulzky…

— Ta gueule ! »

Le silence se fit. Cette fois il durerait, Morgan le savait. Elle se demanda ce qu’avait bien pu faire le malheureux Jarulzky. Si du moins il avait fait quelque chose. Si la fréquence élevée des arrestations de citoyens était une indication, les serpents avaient dû aussi ratisser large dans le personnel militaire pour les interrogatoires.

Mais cette affaire de zone d’entraînement interdite d’accès… Première nouvelle ! Sans rien dire de ce moratoire sur les coms et de cet entraînement intensif des navettes. Haris s’apprêtait-il à lancer une attaque sur un autre système, ou toutes ces mesures ne concernaient-elles que la seule sécurité intérieure d’Ulindi ?

Il n’y avait qu’une façon d’en avoir le cœur net.

Compte tenu du temps qui s’était écoulé depuis qu’elle avait quitté Midway et du délai nécessaire à rassembler une force d’assaut, Morgan pressentait que le général Drakon et ses forces arriveraient à Ulindi dans les prochains jours. Ce qui lui laissait le loisir de vérifier cette information et de s’assurer qu’il ne s’agissait pas d’un élément dont le général devrait s’inquiéter durant sa conquête d’Ulindi.

Alors qu’elle ressortait de la base, elle consacra un instant à réfléchir aux forces qu’il amènerait. Toute la division ? Peut-être. Cela donnerait au moins à Morgan l’occasion de s’informer des plans de Rogero. Pourquoi Drakon avait-il donc laissé Gaiene et Rogero à leur poste de commandement ? Ça la mystifiait. Gaiene était déjà bien assez minable en soi, à moitié saoul la plupart du temps, mais au moins (contrairement à Rogero) ses partenaires de coucherie étaient-elles inoffensives. Pour Rogero en revanche, avec sa petite copine de l’Alliance, c’était une autre affaire. En outre, il avait montré un peu trop d’empressement à travailler étroitement avec cette bourrique d’Iceni. S’apprêtait-il à se vendre à l’Alliance ou à Iceni, ou bien jouait-il sur les deux tableaux en attendant de voir qui cracherait le plus ?

Et Malin… Cette petite vermine devait aussi magouiller dans son coin. Peut-être sa chance tournerait-elle enfin à Ulindi. Si seulement il y avait un moyen de le supprimer sans que Drakon puisse remonter jusqu’à elle. Mais Morgan respectait trop Drakon pour s’imaginer qu’il serait incapable de découvrir le commanditaire de l’assassinat d’un Malin.

Bah, les forces de Haris risquaient de faire le boulot à sa place !

La seule chose qu’elle n’arrivait pas à comprendre, compte tenu du mépris qu’elle vouait à Malin depuis leur première rencontre, c’était pourquoi la perspective de sa mort lui inspirait des sentiments si mitigés.

Marphissa attendait l’émergence de l’espace du saut. Le seul bon côté de la secousse mentale qui interdisait de réfléchir clairement et de se concentrer pendant les trente secondes qui suivaient, c’était que nul n’était immunisé. À la différence de ces malaises qui n’affectent jamais certaines personnes (tels que le mal des transports), la secousse touchait tout le monde. Nul n’en était exempté par la génétique, l’expérience ou l’entraînement. L’univers était sans doute foncièrement injuste, mais au moins, en l’occurrence, tous les humains jouaient dans le même bac à sable.

Tous les humains. Les Énigmas, les Bofs et les Danseurs partageaient-ils cette épreuve ? Elle aurait aimé que Bradamont fût là pour lui poser la question. Merde, j’aimerais que Honore soit présente pour toutes sortes de raisons ! Elle a tellement plus d’expérience que moi dans tous les domaines.

« Sortie du saut dans quinze secondes », annonça le technicien Czilla.

Marphissa banda ses muscles en prévision de l’émergence. Tout le monde le faisait et l’avait toujours fait, même si ça ne changeait strictement rien.

Le Manticore bascula hors de l’espace du saut.

Un instant plus tôt, le croiseur lourd donnait l’impression d’être tout seul, à l’exception des lumières aléatoires inexplicables, seuls traits distinctifs de cette morne grisaille. D’une seconde à l’autre, il se retrouva entouré par les autres vaisseaux de la flottille, tandis que les étoiles se penchaient de nouveau sur eux dans la noire immensité du cosmos.

Le Manticore et ses compagnons, soit le croiseur lourd Griffon, les croiseurs légers Faucon et Aigle, et les petits mais rapides avisos Guetteur, Sentinelle, Éclaireur et Défenseur, cornaquaient les vingt gros cargos poussifs abritant les deux brigades des forces terrestres. En temps ordinaire, les cargos ont déjà l’air patauds, mais, avec des dizaines de navettes aérospatiales fixées à leur coque comme des rémoras à leur baleine, ils le paraissaient encore davantage.

Marphissa gardait les yeux rivés sur son écran, attendant qu’il se remît à jour pour la renseigner sur ce qu’on découvrirait dans le système d’Ulindi. Certains objets, ceux qui s’y trouvaient déjà d’innombrables années avant que les hommes n’arrivent et ne baptisent l’étoile, seraient sans doute toujours là, inchangés, et le seraient encore après que le dernier vestige de la présence de l’humanité se serait effrité depuis belle lurette. L’étoile était un peu plus froide et un peu plus grosse que le Soleil, étalon de mesure auquel les hommes continuaient de comparer les étoiles. Dix objets orbitaient autour, assez gros pour être qualifiés de planètes, dont deux gravitaient à moins de deux minutes-lumière, trop près de l’étoile et trop chauds pour l’espèce humaine. Un autre, à quatre minutes-lumière, était encore trop proche d’elle, de sorte que ses océans en avaient fait une serre chaude permanente. Six autres planètes, dont l’orbite allait de dix minutes-lumière à près de cinq heures-lumière de l’étoile, trop loin d’elle donc et trop froides pour permettre aux hommes de les arpenter tranquillement, devenaient de plus en plus glaciales à mesure qu’elles s’en éloignaient. Les trois du milieu étaient des géantes gazeuses.

Et une unique planète, la seule hospitalière, orbitait à sept minutes-lumière. Environ soixante pour cent de sa surface étaient couverts d’eau, son inclinaison axiale était faible, de sorte que les variations saisonnières n’étaient pas trop extrêmes et qu’elle disposait d’une végétation et d’autres formes de vie autochtones qui avaient transformé ce monde de roche brute et d’eau, à l’atmosphère majoritairement constituée de dioxyde de carbone, en un séjour où régnaient l’oxygène, la terre et les arbres.

Un million d’hommes et de femmes avaient fait d’Ulindi leur foyer, pour la plupart sur cette planète. Les autres étaient dans l’espace, dont certains à bord de vaisseaux de guerre. « Voilà le croiseur lourd et le croiseur léger », déclara le kapitan Diaz en voyant les symboles apparaître sur son écran. Tous deux orbitaient autour de la planète habitable, à près de six heures-lumière du point de saut d’où venait d’émerger la flottille de Midway. Les deux bâtiments de Haris ne prendraient conscience du début de l’agression d’Ulindi que quand l’image de l’événement leur parviendrait, six heures plus tard.

Les quelques autres défenses repérables correspondaient toutes aux descriptions qu’en avaient reçues les vaisseaux de Marphissa avant de quitter Midway. « Notre espion a fait du bon boulot, fit-elle remarquer. Il n’y a strictement rien ici que nous ne nous attendions pas à trouver, et aucune menace à proximité. Tant que nous tiendrons les deux croiseurs à l’écart de nos cargos, il n’y aura pas de bobo.

— Rien de comparable, en tout cas, à un combat contre une flottille syndic », convint Diaz.

Marphissa consulta la représentation du monde habitable. « Jolie petite planète », déclara-t-elle à haute voix.

Le kapitan Diaz opina du bonnet, en même temps qu’il poussait un grognement. « Nous n’allons pas tarder à faire pleuvoir des projectiles cinétiques sur cette jolie petite planète.

— Bien peu de chose à côté de ce que pourrait accomplir une forte flottille. Nous lui infligerons quelques gros dommages très localisés, sans plus. Un tas de jolies petites planètes semblables à celles-ci ont été ravagées pendant la guerre.

— Mais pas cette fois. Rien que des frappes localisées sur des objectifs militaires, comme vous venez de le dire. Et sur les serpents. Nous ne ferions jamais ce qu’on a infligé à Kane, nous.

— Non. J’espère que non. » Marphissa tourna le regard vers Diaz. « J’en ai parlé à Honore Bradamont. De ça et de l’horreur qu’a éprouvée Black Jack à son retour quand il a découvert que l’Alliance bombardait villes et cités sans discrimination. Oui, c’était la vérité. Il n’arrivait pas à croire que son peuple fût capable d’une telle atrocité. Bradamont a fait des recherches par la suite pour tenter de savoir quand on avait changé de politique à cet égard, et elle a découvert qu’on n’en avait jamais réellement pris le parti, mais que ça s’était fait peu à peu, à coups de nombreuses petites décisions successives surenchérissant chaque fois l’une sur l’autre, chacune dûment justifiée quand celle de bombarder une ville n’aurait jamais été approuvée. Mais, sans même s’en rendre compte, ils en étaient arrivés à cette extrémité, désormais incapables de voir que leurs actes auraient horrifié ces ancêtres qu’ils vénéraient tant.

— Et vous la croyez ? s’enquit Diaz. Peut-être lui a-t-on dit que ça s’était passé ainsi, comme on nous a dit que l’Alliance avait déclenché la guerre et raconté toutes ces saloperies à notre sujet.

— Oh, on lui a bien expliqué que tout était la faute du Syndicat, convint Marphissa. Mais elle a creusé plus loin et emprunté des accès classifiés pour découvrir avec certitude comment c’était arrivé. Et c’est très important pour nous. Pour vous et moi. Depuis l’époque de Black Jack et jusqu’à très récemment, la flotte de l’Alliance s’est graduellement permis des interventions dont elle se serait bien gardée avant. Ça pourrait nous arriver. Nous devons veiller à ce que ça ne nous arrive jamais, et passer le mot à ceux qui nous succéderont.

— Nous ne pourrions pas… » Diaz s’interrompit brusquement puis fixa sombrement son écran. « J’aimerais savoir combien de gens l’ont dit au cours du dernier siècle avant de se retrouver en train de faire le contraire. Vous avez raison, kommodore. Il faut que ce soit plus coercitif qu’un règlement ou qu’une loi qu’on peut modifier ou ignorer. Quelque chose que nul n’imaginerait pouvoir changer un jour.

— Là, vous voyez ? Tant que vous dites “vous avez raison, kommodore”, tout va bien. Souvenez-vous-en. »

Diaz sourit. « Oui, kommodore. Mais l’impératif sera-t-il assez fort pour interdire aux nôtres d’emprunter cette voie ?

— Je n’en sais rien. Il faudrait peut-être leur montrer ces vidéos de Kane. Une fois par an, pour la commémoration. Le Jour de Kane, qui nous rappellera ce qui nous distingue du Syndicat. » Elle sentit comment réagissait la passerelle : l’impression d’une approbation, d’un soutien et d’une résolution unanimes. « Mais c’est pour plus tard. Pour l’instant, gagnons cette planète et débarrassons-nous du CECH suprême Haris. »

Elle ordonna à ses vaisseaux et aux cargos de se tourner légèrement et de piquer vers le bas en accélérant lentement, à une vélocité moyenne de 00,5 c. À cette vitesse, qui conduirait les poussifs cargos à l’extrême limite de leur capacité, il faudrait cinq jours pour atteindre la planète où les attendaient Haris et ses vaisseaux. « À tous les bâtiments, revenez aux conditions normales de préparation au combat, ordonna-t-elle.

— Kapitan ? » C’était la technicienne des trans. « Il est arrivé quelque chose aux coms de ce système. Elles sont bloquées. »

Diaz se tourna vers elle. « Quelles coms ? Et pourquoi ?

— Toutes, kapitan. Je ne capte rien. Le dernier message qu’on a reçu disait “Début de l’interruption”. Il provenait de la planète habitable. Puis tout s’est tu.

— Une interruption totale ? » Diaz se tourna de nouveau vers Marphissa. « C’est inhabituel. Mais ça ne peut pas être lié à notre arrivée. Ce message a été envoyé six heures plus tôt.

— Kapitan, reprit la technicienne, nous continuons d’analyser le trafic des communications. Quelques-uns des derniers messages que nous avons interceptés parlaient d’une interruption imminente et suggéraient qu’elle concernait la sécurité intérieure. »

Marphissa étudia son écran en réfléchissant, le front plissé. « L’espion qui nous a transmis nos renseignements a peut-être déclenché des alertes par inadvertance. S’il a farfouillé dans les bases de données, il aurait pu inciter les serpents de Haris à couper les coms pour vérifier les points d’accès et les autres faiblesses structurelles. Vous avez raison de dire que ça ne peut pas être lié à notre arrivée. Le timing ne correspond pas. Dès que les transmissions se réactiveront, informez-m’en », ordonna-t-elle en appuyant sur ses propres touches de com.

Le général Drakon répondit au bout de quelques secondes. Il devait se trouver sur la passerelle du cargo où il avait embarqué. Il offrait l’aspect typique du passager d’un cargo : les vêtements froissés et l’air éreinté, à cause du manque de place pour des rechanges, des rares occasions de faire sa toilette et de l’étroitesse des commodités. Ce qui évoquait immanquablement la vieille blague sur « les nombreux espaces confinés dans un grand espace confiné au sein d’un espace vide infini ». « Quelle tête ça a, kommodore ? demanda-t-il.

— Pas de surprises, mon général, répondit Marphissa en montrant l’espace d’un geste. Les deux vaisseaux de Haris gravitent autour de la planète habitée. Je vous informerai dès qu’ils quitteront leur orbite. Pas d’autres défenses, sinon celles, peu importantes, identifiées par votre agent.

— Parfait. Quand atteindrons-nous notre objectif ?

— Dans cinq jours, mon général. Je devrais ajouter la curieuse activité ou plutôt inactivité des transmissions. Comme si elles s’étaient totalement arrêtées six heures avant notre émergence. Il semblerait que ce soit lié à la sécurité intérieure. »

Drakon hocha la tête. « Ils ont dû être victimes dernièrement de nombreuses intrusions, fit-il observer. Tenez-moi informé de sa durée. »

S’attendant à ce que Drakon lui demande de lui exposer en détail la méthode qu’elle comptait employer pour neutraliser les croiseurs de Haris, Marphissa se demanda ce qu’elle devait lui dire. « Nous conduirons sans encombre les cargos jusqu’à la planète habitée, mon général.

— Je n’en ai jamais douté, kommodore. Prévenez-moi s’il y a du changement. Sinon, nous prévoyons le début du largage dans cent vingt heures. »

Marphissa fixa un instant l’espace où s’était ouverte la fenêtre en s’efforçant de faire le tri dans ses sentiments. Elle nourrissait encore de vagues soupçons sur le général. Elle avait entendu des rumeurs affirmant qu’il complotait contre la présidente, mais jamais rien de bien précis. Et Honore Bradamont se fiait à lui, le disait loyal à Iceni, si difficile à croire que ce fût. Après tout, Drakon avait été un CECH syndic.

Cela étant, Iceni aussi.

Et, pour on ne sait quelle raison, Drakon montrait par tous les signes qu’il s’attendait à ce qu’elle-même fît bien son boulot.

En dépit de sa précédente ambivalence, Marphissa se promit de ne pas laisser tomber le général.

Irritée contre le général Drakon et préoccupée par le départ de Midway des deux tiers de ses soldats et de la moitié de ses vaisseaux opérationnels, Gwen Iceni décida d’interroger de nouveau le CECH Jason Boyens. S’il ne lui livrait pas cette fois une information précieuse, elle autoriserait l’emploi de mesures coercitives, rien que pour se sentir mieux.

Malheureusement, elle pressentait que ces mesures coercitives elles-mêmes ne suffiraient pas à lui rendre sa bonne humeur et qu’au contraire elles l’en éloigneraient encore, ce qui ne la rendait que plus irritable.

Elle s’assit devant la fenêtre virtuelle qui occupait toute une paroi et offrait une vue parfaite de la cellule où était enfermé Boyens, laquelle, pour un cachot, n’était pas des plus sordides : l’ameublement en était presque confortable. Ayant été préalablement informé qu’Iceni allait s’adresser à lui, le CECH était déjà assis dans un siège qui lui faisait face. Plusieurs salles et murs blindés les séparaient sans doute, mais ils donnaient l’impression d’être assis à deux ou trois mètres l’un de l’autre. « Que me vaut l’honneur de votre visite ? s’enquit Boyens d’une voix enjouée.

— Je suis en train de décider de la façon dont je vais vous tuer, répondit platement Iceni, et j’espérais que cette conversation m’inspirerait une méthode. »

Il sourit. « Gwen, si vous aviez décidé de me tuer, je serais mort avant d’avoir appris vos intentions.

— Alors vous devriez savoir que vous n’en êtes pas loin. Votre incapacité à nous fournir des informations plus utiles me donne à croire que vous êtes à Midway en tant qu’agent du Syndicat. Dites-moi pour quelle raison je n’aurais pas déjà dû me débarrasser de vous, ne serait-ce que pour éliminer cette éventualité. »

Le sourire de Boyens s’effaça et il soupira lourdement. « Ce que je sais est votre seule raison de me garder en vie. Comment être sûr que vous ne me liquiderez pas quand vous l’aurez appris et que je ne vous servirai plus à rien ?

— Vous croyez me connaître et pourtant vous affirmez cela. »

Il la scruta puis hocha la tête, visiblement à contrecœur. « Je vous connais assez bien pour savoir quand vous pensez vraiment ce que vous dites. Drakon est-il de cet avis ?

— Il l’était encore à son départ.

— Son départ ? » Boyens avait l’air surpris. « Il a quitté Midway en vous laissant aux commandes ? »

Qu’elle pût encore surprendre un homme rompu aux méthodes des CECH syndics ne laissa pas d’amuser Iceni. « Oui.

— Donc il ne s’agit plus que de vous seule. » Ce n’était pas une question mais un constat, de sorte que le hochement de tête d’Iceni le décontenança légèrement.

« Le général Drakon et moi sommes partenaires, déclara la présidente.

— Oh ! »

Le ton de l’exclamation de Boyens et son absence de réaction irritèrent encore plus Iceni. « Je ne fais pas allusion à une relation personnelle ! aboya-t-elle. C’est purement professionnel. D’ailleurs, ça ne vous regarde en rien. Tout ce qu’il vous faut savoir, c’est que le général Drakon et moi avons la certitude qu’aucun des deux ne trahira l’autre. » C’était une fanfaronnade, évidemment, et Boyens n’en croirait probablement pas un mot. Ce qui étonna Iceni, ce fut de se rendre compte que sa dernière affirmation avait pour elle l’accent de la vérité.

Boyens eut un hochement de tête contrit. « C’est votre système stellaire. Vous le gérez à votre guise. Pouvez-vous… me dire où est allé Drakon ?

— À condition d’obtenir de vous un renseignement utile en contrepartie. »

Boyens hésita un instant puis hocha de nouveau la tête. « Marché conclu.

— Pour Ulindi. »

Boyens la fixa, manifestement ébranlé. « Pour Ulindi ? Vous y envoyez des forces armées ?

— C’est ce que je viens de dire.

— Vous… Combien ? Dans quelles proportions ? »

Iceni le dévisagea en se demandant où il voulait en venir. « Pourquoi vous fournirais-je aussi cette information ? »

Il baissa les yeux, se mordilla la lèvre, garda plusieurs secondes le silence puis finit par relever la tête et hausser les épaules. « Très bien. Je ne tenais pas à jouer une de mes dernières cartes maîtresses. Vous vous en prenez à Haris, n’est-ce pas ?

— Au CECH suprême Haris, en effet. En quoi est-ce que ça vous inquiète ? C’est un de vos amis ?

— Haris ? Les seuls amis qu’il cultive sont ceux qui peuvent l’aider à monter en grade. » Boyens fit la grimace puis se passa la main dans les cheveux. « Mais ce n’est pas vraiment le CECH suprême Haris. Il n’a pas inventé lui-même ce titre, je veux dire. Il le tient des serpents.

— Des serpents ? » Iceni sentit un frisson lui parcourir l’échine. « Haris est à leurs ordres ?

— Exactement. Il n’a pas réellement réclamé son indépendance. C’est de la pure comédie. Haris fait toujours partie du SSI syndic. » Boyens se pencha, insistant. « Le Syndicat se prépare à affecter des renforts à Ulindi. Je ne connais ni leurs effectifs ni la forme qu’ils prennent. Tout est passé par les canaux du SSI, et je ne pouvais pas prendre le risque de creuser trop profond. Mais Haris dispose de plus de puissance de feu que vous ne le croyez. »

Iceni étudia Boyens, le menton en appui dans sa main en coupe. Tous les voyants de la cellule de Boyens étaient au vert, de sorte que l’homme était follement doué pour tromper les senseurs ou que lui-même croyait à ses dires. « Nous avons procédé à une excellente reconnaissance pré-opératoire, finit-elle par dire. Elle n’a pas détecté ces renforts que vous prétendez exister.

— Elle ne l’aurait pas pu ! On n’en trouve aucune trace dans les archives d’Ulindi. Tous les liens sont coupés entre ce système et le Syndicat comme si la rupture était réellement consommée. Mais les informateurs du SSI restés à Midway qui auraient eu vent de vos préparatifs d’une invasion d’Ulindi pourraient lui avoir passé le mot, et les serpents auraient pu synchroniser l’envoi de ces renforts de manière à repousser la force que vous y avez envoyée. Compte tenu du délai exigé par le transfert des informations, vos sources à Ulindi n’auront pas eu le temps de vous avertir de leur arrivée avant le départ de votre force d’assaut. »

Boyens tendit les bras devant lui pour lui montrer ses paumes et poursuivre d’une voix suppliante. « Écoutez, je sais que vous avez de bonnes raisons de vous montrer sceptique à mon égard. Mais je ne tiens pas à vous voir broyés, Drakon et vous, et je sais aussi que vous ne pouvez pas vous permettre de perdre une bonne partie du peu de vaisseaux dont vous disposez. Je peux vous assurer que ce que vous avez envoyé à Ulindi n’y suffira pas. Votre force d’assaut va tomber dans un piège. »

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