Chapitre premier

Pareils à un banc d’énormes squales, les vaisseaux de guerre du système stellaire rebelle libre et indépendant de Midway sillonnaient le vide noir de l’espace en quête de toute menace. Dans d’autres systèmes, l’empire émietté mais encore puissant et rapace des Mondes syndiqués rassemblait ses forces et cherchait à étouffer les révolutions partout où elles éclataient. Meneur des systèmes rebelles, Midway, qui bénéficiait d’une position stratégique, savait que le Syndicat attaquerait, que ce n’était qu’une question de temps.

« Je souhaiterais presque qu’il se passe…

— Ne le dites pas.

— Pardon, kommodore. C’est que bien peu de corvées sont aussi barbantes que la garde, répondit le kapitan Diaz. Surtout dans l’espace profond, loin de toute planète ou station orbitale.

— Et rien n’est plus dangereux qu’une sentinelle qui s’ennuie ou se laisse distraire, lui rappela la kommodore Marphissa d’une voix tranchante. Sauf à nous porter la poisse par des vœux inconsidérés !

— J’allais dire qu’il était primordial de rester vigilant », ajouta précipitamment Diaz. Il éleva la voix pour la gouverne des techniciens qui s’activaient sur la passerelle du croiseur lourd Manticore. « Quand on ne prête pas attention en montant la garde, un ennemi peut se glisser derrière vous et vous planter un poignard dans le dos.

— Ou un de vos supérieurs vous surprendre en train de roupiller, lâcha Marphissa. Auquel cas il vous arrive de regretter qu’un ennemi ne vous ait pas égorgé.

— Ça, c’est la méthode syndic, convint Diaz. Mais nous nous sommes rebellés contre le Syndicat.

— Et c’est précisément pour cette raison que nous montons la garde. Le Syndicat aimerait reprendre le contrôle de Midway. » Le regard de Marphissa se reporta sur l’écran de son fauteuil de commandement. Le grand portail de l’hypernet, qui contribuait à faire de Midway un système prédominant, n’était suspendu dans l’espace qu’à dix minutes-lumière seulement ; pourtant, sur le fond infini des étoiles, sa structure massive elle-même semblait d’une petitesse insignifiante. L’espace tend à faire passer pour naines les plus majestueuses créations des hommes. Le plus proche vaisseau, un lourd cargo qui se frayait poussivement un chemin vers l’intérieur du système, se trouvait à une heure-lumière. La présidente Iceni, seule personne dont Marphissa acceptait les ordres, était, elle, à quatre heures-lumière, sur une planète n’orbitant qu’à quelques minutes-lumière de l’étoile. Les bâtiments de Marphissa, tout comme la kommodore, étaient livrés à eux-mêmes.

« Dans quel délai croyez-vous qu’ils reprendront l’assaut ? » demanda Diaz.

Marphissa changea de position dans son fauteuil, agacée. Combien de fois avaient-ils déjà eu cette conversation ? « La semaine prochaine, peut-être, ou le mois prochain, voire dans une minute. Notre seule certitude, c’est que le Syndicat reviendra à la charge et qu’il enverra une flottille assez puissante pour nous contraindre à lutter jusqu’à la mort.

— Le croiseur de combat devrait être bientôt de nouveau opérationnel.

— Il faudrait qu’il le soit dès à présent, tout comme notre cuirassé », grommela Marphissa en baissant la voix pour ne se faire entendre que de Diaz. Certaines vérités ne sont pas faites pour les oreilles des techniciens. « Si les Syndics revenaient avec un cuirassé, nous serions des cibles faciles, et ces croiseurs et ces avisos sont nos seuls vaisseaux en état de combattre… »

Une alerte claironna. Tout le monde sur la passerelle se redressa brusquement pour se concentrer frénétiquement sur son écran : un nouveau symbole venait d’apparaître près du portail. Un objet en avait émergé dix minutes plus tôt, et l’image de cet événement qui s’était produit à quatre-vingts millions de kilomètres n’atteignait qu’à cet instant la flottille de Marphissa. Ennui et irritation se dissipèrent instantanément, remplacés par une poussée d’excitation mêlée d’appréhension, tandis qu’elle attendait que les systèmes de combat du Manticore eussent identifié le nouvel arrivant.

« Nous captons une identification syndic », annonça le technicien en chef, s’attirant un juron du kapitan Diaz.

Marphissa avait naguère envié les commandants de flottille, qu’elle imaginait affranchis des responsabilités quotidiennes qui contraignent leurs subordonnés à constamment besogner et s’inquiéter. Mais elle avait appris depuis que le fardeau du commandement, quand on n’a personne vers qui se tourner pour prendre conseil ou arrêter des décisions, était aussi pesant qu’une étoile à neutrons et aussi tyrannique que l’attraction gravitationnelle d’un trou noir.

Et c’est à elle qu’il reviendrait de les prendre toutes. Près de quatre heures se passeraient encore avant que la présidente Iceni ne vît qu’un nouveau vaisseau syndic venait d’arriver à Midway.

Il arrivait parfois à la présidente de regretter d’avoir compris qu’on ne pouvait pas résoudre tous les problèmes en ordonnant un assassinat.

Et c’était le cas ce jour-là.

Parce que, pour l’heure, elle mourait réellement d’envie de commettre un meurtre.

« Nous savons que la prochaine attaque syndic pourrait se produire à tout moment », déclara-t-elle au général Artur Drakon d’une voix qu’il lui sembla très bien contrôler. Cela étant, à la façon dont sa colère s’envenima aussitôt après, elle se soupçonna de ne l’avoir pas maîtrisée aussi bien qu’elle le croyait. « Des forces inconnues se lèvent contre nous dans ce système, bien que nous ayons réussi jusque-là à ce que les citoyens se tiennent tranquilles en leur accordant une timide voix au chapitre. Le CECH suprême d’Ulindi pourrait de nouveau nous agresser. Et, bien entendu, nous sommes incapables de prévoir quand les Énigmas rappliqueront pour nous anéantir. Ai-je oublié un des problèmes que nous affrontons actuellement ? »

Drakon chercha son regard. Il la défia, en dépit de la flagrante culpabilité qu’il éprouvait : « Nous ne pouvons pas nous fier entièrement l’un à l’autre. » Il s’interrompit puis ajouta encore plus sombrement : « Nous ne pouvons même pas entièrement nous fier à nos propres subordonnés.

— Vous reconnaissez donc que nous avions déjà de nombreux sujets d’inquiétude avant celui-ci. » Gwen se rejeta en arrière en soupirant pesamment. « Pourquoi vous ferais-je confiance, Artur Drakon ?

— Parce que vous y êtes contrainte. Pour la même vieille raison.

— Non. J’aurais pu tenter de vous faire assassiner. Où est-elle en ce moment ?

— Le colonel Morgan ? Dans ses quartiers.

— Dans ses quartiers ? » Iceni laissa longuement ces derniers mots en suspension. « Après qu’elle a abusé de sa position privilégiée de plus proche collaboratrice du général Drakon pour le trahir, vous vous en tenez là ? »

Drakon passa la main dans ses cheveux et détourna les yeux. « Je n’ai encore rien décidé. Je vous l’ai dit. Il y a eu des complications… »

Quoi qu’il s’apprêtât à dire, une alarme à haute priorité lui coupa la parole. Iceni tapa sur ACCEPTER en espérant que son tressaillement de surprise avait échappé au général. « Quoi ? » aboya-t-elle. L’image de son assistant personnel, garde du corps et spadassin Mehmet Togo venait d’apparaître devant son bureau.

« Un vaisseau vient d’émerger du portail de l’hypernet… » Tant la voix que le visage de Togo restaient aussi placides que si rien ne pouvait l’affecter ni l’agacer.

« Un vaisseau ? En quoi est-ce si urgent ?

— Un vaisseau syndic. »

Un frisson parcourut Iceni, aussi intense que sa récente flambée de colère contre Drakon et Morgan. « Un seul ? Les Syndics auraient-ils envoyé cette fois un seul cuirassé pour nous attaquer, sans escorteurs ?

— Il s’agit d’un vaisseau estafette, reprit Togo. Il nous informe qu’il a un passager, le CECH Jason Boyens. Il se dirige vers notre planète. Bien qu’il s’identifie officiellement sous pavillon syndic, il affirme opérer indépendamment.

— Boyens ? Seul ? » Iceni se tourna vers Drakon, qui fronçait de nouveau les sourcils.

« Que diable veut-il ? » grogna le général. Tous deux le connaissaient depuis ses longues années de service dans l’ancienne flottille de réserve, mais, après avoir contacté le Syndicat sous le prétexte de négocier l’arrêt des hostilités, il était revenu à Midway à la tête d’une flottille chargée de réinvestir le système. L’assistance apportée – à point nommé – à Midway par la flotte de l’Alliance commandée par Black Jack l’avait contraint à fuir cette fois-là, mais il revenait maintenant sans vaisseau de guerre.

« En tout cas, il se place entre nos mains. » Iceni se renversa dans son siège, écarta sa colère contre Drakon et Morgan et permit à la soudaine réapparition de Boyens de s’immiscer dans les tortueuses ornières que son expérience du système syndic avait gravées dans son esprit.

« Vous comptez l’éliminer ? s’enquit Drakon.

— Et vous ? »

Le général eut un sourire féroce. « Pas dans l’immédiat.

— Entendu. Voyons d’abord ce qu’il veut nous dire. » Iceni ne tenait pas à approfondir davantage, pour l’instant, la question de la trahison de Morgan, du moins n’éleva-t-elle aucune objection au départ précipité de Drakon, qui allait se livrer à ses propres préparatifs pour accueillir Boyens et les nouvelles qu’il apportait.

Cinq minutes après le retour du général dans son QG, Iceni lui relayait le message de Boyens qu’elle venait tout juste de recevoir.

Le colonel Bran Malin entreprit de quitter à reculons le bureau particulier de Drakon. « Je vous laisse discuter de cette affaire avec la présidente, mon général.

— Restez.

— Mon général, je suis pleinement conscient que la confiance que vous me portez a été rudement éprouvée et que je ne peux donc pas espérer avoir accès aux informations critiques tant que vous n’aurez pas dissipé vos inquiétudes à mon égard.

— S’il s’agit que je vous tienne davantage à l’œil dans les jours qui viennent, vous avez entièrement raison, déclara Drakon. Mais les récentes révélations vous concernant, Morgan et vous, n’affectent en rien la valeur que j’accorde à votre opinion et votre intuition. Voyons ensemble ce que Boyens a à nous dire. »

Malin lui-même ne put dissimuler un sourire fugace à ces mots. « Oui, mon général. Vous ne le regretterez pas », se contenta-t-il de répondre.

L’image du CECH Jason Boyens apparut, l’air tout à la fois piteux et sûr de lui. « Je n’insulterai pas votre intelligence en feignant de ne pas comprendre que je suis désormais celui qui se trouve contraint de passer un marché pour sa survie. J’aimerais que vous preniez conscience de tout ce que je peux faire pour vous. Lors de mon dernier séjour à Midway, j’ai pu donner l’impression que j’étais à la tête de la flottille syndic, mais ce n’était nullement le cas. J’avais un CECH sur le dos, littéralement, un serpent qui me surveillait constamment. Mon plus léger faux pas aurait pu se solder par ma mort, de sorte que vous vous seriez retrouvée à la merci d’une vipère du SSI plutôt qu’à celle de l’ami que je suis. »

L’ami ? songea Drakon. Espère-t-il vraiment me voir gober qu’il est devenu un ami ?

« J’ai des informations dont vous avez besoin, poursuivit Boyens. J’aurais pu aller n’importe où en m’échappant de Prime, mais c’est à Midway que je me suis rendu. Laissez-moi une chance de vous prouver que je puis vous aider. Boyens, terminé. »

Drakon se tourna vers Malin. « Eh bien ? »

Le colonel réfléchit un instant, la tête légèrement inclinée de côté. « Son histoire est plausible, mon général. Placer un CECH du SSI à ses côtés pour surveiller ses faits et gestes serait de la part du gouvernement syndic actuel une précaution raisonnable.

— Parce qu’il ne se fie pas non plus à Boyens ?

— Oui, mon général. Mais, s’il a effectivement eu accès aux projets du Syndicat, Boyens dispose peut-être de renseignements très importants. » D’un coup de menton, Malin désigna la place où s’était tenue l’image de Boyens. « Il semble n’avoir destiné son message qu’à la seule présidente Iceni.

— J’avais remarqué. » Gwen lui signifiait très clairement qu’en dépit des récentes découvertes sur les problèmes existant entre ses plus proches collaborateurs ils restaient des alliés. « Très bien. Nous avons visionné le message et nous en avons débattu. Parlons à présent de vous. »

Drakon fixait Malin en pianotant sur son bureau de la main gauche. Il n’avait eu que très peu de temps pour digérer la nouvelle du véritable lien qui unissait Morgan à Malin, ce terrible secret que le colonel avait gardé pour lui seul, à l’exception de tout autre. D’un autre côté, si ma mère était Roh Morgan, je n’irais pas non plus le chanter sur les toits. « Oublions le CECH Boyens. Puis-je encore te faire confiance ? »

Malin frappait d’ordinaire les gens par sa réserve proche de la froideur, mais, pour le coup, c’était lui que cette question semblait avoir glacé intérieurement. « Je… Mon général, je ne vous trahirais pas. Je ne l’ai jamais fait.

— Y a-t-il d’autres secrets que je devrais connaître ?

— Non, mon général. »

La multitude de senseurs braqués sur Malin fournirent leur verdict sur le dessus du bureau de Drakon ; les lettres étaient polarisées de manière à rester invisibles au colonel : Aucune duplicité constatée. Mais Malin était aussi entraîné qu’on pouvait l’être à tromper les senseurs qui décelaient les signes de tricherie. « Je veux la vérité toute nue, colonel. À qui va votre loyauté ? »

La question parut intriguer Malin. « À vous, mon général. À vous par-dessus tout. »

Aucune duplicité constatée. « Avez-vous œuvré à mon insu avec le colonel Morgan ? Avez-vous pris part à des projets que je n’aurais pas ordonnés ?

— Non, mon général. »

Aucune duplicité constatée. « Tout autre à ma place vous aurait fait fusiller. Vous en êtes conscient, n’est-ce pas ? demanda Drakon. Vous avez été un de mes plus proches assistants, vous saviez tout ce qu’il y avait à savoir sur mes forces et mes plans de réserve et vous m’avez caché cela. Vous en savez trop pour un homme qui m’a égaré.

— On pourrait en dire autant du colonel Morgan, mon général », rétorqua Malin. Il s’exprimait avec la même prudence que s’il arpentait un champ de mines.

« J’en conviens. Et j’admets aussi que c’est également une des raisons qui m’incitent à me demander si je peux encore me fier à vous. Vous êtes trop doué dans votre partie. Je dois savoir si vous n’agissez que pour moi.

— Certainement, mon général. Vous vous attelez à une très lourde tâche pour l’instant. Si vous laissez vivre Morgan, vous avez besoin de moi pour vous protéger d’elle.

— Tu n’es pas à la hauteur. Si elle cherchait à me tuer, tu ne pourrais pas l’en empêcher. »

Malin eut un geste empreint d’autodérision. « Pas dans une attaque frontale, en effet. Mais Morgan ne s’y résoudra pas, mon général. Elle vous est foncièrement loyale, même si cette loyauté est biaisée. Elle ne cherchera pas à vous nuire physiquement, mais ça ne veut pas dire qu’elle ne tentera pas autre chose. Je peux la surveiller, éventer intrigues, complots ou autres activités illicites. Identifier tous ceux qui la contacteraient. Peu importent les moyens. »

Drakon réfléchit aux possibilités puis hocha la tête. Tant qu’il n’en saurait pas davantage sur ce que méditait Morgan, nul n’était mieux armé que Malin pour découvrir ses petits secrets. « Tâche de ne pas me faire regretter que je t’aie laissé cette seconde chance, déclara-t-il d’une voix aussi glacée que les yeux de Malin. Il n’y en aura pas d’autre.

— Compris, mon général. Merci de me donner cette occasion de vous prouver que ma loyauté vous est définitivement acquise. » Malin salua puis sortit.

Drakon regarda la porte se refermer hermétiquement après son départ en se demandant s’il n’avait passé un pacte avec un diable dans le seul but de déjouer les plans d’un autre. Mais Malin s’était montré d’une valeur inestimable par le passé et, en dehors du secret relatif à l’identité de sa mère biologique, il n’avait jamais fait preuve de déloyauté ni d’irresponsabilité. De toutes les manières possibles, il avait toujours été aussi stable, solide et ferme qu’un roc, ce qui, dans la mesure où Roh Morgan était sa mère, restait un exploit pour le moins impressionnant.

Il appela Iceni. « Je préconise que nous demandions à Boyens de prouver sa bonne foi en nous apprenant tout ce qu’il sait de la prochaine attaque syndic. Date prévue, effectifs, identité du commandant en chef et tout ce qui pourrait nous permettre d’en triompher. »

Iceni approuva, le regard voilé. « Je suis d’accord. J’informerai Boyens qu’il doit nous fournir ces renseignements au plus vite, avant toute négociation, s’il veut assurer sa survie. La kommodore Marphissa a détaché le Faucon pour “escorter” l’estafette qui l’amène sur notre planète. S’il tentait à nouveau de nous trahir ou de fuir, un vaisseau estafette lui-même ne saurait distancer un croiseur léger assez vite pour éviter sa destruction.

— Boyens en sera conscient.

— J’ai fait analyser les transmissions du CECH Boyens durant son dernier séjour à Midway », ajouta Iceni. Une image apparut près de la sienne, montrant Boyens sur la passerelle d’un cuirassé syndic. L’image zooma sur une femme debout à trois pas derrière lui. « On la voit dans toutes les transmissions, toujours à la même place légèrement en retrait. Vous la reconnaissez ? »

Drakon étudia le large visage jovial de la femme en cherchant à se rappeler s’il l’avait déjà vue. Un frisson parcourut son échine lorsqu’il crut l’avoir identifiée. « Jua la Joie ? C’est bien elle ?

— Vous l’avez déjà rencontrée ?

— Non. J’ai juste entendu parler d’elle. » Drakon fixa de nouveau la femme. « Disons plutôt qu’on m’a prévenu contre elle. Avant qu’elle ne soit connue de réputation, sa figure réjouie avait déjà de nombreuses victimes.

— C’est à présent une CECH du Service de sécurité interne, déclara Iceni. Elle a gravi très haut les échelons formés par les cadavres des ingénus qui ont pris son enjouement apparent pour le reflet d’une bonté d’âme. Si c’était là l’ange gardien que Boyens avait sur le dos, alors j’incline à penser qu’il était effectivement pieds et poings liés.

— Nous ne savons pas jusqu’à quel point, fit remarquer Drakon. Peut-être était-il parfaitement disposé à faire ce qu’exigeait de lui Jua. Et, autant que nous le sachions, il ne s’est pas vraiment échappé pour se rendre à Midway. On l’y a plutôt envoyé pour jouer les agents doubles.

— Général Drakon, je n’ai aucunement l’intention de me fier à cet homme. » Iceni le fixa sévèrement. « Je me demande parfois s’il existe un seul homme sur qui on peut compter. »

Conscient que sa réaction était liée à son sentiment de culpabilité, Drakon réprima la poussée de colère qu’avaient suscitée ces derniers mots. « Je n’ai rien cherché à vous dissimuler, madame la présidente. Pouvez-vous en dire autant ? »

Iceni éclata de rire. « Ah, général, vous ne saurez jamais tout ce que je vous cache. »

Son image disparut, laissant Drakon fixer le néant.

Même à une estafette filant vers l’intérieur du système à un train de 0,2 c, il fallait vingt heures pour couvrir les milliards de kilomètres séparant le portail de l’hypernet de la planète où l’attendaient Iceni et Drakon. Mais au moins franchissait-elle cette distance rapidement, en réduisant sans cesse le délai exigé par un message pour voyager du vaisseau à la planète, et vice versa, à la vitesse de la lumière.

Boyens avait l’air moins sûr de lui dans cette transmission que dans la première. « Je vous dirai tout ce que je sais sur l’attaque syndic imminente pour vous prouver ma bonne foi, affirma-t-il comme si Iceni n’avait pas déjà exigé de lui ces informations. J’estime qu’il vous reste une semaine avant qu’elle se produise. La flottille pourrait être légèrement retardée, mais, selon moi, elle n’atteindra pas Midway avant cinq jours au plus tôt. Elle est censée comprendre encore un cuirassé, ainsi que deux croiseurs lourds, six légers et dix avisos. » Il hésita. « Voici l’information importante. Je suis convaincu que le commandement de la flottille sera confié à la CECH Jua Boucher. Si vous ne la connaissez pas de nom, c’est une vipère, et particulièrement meurtrière. J’ignore quel commandant des forces mobiles elle fait. À ce que j’ai pu voir, elle n’a pas beaucoup d’expérience en ce domaine, mais elle sera impitoyable. Avec un seul garde-fou. Je sais que le gouvernement syndic ne lui permettra pas de bombarder Midway. Il tient à garder le système intact, avec toutes ses installations. Mais ça n’empêchera pas Boucher, si l’occasion se présente à elle, de massacrer par d’autres moyens à sa disposition.

» C’est tout ce que je sais. Mais je vous le livre sans barguigner. Et il y a d’autres renseignements qui vous seront utiles. Si nous travaillons ensemble, si vous êtes disposée à négocier, vous aurez ce qu’il vous faut et moi ce qui m’intéresse. Boyens, terminé. »

Un serpent au commandement ! Iceni réfléchit en se massant les yeux puis appela Togo. « Que sais-tu sur la CECH Jua Boucher ? »

Le visage du spadassin resta de marbre, mais des pensées s’agitaient dans ses yeux. « Elle appartient au SSI. Très dangereuse, madame la présidente. Je l’ai connue quand elle était encore cadre.

— Oh ?

— Mon unité de formation avait été soumise à un interrogatoire à propos de disparitions dans les réserves de vivres de la cafétéria. J’étais le seul à n’avoir pas été arrêté. »

Iceni arqua un sourcil approbateur. « Les autres avaient été abusés par la jovialité de Jua ?

— Oui, comme si elle était affable, madame la présidente. Sympathique.

— Comment l’as-tu démasquée ? Tu devais être très jeune et inexpérimenté à l’époque. »

Togo marqua une pause et, pour la première fois dans le souvenir d’Iceni, il parut troublé. « J’étais moi aussi subjugué par sa bonhomie, mais j’ai surpris une lueur dans ses yeux. »

Iceni se pencha légèrement, intriguée. « Et qu’y as-tu vu ?

— Rien, madame la présidente. » Togo soutint fermement son regard, sans plus trahir aucune émotion, et répondit d’une voix plate. « Il n’y avait rien dans ses yeux. C’était comme de fixer le vide, un espace sans étoiles ; ni lumière, ni vie, rien que le froid et le néant.

— Je vois. » Iceni se radossa pour le scruter. « Quels sont ses points faibles ?

— Elle est… très sûre d’elle. Je me souviens de cela. Ça ne la gênait pas que je regarde un de mes supérieurs au fond des yeux.

— Tu peux m’en dire plus ? »

Togo eut un geste méprisant. « Elle ne fera preuve d’aucune pitié à votre égard et n’honorera aucun marché. »

Iceni sourit. « Je l’avais deviné. Merci. »

Bien que congédié, Togo s’attarda. « Madame la présidente, j’ai entendu des bruits sur l’état-major du général Drakon, finit-il par dire.

— Oui, répondit Iceni sans cesser de sourire. Tu es passé à côté d’une information très critique concernant le colonel Morgan. »

Déstabilisé par cette déclaration, Togo hésita encore un instant. « J’ai appris que Morgan était aux arrêts.

— Ce n’est pas techniquement exact. Elle reste à l’écart. Tu comprends ?

— C’est une menace », lâcha-t-il. N’avait-elle pas perçu comme une certaine lassitude dans sa voix lorsqu’il avait répété cette mise en garde pour la vingtième fois peut-être. « L’éliminer vous mettrait à l’abri d’un danger sérieux, en même temps que ça enverrait un signal puissant.

— Mais un mauvais message. » Iceni fendit l’espace du tranchant de la main pour signifier à Togo que le chapitre était clos. « As-tu appris du nouveau sur les gens qui cherchent à semer la zizanie parmi les citoyens du système ?

— Non, madame la présidente. Mais je les démasquerai. »

Elle agita de nouveau la main, cette fois visiblement pour le congédier, et il se retira.

Iceni soupira, non sans regretter à nouveau de ne pouvoir régler ses problèmes par le seul meurtre de Morgan. Mais elle avait vu tomber trop de CECH parce qu’ils avaient cru se soustraire à toutes les difficultés par l’assassinat. C’était une solution boiteuse, qui engendrait de nouveaux ennemis plus vite qu’elle n’en supprimait.

Elle avait pour l’instant un plus gros problème sur les bras. Et plus pressant.

Elle activa au-dessus de son bureau un écran dont le centre était occupé par l’étoile Midway. Ses planètes et de nombreux autres objets célestes tournoyaient lentement autour. Les vaisseaux de guerre dont elle disposait pour défendre le système étaient représentés par des symboles brillants : quatre croiseurs lourds, six croiseurs légers, douze avisos. Une force qui serait sans doute relativement dangereuse dans une zone où l’autorité syndic se serait effondrée ou vacillerait, mais qui ne suffirait pas à repousser le cuirassé qu’amènerait la CECH Boucher. Iceni ne se fiait pas à Boyens, mais elle ne doutait pas de sa sincérité en l’occurrence.

Pour défendre correctement le système, elle aurait besoin de son propre cuirassé ; mais le Midway, flambant neuf, exigerait encore beaucoup de travail avant d’être opérationnel. Le croiseur de combat récemment confisqué à Ulindi en serait sans doute bien plus proche, dès qu’on aurait réparé les dommages infligés au vaisseau (rebaptisé Pelé) lorsqu’il avait été capturé aux forces du prétendu CECH suprême Haris. Le Pelé serait peut-être prêt à l’arrivée de la CECH Jua, mais que pouvait un croiseur de combat contre un cuirassé ?

Je n’ai aucune idée de la manière de procéder. Mais je connais quelqu’un qui en serait capable, si du moins c’est possible.

Cela ne mettait en jeu que les seules forces mobiles, de sorte qu’elle n’avait pas besoin de consulter Drakon à cet égard, même si elle n’était plus autant exaspérée par son comportement. Iceni vérifia son apparence, se redressa, se composa un visage avec toute l’aisance d’une longue pratique dans l’art de paraître maîtriser la situation, puis enfonça une touche pour envoyer un message.

« Kommodore Marphissa, une nouvelle flottille syndic arrive sur Midway, d’une force sensiblement égale à celle de l’agression précédente. On m’a appris qu’elle risquait d’atteindre notre système dans les cinq jours, mais partez du principe qu’elle pourrait surgir dans quatre. Nous avons de bonnes raisons de croire qu’elle sera commandée par la CECH Jua Boucher, une vipère qui manque un tantinet d’expérience dans le commandement des forces mobiles mais dont on peut prédire avec certitude la loyauté indéfectible au Syndicat. Elle sera sans doute trop sûre d’elle, se souciera comme d’une guigne des pertes infligées à son personnel mais aura vraisemblablement l’ordre de minimiser les dommages à ses vaisseaux lors de sa tentative pour réoccuper Midway. Ainsi que celui de ne pas bombarder le système.

» Vous avez fait la preuve de vos capacités de commandement. Je ne vous donne pas d’instructions spécifiques en dehors de ce que vous savez déjà : vous devez défendre Midway. Il faut interdire aux vaisseaux syndics de mener leur mission à bien tout en protégeant au mieux nos citoyens. Je me fie à votre compétence et à votre jugement pour repousser cette menace aussi efficacement que par le passé. »

C’est là qu’une communication syndic traditionnelle aurait ajouté en point d’orgue quelques menaces stimulantes quant aux conséquences d’un éventuel échec. Mais Iceni se dispensait déjà d’une autre pratique instituée par le Syndicat (en l’occurrence des ordres détaillés, instruisant laborieusement Marphissa de la conduite à suivre, puisque la microgestion relevait autant des méthodes syndics que la paranoïa, la corruption et les coups de poignard dans le dos), et elle s’était aperçue qu’elle obtenait ainsi d’encore meilleurs résultats.

« D’autres questions se posent, poursuivit-elle. Je vais transmettre au kapitan Kontos l’ordre de prendre le commandement du Pelé et de faire son possible pour le rendre apte au combat dans les prochains jours. Je vous renvoie le Faucon avec le capitaine Bradamont. Placez-la où vous jugerez que ses compétences seront le mieux utilisées, mais gardez le Manticore comme pavillon. Je ne tiens pas à ce que Kontos et vous vous retrouviez tous deux à bord du Pelé, parce que je ne peux me permettre de vous perdre l’un et l’autre en même temps si d’aventure le pire se produisait.

» Bonne chance, kommodore.

» Au nom du peuple, Iceni, terminé. »

Elle poussa un soupir puis adressa au kapitan Kontos l’ordre de se démettre du commandement du Midway pour assumer celui du Pelé. Elle fit la grimace avant d’envoyer un troisième message, destiné celui-là au kapitan Freya Mercia et lui ordonnant de se substituer à Kontos à la tête du cuirassé Midway. Ne lui restait plus qu’à adresser copie de ses trois derniers messages à Drakon puis à l’informer que le capitaine Bradamont devait être transférée au plus vite sur le Faucon.

Et c’était à peu près tout ce qu’elle pourrait faire pour préparer la défense de Midway contre la toute dernière agression du Syndicat. Personne dans son bon sens n’aurait cherché à dicter les détails d’une opération critique en termes de temps sur une distance de quatre années-lumière, encore qu’Iceni ait connu (et parfois même travaillé avec) des gens qui croyaient pouvoir le faire efficacement. Tout reposerait désormais entre les mains de Marphissa, de Kontos, des ouvriers qui s’efforçaient de préparer le Pelé au combat et du capitaine Bradamont. La flotte de l’Alliance de l’amiral Geary avait déjà sauvé Midway à deux reprises, sauvetage pour le moins surprenant en soi compte tenu de la très récente conclusion d’une guerre d’un siècle entre l’Alliance et les Mondes syndiqués, qui avait exacerbé pendant plusieurs générations la haine entre les deux empires. Mais Midway n’appartenait plus au Syndicat, Black Jack n’était plus un banal officier de l’Alliance et, maintenant, le capitaine Bradamont, qu’il avait laissée en poste à Midway pour servir de conseiller et d’agent de liaison, allait peut-être aider les vaisseaux de Midway à sauver leur système pour la troisième fois.

Iceni fixa son calendrier d’un œil morose, consciente que les prochains jours allaient s’étirer interminablement tandis qu’on attendrait que tombe le couperet.

Au moins la perspective d’un interrogatoire du CECH Jason Boyens promettait-elle, entre-temps, d’être divertissante.

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