Morgan ne disposait sur elle d’aucun matériel qui lui aurait permis d’échapper à la détection ou de se soustraire à l’attention des serpents qui géraient le poste de contrôle et tout le système stellaire d’Ulindi. Aucun n’aurait donc l’occasion de repérer un équipement furtif qu’un civil innocent n’aurait pas dû porter pour voyager. Savoir comment opéraient les serpents, ce qu’ils cherchaient et ce qu’ils négligeaient, lui facilitait singulièrement la tâche, s’agissant de ce dont il fallait impérativement s’abstenir. De par son expérience et parce qu’elle avait étudié les méthodes et les tactiques ennemies, Morgan savait aussi comment elle devait se comporter.
Elle portait une tenue informe de travailleuse, légèrement trop bouffante, aux couleurs neutres. Le vêtement n’était ni vieux ni neuf, ni à la mode ni démodé. Elle s’était teint les cheveux dans une nuance si fade qu’on aurait difficilement trouvé le mot pour la décrire. Son teint lui-même était semblablement coloré, ni trop pâle ni trop bistre, ni vif ni terne. Des lentilles de contact donnaient à ses yeux une couleur indéfinissable. Elle avait adopté une posture un peu lâche, légèrement voûtée, les épaules arrondies, et une démarche poussive, au même pas que ceux qui l’entouraient. Elle donnait l’impression de se concentrer, comme si les gestes les plus quotidiens exigeaient d’elle un effort cérébral. Elle n’avait l’air ni effrayée ni nerveuse ni sûre d’elle. Rien qui pût attirer l’attention sur sa personne. Il n’était guère facile de projeter cette apparence anodine sans que ça devînt trop évident, mais ça restait faisable : un peu comme dans ces tours de prestidigitation où les spectateurs ne s’aperçoivent même pas qu’on a détourné leur attention.
Le regard de ses compagnons de voyage comme celui des serpents du poste de contrôle glissait sur elle sans que rien ne l’accroche, n’éveille leur intérêt ni ne se grave dans leur mémoire. Même lorsqu’elle tendit ses documents falsifiés au serpent du centre de filtrage, celui-ci ne lui consacra qu’un bref coup d’œil avant de reporter le regard sur un objet méritant davantage qu’il s’intéressât à lui. « Objet du séjour à Ulindi ? lui demanda-t-il d’une voix monocorde et blasée, tout en balayant paresseusement des yeux les autres voyageurs.
— Je cherche du travail », répondit-elle d’une voix assez forte pour se faire entendre mais sans plus. Son accent était aussi proche que possible de celui de cette région de l’espace.
« Faites-vous enregistrer auprès des autorités chargées de la sécurité du quartier quand vous aurez trouvé un hébergement. » Le serpent avait nasillé la phrase standard en même temps qu’il rendait ses papiers à Morgan.
Légèrement outrée d’avoir gâché un excellent travail de faussaire sur un serpent trop borné pour examiner de près ses documents, Morgan se fondit dans la foule des travailleurs qui gagnaient la cabine des passagers de la navette. Une fois à l’intérieur, elle se fraya un chemin le long d’une cloison sans donner l’impression de dévisager les gens puis se laissa tomber sur un strapontin de métal nu. Les navettes syndics ne gaspillaient pas d’argent pour le confort des travailleurs. Morgan continua de son mieux à s’efforcer de passer inaperçue, sachant que les senseurs surveillaient la cabine comme pratiquement tous les lieux publics.
Dans la mesure où elle n’abritait aucun passager de première classe dans la cabine privée luxueuse qui leur était réservée, la navette ne se donna pas la peine de manœuvrer en douceur. L’entrée dans l’atmosphère fut encore plus inconfortable qu’un largage sur zone de combat. Quand elle eut enfin atterri et déployé sa rampe, Morgan se perdit de nouveau dans la foule. Un autre poste de contrôle se dressait avant le terminal, bien entendu, et un autre serpent souriait de manière déplaisante à une travailleuse séduisante en même temps que, sans lui accorder un regard, il faisait signe à Morgan d’avancer. Elle enfila un long couloir en feignant de ne pas s’apercevoir des nombreux senseurs qui les scannaient, son sac et elle-même.
Une fois sortie du terminal, elle adopta une allure résolue sans être pour autant précipitée. Elle donnait l’impression de savoir où elle allait, travailleuse en mission ou se rendant à son poste. Sans enthousiasme mais sans réticence. Juste une passante. Personne de la police ni du personnel de sécurité ne se retourna sur elle.
Morgan avait déjà réfléchi à l’ironie qu’il y avait à devoir formidablement se concentrer afin de passer pour une personne parfaitement anodine, mais, dans la pratique, elle ne pouvait pas se laisser distraire par des pensées incongrues. Tout ce qui pouvait la détourner de sa concentration quand elle cherchait à passer inaperçue aurait sauté aux yeux de ses voisins immédiats. Elle restait certes consciente de la présence de chaque flic et de chaque serpent éventuel qu’elle croisait, mais elle ne le montrait par aucun signe. Cela étant, chaque fois qu’un de ces individus bronchait, elle le savait.
Mais elle ne se donnait guère la peine d’observer les bâtiments alentour. Soumises à un quadrillage géométrique planifié et à une architecture approuvée par l’autorité centrale, les cités syndics tendaient à présenter la même morne apparence, à la rare exception de quelque grandiose folie commandée par un CECH désireux de s’offrir un mémorial personnel. Au bout d’un moment, même l’urbanisation chaotique et indisciplinée des villes de l’Alliance finissait par paraître uniforme. Aux yeux de Morgan, après des années de combat, seuls comptaient, quand on s’y battait, les villes et les immeubles détruits et réduits en cendre, et ceux qui ne l’étaient pas. Celle-ci n’était ni détruite ni en feu (pour l’instant du moins), ce qui facilitait sa traversée.
Elle choisit un hôtel adapté aux besoins d’une travailleuse disposant juste d’assez de fonds pour s’offrir une chambre individuelle. Dedans, elle trouva un dispositif de surveillance qu’elle bloqua « accidentellement », puis procéda à une rapide métamorphose à l’aide de produits cosmétiques et d’une des deux tenues de rechange qu’elle avait apportées dans son sac. Au terme d’un bref laps de temps, elle avait revêtu de jolis vêtements qui soulignaient sa silhouette, rincé sa terne teinture pour lui substituer une subtile brillance qui lui conférait une allure légèrement exotique, s’était récuré le visage pour ôter le premier fond de teint et le remplacer par un autre, un poil plus sombre que sa carnation naturelle, et troqué ses lentilles de contact contre une autre paire qui lui faisait les yeux verts. Une petite prothèse à l’arête du nez et deux autres aux pommettes adoucissaient imperceptiblement ses véritables traits et désorienteraient tout logiciel de reconnaissance faciale cherchant à l’identifier. Chaque fois qu’elle se maquillerait différemment pour obtenir ce camouflage indétectable, elle aurait l’air d’un autre individu pour les logiciels des intelligences artificielles chargées de trouver des correspondances.
Elle ne laissa rien dans sa chambre et reprit sa route en marchant cette fois d’un pas plus vif, les épaules bien droites, légèrement déhanchée quand elle s’arrêtait à un carrefour, un petit sourire aux lèvres, en feignant de ne pas remarquer les regards qui s’attardaient sur sa personne ainsi transformée. Il ne lui fallut pas longtemps pour repérer un bar fréquenté par des serpents. Ceux-ci n’ont pas de repaires officiels, mais ils tendent à réquisitionner certains établissements jusqu’à ce qu’ils ne les amusent plus, en chassant leurs clients qui ne tiennent pas à se faire remarquer par le personnel du SSI avec plusieurs verres derrière la cravate. On n’a aucun mal à identifier ces locaux, dans la mesure où les citoyens qui connaissent le quartier évitent même de les regarder quand ils passent devant.
Morgan s’y engouffra, regarda autour d’elle en simulant l’indécision, inspecta chaque renfoncement des yeux comme si, peu familiarisée avec le voisinage, elle cherchait seulement un bar où prendre une consommation. En l’espace d’une minute, elle se retrouva assise au comptoir, où le barman la servit après l’avoir mise en garde d’un regard appuyé qu’elle ignora.
Deux minutes plus tard, un serpent s’installait sur le tabouret voisin et lui souriait largement. « Nouvelle en ville ? »
Morgan hocha la tête et lui retourna le sourire. « J’arrive de Gosport, déclara-t-elle en citant une autre cité, plus petite, de la planète. Nouvelle affectation.
— Vous devez vous sentir bien seule, alors ? »
Elle sourit jusqu’aux oreilles. « Pour ça, oui. »
Dix minutes plus tard, ils pénétraient dans la chambre, louée en toute hâte, d’un hôtel bien moins miteux que celui où elle était descendue un peu plus tôt. La porte se refermant, elle embrassa la pièce d’un geste, l’air inquiète. « Je… Personne ne doit savoir. »
Le serpent éclata de rire et lui présenta un dispositif de la taille de sa paume. « Je n’y tiens pas non plus. Là ! Il est branché. Tous les senseurs de sécurité de la chambre sont bloqués. Personne ne peut nous voir ni nous entend… »
Morgan rattrapa le corps au vol avant qu’il ne touche terre et le posa délicatement sur le parquet. Elle secoua la main, qui la lançait légèrement, en faisant la grimace. « Je dois me faire vieille, dit-elle au cadavre en s’agenouillant à côté. Mes coups mortels me coûtent de plus en plus. »
Elle le fouilla soigneusement en quête d’autres dispositifs de sécurité ou de protection avant de sortir de la poche du mort sa tablette de données. Son propre modèle, d’aspect vétuste, semblait à peine fonctionnel. Il dissimulait pourtant en son cœur le dernier cri en matière de logiciel de piratage et de décryptage. C’était aussi le plus rapide des matériels disponibles.
Morgan les connecta et s’introduisit aussitôt dans la banque de données centrale du SSI sur la planète, en se servant de la tablette du serpent comme d’un cheval de Troie. Elle inspecta d’abord les dossiers en interne, localisa et téléchargea ceux de tous les citoyens tenus pour dangereux à la sécurité intérieure. Sa tablette de données éructa à quatre reprises pendant qu’elle assimilait puis effaçait les protections des systèmes du SSI qui tentaient d’infecter son matériel. Elle bipa encore trois fois pour annoncer qu’elle avait bloqué le téléchargement clandestin de programmes « pigeons voyageurs » chargés de rapporter discrètement aux serpents, à la première occasion, sa position précise.
Elle consulta l’heure. Six minutes s’étaient écoulées depuis la mort du serpent. Les systèmes de sécurité du SSI mettraient encore vingt bonnes minutes à se demander pourquoi ses moniteurs lointains ne mettaient plus sa position physique ni son statut à jour.
Morgan bascula sur une autre partition de la base de données et entreprit de télécharger les archives du SSI sur les forces armées du CECH suprême Haris. Dans la mesure où le SSI regardait l’armée comme une autre forme de menace potentielle à la sécurité intérieure, il continuait d’accumuler des dossiers circonstanciés sur les forces locales. Des informations relatives à toutes les armes, hommes, femmes, vaisseaux et navettes dont disposait Haris commencèrent d’affluer dans la tablette de données de Morgan. Elle toucha une autre commande et envoya ses propres logiciels malveillants infecter les systèmes du SSI. La plupart seraient repérés et éliminés, mais tout ce qui survivrait aurait son utilité à l’avenir.
Sa tablette émit une alerte différente. Morgan coula un regard vers l’avertissement lui annonçant que les requins des systèmes de sécurité se rapprochaient de sa saignée, vérifia la progression du téléchargement des données des forces armées et du chargement de ses logiciels hostiles, attendit encore dix secondes qu’ils s’achèvent puis coupa la connexion.
Elle s’agenouilla de nouveau, sortit de sous la veste du serpent l’arme de poing qu’il y avait cachée, la régla sur surchauffe catastrophique puis l’installa soigneusement sur la tablette de l’homme, qui reposait désormais sur le parquet à côté de son cadavre. Après avoir fait rouler le corps dessus, elle ramassa son sac, rangea sa propre tablette, sortit à grands pas de la chambre en arborant un sourire satisfait et vérifia que la porte se refermait correctement derrière elle. Les caméras de sécurité de l’hôtel ne remarqueraient rien d’inattendu après son départ. Quand les premières alarmes d’incendie sonneraient, elle serait à plusieurs pâtés de maisons de là. La surchauffe de l’arme du serpent réduirait sa tablette de données à l’état de scories et endommagerait assez son cadavre pour rendre difficilement identifiable la cause de son décès, en même temps que son corps étoufferait assez longtemps les émissions de fumée et de chaleur pour qu’il soit altéré bien avant que ne se déclenchent les alarmes.
Avant qu’elle ne fût enfin en mesure d’examiner les données qu’elle avait piratées, Morgan dut procéder à une nouvelle métamorphose, à l’aide de la dernière tenue de rechange et des fournitures qu’elle avait emportées dans son sac, ainsi qu’à une relocalisation. Drakon tenait à ce qu’elle prît contact avec les éventuelles poches de résistance de la planète et qu’elle les organisât. S’il en existait, les serpents devaient déjà les surveiller. Ne lui restait donc plus qu’à éplucher leurs dossiers pour déterminer si les gens qui faisaient l’objet de suspicion de la part du SSI étaient réellement déloyaux à Haris.
Elle se renfrogna en les consultant. Un peu plus d’une semaine plus tôt, les serpents avaient procédé à un vaste coup de filet sur un bon nombre des personnes dont elle avait téléchargé les dossiers. On avait ramassé les suspects habituels en même temps que beaucoup d’autres. Quelque chose avait dû déclencher ces arrestations, mais on n’en trouvait aucun indice dans les dossiers.
Elle consulta de nouveau l’heure, agacée par ce qu’elle venait de lire. Elle était là depuis trois heures et, à part s’être infiltrée sur la planète, avoir piraté la base de données du SSI, téléchargé tout ce dont elle avait besoin, implanté divers virus qui échapperaient peut-être à l’attention du SSI et tué un de ses agents, elle n’avait pas accompli grand-chose.
Néanmoins, comme dit la vieille blague de la résistance, comment appelle-t-on un serpent mort ?
Un bon début.
Gwen Iceni se tenait devant la grande fenêtre virtuelle qui occupait toute une paroi de son bureau. Naguère, cette fenêtre montrait un paysage urbain, comme si la pièce donnait sur une vaste métropole du sommet d’un gratte-ciel. L’image changeait alors en temps réel à mesure que le jour avançait. Une véritable fenêtre ouverte dans ce mur n’aurait laissé voir que de la roche ou du blindage, puisque son bureau était enterré et solidement fortifié contre les agressions.
Jamais elle ne s’était demandé si la métropole de la fausse fenêtre était bien réelle ni, en ce cas, où elle se trouvait vraiment, ou si ce n’était qu’un fantasme généré par un ordinateur. D’une certaine façon, elle reflétait plus ou moins sa propre réalité : ce qui s’étendait hors de son bureau n’était pas très important. Ce n’était qu’une autre planète, un autre endroit où travailler avant d’aller s’installer ailleurs. Peut-être même dans la métropole en question.
Mais, peu après l’insurrection contre le Syndicat, Gwen avait troqué ce panorama contre une vue d’une plage de Midway. Plage dont elle savait au demeurant qu’elle existait réellement quelque part, à la même latitude, un peu plus au nord et pas très loin de sa propre cité, de sorte que les couchers, les levers de soleil et le climat qui y régnaient correspondaient effectivement à ceux que connaissait la planète. Elle avait conservé la vue et, à présent, elle regardait les mêmes vaguelettes se casser sur le sable blanc, jamais tout à fait identiques ni ne montant jamais aussi haut sur la plage avant de refluer vers la mer pour s’y fondre.
Comme la vie humaine, peut-être, qui émerge de la masse de l’univers… d’on ne sait quoi… pour se tendre vers… quelque chose… avant que ne prenne fin sa brève existence, toujours différente, ne provoquant le plus souvent que d’infimes frémissements, encore que, parfois, de puissantes lames de fond soulevées par la tempête pouvaient bouleverser, et de manière durable, la physionomie de la plage. Avant de disparaître à leur tour.
Bon sang, je suis d’humeur bien fantasque aujourd’hui, se dit-elle. Je sens peut-être venir une autre tempête.
Une voix désincarnée se fit entendre : « Madame la présidente, le capitaine Bradamont est arrivée.
— Introduisez-la. » À l’entrée de l’officier de l’Alliance, Iceni fixait toujours les vagues, mais elle finit par se retourner. « Bon après-midi, capitaine.
— Pareillement, madame la présidente. » L’air plus déplacée que jamais dans son uniforme de l’Alliance, Bradamont affichait aussi une certaine curiosité. « Vous avez demandé à me voir ?
— Oui. » Iceni regagna son bureau et s’y assit, puis fit signe à Honore de prendre place. « Êtes-vous bien consciente du niveau de l’ironie que vous personnifiez, capitaine ?
— Probablement pas. » Bradamont prit un siège puis tourna vers Iceni un regard spéculatif. « Parce que j’aide un ex-système syndic à combattre ses ennemis, voulez-vous dire ?
— Seulement en partie. » Iceni agita la main et la carte du ciel s’activa : de nombreuses étoiles silencieuses, comme suspendues en majesté d’un côté de son bureau. « Voici la partie essentielle : vous êtes un officier de l’ennemi, de l’Alliance, de l’entité que le Syndicat, les gens comme moi, ont combattue et haïe durant un siècle, dont ils ont tué les ressortissants et se sont fait tuer par eux durant tout ce temps. Pourtant, vous êtes la seule personne de cette planète à qui je puisse entièrement me fier.
— Sûrement…
— Non. Ni le général ni mes plus proches assistants ni personne d’autre dans ce système stellaire ne peuvent bénéficier de toute ma confiance. En réalité, ma formation et mon expérience me soufflent que, moins je place ma confiance en eux, mieux ça vaut. » Iceni se repoussa en arrière. « Vous devez trouver cela tout à fait extraterrestre. »
Bradamont eut un sourire en biais. « Moins que les Énigmas, madame la présidente. J’ai travaillé avec plus d’une personne ou pour plus d’une personne qui, dans certains milieux de l’Alliance, semblaient l’incarnation de la même méfiance universelle. J’ai le plus grand mal à comprendre comment toute une société peut vivre sur ces principes.
— Même après avoir passé tout ce temps à Midway ? » Iceni montra la porte d’un geste. « Vous avez laissé vos gardes du corps dehors. Vous vous êtes habituée à vous faire accompagner par eux partout où vous allez, dès que vous quittez le QG des forces terrestres, et qu’ils n’entrent pas dans ce bureau ne vous surprend pas. » Elle appuya sur un bouton et un léger grondement fit vibrer murs et portes. « Sur un simple geste, je peux transformer cette pièce en l’équivalent d’une citadelle de nos cuirassés. Elle est équipée d’un blindage aussi épais et d’autant de défenses passives et actives encastrées dans ses parois. Y entrer pour l’instant exigerait d’énormes efforts. »
Bradamont regarda autour d’elle, impressionnée. « C’est parfaitement dissimulé. Vous devez cela à la menace Énigma ?
— Tous les CECH de tous les systèmes stellaires syndics disposent d’un bureau identique, capitaine. Parce que nous craignons davantage nos propres citoyens et le peuple que l’Alliance ou les Énigmas. » Iceni rappuya sur le bouton pour désactiver les défenses. « C’est de cela que je voulais vous parler. Pas de mes vaisseaux mais du peuple.
— Du vôtre ? »
Iceni hésita un instant puis hocha la tête. « Oui. Du mien. C’est difficile à dire. Je ne suis pas censée me soucier des travailleurs. Ce ne sont jamais que des pièces détachées sous une forme différente. Quand l’une d’elles casse, on la jette et on la remplace. Et moins on investit sur eux, mieux ça vaut. » Elle fit la grimace. « C’est censément efficace, mais, autant que je puisse en juger, ça se traduit par une terrifiante inefficacité. C’est le problème que je m’efforce de corriger.
— Le général Drakon partage votre opinion à cet égard ?
— Oui. C’est précisément un des facteurs qui m’ont conduite à lui tendre la main, car je voyais en lui un allié potentiel. » Iceni posa les coudes sur sa table de travail et croisa les doigts, puis dévisagea Bradamont par-dessus ses mains. « Voici le fond du problème, du moins le seul dont je peux m’ouvrir à vous. Tout gouvernement repose sur un certain nombre de pattes. Plus ces pattes sont nombreuses et plus il est stable. Celui d’un système stellaire syndic standard dépend de quatre pattes pour sa stabilité. Les CECH, le SSI, les forces mobiles et les forces terrestres, dans cet ordre. Si l’une de ces pattes flanche, les trois autres continuent d’assurer la stabilité du gouvernement, de mettre le peuple au pas par la crainte et la coercition. Même si, en toute franchise, il arrive rarement aux serpents de se laisser abattre. »
Bradamont hocha la tête, l’air grave et pensive. « Dans l’Alliance, le gouvernement de nos systèmes dépend du soutien populaire, de celui de ses différentes branches, des milieux d’affaires en fonction de leurs intérêts respectifs, et de l’appui du gouvernement central en cas de besoin. Il me semble que ça fait plus de trois jambes.
— Quand ça marche comme prévu ? » demanda Iceni.
Bradamont hocha de nouveau la tête au terme d’une seconde d’hésitation. « Quand ça marche comme prévu. Je vais me montrer très franche avec vous. On trouve aussi dans l’Alliance des gens qui regardent le secret-défense et une forte sécurité intérieure comme les plus solides piliers du gouvernement. »
Iceni s’esclaffa. « Si ces deux ingrédients étaient les bonnes réponses à la stabilité, alors les Mondes syndiqués auraient été le régime le plus stable de toute l’histoire de l’humanité. N’avez-vous donc rien appris de nous ?
— Peut-être n’avons-nous retenu que le pire, répondit Bradamont. Certains d’entre nous en tout cas.
— Vous ne seriez pas les premiers. » Iceni traça négligemment de l’index un schéma sur le dessus de son bureau. « Bon, prenons Midway. Combien de pattes supportent-elles le gouvernement du système ? »
Bradamont fronça les sourcils. « Quatre ?
— Deux.
— Mais… je pensais à ses dirigeants : le général, vous, le peuple, les forces terrestres et les vaisseaux.
— Non. » Iceni secoua la tête pour accentuer la négation. « Il n’y a que deux pattes. Le général Drakon et moi. Le peuple n’est pas encore un pilier du gouvernement. Ce n’est pas un rôle auquel il est accoutumé, les gens ne se fient ni au général ni à moi-même parce qu’ils ont passé toute leur existence à se méfier de leurs dirigeants et qu’il est ardu de surmonter un tel enseignement ; en outre, il manque d’expérience dans la gestion de ses propres affaires. Quant à mes vaisseaux, ils ne s’en prendraient pas à lui sur mon ordre. Si je demandais à la kommodore Marphissa de bombarder une cité, elle refuserait.
— Vous avez raison. Si elle donnait cet ordre, l’équipage se mutinerait plutôt que de l’exécuter.
— Et que vous a dit le colonel Rogero de l’état de nos forces terrestres ? » demanda Iceni.
Bradamont eut un sourire sardonique. « Je constate qu’on vous en a informée. Elles sont loyales et vous soutiennent, mais elles ne tireront pas sur les citoyens. Plus maintenant.
— Exactement. Les citoyens ne sont pas une patte mais une massue qui pourrait nous couper les jambes. » Iceni rumina un moment avant d’ajouter : « Nous sommes donc sur deux pattes. Que se passerait-il s’il arrivait quelque chose au général ou à moi ? On se retrouverait à tenter de maintenir le gouvernement en équilibre sur une jambe. C’est sans doute possible, à condition de jouer sur les forces contraires et de faire ce qu’il faut, mais ce serait une lutte constante qui exigerait une grande détermination à pratiquer froidement la trahison, le meurtre et la subversion nécessaires à le faire tenir debout sur cette seule patte. À la première erreur, ou s’il vous arrive quelque chose, c’est la culbute.
— Vous voulez trouver mieux ? demanda Bradamont.
— Je veux… » Iceni consacra quelques instants à la réflexion. Ce qu’elle allait dire, elle ne se risquerait pas à le confier à un autre que Bradamont. « Je voudrais créer quelque chose dont la stabilité reposerait sur de multiples pattes, dont aucune ne serait la crainte de nos concitoyens ni la peur de l’autre ou de l’inconnu. J’aimerais consacrer mes journées à découvrir d’autres décisions à prendre, de nouveaux horizons à explorer, au lieu d’éteindre des incendies, de comploter et de m’efforcer d’empêcher tout le bastringue de s’effondrer. J’aimerais avoir la certitude que je pourrai me retirer un jour sans craindre d’être jugée ou assassinée par mon successeur. J’aimerais construire un système durable que les gens ne redouteraient pas et en qui ils verraient réellement leur protecteur. J’aimerais voir ce que je n’ai encore jamais vu. Et, oui, je veux qu’on se rappelle que c’est moi qui l’aurai édifié.
— Si vous y réussissez, on se souviendra assurément de vous. Pourquoi me dites-vous tout cela ?
— Parce que vous n’êtes pas des nôtres, que vous n’avez pas été empoisonnée par les expériences que nous avons vécues et parce que je m’inquiète, capitaine Bradamont. Des ennemis extérieurs mais aussi de l’humeur des citoyens de ce système, qui ont ce nouveau jouet étincelant entre les mains, lequel leur donne plus de liberté, de pouvoir et de responsabilités que ceux que leur a jamais concédés le Syndicat. Vous savez ce qui est arrivé dans tant d’autres systèmes stellaires où son contrôle s’est affaibli ou effondré. Effritement de l’autorité, luttes intestines, débats interminables et guerres, au final, pour s’assurer la mainmise sur la situation. Je sens Midway vaciller au bord de cette même falaise, précisément parce que j’ai accordé au peuple le droit de décider et de s’autogérer davantage, et il manque tout bonnement d’expérience pour le faire sans reproduire les erreurs de la seule forme de gouvernement qu’il a connue : le Syndicat. Sans compter qu’il y a en son sein des agents ennemis, serpents ou autres, peut-être, qui cherchent à créer des troubles en alimentant ses peurs et en le poussant à faire ce qui ne pourrait que couper les pattes à ce gouvernement.
— Le général Drakon partage-t-il ces inquiétudes ? demanda Bradamont.
— Non. Ou du moins ne les a-t-il pas exprimées sous une forme qui me soit intelligible. » Iceni désigna derechef la carte stellaire de la main. « Le général Drakon concentre toute son attention sur les menaces extérieures et l’édification… eh, bien, de murailles défensives. Et il a raison de dire que nous devons nous occuper d’Ulindi. Il ne s’était pas trompé en affirmant qu’il était dans notre intérêt d’intervenir à Taroa. Il était prêt à dépenser de précieuses ressources pour faire savoir à la population de Kane – à ses survivants, tout du moins – que nous voulons l’aider et que nous ne ressemblons en rien au Syndicat. Toutefois, ces murailles ne nous avanceront guère si les gens qu’elles abritent se livrent à des saccages.
— Mais vous vous préoccupez plutôt de la stabilité intérieure, constata Bradamont. Et à bon escient, à ce que j’ai entendu dire. Est-ce une si mauvaise division du travail ? Vous-même veillant à la stabilité intérieure et le général surveillant les menaces extérieures ?
— Pas quand c’est ainsi présenté, sans doute, concéda Iceni. Il vous faut comprendre que ni le général ni moi n’avons l’habitude de travailler la main dans la main avec un autre CECH. Ce qui vous semble une division raisonnable du travail nous fait à nous l’effet d’une dangereuse délégation de pouvoir.
— Ou peut-être d’en céder une partie au peuple ? avança Bradamont. Pour vous, c’est du pareil au même, n’est-ce pas ? Tout aussi dangereux.
— C’est vrai. Honnêtement, je peux vous affirmer qu’il m’est plus facile de faire confiance à Drakon qu’au peuple, mais que, dans les deux cas, ça ne me vient pas aisément. Que savez-vous du problème concernant le colonel Morgan ? » Bizarre qu’elle ait tant de mal à prononcer le nom de cette femme sans laisser aussitôt transparaître les sentiments qu’elle lui inspirait.
Bradamont fit la grimace. « Seulement ce que m’en a dit le colonel Rogero : Morgan ne parle plus au nom du général et n’a plus de commandement. Je crois aussi savoir qu’elle a été envoyée en mission spéciale.
— Quelle impression vous fait-elle ? demanda Iceni.
— Elle me flanque une trouille bleue, reconnut Bradamont.
— Nous sommes deux. Pourquoi croyez-vous que le général Drakon lui a fait si longtemps confiance ? »
Bradamont hésita. « Je répugne à trahir les confidences qu’on m’a faites… commença Bradamont sur un ton plus officiel.
— Si vous ne tenez pas à me révéler ce que vous en a dit Rogero, contentez-vous de me livrer vos impressions.
— Alors disons que le général lui faisait confiance en raison de son indéfectible, quasiment fanatique loyauté. Il en était conscient. Peut-être cette loyauté flattait-elle aussi son amour-propre, surtout venant d’une femme comme le colonel Morgan. Mais je ne crois pas qu’elle l’ait manipulé. Plutôt qu’il la croyait et qu’il croyait en elle.
— Les hommes ! » Iceni avait chargé ce seul mot de toutes sortes de sous-entendus.
Bradamont sourit. « Il faut les supporter, n’est-ce pas ?
— Comme nous tous. J’accueillerais avec plaisir vos suggestions quant à la manière de m’y prendre avec la population de Midway, capitaine Bradamont.
— Vous faites du bon boulot, me semble-t-il. Mais vous avez absolument raison, je crois, de dire que le peuple doit devenir un membre stabilisateur de ce gouvernement. Autrement dit, ils doivent voir en lui leur gouvernement. Et en vous leur dirigeant plutôt qu’un dirigeant. Quoi que vous fassiez, ça devra renforcer l’idée que vous ne faites qu’un avec lui. Les mots n’ont pas d’importance pour des gens habitués à ce qu’on leur mente. Ce sont vos actes qui compteront. Les mesures que vous avez prises pour retoquer le système judiciaire, pour en faire un pouvoir qui s’inquiète avant tout de rendre la justice, sont très importantes, par exemple. Ces réformes sont sans doute un tantinet explosives, mais vous ne pouvez pas vous permettre d’y mettre un terme, parce que vous auriez l’air de rétropédaler.
— C’est tout à fait exact, mais, si les citoyens déclenchent des émeutes ou si on les y incite, mes choix seront limités.
— Je comprends. Ce qu’a toujours souligné l’amiral Geary, c’est qu’il nous fallait raisonner à partir de ce que l’ennemi attendait de nous, de ce qu’il tenait à ce que nous fissions, et nous abstenir de tomber dans ce panneau. Si des agents hostiles cherchent à soulever votre peuple, c’est qu’ils veulent vous inciter à y réagir d’une certaine façon. »
Iceni opina, impressionnée par la lucidité de Black Jack. Mais il en avait fatalement conscience. Au vu de ce qu’il avait accompli, Black Jack devait être un stratège politique deux fois plus retors que tout autre. « Oui. La guerre et la politique du Syndicat ont beaucoup en commun. Un de mes premiers mentors m’a donné le même conseil. Ne laissez jamais les loups vous mener dans la direction où ils veulent vous voir aller. Voilà ce qu’il disait.
— Avez-vous une petite idée de la direction qu’ils aimeraient vous voir prendre, madame la présidente ?
— Je ne peux que spéculer, répondit Iceni. Mais, à mon idée, ils tiennent à ce que je prenne des décisions contrevenant à l’image que vous venez de donner. À ce que je me comporte non pas en leader du peuple mais avec le despotisme arrogant du CECH syndic typique. »
Bradamont regarda autour d’elle. « Il y a un instant, vous m’avez montré qu’on pouvait transformer ce bureau en citadelle parce que les CECH du Syndicat craignent leurs propres sujets. Serait-il possible que vos ennemis cherchent à ce que vous vous conduisiez comme eux, en tyran qui redoute les citoyens et se méfie d’eux plutôt que comme leur dirigeant ? Le seul fait de vous terrer ici transmettrait un message fort. S’il se tapit derrière des murs et des gardes en armes, les citoyens ne croiront jamais que ce gouvernement est le leur.
— Ce serait effectivement un message pernicieux, admit Iceni. Si j’ai l’air d’avoir peur, je passe pour faible, et, si je crains mes propres citoyens, c’est que je me méfie d’eux ou que je leur cache ce que je fais. Je donnerais l’impression d’un CECH syndic plutôt que d’une présidente. Oui. Merci de me l’avoir fait remarquer. Se méfier du peuple qu’on gouverne et le craindre, c’est à ce point coller à la formation que j’ai reçue que j’aurais pu aisément tomber dans ce travers sans même m’en rendre compte.
— Jusqu’à quel point vos inquiétudes actuelles sont-elles fondées ? »
Iceni appuya la tête sur sa main pour scruter Bradamont.
« Sauriez-vous évaluer l’état d’esprit de l’équipage en déambulant dans un vaisseau, capitaine ?
— Oui.
— Je peux faire pareil avec les citoyens. Oui, il m’arrive parfois de me déguiser et de me promener seule dans la foule. C’est le meilleur moyen de se faire une idée de ce qu’ils ressentent, et l’instabilité qui règne en ce moment m’inquiète. Les citoyens sont le talon d’Achille de notre système stellaire. Nos adversaires le savent.
— Puis-je en parler avec le colonel Rogero ? »
Iceni réfléchit à la question avant de répondre. Tout ce que Bradamont raconterait à Rogero arriverait à coup sûr aux oreilles de Drakon. « Non. » Elle éclata de rire. « Pardonnez-moi, madame l’attachée militaire de l’Alliance. Je ne peux pas vous l’interdire, mais je préfère que vous ne discutiez pas de cette question pour l’instant avec le colonel.
— Je respecterai votre vœu, madame la présidente. Mais j’ajouterai que vous n’avez aucune raison, selon moi, de craindre le général Drakon. Il a explicitement ordonné à ses officiers de ne rien tenter contre vous.
— Sauf contrordre de sa part, lâcha Iceni, sarcastique.
— Il n’a rien ajouté de tel, madame la présidente. “Ne tentez rien contre la présidente”, s’est-il contenté de dire. Point barre. »
Iceni scruta Bradamont, assise dans une posture rigide à la mode militaire, l’échine bien droite dans son uniforme orné de l’insigne de son grade et des rubans représentant les médailles et les décorations gagnées au cours de longues années de guerre contre le Syndicat. Difficile de s’imaginer qu’une femme qui avait vécu tout cela pût encore être aussi naïve. Drakon savait que Rogero te l’apprendrait et que tu me le répéterais. Si bien que ces assurances ne valent rien. Mais, toi, ton honneur t’aveugle. « Merci. Avez-vous vu autre chose dont vous voudriez me faire part ?
— Vous recevez sans doute des rapports sur les progrès de l’armement du Midway et de sa préparation au combat, j’imagine ?
— Oui. » Iceni se pencha légèrement. « Ils affirment que tout se passe bien. En vérité, si je ne faisais pas autant confiance à la kommodore Marphissa, j’aurais tendance à croire qu’ils exagèrent la rapidité des progrès.
— Que non pas, répondit Bradamont. L’équipage travaille très dur, et le capitaine Mercia a mis au point un certain nombre d’améliorations des procédures qui lui permettent d’avancer bien plus vite que ne l’aurait permis l’ancien régime.
— Le système syndic, voulez-vous dire. » Iceni se souvenait d’allusions à ces améliorations. Mercia les avait conçues des années plus tôt mais, bien entendu, la bureaucratie syndic ne s’était guère enthousiasmée pour des modifications suggérées par un cadre des forces mobiles. « La majeure partie de l’équipage du Midway se compose de rescapés de la flottille de réserve. Quelle impression vous font-ils ? »
Bradamont esquissa un sourire. « Ils connaissent leur boulot et sont très motivés. L’idée que les forfaits du cadre Ito les ont déshonorés est très répandue dans l’équipage.
— Déshonorés ? demanda Iceni sans cacher l’ironie que lui inspirait le terme.
— Veuillez m’excuser, madame la présidente, mais je ne connais aucun autre mot adéquat. Il se peut qu’aucun d’entre eux ne comprenne ce que l’Alliance entend par l’honneur, mais je crois qu’eux comprennent parfaitement la notion de déshonneur, même s’ils ne savent pas la nommer. Ils sont bien décidés à compenser ce qu’a fait Ito. Et tous savent que vous les avez sauvés. La kommodore Marphissa n’hésite jamais à leur rappeler que la flottille qui est allée les recueillir à Varandal avant de les escorter à travers le territoire syndic obéissait à vos ordres en dépit des risques encourus. » Bradamont sourit de nouveau en défiant Iceni du regard. « Ils refusent de vous laisser choir après tout ce que vous avez fait pour eux. »
Iceni cacha sa confusion derrière un grognement d’incrédulité teintée de dérision. Bradamont devait se tromper. Les travailleurs ne raisonnent pas ainsi.
Mais suppose qu’ils soient capables de pensées qui ne reposent pas uniquement sur la crainte ? Iceni y avait déjà songé, mais, contrainte sur le moment d’affronter des situations d’urgence et des rebondissements imprévus, elle avait refoulé cette pensée à l’arrière-plan à de multiples reprises.
Longtemps après le départ de Bradamont, elle resta assise à fixer le lointain en se demandant si certaines choses qu’on lui avait apprises ou qu’elle avait vues de ses yeux étaient vraies, alors qu’elles ne le pouvaient pas.
Morgan fit un signe de tête à l’homme dont les dossiers du SSI affirmaient qu’il était une menace potentielle mais sans gravité. Ceux qui représentaient une menace sérieuse avaient tous été arrêtés ou avaient tout bonnement disparu avant qu’elle-même n’arrive à Ulindi. L’accélération et le nombre des arrestations laissaient supposer que le CECH suprême Haris projetait quelque chose dans un futur proche, mais aucune des vérifications auxquelles Morgan avait procédé dans les dossiers du SSI n’avait trahi une intervention imminente.
Les murs sombres semblaient se refermer sur eux ; le plus clair de la lumière était fourni par les appareils que Morgan tenait à la main et qui paralysaient le système de surveillance dissimulé dans les parois. Elle avait tué deux autres serpents pour se procurer le matériel convenable.
L’homme lui rendit son regard ; sa paupière tressautait fébrilement. « Je ne comprends pas ce que vous voulez.
— La même chose que le citoyen Torres, répondit-elle tranquillement.
— Que ce qu’il voulait. Au passé. Torres est mort. Si vous croyez pouvoir me faire dire ou faire quelque chose de déloyal, vous vous fourrez le doigt dans l’œil. »
Torres aussi était donc mort ? Les serpents avaient pris deux têtes d’avance sur elle sur ce coup-là. « Haris n’a plus beaucoup de temps devant lui, déclara-t-elle. Si vous faites le bon choix, vous pouvez aider à provoquer sa chute. »
L’homme secoua nerveusement la tête et regarda autour de lui comme s’il s’attendait à croiser le regard d’espions invisibles. « Ça ne m’intéresse pas. Je suis loyal. Mais je vous dénoncerai.
— C’est ce qui a incité les serpents à arrêter tous ces citoyens ? Vos dénonciations ?
— Non ! La rafle venait de débuter sans avertissement ! Personne n’avait rien fait ! Je n’y suis pour rien ! »
Morgan laissa le silence s’épaissir le temps que la trouille de l’homme s’exacerbe, en même temps qu’elle réfléchissait à un moyen de lui faire cracher un renseignement utile. « Qu’en est-il du citoyen Galanos ? demanda-t-elle finalement. Que penserait-il de ce que vous venez de dire ?
— Galanos ? Je… Je ne connais aucun Galanos.
— Ne jouez pas les imbéciles. Les serpents savent que vous l’avez rencontré.
— C’est faux ! Si c’était vrai, je serais… » Il s’interrompit et dut déglutir avant de pouvoir reprendre la parole. « Je suis loyal », protesta-t-il de nouveau faiblement.
S’il n’avait pas été son cinquième contact à refuser de travailler avec elle, Morgan aurait sans doute accueilli un peu plus aisément ses dénégations. Les quatre premiers qu’elle avait cherché à joindre avaient disparu ou étaient morts avant même qu’elle ne les ait contactés. Elle restait sur sa faim et d’assez mauvaise humeur.
Mais, avant qu’elle fût revenue à la charge, une alarme gazouilla dans son oreille gauche, suivie d’un clignotement à l’intérieur du masque qu’elle portait.
Elle grogna puis abattit assez violemment la paume sur le front de l’homme pour l’envoyer rebondir contre le mur. On entendit distinctement le choc, qui avait certainement alerté celui qui se faufilait sur sa gauche dans sa direction. Cela étant, Morgan prit le temps de balayer de son matériel le corps de sa victime. Il portait un micro, évidemment. Les serpents avaient une tête d’avance sur lui aussi.
Elle arracha la carte mémoire du micro et s’assura que l’homme était bien mort puis, du pouce, régla la minuterie de l’explosif improvisé qu’elle avait concocté avant d’installer l’engin dans la pénombre au pied du mur opposé. Dégainant l’arme confisquée à un des serpents qu’elle avait éliminés, elle se fondit dans le noir sur sa droite, en progressant à vive allure et d’un pas assuré le long de la voie de repli qu’elle avait repérée avant d’arranger la rencontre. Si d’aventure les serpents étaient venus d’une autre direction, elle aurait pu emprunter un autre chemin sur sa gauche.
Celui-ci, d’ailleurs, n’était pas forcément sûr, finalement. Elle se figea et scruta la pénombre en quête d’un mouvement ou d’un bruit qu’elle aurait enregistré subconsciemment. Ici. Et là. Elle attendit patiemment en comptant de tête, son arme braquée sur une silhouette pratiquement indistincte.
Elle pressa la détente une seconde avant que sa bombe improvisée n’explose derrière elle dans le passage. Elle fit un bond de côté sans attendre le résultat de son tir et en décocha deux autres en direction de la seconde silhouette qu’éclairait fugacement la lueur de la déflagration, dont les échos assourdirent également ses coups de feu.
La lueur s’éteignant et l’obscurité retombant, elle dévala le passage en enjambant les corps des deux serpents, morts ou blessés, qui avaient monté la garde. Des tirs résonnaient encore derrière elle et parfois même de côté, mais elle courait trop vite sur son chemin pré-planifié.
Alors qu’elle enquillait dans un tronçon du tunnel de service souterrain, une autre silhouette apparut latéralement. Morgan n’attendit pas d’avoir identifié l’individu ni vérifié qu’il représentait une menace : sa main vola pour porter ce qui devrait être un coup mortel. Elle ne s’arrêta pas pour vérifier et continua de cavaler droit devant elle.
Tout plan doit être modifié si besoin. Cette idée d’organiser des cellules de résistance armée sur cette planète lui avait paru bonne au départ, mais elle se révélait à la longue trop hasardeuse, sans compter qu’elle ne trouvait aucune recrue.
Elle s’arrêta finalement dans une planque soigneusement préparée puis entreprit de changer de nouveau d’apparence et de se débarrasser de tout ce qui pouvait permettre de la reconnaître ou de la filer.
Elle devait attendre le lever du jour pour en sortir sans risquer d’attirer l’attention, de sorte qu’elle s’adossa au mur pour réfléchir.
Il y avait eu de nombreuses arrestations en ville et partout ailleurs sur la planète au cours du dernier mois, et cela avait commencé deux semaines avant son arrivée. Beaucoup d’arrestations. Le citoyen affublé d’un micro qui était mort cette nuit se trouvait tout en bas de la longue liste des suspects habituels que dressent sans relâche les serpents. Personne, sur une planète syndic, ne publiait de statistiques des arrestations, mais, à ce qu’avait pu reconstituer Morgan en écoutant les gens murmurer dans la rue ou en consultant les offres d’emploi destinées à pourvoir des postes brusquement disponibles, elles se chiffraient dernièrement par milliers.
Le CECH suprême Haris tremblait-il à ce point ? Parfait. Il avait tout intérêt.
Où les serpents incarcéraient-ils donc tous les citoyens qu’ils appréhendaient ?
Ce serait sans doute bon à savoir, encore qu’elle pressentît une réponse déplaisante.
Les renseignements qu’elle avait déjà transmis clandestinement au général Drakon suffiraient à lui faire remporter une nouvelle victoire écrasante, du moins l’espérait-elle. Point tant d’ailleurs qu’il eût besoin de beaucoup d’assistance pour l’emporter. Vision stratégique, d’accord, mais Drakon avait Morgan pour lui fixer la route.
Elle se démancha le cou pour scruter l’obscurité à travers un interstice et ne vit qu’une portion de ciel noir. L’aube commençait à dissiper les ténèbres, mais on voyait encore les plus brillantes étoiles.
Notre fille régnera sur ces étoiles.
En dépit de sa posture inconfortable, Morgan la conserva et continua d’observer jusqu’à ce que la dernière escarboucle se fût fondue dans la clarté du jour nouveau.
Le général Drakon se radossa pour désigner l’écran. Son bureau était plus petit que celui d’Iceni et plus spartiate que luxueux, mais il le devait autant aux séquelles rémanentes de ce qu’exigeait le Syndicat de ses CECH, quel que fût leur échelon, qu’aux préférences personnelles son occupant. Les dimensions précises du bureau d’un officier des forces terrestres de n’importe quel système stellaire syndic étaient dûment réglementées et détaillées. Chacun pouvait sans doute outrepasser ces limites, mais au détriment de son ambition et au prix de mesures de rétorsion de ses supérieurs. Depuis la rébellion, Drakon aurait pu faire agrandir son bureau afin qu’il rivalisât avec celui de la présidente, mais il n’en avait pas vu l’intérêt. Pour ce qui le concernait, sa taille avait peu d’importance tant qu’on pouvait y loger une table de travail et une corbeille à papier, et ce ne sont pas les grands bureaux qui font les grands hommes. « As-tu parcouru les fichiers que nous a envoyés le colonel Morgan ?
— Oui, mon général. Ils sont très circonstanciés. » Malin afficha une vue du système stellaire d’Ulindi. « Et ils confirment certaines de nos propres informations. Le CECH suprême Haris a été sévèrement éprouvé par sa tentative manquée de s’emparer de notre cuirassé. Il a perdu son croiseur de combat et quatre avisos, de sorte qu’il ne lui reste plus que le croiseur lourd que nous lui connaissions. Selon Morgan, il disposerait aussi d’un unique croiseur léger. Les prisonniers que nous avons faits sur son croiseur lourd soupçonnaient sans doute Haris d’en posséder un, mais ils croyaient aussi qu’il avait fait défection.
— Et aucun autre en construction ou en réparation, ajouta Drakon. Deux croiseurs ne nous empêcheront pas de débarquer des troupes partout où nous le voulons à Ulindi.
— Surtout si la présidente Iceni envoie une assez forte flottille d’escorteurs, convint Malin. Je vous suggère de lui demander au minimum deux croiseurs lourds et deux légers. Si la kommodore Marphissa ou le kapitan Kontos la commandent, une supériorité numérique de deux contre un devrait largement suffire à neutraliser les vaisseaux de Haris.
— C’est quasiment la moitié de notre flotte. Je crois que la présidente y consentira malgré tout. Pourquoi ne pas lui demander aussi d’ajouter le croiseur de combat ?
— On n’aura pas besoin du croiseur de combat, mon général. À moins que Haris ne tire subitement de son chapeau une menace bien plus sérieuse en matière de vaisseaux de guerre. Mais, si nous nous en apercevons dès notre arrivée à Ulindi, nous pourrons toujours annuler le débarquement et nous replier.
— Je m’attends à ce que la présidente Iceni me fasse la même réponse si je lui demande le croiseur de combat en sus de la moitié de sa flotte, concéda Drakon. Je comprends sans doute pourquoi elle tient à garder le Pelé à Midway pour protéger le système. Si nous n’assurions pas la sécurité de notre base arrière, prendre Ulindi ne nous avancerait guère. »
Malin indiqua l’écran d’un geste. « Les données relatives aux forces terrestres coïncident également avec ce que nous en savons : une seule brigade de forces régulières syndics. Elle a perdu quelques-uns de ses soldats, affectés à l’équipage du croiseur de combat pour l’aider à arraisonner notre cuirassé. Tous sont morts quand nous l’avons repris. » Malin s’interrompit pour fixer l’écran. « Ainsi que deux bataillons d’une milice planétaire regardée comme peu fiable et les serpents restés fidèles à Haris. Une partie des forces terrestres et une patrie des effectifs du SSI sont déployées sur des bases orbitales ou des installations un peu partout dans le système. Selon les archives que s’est procurées Morgan, j’évalue la force terrestre actuelle de l’opposition à environ soixante pour cent des effectifs officiellement autorisés de la brigade syndic.
— Une brigade de forces régulières grosse de soixante pour cent de ses effectifs, répéta Drakon, et deux bataillons d’une milice planétaire sans doute privée d’armes lourdes puisque les serpents s’en méfient. Que dire de ces arrestations qui ont commencé avant l’arrivée de Morgan ? »
Malin eut un sourire dénué de tout humour. « Haris est inquiet. Il voit des ennemis partout, sans cesse plus nombreux et frappant à l’aveugle. Ces arrestations massives qu’a rapportées le colonel Morgan finiront par retourner la population et les forces terrestres contre lui. » Le sourire s’évanouit. « Quoi qu’il en soit, il semble que les tentatives du colonel Morgan pour organiser des cellules de résistance aient fait long feu.
— Sans qu’elle en soit responsable, fit remarquer Drakon en se rembrunissant. Haris doit être assez futé pour savoir que ces arrestations risquent d’ameuter la populace. C’est la crainte d’être arrêtés qui maintient la plupart des citoyens du Syndicat dans le droit chemin. Si les arrestations se banalisent, au point que personne n’aura plus l’air à l’abri, elles finiront par devenir contreproductives. À long terme, Haris peut s’attendre à de sérieux troubles.
— Peut-être n’est-il pas assez futé pour s’en rendre compte, mon général. »
Drakon fixa Malin. « Colonel, je sais que vous tenez à ce que cette opération soit menée à bien et qu’Ulindi devienne notre allié au lieu d’une menace. Nous pouvons y parvenir. Mais je ne veux surtout pas qu’on ferme les yeux sur de possibles difficultés à cause d’une trop grande précipitation. » L’absence de Morgan lui pesait en l’occurrence. Elle aurait réfuté les certitudes de Malin, elle l’aurait obligé à se montrer honnête et elle aurait proposé d’autres options. Et Malin, pour anticiper ses piques, aurait redoublé d’efforts et vérifié ses plans à deux fois.
Certes, c’était une relation mère/fils pour le moins chaotique, mais il fallait dire aussi que Morgan n’était pas au courant de cette filiation et que, pour ce qui concernait Drakon et sa stratégie militaire, elle fonctionnait plutôt bien.
« J’envisage toutes les éventualités, mon général », affirma Malin.
Pour être honnête, Drakon ne voyait aucun problème majeur à la présentation du colonel. « Même si l’armée d’Ulindi restait fidèle à Haris, nous devrions en triompher sans encombre avec deux de nos brigades et le soutien de nos vaisseaux en orbite basse. Le capitaine Bradamont prétend qu’il devrait être facile de neutraliser ses quelques défenses anti-orbitales.
— J’abonde dans son sens, déclara Malin. Morgan ajoute aussi dans son rapport que le moral des forces terrestres d’Ulindi est au plus bas. Ça paraît presque… facile. »
Drakon opina en ébauchant un sourire pour fixer l’écran, content que Malin ait soulevé la question. « Trop. Qu’est-ce qui nous échappe ?
— Je ne vois rien, mon général. Les informations du colonel Morgan sont très complètes et, quelles que soient ses autres… activités, elle est très douée en ce domaine. Les dernières réactions du CECH suprême Haris, cette vague d’arrestations et d’exécutions, ne témoignent assurément pas d’une grande assurance ni d’un sentiment de toute-puissance de sa part.
— Il se conduit comme s’il avait peur, n’est-ce pas ? Mais ça paraît quand même facile.
— On pourrait envoyer trois brigades, suggéra Malin. On n’aurait plus besoin de soulever les autochtones…
— Non. » Drakon adoucit sa ferme rebuffade d’un bref sourire. « Trois brigades ne raccourciront pas notre tâche. Haris ne réagit pas comme s’il avait dans sa manche un atout qu’il s’apprêterait à jouer, et Morgan l’aurait d’ailleurs repéré. Si tout était tranquille à Midway et que nous avions sous la main les transports nécessaires, j’embarquerais trois brigades, mais la présidente Iceni a besoin d’un appui. Sans compter que trouver de quoi convoyer deux brigades risque déjà d’être ardu. Quelle est votre opinion sur la situation qui règne ici ? »
Malin réfléchit avant de répondre. « Il ne fait aucun doute qu’on cherche à semer la zizanie parmi les citoyens, mon général. Mes informateurs doivent encore identifier les perturbateurs, mais, compte tenu des changements auxquels a procédé la présidente Iceni, ils auront désormais bien plus de mal à provoquer des troubles civils. Les forces locales placées sous son contrôle devraient suffire à…
— Il me semble à moi que la présidente a besoin d’une de nos brigades, rétorqua Drakon avec assez d’autorité pour faire comprendre à son interlocuteur que le chapitre était clos. Vous affirmiez encore récemment que les serpents n’étaient pas impliqués, insista-t-il. Vous êtes toujours du même avis ?
— Non, mon général, admit Malin. Midway a certes besoin du commerce qui transite par le système, mais cette activité peut aisément dissimuler les agissements des agents du Syndicat. Je crois que ça s’est effectivement produit. En outre, il y avait vraisemblablement plus de serpents dans le personnel de la flottille de réserve. J’avais mis en garde contre la proposition d’armer exclusivement le cuirassé avec les survivants et de confier son commandement à un vétéran de cette flottille. Je reste persuadé que nous allons regretter cette erreur. »
Drakon chassa l’argument de la main. « C’est une bataille perdue, colonel. La présidente Iceni fait toute confiance au kapitan Mercia. J’ai cru comprendre que le capitaine Bradamont croit aussi l’équipage du Midway indéfectiblement loyal.
— Combien faut-il de serpents pour mordre ? » demanda Malin. Il émanait toujours de lui une certaine froideur, que d’aucuns trouvaient même glaciale, mais la chaleur qui irradiait de sa question était brûlante. « Si nous perdons ce cuirassé, rien ne pourra le remplacer.
— Détruire un cuirassé n’est pas chose aisée, répondit Drakon en se penchant pour poser les coudes sur le bureau. Tu ne t’inquiètes pas vraiment pour le Midway, n’est-ce pas ?
— Mon général ? » Malin dévisagea Drakon, l’air de ne pas comprendre.
« Tu t’inquiètes pour Morgan. Tu veux t’assurer que nous prendrons bien Ulindi afin de la récupérer saine et sauve.
— Mon général, avec tout le respect que je vous dois, c’est le cadet de mes soucis, affirma Malin, rigide.
— Je n’ai pas dit le contraire. Mais tu as déjà reconnu que tu l’avais protégée pendant des années à son insu.
— Seulement quand c’était nécessaire. On l’avait envoyée sur une mission très risquée », expliqua Malin en s’exprimant avec la plus grande prudence. Il avait recouvré sa froideur et ne trahissait plus aucune émotion. « Je m’inquiéterais pour n’importe quel officier en de telles circonstances. Mais la mission passe d’abord.
— Bien sûr », convint Drakon, convaincu que le colonel croyait ce qu’il disait mais persuadé lui-même, en revanche, que c’était faux. Il y avait eu par le passé trop d’incidents qui n’étaient devenus compréhensibles que quand on avait appris le véritable lien de parenté unissant Morgan et Malin.
« Mon général, ces trois brigades… tenta de nouveau le colonel.
— Ne partiront pas toutes. » Drakon n’aurait su dire pourquoi il avait de plus en plus la conviction qu’une au moins des trois brigades devait rester à Midway. C’était un peu comme ce sixième sens qui vous prévient qu’on va vous tirer dessus. S’il ne savait pas trop ce que cela cachait, il avait appris à prêter attention à ces prémonitions impalpables. Toutefois, en l’occurrence, il y voyait aussi des raisons parfaitement tangibles. « Toute autre considération mise à part, devoir organiser le transport et l’embarquement d’une troisième brigade allongerait considérablement les préparatifs de l’opération. Je ne compte pas consacrer des semaines à peaufiner nos chances d’une victoire, qui me semblent déjà très confortables. Croyez-vous que ce soit une erreur de jugement de ma part, colonel ? »
Malin secoua la tête, impassible. « Non, mon général, certainement pas. Deux brigades appuyées par un bombardement orbital de nos vaisseaux devraient aisément l’emporter. Laquelle restera à Midway, mon général ?
— J’en débattrai avec la présidente Iceni.
— Le colonel Kaï…
— J’en parlerai avec la présidente Iceni », répéta Drakon en martelant cette fois ses paroles pour bien faire comprendre à Malin qu’il poussait trop loin le bouchon.
Après le départ du colonel, il resta un instant penché sur son bureau à tenter de comprendre ce qui le perturbait. En partie Bran Malin lui-même, sans doute. Après avoir cru pendant des années qu’il savait tout de cet homme et pouvait compter sur lui, il se retrouvait en train de se poser des questions sur son comportement et ses motivations réelles.
Morgan, évidemment, n’avait jamais cessé de le faire. De sorte que Drakon n’avait guère eu besoin de s’en préoccuper. Mais, elle absente, la synergie s’était brutalement modifiée.
Peut-être suis-je devenu trop dépendant de ces deux personnages. En tandem, ils se sont souvent montrés insupportables, mais ils étaient aussi très compétents. Il m’était donc plus facile de me reposer sur eux et de tenir leur soutien pour acquis.
Mais c’est fini, maintenant, et ça ne reviendra plus.
Y a-t-il autre chose qui me turlupine inconsciemment ?
En dépit des rumeurs indéracinables qui couraient parmi les militaires et les civils, la situation était paisible à Midway. Morgan avait confirmé l’état des forces de Haris, de sorte qu’on savait exactement ce qu’on devrait affronter à Ulindi. Et il fallait impérativement s’occuper d’Ulindi malgré les risques inéluctables que comporte toute opération militaire et les problèmes qu’il faudrait surmonter pour réunir assez de cargos aménagés pour embarquer les troupes, puis pour leur poser les sas et fixations destinés aux navettes provisoires, afin de permettre aux deux brigades d’atteindre Ulindi et de débarquer aussi vite et rudement que possible.
Tout avait donc l’air très simple.
Quelque chose devait lui échapper.