Chapitre treize

« Les combats s’apaisent sur les lignes syndics », rapporta le colonel Safir.

Malin adressa un signe de tête à Drakon. « En effet, mon général. Nous voyons un peu partout des signes indiquant qu’ils ont pris fin.

— Mais rien qui permette de déterminer l’identité des vainqueurs ? demanda sèchement le général.

— Non. On se bat toujours en face du secteur 2 et nous voyons des soldats des secteurs 1 et 3 converger vers les zones où la bataille fait encore rage.

— Il semblerait que quelqu’un soit aux commandes, fit remarquer Drakon au technicien des trans. Essayez de faire passer un message aux soldats syndics. Servez-vous des codes et des fréquences en usage avant notre rébellion. Ils devraient pouvoir les lire.

— Que comptez-vous faire, mon général ? demanda Safir.

— Découvrir ce qui se passe avant de prendre une décision. Il y a des moments où il faut faire preuve d’audace, mais celui-là n’en est pas un. Nous ne sommes toujours que deux brigades et, bien que nous ayons infligé de lourds dommages à ces forces syndics, nous en avons aussi essuyé de très sévères. En outre, nous ignorons quels étaient leurs effectifs au départ. Peut-être jouissent-ils encore de la supériorité numérique, des réserves pourraient déjà être en chemin et, autant que nous le sachions, les loyalistes ont liquidé leurs mutins.

— Notre position reste fragile », conclut le colonel Kaï.

Drakon surprit le sourire de Malin. Kaï aurait sans doute encore trouvé leur position fragile s’ils avaient été dix fois plus nombreux que l’ennemi et tapis dans les fortifications les plus solides construites de main d’homme.

Mais Malin se borna à dire : « C’est bien possible. »

Le technicien des trans s’activa plusieurs minutes avant de se tourner vers Drakon. « Mon général, j’ai établi le contact avec un cadre exécutif de troisième classe qui consent à vous parler.

— C’est bien aimable de sa part », grommela Drakon. Il se savait la dégaine d’un homme qui s’est battu désespérément et n’a pas quitté sa cuirasse intégrale depuis trop longtemps, mais ça ferait l’affaire. Tout individu qui présenterait bien après avoir soi-disant mené des troupes au combat dans ces conditions serait vraisemblablement un charlatan et ne mériterait donc pas qu’on négociât avec lui.

Le cadre exécutif de troisième classe avait meilleure allure que Drakon, mais elle n’avait pas non plus l’air fraîche et dispose. « Qu’est-ce qu’un général ? demanda-t-elle à Drakon quand son visage lui apparut.

— L’équivalent d’un CECH.

— Vous êtes un CECH ? »

Sa véhémence incita Drakon à nuancer sa réponse. « Je suis un général. Mes commandants de brigade ne sont pas des sous-CECH mais des colonels. Nous avons cessé depuis un moment déjà d’appartenir au Syndicat. Et de nous conduire en Syndics.

— Vous n’avez pas l’air d’un CECH, admit-elle. Y a-t-il des serpents parmi vous ?

— Aucun qui soit encore vivant à notre connaissance. Nous continuons de filtrer les prisonniers afin de vérifier s’il en reste encore dans leurs rangs.

— Les prisonniers ? » Elle avait prononcé ce dernier mot comme s’il lui était entièrement étranger et parfaitement incompréhensible. « Vous avez fait des prisonniers ? Dans la brigade qui était censée tenir cette base ?

— Un bon nombre, ouais. Et d’autres parmi les assaillants d’une des vagues que vous nous avez envoyées. Nous avons lancé une contre-attaque et ramené à l’intérieur deux cents hommes au bas mot, plus une quarantaine de blessés.

— Vous… Qui êtes-vous ? On nous a dit que vous étiez des renégats aux ordres d’un CECH félon, qui cherchaient à établir une sorte de seigneur de la guerre. »

Drakon sourit. « C’est ce que vous ont raconté votre CECH et les serpents ? Vous les avez crus ?

— Non. » Elle lui retourna son sourire. Sa manière de montrer les dents ne devait pas tout à l’humour. « Tout cela m’a appris qu’ils mentaient, ce que je savais déjà. Mais ça ne me dit toujours pas qui vous êtes.

— C’est juste. Nous combattons pour le système stellaire libre et indépendant de Midway. Le Syndicat ne prévaut plus là-bas. Il n’y a plus de serpents.

— Qui commande, en ce cas ?

— La présidente Iceni. Moi. » Drakon se sentit un tantinet ridicule mais il ajouta malgré tout un dernier mot : « Le peuple.

— Le peuple ? » La femme éclata de rire. « Vous me prenez pour une idiote ?

— Non, répondit Drakon. À dire vrai, vous m’impressionnez. Comment vous appelez-vous ?

— Cadre de troisième classe Gozen. » La voix et l’expression restaient méfiantes.

« Eh bien, cadre de troisième classe Gozen, qui commande ici ? Vous ?

— Je suis responsable de ce qui reste de cette partie de nos lignes.

— Qu’en est-il de vos serpents ?

— Jusqu’à il y a encore trois minutes, il n’y en avait aucun parmi nous. Sauf morts. »

Drakon hocha la tête en souriant. « Nous avons donc quelque chose en commun, dirait-on.

— Vous et moi, mais pas avec les unités qui me font face, répondit Gozen. Les serpents l’ont emporté dans ce secteur. Nous venons tout juste de liquider ici leur dernière poche de résistance et nous installons des défenses de tous les côtés.

— Avez-vous besoin d’aide pour éliminer ceux qui vous font face ? »

Gozen le fixa d’un œil atone. « Écoutez… général… Je ne tiens peut-être pas à ce qu’ils me fusillent pour m’être rebellée contre tous ces assauts insensés, mais ça ne veut pas dire pour autant que j’ai envie de vous aider à massacrer les troufions des unités qui font partie de ma division. Ils sont coincés là-bas et peut-être quelques-uns ont-ils aidé les serpents, je ne saurais le dire, mais on force la plupart à continuer de se battre en leur plaquant le canon d’une arme sur la tempe. Alors non, merci, je ne vous aiderai pas à tuer davantage de mes camarades. »

Drakon hocha la tête derechef. « Vous me semblez avoir un problème avec la discipline, cadre Gozen.

— Vous n’êtes pas le premier à me le dire.

— Très bien. Vous vous êtes montrée très franche avec moi, et je vais donc vous rendre la pareille. Nous sommes venus à Ulindi pour nous débarrasser du CECH suprême Haris. Nous pensions qu’il s’était rebellé contre le Syndicat, mais, manifestement, ça faisait partie d’un plan pour nous abuser. »

Gozen secoua la tête. « Je ne sais rien de tout ça. Je n’ai entendu parler d’aucun Haris. Mon unité a débarqué il y a trois jours. Qu’est-ce qu’un CECH suprême ?

— Ça me dépasse, déclara Drakon. Quoi qu’il en soit, nous ne sommes pas là pour conquérir le système ou mourir. Mais pour éliminer les serpents et permettre aux locaux de décider eux-mêmes de leurs affaires.

— Wouah ! Vous me prenez vraiment pour une débile mentale.

— Cadre Gozen, je n’ai pas l’éternité devant moi. Je ne perdrai pas mon temps à tenter de vous convaincre avant de prendre ma décision. Je vous conseille donc de m’écouter attentivement. Midway ne dispose pas d’assez de forces terrestres et de puissance de frappe pour conquérir et contrôler d’autres systèmes stellaires. Nous pouvons en aider certains à se débarrasser du Syndicat et des serpents, mais pas leur imposer notre loi. Chercher à occuper Ulindi par la force serait au-dessus de nos moyens, toujours est-il que nous n’en avons pas l’intention. Nous avons trop connu cela sous le régime syndic. Déboulonner le Syndicat à Ulindi était pour nous une mesure défensive destinée à balayer une menace proche. Laissez-nous au moins le mérite d’admettre que c’était dans notre intérêt. Si vous cessez de nous combattre, si vous cessez de contribuer à soutenir le Syndicat, je n’ai cure de ce que vous ferez ensuite tant que vous ne chercherez pas à vous établir en seigneur de la guerre menaçant les systèmes voisins que Midway s’est engagé à défendre. Mais je ne peux pas permettre à des forces terrestres encore opérationnelles et loyales au Syndicat de continuer à sévir sur cette planète et dans ce système. »

Gozen soutint son regard quelques secondes avant de répondre. « Vous n’avez pas la puissance de frappe ? Vous n’ignorez pas qu’un cuirassé est en orbite, n’est-ce pas ?

— Ouais. Le nôtre. Flambant neuf. Il n’aurait pas dû être déjà opérationnel.

— Il l’est pourtant.

— C’est ce que j’ai cru comprendre. Il pourrait bombarder cette planète jusqu’à n’en plus rien laisser debout, mais pas la contrôler ni sa population. Il rentrera avec nous à Midway parce que nous en avons besoin pour défendre notre système. Alors dites-moi un peu ce que vous comptez faire, cadre exécutif Gozen ?

— Vous vous servez du matériel syndic. Avez-vous de bons décodeurs informatiques dans vos rangs… général ?

— Je dispose même des meilleurs de tout l’espace colonisé par l’homme.

— Vraiment ? » Gozen sourit sincèrement pour la première fois. « Comment le savez-vous ?

— Ils me l’ont affirmé si souvent que je n’ai pas tenu le compte.

— Je peux envoyer un virus, déclara Gozen, brusquement bizness-bizness. On a bloqué toutes nos communications avec l’autre bord, là où les serpents ont encore la haute main. Si vous trouvez le moyen d’inoculer ce virus à leur réseau, il identifiera pour vous les serpents en affichant un signe distinctif sur l’écran de visière de vos cuirasses de combat.

— Ça pourrait être commode, admit Drakon. Quelle est la contrepartie ? Que désirez-vous en échange ?

— Si vous vous en prenez de nouveau aux serpents, tuez-les. Personne d’autre.

— Et si d’autres nous tirent dessus ?

— Écoutez… faites de votre mieux. Dites-le, tout simplement. Ça me suffira.

— Pourquoi ? demanda Drakon.

— Parce que… » Gozen fit la grimace. « Parce que vous m’avez écoutée et que vous m’avez donné des explications, alors que les commandants auxquels j’ai eu affaire m’auraient depuis longtemps ordonné de la fermer et d’obéir. Et parce que les soldats que j’ai à mes côtés sont de braves gens, des hommes et des femmes courageux qui connaissent leur boulot ; mais beaucoup de leurs amis sont morts, on les a poussés au-delà de leurs limites, et ils sont maintenant éreintés, désorganisés et au bout du rouleau. Je ne peux pas atteindre les serpents qui tiennent en otage le reste de ma division et je ne crois pas pouvoir les repousser, ni vous non plus d’ailleurs, en cas de nouvel assaut. Voilà pourquoi.

— Vous avez bluffé tout du long ? s’étonna Drakon. Sérieusement ?

— Oui, m’sieur, honorable CECH.

— Cadre exécutif Gozen, je ne sais pas ce que vous comptez faire quand tout ceci sera terminé, mais, si d’aventure vous cherchez un emploi et que vous passez le filtrage de sécurité, j’aimerais réellement avoir à mes côtés un officier de votre calibre. Bon, je vais demander à mon technicien des trans de vous balancer un lien pour nous transmettre ce virus, et nous verrons bien si mes gens parviennent à éclairer ces serpents.

— Vous venez de m’offrir un poste ? » Gozen éclata de rire. « Vous devez être masochiste.

— Vous n’êtes pas la première à me le dire.

— Très bien, général. Je vais vous dire ce que je vais encore faire pour vous. Je vais tenter de passer le mot aux soldats qui sont encore sous le contrôle des serpents que vous faites des prisonniers. Ça devrait nous profiter à tous les deux, n’est-ce pas ? Ils se battront moins durement et plus d’un de ceux qui sont encore en vie le resteront. Faites-moi savoir quand vous lancerez l’assaut, afin de m’assurer que vous savez où se trouvent mes lignes.

— Savez-vous où sont votre ancien CECH et son état-major ? demanda Drakon.

— Je ne répugne nullement à vous le dire », déclara Gozen. Des coordonnées apparurent sur l’écran du général. « C’est là qu’étaient localisés cet exalté de CECH Nassiri et son équipe. Vous remarquerez qu’il s’agit d’un immeuble confortable très en retrait des premières lignes.

— Et qu’il y a un bar non loin, laissa tomber Drakon quand son écran eut repéré sur le plan de la ville le bâtiment correspondant aux coordonnées.

— Oui, général. Bien commode pour lui, n’est-ce pas ? » Gozen jeta un regard de côté et prêta l’oreille. « Je dois y aller, mon général. Donnez-moi ce lien et n’oubliez pas ce que j’ai demandé en échange.

— Je n’oublie jamais ces choses-là », répondit Drakon juste avant que l’image de Gozen ne disparaisse.

Il pointa l’index sur son technicien des trans. « Il faut transmettre à un cadre exécutif un lien qui lui permettra de télécharger à notre intention un dossier qu’on sécurisera avant de le passer aux décrypteurs.

— J’y travaille, mon général.

— Mon général, nous devrions traiter avec la plus extrême prudence tout ce qui concerne nos rapports avec de prétendus rebelles syndics, lâcha Malin, le front plissé d’inquiétude, mimique qui ne lui ressemblait guère.

— J’en suis conscient, dit Drakon. Y a-t-il chez le cadre exécutif Gozen quelque chose qui vous inquiète particulièrement ?

— Elle vous a manifestement impressionné, mon général. Comme le cadre exécutif Ito impressionnait le colonel Rogero.

— Elle ne cherchait pas à m’impressionner, fit remarquer Drakon. Contrairement à Ito, qui se conduisait comme un chiot qui vient de se trouver un nouveau maître. Ne vous bilez pas, Bran. Si Gozen tient à se rallier à nous, elle subira un examen complet. Pour l’instant, j’aimerais que vous contactiez les gardes de nos prisonniers. Qu’ils leur demandent si quelqu’un connaît le cadre exécutif Gozen. »

Malin plissa de nouveau le front, cette fois pour se concentrer. « Afin de confirmer qu’elle n’est pas un agent des serpents ?

— Non. Si elle est à ce point habile, ils n’en sauront rien. S’il se trouve des gens qui la connaissent, je veux qu’on en libère un ou deux et qu’on les renvoie à Gozen pour lui montrer que nous faisons réellement des prisonniers. Si nous réussissons à obtenir des anciens soldats du Syndicat qu’elle a sous ses ordres qu’ils capitulent, ça épargnerait peut-être la vie de quelques-uns des nôtres et, à ce que j’ai pu voir d’elle, Gozen saura les persuader de se rendre avec elle.

— Mais, mon général, quelqu’un d’aussi indiscipliné n’aurait jamais pu survivre sous le Syndicat, insista Malin. À moins d’être lui-même un serpent.

— C’est un argument recevable, et je veux d’ailleurs savoir ce qui l’a empêchée d’être envoyée dans un camp de travail. Maintenant, appelez ces gardes.

— À vos ordres, mon général. »

Les décrypteurs ne rappelèrent que dix minutes plus tard. « Vous pouvez y arriver, sergent Broom ? demanda Drakon.

— Oui, mon général. On aura juste à infiltrer un cheval dans le réseau syndic.

— Un cheval ?

— Un cheval de Troie, précisa Broom. J’ai appris qu’on allait relâcher un prisonnier. Le renvoyer à ceux qui ont tué tous leurs serpents.

— Comment avez-vous… Peu importe. Cessez de pirater le canal de commandement privé.

— Oui, mon général. Euh… non, mon général, je veux dire. Il serait déplacé d’espionner mes supérieurs.

— C’était précisément ce que le Syndicat se plaisait à vous commander quand nous étions encore sous ses ordres. Je suis sérieux. Farfouillez autant que vous voudrez dans les autres systèmes pour découvrir leurs faiblesses, mais, si jamais vous trouvez des portes dérobées dans mes canaux de commandement, je veux que vous les refermiez hermétiquement. Cela dit, quel rapport y a-t-il entre un prisonnier renvoyé au cadre exécutif Gozen et… » Comprenant brusquement, Drakon sourit. « Nous en renvoyons un autre ?

— Oui, mon général. Dans l’autre camp, qui ignore que nous avons parlé à Gozen. Nous lui faisons dire que nous ne savons pas ce qui se passe exactement, mais qu’il y a de toute évidence deux factions ; aussi, si les autres gars restent des Syndics purs et durs, pourrions-nous passer un marché avec vous ? Pas pour de vrai. Mais le prisonnier que nous enverrons aux serpents aura un cadeau bien spécial caché dans sa cuirasse de combat et, quand ils se connecteront avec les autres pour chercher à découvrir ce que peut leur apprendre l’ex-prisonnier, ils ouvriront une route à notre petit ami. »

Drakon opina. « Les murs pare-feu des serpents ne l’arrêteront pas ?

— Ils ne le verront pas, affirma le sergent Broom. Avec les requins de la sécurité qui gardent le logiciel du réseau ? Il passera complètement inaperçu parce qu’il aura été incorporé à un programme anodin si inintéressant que personne n’y prêtera attention. » Il sourit puis tapota son casque à l’emplacement de son dispositif de communication. « J’ai baptisé mon programme le Sergeoprotecteur.

— Je vois. Parfait ! » Drakon fixa durement le sergent. « Si je fais inspecter nos systèmes pour voir si ce logiciel d’apparence inoffensive ne s’y balade pas quelque part, on ne le trouvera pas, n’est-ce pas ?

— Non, mon général. Certainement pas. Vous ne trouverez rien avec ce scan.

— Même si j’y procédais maintenant ? insista Drakon à la vue de la réaction qu’avait provoquée sa question. Sergent, vous m’êtes précieux parce que vous travaillez et raisonnez hors des sentiers battus. C’est bien pourquoi je vous ai tiré de ce camp de travail syndic juste avant qu’on ne vous fusille pour avoir piraté le réseau qu’il ne fallait pas.

— Oui, mon général. Je n’oublierai jamais que vous m’avez sauvé la vie. Vous m’aviez dit avoir à l’occasion besoin de quelqu’un capable de voir ce que personne d’autre ne voyait là où nul n’irait le chercher, et c’est ce que je fais.

— Et vous le faites très bien. Ni le Syndicat ni les serpents ne sont entrés dans ceux de nos systèmes où je ne voulais pas qu’ils pénètrent. Plus important encore, ils ne se doutaient même pas que certaines sections leur restaient invisibles. Il a fallu un sacrément bon programmeur pour arriver à ce résultat. Et vos gens et vous avez repéré depuis toutes leurs tentatives d’intrusion. Mais, si votre pensée “latérale” outrepasse ses limites, ça devient un problème pour moi et, conséquemment, un problème pour vous. Je ne vais pas ordonner votre exécution comme l’a fait votre dernier patron, mais je dois absolument savoir si vous ne nous entraînez pas dans des complications qui nous rendraient tous les deux malheureux. Quand le colonel Morgan rentrera, je lui demanderai de procéder à des vérifications de votre travail.

— Le colonel Morgan ? Franchement, mon général, ce n’est pas nécessaire.

— J’y réfléchirai. » La rumeur que Morgan était présumée morte se répandrait tôt ou tard, mais, d’ici là, la crainte qu’elle inspirait garderait son utilité. « Pour l’heure, trouvons un prisonnier qui réponde à nos besoins et téléchargeons cette livraison bien spéciale pour les serpents dans ses systèmes. »

Il fallut encore vingt bonnes minutes pour arranger toute l’affaire, tandis que, de son côté, Drakon prévenait Kaï et Safir de se préparer à effectuer une sortie au cas où les soldats contrôlés par les serpents du Syndicat attaqueraient les rebelles du cadre exécutif Gozen. « Colonel Safir, lui annonça-t-il en conférence virtuelle, dès qu’on aura livré ces virus, nous frapperons les positions des serpents qui font face aux vôtres. Ce seront vos cibles prioritaires. Si nous réussissons à les liquider, la résistance des autres forces terrestres syndics s’effondrera peut-être. »

Le colonel Malin désigna plusieurs positions sur le plan de son écran. « Nous avons récupéré un bon stock de paquets de paillettes de rabe dans les réserves de la base. Nous devrions pouvoir camoufler votre approche de leurs positions.

— Assez pour étendre cette couverture sur une vingtaine de mètres supplémentaires de part et d’autre ? demanda Safir. Selon ce plan, nous allons nous heurter frontalement au noyau dur des troupes encore fidèles au Syndicat. Pas envie qu’on me cueille de flanc pendant la charge.

— Excellente idée, dit Drakon. Avons-nous assez de paillettes ? »

Malin vérifia les stocks, le front plissé. « Oui, mon général.

— Très bien. Vos flancs seront donc couverts, colonel. Pénétrez dans le centre, éliminez les serpents puis faites pivoter vos troupes des deux côtés pour submerger le reste des loyalistes avant qu’ils puissent organiser de nouvelles poches de résistance à l’intérieur. » Il montra des lignes qui partageaient les rangées d’immeubles. Les positions syndics installées dans les bâtiments en ruine qui faisaient face à la base formaient un large carré, à présent divisé, dont les mutinés de fraîche date tenaient plus ou moins vigoureusement les deux tiers et les soldats encore loyaux au Syndicat le tiers restant, le long d’un de ses côtés et du tronçon d’un autre ; leurs défenses regardaient tant vers l’intérieur et les troupes de Drakon que vers l’extérieur et les rebelles, tout en mordant sur les côtés du carré. « Ces lignes indiquent les positions tenues par les soldats de Gozen. Veillez à ce que les vôtres n’ouvrent pas le feu sur ceux qui les occupent ou par-delà.

— Aucun problème, mon général, tant qu’eux-mêmes ne nous tirent pas dessus. À ce propos, quand nous investirons le centre, aurons-nous le droit de descendre des loyalistes s’ils ne sont pas des serpents ? s’enquit Safir.

— Oui. Tous ceux qui vous agressent. Selon nos renseignements les plus crédibles, les forces terrestres encore contrôlées par les serpents ne sont ni très exaltées ni fortement motivées, de sorte qu’il y a de bonnes chances pour que vous ne vous heurtiez pas à une bien ferme résistance, sauf de la part des serpents. Que ceux-ci n’aient pas encore cherché à frapper les positions de Gozen montre assez clairement que les hommes qu’ils contrôlent encore sont désormais peu fiables ou au bout du rouleau, voire les deux à la fois. Mais, si l’on se regimbe, vous êtes autorisés à liquider cette résistance d’où qu’elle vienne.

— Très bien. » Safir fit la moue. « J’ai autorisé mes gars à se reposer par quarts, mais eux aussi sont fatigués, mon général. Si jamais nous tombons sur une vacherie, ils risquent de vaciller.

— Je comprends. Dans cette bataille, les deux camps sont arrivés au bout du rouleau. Mais il nous reste assez de tripes pour frapper un bon coup et mettre définitivement K.O. nos derniers adversaires. » Il montra de nouveau le plan virtuel du doigt. « Les forces syndics survivantes sont bien plus dispersées que nous l’étions quand nous défendions cette base. Elles ont accusé de lourdes pertes et doivent couvrir malgré tout un front beaucoup plus large. Nous devrions pouvoir percer leurs lignes avec bien plus de facilité qu’elles-mêmes n’en ont eu pour submerger nos défenses. »

Kaï étudia le plan. « Et si Gozen envoyait ses soldats contre nous quand le colonel Safir attaquera les serpents ?

— Alors vous vous en chargerez, répondit Drakon. Votre brigade détachera quelques unités pour couvrir la section du périmètre de la base que les soldats de Safir auront désertée pour livrer l’assaut, mais il vous restera assez de troupes face aux positions de Gozen si celle-ci se risquait à nous frapper dans le dos. J’en serais le premier surpris, mais, le cas échéant, votre brigade sera notre police d’assurance.

— Comment saurons-nous si le virus a effectivement infecté les systèmes syndics ? demanda Safir.

— C’est à cela que sert aussi notre cheval de Troie de prisonnier. Nos décrypteurs l’envoient infiltrer les systèmes de com syndics par un ver qui, connecté aux nôtres, les incitera à transmettre une unique microrafale chargée de nous prévenir que le virus capable de détecter les serpents est en place. Ce sera le signal de l’attaque. »

Safir éclata brusquement de rire en dépit de son visage creusé de fatigue. « Voyons si j’ai bien tout compris, mon général. Quand le ver des décrypteurs nous signale que notre cheval de Troie va éclairer les serpents en surbrillance, nous attaquons. C’est bien ça ? »

Drakon ne put s’empêcher de sourire. « Exactement. Néanmoins, vous pourriez sans doute le formuler différemment lors du briefing de votre force d’assaut.

— Non, mon général. C’est très précisément ce que je leur dirai. Si éreintés que soient mes hommes, ils s’en souviendront.

— Mon général, ne serait-il pas plus avisé de demander au Midway de bombarder les bâtiments tenus par les loyalistes ? demanda Kaï. Nous les éliminerions sans prendre aucun risque.

— C’est vrai, reconnut Drakon. Mais ils pourraient voir arriver les projectiles assez tôt pour évacuer leur rangée d’immeubles et occuper la suivante, celle qu’ils tenaient auparavant, juste derrière la première. Si je connais bien les serpents, ils auront interdit toute retraite à leurs soldats. Mais, s’ils voient un gros bombardement leur tomber sur la tête, tous décamperont. Et, si ces unités se dispersaient dans la cité, il faudrait alors demander au directeur des ressources humaines de prendre sur son temps pour les retrouver. »

Safir hocha la tête. « Je préférerais en finir tout de suite. Saviez-vous que les gens appelaient autrefois le directeur des ressources humaines le diable ?

— Qu’est-ce qu’un diable ? demanda Kaï.

— Une sorte de DRH, j’imagine.

— Il y a un autre facteur, déclara Drakon. Le cadre exécutif Gozen et ses soldats ne tiennent pas à voir mourir d’autres de leurs camarades, du moins pas davantage que nécessaire. Aplatir ces immeubles comme des crêpes pour massacrer tous leurs occupants nous ferait passer pour des menteurs qui n’ont pas plus de respect pour la vie humaine que les CECH syndics. Quelques-uns des survivants de cette division pourraient devenir le noyau d’une nouvelle force de défense d’Ulindi, et je tiens à ce qu’ils voient en nous des gens crédibles.

— Et pas des Syndics, renchérit Kaï. Compris. Je ne me rendais pas compte de tous les problèmes qu’implique une planification à long terme.

— Quand commençons-nous, mon général ? demanda Safir.

— Dès que vous serez prête. Il est primordial de frapper les serpents avant qu’ils ne se soient trop longtemps reposés. »

On vit Safir consulter son écran pour réviser les données relatives à ses troupes. « Dans quinze minutes, le temps de briefer mes gars, de les équiper complètement pour l’assaut et de les mettre en position. »

Drakon hocha la tête. « Parfait. Colonel Malin, préparez-vous à relâcher les deux prisonniers. Je veux qu’ils prennent le chemin de leurs lignes respectives dans exactement quinze minutes.

— Qu’en est-il du CECH de la division et de son état-major ? demanda Malin. Devons-nous demander au Midway de les liquider ?

— J’ignore s’ils sont toujours localisés à la position qu’ils occupaient avant que leur contact avec Gozen ne soit coupé. Où qu’ils soient à présent, je m’attends à ce que le CECH en question et une bonne partie de son état-major se sauvent dans une débandade générale dès que nous aurons submergé les lignes ennemies. Le Midway repérera leurs véhicules ou leurs navettes et je prendrai une décision à ce moment-là. Très bien. Allons-y. »

Un quart d’heure plus tard, Drakon voyait dans des fenêtres virtuelles distinctes un des deux prisonniers libérés s’avancer lentement, les bras levés et les mains nues, vers les positions tenues par les soldats de Gozen, tandis que le second, dans la même posture, progressait vers celles contrôlées par les serpents du Syndicat.

« Il n’est pas exclu que les serpents se contentent de descendre le prisonnier au lieu de l’interroger, murmura Malin à l’intention de Drakon.

— Je l’ai envisagé. Mais je les crois surtout avides d’en savoir plus long sur notre statut, et leur seul moyen d’obtenir cette information, c’est de le questionner. »

Celui qu’on avait envoyé aux serpents semblait bien moins confiant que Drakon quant à l’accueil qu’on allait lui réserver. Il ne cessait de trébucher sur les nombreux obstacles d’un terrain que les combats et les bombardements avaient rendu accidenté, et il levait les mains aussi haut que possible.

Drakon vit le premier atteindre les positions de Gozen et constata qu’on le conduisait à l’intérieur.

Le second se planta juste devant celles du Syndicat et ne bougea plus ; il obéissait manifestement aux instructions.

« Attendez pour lancer les paquets de paillettes, ordonna Drakon. Préparez-vous à gicler, colonel Safir.

— Les serpents n’ont pas encore fait entrer le prisonnier, protesta Malin.

— Ils ne le laisseront pas entrer, répondit Drakon. Je viens de comprendre ce qu’ils manigancent. Ils comptent procéder à son interrogatoire à distance par le truchement des canaux de com puis ils le tueront pour ne pas courir le risque qu’il soit armé ou équipé d’explosifs. » Qu’il eût lui-même ordonné à l’homme de marcher ainsi à sa mort le rendait malade, mais pas un seul instant jusque-là il n’avait imaginé que les serpents puissent se montrer à ce point paranoïaques. « Ce sont des serpents. Pourquoi diable ne me suis-je pas attendu à ce qu’ils se conduisent en serpents ? »

Les mains de Malin stationnaient au-dessus des commandes de tir des paquets de paillettes. « Mon général, personne parmi nous…

— Mon général, la microrafale vient de nous parvenir ! rapporta le technicien des trans.

— Tirez ! ordonna Drakon à Malin. Nous lançons les paillettes, colonel Safir. »

Il n’avait pas terminé sa phrase que les paquets volaient.

Le prisonnier délivré recula en titubant puis s’effondra.

« Ils l’ont descendu juste avant que nous ne tirions, constata Malin.

— Ce sera la dernière victime de ces serpents, grogna Drakon. Safir, foncez dès que vous serez prête. »

Les paquets s’épanouissaient juste devant les positions du Syndicat, libérant toutes sortes de leurres. « Sus à eux ! hurla Safir. Pour le colonel Gaiene ! » Puis, dans un ululement rageur, elle prit la tête de sa force d’assaut pour la lancer contre les positions syndics.

Un tir de barrage les accueillit. Les défenseurs visaient à l’aveuglette à travers les paillettes et ne faisaient que rarement mouche. Drakon avait affiché une image transmise par la visière de Safir en voyant la fumée et les diverses contre-mesures de paillettes s’élever dans l’air, mais il la vit s’y enfoncer la tête la première et il perdit aussitôt la connexion. La seule information dont il disposait à présent était une estimation de sa position fondée sur son dernier rythme de progression connu.

« Que se passe-t-il ailleurs, Bran ? demanda-t-il, répugnant à détourner son attention de l’assaut de Safir.

— Ça reste tranquille dans les secteurs qui font face aux forces de Gozen, répondit le colonel. Nous n’avons repéré aucun tir d’artillerie imminent visant celles de Safir.

— Le Midway a lourdement endommagé l’artillerie syndic, fit observer Drakon. Notre force d’assaut devrait émerger des paillettes d’une seconde à l’autre. »

Son écran clignota, se réactualisa, clignota de nouveau puis se stabilisa. Quelques secondes seulement avant que la charge de Safir ne se drosse sur les positions syndics il disposait à nouveau d’une vue dégagée retransmise par sa cuirasse de combat.

Les armes des défenseurs s’étaient révélées inefficaces tant qu’elles tiraient à l’aveugle. Mais, maintenant que la force d’assaut avait émergé des paillettes, elles pouvaient recourir durant un bref laps de temps, avec une précision extrême, à leurs systèmes de visée. C’était ce moment qu’avait redouté Drakon. Même si les défenseurs couvraient davantage de terrain avec des effectifs inférieurs, et bien qu’ils fussent épuisés par leurs nombreux assauts quotidiens, ils risquaient encore d’infliger de lourdes pertes aux soldats de Safir avant qu’ils n’atteignent les positions syndics.

Mais, pendant ces quelques secondes, il put constater que les tirs de la plupart des Syndics restaient mal ajustés. Rares étaient ceux qui touchaient les assaillants avec la précision à laquelle on était en droit de s’attendre de systèmes de visée, et la plupart rataient largement leur cible. Ils ne cherchent pas à nous frapper, conclut-il avec soulagement. Gozen leur avait-elle fait passer le mot qu’ils pouvaient se rendre avec la certitude d’être faits prisonniers ? Ou bien ces soldats syndics étaient-ils vannés au point de n’en avoir plus rien à battre ?

À peine gênés par ces tirs majoritairement inefficaces, les soldats de Safir enfoncèrent la ligne ennemie en détruisant littéralement, dans la plupart des cas, ce qui subsistait des barricades de fortune, ou en broyant les soldats syndics qui ne réussissaient pas à les esquiver à temps. À l’œil nu, rien ne distinguait les cuirasses de combat des forces terrestres régulières de celles des serpents, mais, sur la visière du casque des soldats de Drakon, certains des symboles désignant l’ennemi luisaient d’un vert phosphorescent vénéneux au lieu du rouge normal. Les symboles verts s’effaçaient si vite qu’ils semblaient se dissoudre à mesure que les assaillants progressaient dans la position syndic et éliminaient les serpents de ce secteur.

Le dernier serpent s’abattant, les canons des armes pivotèrent pour se braquer sur les soldats syndics, qui eux-mêmes visaient les troupes de Drakon. L’espace d’une éternité, qui ne dura pourtant qu’une ou deux secondes, les deux groupes retinrent leurs tirs et se regardèrent en chiens de faïence.

Puis Safir releva sa visière. « Nous sommes venus éliminer des serpents ! hurla-t-elle. Pas vous ! Lâchez vos armes et laissez-nous achever les derniers ! »

Plusieurs soldats du Syndicat jetèrent leur arme, précipitamment imités par les autres. « Troisième compagnie, surveillez vos nouveaux amis ! ordonna Safir en rabaissant sa visière. Premier et troisième bataillons, demi-tour à droite et attelez-vous-y ! Deuxième et quatrième, à gauche derrière moi ! »

De part et d’autre de la brèche ménagée dans le front syndic, les assaillants se ruèrent en désordre. Les serpents avaient ordonné aux troupes placées sous leur contrôle de se retourner et de contre-attaquer simultanément en direction de la percée, ce qui théoriquement aurait dû être la bonne tactique pour enfoncer les troupes de Drakon sur ses deux flancs. Mais, dans la pratique, éreintés et récalcitrants, les soldats syndics ne se déplaçaient ni assez vite ni avec assez d’assurance, et les plus proches de la pénétration opéraient d’ores et déjà un début de repli désordonné, à mesure que les serpents qui se tenaient à leurs côtés étaient méthodiquement abattus par l’avant-garde des attaquants. Ce qui aurait normalement dû être une preste volte-face assortie d’un appui bienvenu prit vite le tour d’une cohue frénétique, où chacun bloquait son voisin dans une masse enchevêtrée de soldats paniqués et où tous tournaient en rond dans la confusion générale. Les serpents hurlaient successivement ou simultanément ordres et contrordres, ajoutant au chaos. Certains se mirent à tirer sur leurs propres troufions, méthode syndic traditionnelle pour imposer la discipline quand toutes les autres ont échoué, et un grand nombre de ces derniers, excédés, entreprirent de riposter en ciblant non seulement les serpents mais encore tous les cadres exécutifs et superviseurs à portée de tir.

Les assauts de Safir se heurtaient à des grumeaux de soldats syndics trop occupés à se combattre les uns les autres pour prêter beaucoup d’attention aux troupes de Drakon. « Débusquez-moi ces serpents ! » ordonna Safir, ses hommes prenant position partout où ils jouissaient d’une ligne de mire dégagée pour en descendre au plus vite autant qu’ils le pouvaient. « Divisez-vous et contournez ce foutoir. Continuez d’avancer jusqu’aux lignes de Gozen et n’en laissez aucun en vie derrière vous ! »

L’assaut se fragmenta tant et plus, les soldats de Safir se divisant en de nombreux petits groupes à mesure qu’ils poussaient leur avance à travers les immeubles dévastés en évitant les tas de décombres et les plus solides poches de résistance. À les voir, Drakon éprouvait une grande fierté, conscient que les troupes régulières syndics n’auraient jamais opéré de cette façon, en misant sur l’initiative individuelle, la rapidité et la faculté d’adaptation pour poursuivre leur attaque, rattraper ou isoler les défenseurs qu’ils rencontraient sur leur chemin. Mais il avait entraîné ses soldats à réfléchir par eux-mêmes, et, dans un tel affrontement, ça se révélait payant.

Et partout où passaient les soldats de Safir les symboles d’un vert vénéneux désignant les serpents s’éteignaient comme des chandelles mouchées.

Lorsque le troisième bataillon atteignit enfin la ligne des défenseurs qui faisait face aux troupes rebelles de Gozen et abattit les serpents qui s’y embusquaient, les derniers loyalistes se bornèrent à lâcher leurs armes pour courir au-devant de leurs anciens camarades, les bras tendus.

« Mon colonel, est-ce normal qu’ils se rendent aux autres forces terrestres du Syndicat ? demanda un lieutenant.

— Ces autres forces terrestres n’appartiennent plus au Syndicat, répondit Safir, essoufflée par la cavalcade à travers le dédale des bâtiments fracassés. Mais veillez à ce qu’ils tombent les armes. Et assurez-vous qu’aucun ne s’esbigne en ville. »

Entre-temps, le deuxième bataillon était arrivé de l’autre côté des anciennes positions syndics, où la plupart des soldats du Syndicat lui livraient les ultimes serpents ou l’aidaient à les éliminer avant de reposer leurs armes et de tenir bien en vue leurs mains vides.

Ceux du deuxième bataillon de Safir marquèrent une pause pour observer les rebelles de Gozen, de l’autre côté d’une faille dans les ruines. Drakon attendit de voir si quelqu’un faisait une sottise, mais, après s’être toisés un instant, chacun des deux bords battit lentement en retraite.

Il grossit l’échelle sur son écran, en quête de symboles désignant des soldats ou des serpents syndics encore actifs, mais, pendant qu’il observait, les dernières poches de résistance cessèrent le combat. « Envoyez des éclaireurs explorer les immeubles de l’autre côté de la rue, ordonna-t-il à Safir. Voyez s’il s’y trouve encore des troufions syndics puis dépêchez des unités à l’intérieur pour vous assurer qu’aucun ne tente de s’éclipser pour se perdre en ville. »

Malin affichait un rare sourire. « Vous avez réussi, mon général. Nos senseurs ne décèlent plus aucun signe de résistance.

— Continuez de surveiller les activités jusqu’à ce que nous soyons bien certains que tous les loyalistes ont été désarmés et rassemblés, ordonna Drakon. Il faut… Je dois répondre à un appel du Midway. »

Entre les récents et chaotiques combats au sol dans les ruines et l’image de la passerelle impeccable et bien ordonnée du cuirassé, le contraste était saisissant. « Où en êtes-vous, kapitan ?

— Général Drakon… » Mercia gesticula vers son propre écran. « Deux navettes viennent de décoller d’une aire de stationnement proche de la position que vous nous aviez demandé de surveiller. Superbe furtivité sans doute, mais les nuages de poussière soulevés par les combats nous permettent néanmoins de les suivre à la trace. Elles accélèrent vers l’intérieur des terres. »

Le CECH syndic responsable de la division des forces terrestres qui venait tout juste d’être défaite avait donc jugé, comme on s’y attendait, que prudence est mère de sûreté. « Deux navettes, apprit Drakon à Malin. Il a dû laisser sur place une bonne partie de son état-major.

— Abandonner à leur sort les travailleurs et cadres subalternes est de tradition syndic en pareil cas, commenta laconiquement Malin.

— Kapitan Mercia, pouvez-vous abattre ces deux navettes ? reprit le général.

— Tout ce que vous voudrez. Si vous préférez minimiser les dégâts, je peux aussi attendre qu’elles se soient éloignées de la cité et les frapper quand elles survoleront la campagne.

— Pourrez-vous les filer jusque-là ?

— La fumée et la poussière se répandent assez densément dans la campagne pour nous permettre de les pister sur au moins trente kilomètres, répondit Mercia.

— Alors descendez-les dès qu’elles seront hors de la ville. Avez-vous repéré autre chose dont je devrais être informé ?

— Le personnel de sites militaires secondaires s’en échappe un peu partout. Je me suis dit que vous tiendriez à récupérer intact leur matériel abandonné et nous avons donc cessé de les bombarder. Nous avons aussi identifié d’importants rassemblements dans des campements extra-muros. Probablement des citoyens de la cité que vous occupez.

— Ça expliquerait pourquoi nous n’avons vu aucun civil durant les combats. Étonnant ! Je ne m’attendais pas à ce que Haris et les serpents s’inquiètent d’une hécatombe de citoyens.

— Je doute qu’on les ait déplacés par souci de leur santé. Plutôt pour de tout autres raisons, vraisemblablement. » Mercia étudiait intensément son écran. « Les deux navettes survoleront la campagne dans trente secondes. Restez en ligne. »

Trente secondes peuvent durer une éternité quand on les égrène l’une après l’autre.

Mercia donna un signal. Les faisceaux de particules des lances de l’enfer du cuirassé en jaillirent et transpercèrent les fuyardes. « Les deux coucous sont cuits. Un de crashé. Deux de crashés. Vous voulez les coordonnées des épaves ?

— Plus tard, s’il vous plaît. » Drakon se disait que, si ça s’était passé différemment, il aurait pu se trouver lui-même à bord d’une de ces navettes en fuite, tandis que, du haut du ciel, le cuirassé syndic l’aurait écrasé comme une mouche avec la même brutale efficacité.

Non. Il serait sans doute mort, mais pas de cette manière. Pas en fuyant. Plutôt debout comme Conner Gaiene, en combattant jusqu’au dernier souffle.

« Colonel Kaï, envoyez une compagnie en ville à ces coordonnées. Vous devriez y débusquer le plus gros de l’état-major de la division syndic. Leur CECH a trouvé la mort en fuyant. Rassemblez ces gens et voyez quels équipements, matériel, codes et autres éléments utiles ils peuvent nous remettre intacts.

— Mon général, le cadre exécutif Gozen aimerait vous parler, annonça le technicien des trans.

— Passez-la-moi. »

Le visage de Gozen lui apparut. Elle avait l’air plus lasse que jamais et les récents événements ne semblaient lui inspirer aucune joie. « C’est fini, hein, général ?

— À moins que le Syndicat ne planque encore d’autres unités sur cette planète.

— Rien de bien dangereux à ma connaissance. Il avait déjà tout mis dans la balance pour vous anéantir. » Elle eut un sourire désabusé. « Ça n’a pas marché.

— Non, assurément. Vous allez bien, cadre exécutif Gozen ?

— Je survivrai. » Elle lui décocha un regard fiévreux. « Mes travailleurs n’en pâtiront pas, général ? Pas de camps de travail pour eux ?

— Il n’y a pas de camps de travail à Midway. Ils ont été abolis et ne reviendront pas.

— Difficile à croire, mais vous n’avez aucune raison de me mentir. Que vont-ils devenir ?

— Ça ne dépend que d’eux. Ulindi aura besoin de forces terrestres. Moi-même je dois remplacer nos pertes d’ici. Ou ils peuvent encore rentrer chez eux. Je ne les en empêcherai pas. »

Le bref sourire de Gozen tenait plutôt de la grimace. « Chez eux ? Dans mon cas, ça prendrait plutôt la forme d’un aller sans retour pour un camp de travail du Syndicat. Vous comptez nous désarmer ?

— Le dois-je ?

— Non, général.

— Alors cramponnez-vous encore à vos armes pour l’instant, mais ne bougez pas de vos positions. Nous ne désarmons que les prisonniers que nous avons faits en investissant la partie de vos lignes contrôlée par le Syndicat, mais, si vous préférez, nous pouvons vous remettre ces soldats.

— Ce serait certainement un geste gracieux, général. Je vais faire savoir à mes gens qu’ils ont vraiment le choix pour la première fois de toute leur existence. Ça va leur faire tout drôle.

— Vous vous y ferez au bout d’un moment, affirma Drakon. Juste pour garder un ton officiel, vous soumettez-vous à mon autorité, les soldats qui sont sous vos ordres et vous-même ? »

Gozen prit une profonde inspiration puis hocha la tête. « Oui, général.

— Nous en sommes encore à faire le tri à l’intérieur de la base. Veuillez contacter le colonel Malin dans une demi-heure. Voici son code de com. Faites-lui savoir de quoi vous avez besoin. Abris, rations, ainsi de suite. Si vous pouviez nous dire où en trouver d’autres réserves à proximité, ça nous avancerait. Où en êtes-vous sur le plan médical ?

— Nous aurions l’usage de toute l’assistance que vous pourriez nous apporter, général.

— On va mettre ça en branle.

— Merci. » La façade que présentait Gozen se craquela légèrement, mais elle se redressa et hocha la tête à son intention. « La journée a été longue et j’ai encore beaucoup à faire.

— Pas de précipitation. Nous n’irons nulle part tant que nos vaisseaux n’auront pas rassemblé ceux des cargos qui nous ont débarqués ici et n’ont pas été détruits. »

Gozen eut l’air surprise. « Vous n’allez pas réquisitionner nos transports de troupes ? »

Drakon s’efforça de ne pas laisser transparaître son propre étonnement. « Quels transports de troupes ? Ceux qui vous ont conduits à Ulindi ? Ils sont repartis.

— Non. Certainement pas. Je vous ai déjà dit qu’on nous avait largués sur cette planète peu avant votre apparition. Les transports de troupes sont peut-être moins lents que des cargos, mais pas assez rapides malgré tout pour déblayer le plancher avant le moment prévu pour votre probable émergence. Si vous les aviez vus, ç’aurait éventé le traquenard. En outre, le CECH tenait à les garder à proximité. On leur a ordonné de stationner jusqu’à contrordre là où l’étoile s’interposerait entre eux et vos vaisseaux.

— L’étoile ?

— Oui, l’étoile. Ce gros machin qui brille dans le ciel, vous savez ?

— Les transports de troupes sont toujours là ? » Un autre des propos de Gozen le frappa soudain. « Pourquoi le CECH tenait-il tant à les avoir sous la main ?

— À ce que j’ai entendu dire, une fois que nous vous aurions écrasés au sol et que la flottille du Syndicat aurait anéanti vos forces mobiles, le plan prévoyait de nous rembarquer à toute vitesse pour nous conduire dans votre système stellaire. Dans ces transports de troupes escortés par la flottille. Nous devions frapper les gens que vous avez laissés derrière vous avant qu’ils n’apprennent ce qui vous était arrivé, afin de mettre à votre rébellion un terme définitif. » Elle se concentra. « Je crois… me souvenir que les transports devaient rester dans un rayon de dix à quinze minutes-lumière de nous. »

Drakon la fixa comme si ce qu’elle venait de lui apprendre commençait seulement à se faire jour dans son esprit. « Un excellent plan », convint-il. Bien trop retors. « Je vous rends à vos affaires. Merci, cadre exécutif Gozen. Vous avez mon code de com. Contactez-moi directement si vous avez des problèmes. »

Dès que son image se fut évanouie, il passa un autre appel. « Kapitan Mercia, j’ai là une information d’une extrême importance et j’aimerais que vous la transmettiez à la kommodore Marphissa. »

Mercia cligna des paupières pour se concentrer. Les journées avaient aussi été très dures pour les forces mobiles, semblait-il. « Que s’est-il passé ?

— Un paquet de transports de troupes du Syndicat se cachent encore derrière l’étoile. Ceux-là mêmes qui ont amené à Ulindi les forces terrestres syndics. S’ils ont embarqué une entière division d’un coup, il doit s’en trouver entre douze et quinze au bas mot. Ils sont censés stationner entre dix et quinze minutes-lumière de cette planète. »

Mercia se pétrifia un instant puis parut impressionnée. « Super. Vous les voulez en état de marche ou sous forme d’épaves.

— Autant que possible à l’état de transports de troupes.

— Je suis sûre que la kommodore sera heureuse d’honorer votre requête, mon général. Elle arrive juste derrière moi avec les croiseurs et les avisos endommagés en combattant les Syndics, et elle ne devrait plus tarder. Avez-vous une idée de la raison pour laquelle ces transports de troupes ne se sont toujours pas enfuis ?

— Ils avaient reçu du CECH dont vous venez de détruire la navette l’ordre ferme de se cantonner à proximité de la planète. Ils espèrent sans doute que nous repartirons sans les avoir repérés.

— Ç’aurait pu effectivement se produire si nous étions tous restés très près les uns des autres, dit Mercia. Il leur aurait suffi de changer constamment de position pour se maintenir toujours derrière l’étoile par rapport à nous et à l’orbite de la planète. J’en informerai la kommodore, mon général. »

Cette tâche accomplie, Drakon put enfin se rasseoir. Son siège craqua sous le poids de sa cuirasse intégrale et il se rendit compte qu’il pouvait désormais ôter son équipement de combat si l’envie lui en prenait. Mais il activa d’abord son canal de commandement. « À tout le personnel. Le combat est terminé, mis à part le nettoyage. Ulindi est à nous. Nous avons gagné. Bravo à vous tous. Très beau boulot. »

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