Chapitre quatre

Le système stellaire de Kane avait connu une année très mouvementée. Les CECH représentant les Mondes syndiqués avaient fait de leur mieux pour étouffer la rébellion naissante, ce qui s’était traduit par des milliers de victimes hâtivement rassemblées et sommairement exécutées ou expédiées dans des camps de travail en rapide expansion, où nombre d’entre elles étaient mortes après des mois de privations. L’effondrement final de l’autorité syndic avait été marqué par des manifestations de masse qui avaient fréquemment tourné à l’émeute populaire et infligé de considérables ravages aux cités de la principale planète habitée. Le bassin de radoub et chantier spatial orbitant naguère autour d’une géante gazeuse avait été détruit par les forces syndics dans leur retraite. Et, une fois partis les suzerains exécrés, trop de nouveaux concurrents, dont aucun n’était assez puissant pour prévaloir ni assez enclin au compromis pour s’allier à d’autres factions, s’étaient présentés pour régenter Kane. Débats et querelles intestines s’étaient soldés par une guerre ouverte, laquelle avait imposé de nouvelles misères à la population et davantage de destructions à ses cités.

Compte tenu de cette ordalie, on comprenait aisément que plus d’un habitant de ce système stellaire vît une lueur d’espoir en même temps qu’un sujet d’inquiétude dans l’irruption d’un cuirassé accompagné d’un nombre étonnamment réduit d’escorteurs. Kane n’avait ni vaisseaux de guerre ni armement orbital survivant, aucun moyen de se défendre contre une attaque venue de l’espace, pas même en un futile geste de résistance. Nombreux étaient les gens qui aspiraient au retour du Syndicat, dans l’espoir qu’il balaierait ceux qui s’étaient battus pour diriger le système et repartirait ensuite, permettant ainsi à des têtes mieux faites de triompher, et plus nombreux encore les habitants de Kane qui auraient accueilli ce retour avec ferveur s’il avait apporté la stabilité. Ç’avait toujours été un des arguments les plus convaincants du Syndicat pour justifier sa légitimité : il offrait la paix et la sécurité à ses sujets. Le prix de ces privilèges était sans doute exorbitant, mais au bout d’une année de chaos et de carnage le marché semblait bien plus acceptable à certains. En conséquence, cette occasion était une des rares circonstances où les ressortissants d’un système stellaire accueillaient l’apparition de vaisseaux syndics avec un semblant d’espoir.

Les senseurs orbitaux du système avaient été depuis longtemps détruits lors des révoltes et de la guerre civile, et on en avait aussi perdu beaucoup à la surface de la planète. Le tout premier avertissement que reçut la population des mouvements des vaisseaux syndics lui parvint sous la forme de féroces striures zébrant le ciel et marquant le sillage de projectiles cinétiques qui fendaient l’atmosphère vers leurs cibles.

Rares furent ceux qui eurent le temps de s’abriter ou de se mettre à couvert avant qu’ils ne s’abattent en déclenchant des explosions monstrueuses, qui éventrèrent les villes et détruisirent toute l’industrie qui avait survécu jusque-là. En quelques minutes, la moitié des habitants rescapés de Kane périrent, leurs cadavres ensevelis sous les décombres de leurs cités et de leurs agglomérations.

Les survivants, hébétés, réunirent les quelques armes qui leur restaient et attendirent que les vaisseaux syndics exigent leur reddition ou décident d’autres représailles. Mais, après avoir pris note des résultats de la première, ceux-ci repartirent sans demander leur reste ni même transmettre un message. Après tout, ils s’étaient déjà bien fait comprendre quant à ce que pouvait coûter une rébellion, et ils avaient pris soin de ne rien laisser à Kane qui méritât d’être reconquis.

Gwen Iceni visionnait la transmission en maîtrisant son expression, le visage de marbre, impavide et figé. Constater les ravages infligés à Kane sans laisser transparaître la répulsion qu’ils lui inspiraient à l’encontre de leurs instigateurs n’était pas une tâche aisée, loin s’en fallait.

« Où avons-nous trouvé ça ?

— Sur un cargo en provenance d’un système contrôlé par le Syndicat, répondit Togo, dont la voix ne trahissait pas plus d’émotion que le visage de sa patronne. On avait transmis la même notification à tous les systèmes stellaires de la région, ajoutait-on.

— Au moins savons-nous maintenant ce qu’a fait la CECH Jua Boucher après que nous l’avons chassée de Midway. » Iceni ferma les yeux ; la vidéo continuait de se dérouler, montrant les fruits du bombardement de Kane à coups de séquences soigneusement composées et montées, destinées à mieux souligner le massacre et la destruction. Les images formaient un contrepoint incongru au confort et à la quiétude du bureau privé de Gwen. « Un autre cargo ne vient-il pas d’arriver à Midway après avoir traversé Kane ?

— Si, madame la présidente. Ses observations tendent aussi à confirmer que le bombardement que nous avons sous les yeux a bel et bien eu lieu.

— Peut-il nous apprendre autre chose ? »

Togo hocha la tête, geste placide contrastant singulièrement avec l’horreur qu’inspirait leur sujet de conversation. « Il n’y a eu aucune sommation pour exiger la reddition de Kane avant son bombardement. Aucune transmission de quelque espèce que ce soit. Les survivants ont adressé ensuite au cargo des appels au secours.

— En quoi un cargo aurait-il pu les aider ? marmonna rageusement Iceni.

— En rien, répondit Togo. Mais il leur a promis de rapporter à Midway ce qui s’était passé.

— Pourquoi prendre cette peine ? demanda Iceni, frustrée. Que pouvons-nous bien faire ? Il ne restait plus rien que les Syndics puissent convoiter dans ce malheureux Kane, de sorte qu’ils ont fait de ce système un exemple, une leçon de choses sur ce que peut rapporter la rébellion. Il faudrait au moins vingt systèmes stellaires, et vingt systèmes stellaires opulents, pour réunir les ressources nécessaires à secourir Kane ! Je veux savoir quel effet cette vidéo produit sur nos citoyens, Togo. Quand ils l’auront vue, seront-ils inquiets, effrayés, révoltés, furieux, que sais-je encore ? » Elle savait qu’ils la visionneraient en dépit de tous les efforts qu’on déploierait pour les empêcher d’accéder à ces images. Quand on a vécu sous le régime du Syndicat, on connaît des moyens de transmettre les informations que les serpents du SSI, pourtant tout-puissants naguère, ne parvenaient même pas à complètement étouffer.

« Je mènerai une enquête à cet égard, madame la présidente, affirma Togo en ponctuant sa phrase d’un nouveau hochement de tête déférent.

— Et je tiens à ce que le mot se répande par le truchement de nos agents au sein de la population, ajouta Iceni. Ce qui s’est passé à Kane n’est pas arrivé à Midway. Pas d’émeutes, pas de luttes intestines opposant les factions aspirant au pouvoir, pas de bombardement par le Syndicat. Assurez-vous que nos citoyens méditent ce fait patent : moi aux commandes, rien de tout cela n’a affligé Midway.

— Oui, madame la présidente. Nos agents rappelleront aux citoyens qu’ils vous doivent la vie et la sécurité. »

Elle le congédia d’un geste sec et Togo se faufila silencieusement par la porte. Iceni attendit qu’elle se fût refermée pour procéder à une vérification de l’état de ses systèmes de sécurité et, dès que la diode verte s’alluma, lui annonçant que tout allait bien, elle appela Drakon. « Avez-vous vu les images en provenance de Kane, général ? »

La question était superflue. Drakon avait l’air encore plus morose que d’habitude. « Je les ai vues, oui.

— Kane nous demande de l’aide. »

Drakon fit la grimace puis détourna les yeux. « Tout ce que nous pourrions faire ne serait qu’une goutte d’eau dans la mer.

— Je sais, mais… bon sang, Artur… si seulement nous avions détruit le cuirassé de Jua la Joie et elle avec. »

Le général haussa les épaules. « Avec des si… lâcha-t-il, reprenant le vieux dicton à son compte. Écoutez, nous pouvons faire un geste… symbolique. Sans plus. Ça pourrait sauver quelques vies. »

Iceni lui décocha un regard aigu. « Je ne crois même pas que nous en serions capables.

— Bien sûr que si. Le Syndicat comptait sur Midway pour servir de base avancée aux forces qu’il déploierait contre les Énigmas. Nous disposons d’une énorme quantité de matériel destiné à ces forces entreposé ici autrefois. » Drakon plissa les yeux pour lire quelque chose sur son propre écran. « Ouais. Nous pouvons extraire de ces entrepôts deux hôpitaux de campagne et une usine de purification et de recyclage des eaux à installation rapide. Un gros cargo pourrait transporter tout ça. Je peux envoyer en même temps des troupes locales qui se chargeront de les monter et de fournir un peu d’assistance. C’est une goutte d’eau dans la mer, je viens de le reconnaître, mais ce serait déjà ça.

— Nous n’avons pas besoin de ces hôpitaux ni de cette usine ?

— Pour l’instant, répondit Drakon. Peut-être un jour, mais nous avons déjà sur les bras tout un fourbi stocké dans les entrepôts souterrains de cette planète et d’autres mondes de Midway.

— Qu’est-ce que ça coûterait ? demanda Iceni, tiquant déjà intérieurement à cette perspective.

— Ce que ça vaudrait ? Un prix inestimable si nous en avions besoin. Mais nous n’en avons pas besoin, alors que Kane, si.

— En effet, convint-elle. Je vous en suis infiniment reconnaissante, Artur. Ce sera peut-être un geste infime comparativement aux besoins de Kane, mais ce système stellaire se souviendra que nous l’avons secondé dans l’adversité. »

Drakon marqua une pause pour l’étudier. « C’est donc à cela que ça revient ? À une manœuvre politicarde ? À ce que Kane ait l’impression de nous être redevable ?

— Non ! Je… » À quoi bon objecter ? Bien sûr que je fais cela pour que Kane se sente notre débiteur. Ce n’est qu’une manière futée de mener les affaires. Et puis quoi ? « Y a-t-il une autre raison ? »

Il haussa encore les épaules. « Je vérifiais, c’est tout.

— Écoutez, général, peu importent nos motivations. Kane nous en sera reconnaissant.

— Et… ?

— Et quoi ? »

Drakon la considéra avec gravité. « Je me demandais si nos motivations importaient. Nous avons initié tout cela dans le seul but de survivre. Est-ce encore la raison qui préside à nos actes ? »

Iceni se renversa dans son siège et laissa un petit sourire jouer sur ses lèvres, offrant ainsi à son interlocuteur l’image de la CECH syndic qu’elle avait appris à projeter. « N’est-ce pas une raison suffisante ?

— Je n’en sais rien, répliqua Drakon, l’air pensif. Survivre peut conduire à adopter nombre de solutions provisoires qui finissent par vous péter au nez à longue échéance.

— Ce n’est pas franchement un scoop, répliqua Iceni, qui se demandait où il voulait en venir.

— Que voulons-nous pour Kane ? Il y a là-bas un gros potentiel et le Syndicat vient grosso modo d’éliminer tous ceux qui se battaient pour arriver au pouvoir. Kane ne se reconstruira pas avant une décennie et, si vous et moi sommes toujours là, que souhaitons-nous que devienne ce système ? Et celui d’Ulindi ? Si nous nous en emparons, allons-nous laisser s’installer un gouvernement avec lequel nous pouvons composer, établir une direction fantoche ou bien en faire une province de notre… quoi ? empire ? »

Iceni médita un instant tandis que le général patientait stoïquement. « Empire » était agréable aux oreilles, mais… « Pourrions-nous seulement garder un empire ? Le défendre contre les attaques extérieures et maintenir l’ordre à l’intérieur.

— Je ne pense pas. Nous ne disposons pas d’assez de forces terrestres ni mobiles pour venir à bout de cette tâche. Loin s’en faut. » Drakon leva la main vers le ciel. « Notre puissance de feu nous permettrait tout juste de faire comme le Syndicat à Kane, mais je reconnais volontiers que je n’en aurais pas le cœur.

— Moi non plus. Nous nous efforçons ne nous attacher solidement Taroa. Pourquoi ne pas faire de même à Ulindi ? »

Nouveau haussement d’épaules. « Certainement. Du moins si ça nous est possible. Qu’essayons-nous exactement d’édifier, Gwen ? Pas un autre Syndicat, n’est-ce pas ? Mais quoi donc, alors ?

— Le Syndicat n’a jamais été très doué pour enseigner d’autres formes de gouvernement. » Iceni appuya le menton sur sa paume et fixa le lointain. « Nous ne pouvons assurément pas appeler baptiser cela l’Alliance. Depuis la guerre, ce nom est devenu toxique chez nous. Partenariat ? Consortium ?

— Ça sonne fichtrement syndic.

— N’est-ce pas ? Mais nous parlons d’un accord entre plusieurs parties. Le Pacte ?

— Peut-être.

— Convention ? Coopération ? Trouver un nouveau nom n’a rien d’urgent, n’est-ce pas ?

— Peut-être que si. » Drakon la fixa, le front plissé. « Celui que nous lui donnons… que nous nous proposons de lui donner… sera un signal fort pour tout le monde. Tous ceux qui envisageront d’en faire partie chercheront à ce nom une résonance syndic et tous ceux qui préféreront rester en dehors, des signes témoignant qu’il n’est qu’un sobriquet pour “empire”. À ceux qui voudront savoir ce que représente Midway, quel message entendons-nous envoyer ? Survie et pouvoir pour nous deux ? Cela ne risque guère de convaincre d’autres systèmes stellaires et ça pourrait en revanche engendrer des problèmes internes. En nous autoproclamant les dirigeants d’une entité qui évoque le Syndicat, nous inciterions nos propres citoyens à se demander si certaines des rumeurs qui circulent ne sont pas fondées.

— Mais un nom au sens trop faible nous ferait passer pour des cibles faciles, objecta Iceni. Vous avez raison. Il faut y réfléchir mûrement. C’est un problème de marketing, au fond. Nous devons paraître forts sans pourtant avoir l’air de menacer les puissances étrangères, et donner l’impression d’une source de stabilité sociale et de sécurité sans pour autant avoir l’air de réprimer à la mode du Syndicat. Nous devons vendre ce produit aux systèmes qui veulent se joindre à nous et projeter en même temps l’image voulue pour ceux que nous préférons tenir à distance.

— Ce n’est pas seulement du marketing, rectifia Drakon en affichant clairement le mépris dans lequel il tenait cette profession. Ni de la propagande. Il s’agit aussi de savoir quelle forme prendra cette coalition de systèmes, quel pouvoir nous aurons ou voulons avoir sur elle. »

Iceni soupira puis plaqua la main sur ses yeux. « Nous cherchons encore à définir comment gouverner celui-ci. Du moins de manière plus détaillée. Ce dont nous déciderons fonctionnera-t-il ailleurs, comme à Taroa, par exemple, même s’il nous faut l’imposer ?

— Nous n’aurons pas forcément à l’imposer, fit observer le général. J’ai discuté avec le capitaine Bradamont du fonctionnement de l’Alliance. Elle m’a expliqué qu’il existe un certain nombre de principes sur lesquels tombent d’accord tous les systèmes qui en font partie, par exemple qu’ils ne peuvent pas prendre modèle sur le Syndicat, mais qu’à partir de là chacun de ces systèmes peut s’autogérer comme bon lui semble tant que ça n’entre pas en conflit avec ces principes.

— Hmmm. » Iceni baissa la main pour étudier la plus proche carte stellaire. « Alors il ne s’agit pas uniquement de propagande de la part de l’Alliance ? Elle autorise effectivement une plus grande… autonomie aux systèmes pris individuellement.

— C’est ce que disait Bradamont. Elle a reconnu que, sous la pression de la guerre, le gouvernement central de l’Alliance avait effectivement acquis davantage de pouvoir, mais que ce pouvoir restait limité. » Drakon avait dû lire le scepticisme dans les yeux d’Iceni parce qu’il ajouta : « Et elle appartient à l’Alliance. Vous savez ce qu’il en est de ses officiers, de leur sens de l’honneur et de leur aversion pour le mensonge. »

Iceni s’esclaffa. « Je sais surtout qu’ils se targuent volontiers de l’importance qu’a l’honneur à leurs yeux. Je suis convaincue que certains officiers de l’Alliance dissimulent davantage la vérité qu’ils ne sont prêts à l’admettre. Mais Bradamont n’a pas l’air d’en faire partie. Elle est en toutes choses d’une franchise exaspérante. Bon, si nous ne pouvons pas inculquer par la force un mode de gouvernement aux autres systèmes stellaires, il serait peut-être effectivement plus malin de leur laisser la bride sur le cou, tant que ça ne nous nuit pas ni n’apporte de l’eau au moulin du Syndicat. Plus capital encore, c’est à ce point différent des pratiques syndics que ça pourrait désamorcer les allégations selon lesquelles nous tenterions d’établir un Syndicat au petit pied. Vous offusqueriez-vous si je vous faisais part de la surprise que m’inspire le fait que vous avez réfléchi à tout cela avant moi ? »

Drakon sourit. « Non. S’agissant de gérer une affaire, vous êtes un meilleur CECH que je ne l’ai été. Je n’y ai pas réfléchi. C’est le colonel Malin qui m’a suggéré que nous devions y accorder une certaine réflexion.

— Le colonel Malin ? » En dépit des innombrables commentaires que lui inspirait cette révélation, Iceni s’efforçait de s’exprimer d’une voix égale. « Le colonel Malin m’a l’air bourré d’idées.

— Il prétend réfléchir à ce sujet depuis un bon moment, répondit Drakon. Il lui semblait qu’on n’aurait guère de chances d’y changer quelque chose tant que le Syndicat resterait aussi puissant et que l’Alliance nous ferait la guerre, mais la situation a évolué.

— La situation a évolué, convint Iceni. L’ancien régime s’est écroulé et consumé, et, maintenant… » Elle laissa sa phrase en suspens, un souvenir cherchant à refaire surface dans son esprit.

Drakon attendit en l’observant, assez avisé pour ne pas l’interrompre et, ce faisant, dissiper l’image qu’elle cherchait à se rappeler. Même si leurs discussions étaient parfois assez chaudes pour mettre le feu aux poudres, il faisait aussi preuve de certaines qualités.

Le feu. C’était ça ! « Un phénix.

— Un quoi ?

— Un phénix, répéta-t-elle. Vous avez dit qu’il nous fallait une image. J’avais déjà cogité là-dessus, et je m’étais dit que celle du phénix pourrait nous être utile. C’est pour cela que je n’ai baptisé aucun de nos croiseurs lourds le Phénix. Savez-vous ce qu’est un phénix ?

— Quelque chose qui n’existe pas réellement. Une minute ! N’y a-t-il pas un animal qui porte ce nom dans le système de Gladias ?

— Je n’en sais rien et je m’en fiche. Je parle de l’article authentique, celui qui n’est pas réel. » Le mot fit sourire Drakon, tandis qu’Iceni enchaînait. « C’est un oiseau de feu qui vit très longtemps. Comme une étoile. Mais ce n’est pas tout. Quand le phénix est blessé, il se régénère. On ne peut pas le vaincre, vous comprenez ? Et, quand il meurt, il se consume puis renaît de ses cendres. Il est invincible, indestructible, mais ce n’est pas un monstre. »

Drakon se radossa à son siège en hochant la tête. « Fichtre ! Voilà un symbole sacrément parlant.

— Un symbole sacrément puissant pour ce que nous sommes en train de bâtir. N’est-ce pas ? Un être qui endurera, qui se remettra de toutes ses blessures, aussi puissant que les étoiles autour desquelles orbitent nos planètes.

— Les planètes du Phénix ? interrogea Drakon. Ressuscitant des cendres du Syndicat ?

— Peut-être. » Iceni opina à son tour, autant pour se féliciter elle-même que pour répondre à Drakon. « Ça laisse dans le vague la nature exacte de l’association tout en projetant une image forte qui n’a rien de commun avec le Syndicat. Mais nous n’avons pas besoin que d’un symbole abstrait. Quand comptiez-vous me poser l’autre question ?

— L’autre question ? » Il secoua la tête. « À quel propos ?

— Sur le visage public de notre coalition d’étoiles qui ne serait ni le Syndicat ni l’Alliance. Vous ? Moi ? Nous deux ? Quel sera le visage du Phénix ? »

Drakon sourit légèrement. « Nous deux, j’imagine. Moi pour faire peur et vous pour présenter cette image d’un bouclier indestructible. »

Iceni le scruta longuement en s’efforçant de déterminer s’il ne venait pas de lancer une pique. « D’un bouclier ? Ce serait là mon image ?

— Celle que les citoyens attendent de leur présidente. Et c’est ce que nous voulons qu’ils croient, n’est-ce pas ? Une protection contre ce qui est arrivé à Kane, par exemple. »

Ça sonnait assurément comme un compliment, mais, curieusement, l’image n’en agaçait pas moins Iceni. « Très bien. Mais croyez-vous vraiment que j’aie besoin de vous à mes côtés pour inspirer de l’effroi à nos ennemis ? »

Le sourire de Drakon s’élargit mais resta sibyllin. « Non. Votre seul courroux peut inspirer une saine frayeur, et à juste titre.

— Contente que vous vous en rendiez compte. » Elle réfléchit un instant, les yeux plissés. « Recourir à la vieille tactique du bon et du mauvais flic présente ses avantages. J’ignore à quelle époque elle remonte exactement, mais je sais au moins qu’elle a duré parce qu’elle donne bien souvent des résultats. Malgré tout, je ne tiens pas à ce qu’un de nous deux reste figé dans l’un ou l’autre de ces rôles. Cela risquerait d’inciter des gens à croire qu’abattre l’un des deux suffirait à paralyser l’autre. Nous devons paraître forts mais pas menaçants à ceux qui vivent à l’intérieur de notre sphère de pouvoir, et forts et intimidants à ceux de l’extérieur.

— J’en conviens. » Drakon indiqua la direction des cellules de confinement d’un geste. « À propos d’intérieur et d’extérieur, le colonel Malin affirme que le CECH Boyens n’a pas pu nous en apprendre beaucoup plus.

— Non. » Iceni agita la main dans la même direction en y mettant la même dose de mépris et d’agressivité. « Boyens passe sa vie à tenter de nous tirer les vers du nez au lieu de répondre à nos questions. J’ai l’impression qu’il cherche à se faire l’image la plus précise possible des conditions qui règnent à Midway avant de décider du camp qu’il va choisir.

— Ça n’a pas grand sens. Il a d’ores et déjà fui le Syndicat. Il ne peut pas retourner comme ça dans son giron.

— C’est précisément la question qui se pose. A-t-il réellement fui le Syndicat ? Ne l’aurait-on pas plutôt envoyé à Midway pour nous fournir des informations que nous regarderions comme précieuses mais dont les Syndics penseraient qu’elles ne nous permettraient pas d’arrêter leur flottille ? »

Drakon y réfléchit, le front baissé. « Ce qui leur donnerait en même temps l’occasion de fourrer le nez dans nos affaires. Boyens serait-il leur dernier atout en cas d’échec de la flottille ?

— Je vous ai posé la question la première. »

Une tonalité pressante se fit entendre, signalant qu’on cherchait à entrer dans le bureau d’Iceni, et l’interruption lui arracha un regard noir.

« Qu’est-ce que c’est ?

— Une communication urgente », répondit l’image de Togo sans trahir aucune émotion.

Communication dont, manifestement, il ne tenait pas à ce qu’elle parvînt à d’autres oreilles que celles de la présidente. Mais Drakon avait entendu et fixait déjà Iceni. « Entre », ordonna-t-elle à Togo.

Togo obtempéra et alla se planter devant son bureau puis attendit que la porte se fût refermée avant de reprendre la parole. « Ça vient de Kahiki, madame la présidente.

— De Kahiki ? Tout était calme là-bas.

— Et l’est redevenu si ce message est authentique. Kahiki a renversé le pouvoir syndic et demande notre protection.

— Kahiki, marmonna Drakon. Vous y êtes déjà allée ? demanda-t-il à Iceni.

— Non. Il n’y a pas grand-chose à voir, pas vrai ?

— Ça dépend de quoi on parle. Beaucoup de cailloux et de bestioles. On m’y a envoyé pour inspecter ses défenses terrestres, rappelez-vous. Quelque six mois avant notre rébellion. La belle propriété foncière s’y fait rare. La seule planète habitable est un peu trop proche de l’étoile, de sorte qu’on y peut vivre mais qu’il y fait très chaud : en majeure partie des déserts et quelques mers d’une taille convenable, des jungles marécageuses aux deux pôles, qui sont suffisamment frais pour que les hommes y survivent, mais en aucun cas confortablement. » Il marqua une pause. « Voyons voir. La population totale du système doit s’élever à environ deux cent mille âmes. Deux cités – une à chaque pôle – et quelques villes éparpillées, dont les installations orbitales de cette planète et de deux autres. Une brigade de forces terrestres régulières du Syndicat.

— Et des points de saut ne donnant accès qu’à un seul système en dehors de Midway », ajouta Togo avec une raideur que Drakon attribua au fait qu’il avait fourni lui-même ces informations à Iceni avant l’aide de camp.

La présidente se tourna vers le général pour voir s’il l’avait remarqué et elle constata qu’il lui rendait son regard, le visage impassible, mais qu’une lueur sardonique trahissant son amusement brillait dans ses yeux. « Plus important, poursuivit-il, Kahiki abrite plusieurs laboratoires de recherche et de développement destinés à soutenir l’effort de guerre du Syndicat et à exploiter tout ce qu’on a récupéré des Énigmas.

— Ah oui ! s’exclama Iceni. Je m’en souviens à présent. La planète des polards, la surnommait mon prédécesseur. Censés analyser tout ce qu’on connaît des Énigmas pour découvrir à quoi ils ressemblent réellement et comment les vaincre.

— Ouais. Ils travaillaient là-dessus depuis quarante ans et quelques avant que Black Jack ne revienne et ne fournisse en quelques mois les véritables réponses. J’imagine qu’ils doivent en être très marris.

— Il faut croire que les CECH syndics dictaient aux chercheurs toutes leurs idées créatives, lâcha sèchement Iceni. Vous savez à quel point toute découverte peut devenir handicapante. Un système stellaire consacré à la recherche, donc. Il pourrait être un fardeau pour l’instant s’il exige notre protection mais devenir un très précieux allié à longue échéance. Combien y avait-il de serpents à Kahiki ?

— Pas beaucoup, répondit Drakon. Ils n’y avaient qu’un QG satellite.

— Deux cent vingt agents du SSI sont portés présents à Kahiki selon les registres qui y ont été capturés, ajouta précipitamment Togo.

— C’est le minimum, dit Iceni. Ou plutôt c’était le minimum. M’étonnerait qu’il en reste encore deux cent vingt en vie. Qu’est-ce que Kahiki en a fait ?

— Le message ne le précise pas. »

Elle reporta son attention sur Drakon. « Qui commandait la brigade des forces terrestres ? »

Le général se concentra de nouveau, les sourcils froncés. « Une sous-CECH… Santori. Elle m’a paru très prudente et très stricte. On se rendait très vite compte qu’elle intimidait son état-major. Ses subordonnés la craignaient mais lui mettaient subrepticement des bâtons dans les roues.

— Quelle était la cause première ? Le comportement de Santori ou bien leur insubordination ?

— Je n’en sais rien. Toujours est-il que Santori ne m’a guère impressionné. » Drakon se tourna vers Togo. « J’aimerais voir ce message de Kahiki. »

Iceni fit un signe de tête à Togo, qui opina puis pressa une touche de sa tablette de données. La fenêtre virtuelle qui apparut devant Drakon montrait une douzaine d’hommes et de femmes assis autour de la table d’une salle de conférence. Iceni observait et écoutait, prêtant moins d’attention à ce qui se disait qu’au ton de la voix et à la gestuelle des six intervenants qui se prétendaient maintenant les dirigeants de Kahiki. « Qu’en pensez-vous ? demanda-t-elle à Drakon à la fin de la transmission.

— La femme à l’extrême gauche n’est pas la sous-CECH Santori mais son second. » Drakon se massa le menton. « Si je me souviens bien, elle m’a fait l’effet d’être mécontente mais de rester professionnelle et de s’efforcer de gérer les affaires au mieux en dépit du manque de charisme de Santori. Manifestement, elle est désormais responsable des forces terrestres du système.

— Nous avons nous-mêmes perdu quelques sous-CECH lors de notre révolte, fit remarquer Iceni.

— Santori a probablement été défenestrée par les subalternes qu’elle maltraitait. Les chefs n’ont que faire de l’amour de leurs troupes, mais, bon sang ! ils ont tout intérêt à s’attirer leur respect, parce que, tôt ou tard, ces troupes trouveront le moyen de leur rendre la politesse. Ces gens qui prétendent diriger Kahiki ont visiblement la trouille, ajouta Drakon.

— Oui. Ou ils jouent bien la comédie. » Iceni se tapota la lèvre de l’index en même temps qu’elle étudiait la dernière image. « Ils affirment que ce qui est arrivé à Kane les a incités à se révolter. La tentative d’intimidation de la CECH Boucher a l’air de se retourner contre elle.

— Plausible, concéda Drakon. Mais seulement parce que nous sommes là. Vous les avez entendus. Ils ont appris que nous avions maintenant un cuirassé et un croiseur de combat et que nous avons encore repoussé une attaque des Syndics. Ils doivent donc se dire que nous pouvons leur offrir une protection et interdire aux Syndics de faire subir à Kahiki le même sort qu’à Kane. »

Iceni lui décocha un regard entendu. « Mais pouvons-nous la leur offrir ? C’est tout juste si nous avons réussi à repousser cette dernière attaque.

— Comme vous l’avez dit, ils restent un fardeau pour l’instant. » Drakon désigna la carte stellaire. « Mais un fardeau limité. Ainsi que l’a précisé votre aide de camp, en dehors du point de saut pour Midway, Kahiki n’en a qu’un seul autre qui mène à Tuvalu. Il n’y a strictement rien à Tuvalu sinon un tas d’astéroïdes et une station spatiale de secours automatisée pour ceux qui auraient besoin d’assistance en traversant le système. Le Syndicat ne dispose d’aucun moyen pratique d’amener une force à Kahiki. Plus capital encore, la voie d’accès normale des communications en provenance de Kahiki adressées aux autorités syndics passait juste ici, par Midway. Avant que le Syndicat n’apprenne qu’un bouleversement s’y est produit, il se passera un bon bout de temps.

— Vous en êtes sûr ? demanda Iceni. Le Syndicat ne disposait d’aucune autre voie de communication ?

— J’ai inspecté leurs défenses, lui rappela Drakon. Ce qui incluait leurs voies de communication et leurs plans de secours. En cas d’alerte, si Midway devait tomber aux mains des Énigmas, Kahiki était censée faire le gros dos et rapporter la nouvelle à Tuvalu par le premier astronef disponible. Compte tenu de l’absence de toute estafette, de tout autre vaisseau interstellaire et du temps qu’il aurait fallu pour prévenir Tuvalu, chacun savait à Kahiki ce que ça signifiait en réalité : Vous êtes livrés à vous-mêmes et dites au revoir à la vie. »

Iceni sourit, encore que cette dernière expression contînt plus de férocité que d’humour. « Combien de fois ce plan de secours a-t-il été le seul en vigueur durant la guerre contre l’Alliance ? Plus souvent que je n’ose y penser. Mais il reste vrai que, si Midway était tombé aux mains des Énigmas, Kahiki serait devenu indéfendable. Le Syndicat aurait eu les plus grandes peines du monde à sauver ce système ou à l’évacuer, même avant que Black Jack n’ait anéanti tant de ses forces mobiles. Très bien. Je consens à étendre notre protection à Kahiki et à l’inviter à se joindre à nous. »

Drakon se voûta légèrement, le regard toujours distant, puis finit par opiner. « Je suis du même avis. Mais tenons pour l’instant cet accord secret, comme d’ailleurs la révolte de Kahiki. Plus le Syndicat l’apprendra tardivement, plus il mettra de temps à élaborer une contre-attaque.

— J’enverrai un officiel de haut rang négocier le traité. Plus ou moins de la même eau que celui que nous avons conclu avec Taroa. Est-ce acceptable ? Faites-moi savoir quel représentant vous comptez dépêcher de votre côté. »

Drakon réfléchit encore longuement avant de répondre. « Gwen, dans la mesure où les clauses de cet accord seront sensiblement les mêmes que celles du traité que nous avons passé avec Taroa, je ne vois aucune raison d’envoyer quelqu’un surveiller votre émissaire. »

Iceni le fixa en arquant les sourcils, étonnée qu’il ait exprimé si ouvertement une telle confiance en elle. Elle surprit du coin de l’œil, avant qu’il eût pu la dissimuler, la réaction de Togo. Étrangement, plutôt que sa teneur, c’était le tout début de la déclaration de Drakon qui l’avait fait tiquer.

Quand il l’avait appelée Gwen.

Qu’avait-elle lu chez Togo durant ce bref instant de relâchement ? Surprise ? Inquiétude ? Colère ? Impossible de le dire. « C’est tout », déclara-t-elle.

Elle attendit que Togo fût sorti puis pointa Ulindi sur la carte stellaire. « Avez-vous appris du nouveau sur la situation de ce système ?

— Non.

— Votre… agent… est-il arrivé là-bas ?

— Elle devrait débarquer incessamment. Mais je ne sais pas précisément comment elle compte s’infiltrer dans le système, si bien que je ne sais pas quand exactement elle arrivera.

— Vous vous fiez encore énormément au colonel Morgan, manifestement », laissa tomber Iceni, consciente elle-même de la froideur de sa voix.

À en juger par la moue de Drakon, lui aussi l’avait ressentie. « Dans certains domaines, en effet. Elle a l’art et la manière.

— J’ai entendu de nombreuses allusions à ses compétences, reprit Iceni, en se demandant si cette froideur transpirait encore. Mais, dans la plupart des cas, il n’était fait que très vaguement référence à l’endroit où elle les avait acquises et à la manière dont ça s’était passé.

— Je ne connais pas tous les détails, répondit Drakon en soutenant avec fermeté son regard glacial. Elle avait déjà de nombreux talents à notre première rencontre, de sorte qu’elle a dû les acquérir très jeune. On n’évoque jamais ces choses-là quand on a grandi sous le régime syndic. Le colonel Morgan en a eu sa part.

— Le colonel Morgan cache trop de secrets.

— Nous sommes d’accord à cet égard. Je me sers justement de ces compétences pour nous faire progresser à Ulindi. N’allez pas croire pour autant que je lui fasse toujours entièrement confiance. »

Après le départ de Drakon, Iceni fixa longuement la carte stellaire en fronçant les sourcils. Que Morgan trouvât la mort à Ulindi simplifierait grandement la situation, son décès dût-il compliquer la tâche de Drakon. S’agissant de double jeu et de meurtre, je ne doute pas que cette sorcière ait appris très jeune le métier. Mais à quel âge exactement ?

RETOUR SUR LE PASSÉ…

L’ex-travailleuse de cinquième classe Roh Morgan, âgée de dix-huit ans et récemment promue au rang de cadre exécutif de quatrième classe, s’adossa à son siège et sourit à l’homme assis dans celui du pilote. Elle allongea lentement la jambe vers le cadre exécutif de première classe Jonis pour la lui montrer avec la botte qui la chaussait.

Jonis sourit, pas à la botte mais à Morgan. « Beau travail, Roh.

— J’ai tout ce que vous vouliez, répondit-elle. Ses bottes, quelques fragments d’épiderme et d’autres pièces à conviction plus subtiles pour saupoudrer la scène du crime.

— Excellent. » Jonis passa en pilote automatique et tendit la main. « L’équipement furtif. »

Morgan se redressa légèrement, passa la main dans une grande poche de son gilet et en tira un assortiment de bracelets, de boucles d’oreilles et de bagues. « C’est là le dernier cri de la panoplie du SSI ? On pourrait croire qu’il a les moyens de les repérer quand ils sont activés.

— Je t’ai déjà expliqué qu’il n’en serait pas fichu. » Il tendit de nouveau la main, plus autoritairement cette fois. « Il y a toujours un bref temps de latence entre l’introduction d’un nouveau matériel sur le marché et la reprogrammation des senseurs qui sont censés le détecter. »

Morgan laissa tomber les bijoux dans la paume de Jonis. « Ces babioles ne tarderont donc pas à devenir inutiles.

— Pas entièrement. » Plus âgé que Morgan d’une bonne vingtaine d’années, Jonis adopta le ton de pédagogue qu’il affectionnait en sa présence. « Ils seront toujours efficaces. Mais, si bien travesti soit-il, un agent intelligent ne doit jamais se reposer sur un matériel qu’on peut repérer ou détecter. Quand on se fait prendre avec un tel équipement, on peut difficilement clamer son innocence ou son ignorance. Les leçons que je t’ai enseignées sur la nécessité d’éviter d’attirer l’attention de mes collègues sont, à longue échéance, bien plus précieuses que ces joujoux. Et, contrairement aux gadgets de la technologie, il existe d’autres méthodes permettant de passer inaperçu qui, elles, ne deviennent pas obsolètes ni n’exigent de remises à jour. » Il la fixa d’un œil égrillard. « Quand nous aurons fini de planter ces preuves et que la sous-CECH Tarranavi aura été arrêtée pour crimes contre le Syndicat, je pourrai te donner d’autres leçons de nature plus… intime. Beaucoup d’hommes, vois-tu, n’auraient pas attendu jusqu’à ce jour la récompense de leurs… conseils. »

Morgan sourit. « Vous savez bien que cette attente en vaut la peine.

— Oui. J’en suis certain. » Il s’esclaffa derechef. « Après tout, sous ma protection, tu peux rendre de très grands services au SSI en travaillant en sous-main et être récompensée en conséquence.

— On dirait que votre protégée va être… richement gratifiée, ronronna Morgan. Pourquoi détestez-vous à ce point Tarranavi ? Pourquoi tenez-vous tant à la faire arrêter ?

— Arrêter ? Ce n’est pas le pire sort qui l’attend. Elle sera probablement exécutée. Mais je ne la déteste pas. Elle m’est complètement indifférente. Elle est sur mon chemin, expliqua-t-il prosaïquement. Je veux son poste, et rien n’indique qu’elle compte le quitter ni même qu’elle risque de commettre une bourde que je pourrais exploiter ; je me borne donc à lui administrer une légère bourrade pour la faire tomber du haut de la falaise afin de poursuivre ma propre ascension. À propos de bévues, c’en est toujours une de demander pourquoi tu dois exécuter une mission. Contente-toi de t’en acquitter et laisse à tes chefs le soin de s’inquiéter des motifs. » Il éclata de rire comme s’il avait fait un bon mot.

Morgan l’imita. En dépit du mépris que lui inspirait Jonis, elle n’eut même pas à feindre l’amusement. Elle résista à la tentation de jeter un coup d’œil au tableau de commandes, sachant que maintenant, d’une seconde à l’autre…

Un voyant se mit à clignoter sur la console, assorti d’un bip-bip pressant. Surpris, Jonis se retourna pour consulter le tableau de bord.

Morgan avait déjà serré le poing. Son épaule pivota et son bras jaillit, puis le tranchant de sa main s’abattit avec une mortelle précision sur la nuque de son supérieur. La colonne vertébrale céda et, sous la force du coup, la tête de Jonis vint heurter la paroi du cockpit.

Roh se massa la main en soupirant, en même temps qu’elle souriait à la vue du visage inexpressif du cadavre. « Tu me croyais vraiment si jeune et si naïve ? Tu t’imaginais peut-être que je ne me doutais pas qu’après avoir pris tes aises avec moi tu m’éliminerais pour m’empêcher de te dénoncer d’avoir piégé Tarranavi ? Tu as réellement cru que j’espérais devenir un serpent comme toi, espèce de vermine ? Aurais-tu oublié que j’ai suivi un entraînement de commando et qu’on m’a appris à tuer à mains nues ? Il faut croire. Tant pis pour toi. »

Elle perdit de l’altitude puis mit directement le cap sur les montagnes proches, non sans avoir d’abord éparpillé les fragments de la peau de Tarranavi dans tout le cockpit. « J’ai déjà disséminé d’autres preuves de la collaboration de la sous-CECH au sabotage des systèmes de sécurité de cet appareil, apprit-elle au cadavre. C’est leur dysfonctionnement qui a déclenché l’alarme et t’a distrait pendant le dixième de seconde nécessaire. Quoi ? Tu n’es pas content que j’aie si bien retenu tes leçons ? Oh, c’est vrai, tu es mort. Mais tu passeras pour avoir trouvé la mort dans le crash de cet aéronef, quand il aura heurté ces montagnes et que l’équipement anticollision ne se sera pas déployé. Pauvre petit serpent, la nuque brisée par l’impact ! Et tout le faisceau de preuves désignera un autre serpent pour coupable. »

Roh Morgan ramassa le parachute de basse altitude qu’elle avait apporté et posa un regard empreint de nostalgie sur la joncaille qu’elle avait rendue à Jonis et qui, tombée de sa main privée de force, jonchait à présent le plancher du cockpit, étincelante. « Merci de m’avoir prévenue que tes collègues pouvaient pister ce matos, reprit-elle d’une voix enjouée. Sinon j’aurais sans doute cherché à l’emporter. Avais-tu seulement remarqué que je portais des gants de peau, afin que mes empreintes et mes cellules épidermiques n’apparaissent pas sur ces bijoux ni dans cet appareil ? Non ? Dommage. Adieu, vipère. »

Elle ouvrit la porte latérale, se glissa hors du cockpit, sentit le parachute se déployer quelques instants avant d’atterrir et fit un roulé-boulé.

La poudre qui saupoudrait le parachute le fit bientôt se racornir, réduit à l’état de fragments. Sans doute les serpents les trouveraient-ils, mais les seules preuves dont ils disposeraient quant à l’identité de son utilisateur seraient les empreintes des semelles de la sous-CECH Tarranavi, dont Morgan avait pris soin de chausser les bottes.

Elle s’en débarrassa à sa première halte pour en enfiler une autre paire. Elle répéta l’opération à plusieurs reprises au cours des vingt kilomètres qui suivirent, recourant à une douzaine de méthodes différentes pour effacer ses traces et décourager les poursuites, d’abord à travers la campagne puis en ville. Quand elle atteignit les baraquements militaires où elle attendait, coincée, qu’on l’acceptât dans une unité, elle avait consciencieusement brouillé sa piste.

La sous-CECH responsable de ces baraquements n’avait pas fait mystère de son désir de voir Morgan envoyée dans un régiment de chair à canon, où l’espérance de vie d’un cadre exécutif de quatrième classe ne dépasserait pas quelques minutes au combat. Mais Roh avait réussi à élever une telle série d’obstacles à cette affectation qu’elle la lui avait épargnée jusque-là. Elle était de plus en plus consciente que cette tactique d’atermoiement ne faisait que retarder l’inéluctable. Aucune autre unité ne voulait d’elle. Nul ne tenait à lui offrir un autre poste. On n’avait jamais voulu d’elle. De sorte qu’une mission suicide serait vraisemblablement son lot en dépit du certificat médical qui l’avait dispensée du service. Elle sourit au bureau de la sous-CECH en passant devant, tout en se disant qu’elle avait déjà survécu à la première et en se demandant si, avant d’être envoyée au front, elle aurait encore éliminé d’autres serpents, cadres ou CECH tout aussi venimeux que celui-là.

Point tant d’ailleurs qu’elle mourrait là-bas, malgré tous les efforts qu’on déploierait pour la tuer. Bien que tout le monde se liguât contre elle, elle se savait promise à un destin grandiose. Elle n’était pas morte au cours de cette mission suicide dans l’espace Énigma. Elle se rendait bien compte que la fille qui en était revenue n’était plus la Roh Morgan à qui on l’avait confiée. Elle avait changé, en était rentrée grandie. Elle le sentait dans sa chair. Pour preuve, nul n’était jamais revenu de l’espace colonisé par ces extraterrestres. Sauf elle. Cela voulait nécessairement dire qu’il y avait une raison à sa survie, et une raison d’importance. Elle en apprenait un peu plus chaque jour, s’imprégnait des connaissances de ses victimes avant de leur faire subir le sort qu’elles méritaient, et se préparait pour la suite, quelle qu’elle fût.

Sa tablette de com émit un bourdonnement pressant. Morgan la consulta, lut le message puis dut s’arrêter pour le relire.

Quelqu’un avait accepté de l’enrôler dans son unité en tant que cadre subalterne. Quelqu’un croyait en elle, en dépit de sa jeunesse et de son passé fragmentaire. Le CECH Artur Drakon. Cet officier mérite une seconde chance, avait-il écrit.

Morgan ne savait pas qui était Artur Drakon. Mais, à mesure qu’elle déchiffrait le message – rebondissement parfaitement inattendu –, elle prenait conscience qu’il devait être la seule personne de l’univers, de cet univers mauvais et haineux, qui prenait les patins de Roh Morgan, la seule qui avait non seulement droit à sa loyauté mais qui méritait de l’aider à remplir une destinée qu’elle ne faisait encore qu’entrevoir obscurément.

RETOUR AU PRÉSENT…

Perdue dans la cohue des passagers éreintés et fripés à la descente du caboteur qui les avait conduits à Ulindi, le colonel Roh Morgan s’approcha du poste de contrôle du quai de débarquement de la station orbitale de la principale planète du système.

Avec ses vingt serpents au bas mot, qui, appuyés par dix plantons des forces terrestres en cuirasse de combat intégrale, passaient scrupuleusement tous les passagers au crible, le poste de contrôle était pour le moins intimidant. Des senseurs et des armes automatisées bien visibles suivaient tous les mouvements de ceux qui s’en approchaient, et il crevait les yeux que d’autres senseurs et armements étaient dissimulés dans le plafond et les parois. Ce n’était pas seulement un poste de contrôle mais un fortin assez bien défendu pour repousser une attaque d’envergure.

Près de Morgan dans la foule, un jeune homme marmotta dans sa barbe en fixant d’un œil hagard les serpents menaçants : « J’aimerais avoir un de ces gadgets qui rendent invisible. »

L’imbécile, pensa-t-elle. Quelle ânerie de dire ces mots à haute voix là où des senseurs pouvaient les capter, repérer leur source et veiller à ce que ce jeune homme fût l’objet d’une attention particulière lors de la fouille ! Et il était encore plus stupide de s’imaginer qu’un gadget pourrait vous rendre invisible au milieu d’un tel dispositif, quand des serpents cherchaient à repérer agents ou menaces ennemis avec leur technologie la plus efficace et en mettant toute leur habileté à contribution.

À démasquer des gens qui, quand on y réfléchissait, ressemblaient beaucoup à Morgan.

Elle suivit la foule vers le poste de contrôle.

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