Chapitre huit

Les projectiles tombaient sur des kilomètres, accumulant l’énergie cinétique pendant leur chute dans l’atmosphère en même temps qu’ils traçaient dans le ciel des traînées de feu de plus en plus larges. Les pierres avaient été les premières armes dont s’étaient servis les hommes pour se faire la guerre, et ces « cailloux » n’étaient guère qu’une version améliorée des pierres : des projectiles de métal solide dont les dégâts qu’ils infligeaient à leur cible dépendaient avant tout de leur masse et de l’énergie cinétique qu’ils avaient engrangée. Mais, là où les ancêtres de l’humanité projetaient leurs pierres avec une relative imprécision, la technologie et l’ingéniosité de leurs descendants avaient raffiné le procédé au point qu’on pouvait désormais les balancer de très loin, avec une incroyable précision, sur des cibles incapables de les esquiver.

Tels que des bâtiments à la surface d’une planète.

Tel que le complexe du QG des serpents, massivement protégé par des murailles, des barrières, des palissades, des mines et des miradors dressés à intervalle régulier, dont de nombreux niveaux étaient souterrains et protégés par un blindage et des couches de roche à l’épreuve de la plupart des armes.

Les projectiles, eux, heurtaient le sol et désagrégeaient la terre, la roche et les constructions humaines.

Les vibrations du bâtiment qui l’abritait réveillèrent Morgan. Elle reconnut la sensation et, en ouvrant les yeux, ne sachant plus trop où elle se trouvait ni pourquoi, elle se demanda si elle n’était pas la cible ou, du moins, l’une des cibles de l’attaque. L’instant d’après, la mémoire lui revenant, elle éprouva une poussée de joie féroce en se rendant compte qu’il s’agissait d’un bombardement orbital frappant ses ennemis à quelque distance.

Cette flambée ne dura que le temps de se remémorer les événements de la nuit dernière et de recommencer à ressentir la douleur et les courbatures. Elle prit plusieurs profondes inspirations pour tenter de dissiper la souffrance en retrouvant cet état où les limitations physiques ne pouvaient plus l’affecter. Se rendre dans un hôpital pour faire soigner son bras blessé était hors de question. Les serpents avaient dû mettre sous surveillance rapprochée tous les hôpitaux et cliniques dans un rayon de cent kilomètres autour du site de l’émetteur, et ils attendaient sûrement que quelqu’un s’y pointe avec des blessures d’arme à feu.

Elle se contorsionna pour sortir du véhicule la trousse de premiers secours ainsi que les quelques fournitures médicales qu’elle avait subtilisées antérieurement et entassées là en cas de besoin. Panser son bras, arrêter la douleur et le rendre de nouveau fonctionnel exigea de sa part, dans cet espace confiné, une assez pénible gymnastique. Elle devrait en payer le prix plus tard quand il lui faudrait contraindre ce membre à reprendre du service malgré sa blessure, mais il y a toujours un prix à payer. Elle prit également des médicaments pour s’éclaircir les idées et compenser l’hémorragie, puis ingurgita des rations spéciales destinées à accélérer la guérison et la régénération sanguine.

Ayant fait tout ce qu’elle pouvait au rayon des soins médicaux, la douleur soulagée et son bras de nouveau pratiquement en état de servir, elle réfléchit un moment à la situation. Le bombardement signalait que le général Drakon était arrivé. Il devait être aux abords de la planète, voire déjà en orbite. La doctrine en matière d’assaut voulait que le début du débarquement suivît de très près, aussi tôt que possible, le bombardement préliminaire afin de profiter du chaos et de la dévastation qu’il avait engendrés. Les navettes n’allaient plus tarder à larguer leurs troupes.

Il était donc trop tard pour prévenir Drakon. Même si les serpents qui la traquaient avaient à présent mille autres soucis sur les bras consécutivement à l’attaque, elle n’aurait pas le temps de trouver un émetteur assez puissant.

Mais il lui restait à parachever une importante mission. Afin de s’assurer que les serpents ne disposeraient pas de leur poste de commande supplétif pour déclencher les engins nucléaires enfouis sous le sol de la planète, elle avait sans doute fait le travail préalable, mais il lui fallait encore y mettre un point final en s’assurant que les codes se perdent définitivement dans la nature, quand bien même les systèmes du SSI auraient la certitude que tout fonctionnait à la perfection.

Si elle échouait dans cette tâche, le général mourrait. Et elle avec.

Drakon s’arrêta un instant avant d’entrer dans la navette qui le descendrait à terre. Elle était déjà bourrée de soldats à qui leur cuirasse de combat conférait une apparence inhumaine, tandis que la visière blindée de leur casque ne laissait rien voir des émotions qui les agitaient. « Comment ça se passe sur votre vaisseau, colonel Malin ? »

Malin, qui voyageait sur un autre cargo, répondit aussitôt. « Les soldats ont le moral, mon général. Je ne saurais en dire autant de l’équipage. Haris nous attendait, mon général. La surface nous réservera peut-être d’autres surprises.

— J’en suis conscient, colonel. » Drakon avait réussi à ne pas aboyer. À en juger par sa mine et le ton de sa voix, Malin donnait l’impression de réciter une leçon apprise par cœur sur une affaire dans laquelle il n’aurait pas été préalablement impliqué. Il aurait été facile à Drakon de déverser sur lui sa bile, de lui reprocher de soutenir cette opération, mais ça n’aurait servi à rien et c’eût aussi été injuste. Tout le monde avait cautionné l’intervention à Ulindi. « J’ai aussi conscience que nous n’avons pas d’autre choix que de descendre à la surface et de vaincre.

— Mon général, avez-vous reçu des nouvelles directes du colonel Morgan ?

— Non. Soit elle n’a rien repéré d’inattendu à la surface, soit elle n’a pas pu mettre la main sur un émetteur. » Les raisons plausibles pour lesquelles elle n’avait pas pu mener cette tâche à bien, autant d’obstacles que Morgan elle-même aurait trouvés insurmontables, ne manquaient pas d’inquiéter davantage Drakon qu’un cuirassé syndic distant de plusieurs heures-lumière.

« Mon général, si Morgan n’a pas déconnecté les liaisons du poste de commande supplétif des serpents…

— Je sais. Mais son rapport laisse entendre qu’elle s’en est chargée et qu’il ne lui restait plus qu’à activer les dérivations. Nous devons présumer qu’elle a réussi. Une fois débarqué, prenez le commandement d’éclaireurs que vous enverrez reconnaître les bâtiments hors de notre périmètre. Les forces terrestres au sol ont été amplement prévenues de notre arrivée et elles auront eu largement le temps de se terrer dans leur base, mais elles auraient pu laisser à l’extérieur des équipes chargées de nous harceler.

— À vos ordres, mon général. Je regrette d’avoir suggéré cette opération, mon général. Certains aspects de la situation m’avaient manifestement échappé. »

Ainsi, Malin se sentait bel et bien coupable, bien qu’il se contentât d’exprimer ses regrets avec une froideur tout officielle plutôt qu’en déplorant amèrement son initiative. « C’est sans importance pour le moment. Ce qui compte avant tout, c’est de déjouer les plans de Haris et de découvrir quelles autres surprises nous guettent avant qu’ils ne nous aient aperçus. Concentrez-vous là-dessus.

— À vos ordres, mon général », répéta Malin. Cette fois, sa voix trahissait clairement sa détermination à rattraper son erreur.

Drakon mit fin à la communication puis fixa longuement son écran avant de transmettre l’ordre suivant. Il consulta les rapports de situation consolidés sur les navettes et les compagnies composant les deux brigades. « Colonel Gaiene, colonel Kaï. Êtes-vous prêts à sauter ?

— Oui, mon général. » Unanimes.

Il appela ensuite le commandant des navettes de l’aérospatiale. « Major Barnes, toutes les navettes sont-elles prêtes à débarquer la première vague ?

— Oui, mon général.

— Kommodore Marphissa, je lance l’assaut. Bonne chance.

— Bonne chance à vous, mon général, répondit Marphissa. Nous sommes incapables d’évaluer avec précision les résultats du bombardement du QG des serpents en raison de la poussière et des débris qui aveuglent nos senseurs, mais on l’estime entièrement détruit. » Elle était assez jeune et inexpérimentée pour que sa voix laissât percer son inquiétude, mais elle avait assumé le commandement assez longtemps pour ne pas entacher ses adieux de platitudes et de pieuses promesses.

« Merci, ajouta Drakon. Finissons-en. »

Il bascula du canal de commandement externe lui permettant de s’adresser aux vaisseaux sur le canal interne reliant entre elles toutes les troupes placées sous ses ordres. « À toutes les unités, initiez l’assaut. »

Il monta à bord de la navette, referma un poing cuirassé sur la sangle qui le maintiendrait en position, regarda la rampe se replier et se refermer, puis sentit le coucou bondir et chuter. Tout autour, d’autres navettes se laissaient choir des cargos qui les transportaient et plongeaient vers la surface en déployant devant elles des barrages de contre-mesures.

Toute opération de débarquement destinée à se heurter à une opposition se traduit par des tripes nouées, des cœurs battant la chamade et beaucoup d’espoir. Celui de voir sa navette arriver intacte à la surface, de s’en extraire sans se faire allumer, de se mettre à couvert au plus vite, d’avoir atterri au bon endroit, de n’être pas cerné par l’ennemi, de survivre au carnage et d’en sortir en un seul morceau dans le camp des vainqueurs.

Drakon sentit tanguer sa navette à plusieurs reprises durant sa chute, ratée à chaque fois d’un cheveu. Il afficha un écran montrant les visages de tous les soldats qui l’accompagnaient étalés sur la visière de son casque comme les figures d’un jeu de cartes. « Des tirs foireux », leur affirma-t-il en s’efforçant de faire front de son mieux.

La plupart sourirent, encore que leurs nerfs à vif aient changé ces sourires en rictus. « C’est fichtrement chaud là en bas, mon général, avança l’un d’eux.

— Moins que sur certaines planètes où je suis passé », répondit Drakon. La navette tressautant encore, il se maintint plus fermement. Les pilotes de ces appareils étaient des vétérans des forces aérospatiales et, en dépit des pertes atroces qu’ils subissaient souvent lors d’atterrissages face à l’ennemi, bon nombre d’entre eux y avaient procédé plus d’une fois sous un feu roulant. Ils poussaient leurs coucous (et leur propre vécu) jusqu’à la dernière extrémité.

Celui de Drakon tombait si vite que ses bottes renforcées menaçaient de quitter le plancher du compartiment. Une autre petite fenêtre virtuelle de la visière de son casque montrait le panorama extérieur, panorama qui, pour l’instant, se résumait à une portion de ciel parsemée de ces contre-mesures actives et passives auxquelles on donne le nom de « paillettes », que les navettes avaient éjectées dans l’atmosphère avant de descendre. S’y mêlaient poussière et particules provenant du récent bombardement du QG du SSI, à trente kilomètres du site où débarqueraient les troupes, et qui s’étaient parfois élevées à grande altitude. Tout ce fatras réussissait très convenablement à tromper et aveugler les senseurs au sol, seule explication, sans doute, à la survie des navettes jusque-là. Les défenses au sol tiraient probablement manuellement, ce qui réduisait formidablement leurs chances de faire mouche, mais quelques-uns de leurs tirs passaient beaucoup trop près pour le moral des soldats. « Souvenez-vous de l’entraînement quand vous toucherez terre. La plupart d’entre vous sont déjà passés par là. Les novices n’auront qu’à se fier à moi. »

Cela lui valut quelques rires, même de la part des plus jeunes recrues qui avaient rallié la division de Drakon après son exil à Midway. Blaguer avec les hommes n’entrait certes pas dans les habitudes du CECH syndic de base, mais Drakon restait persuadé que son propre comportement, rarement comparable à celui d’un CECH syndic typique, était, entre autres, ce qui lui avait gagné la loyauté de ces soldats. Le CECH syndic moyen ne serait jamais monté dans cette navette pour se joindre à la piétaille chargée d’exécuter son plan et partager son sort.

Bon, évidemment, il n’avait pas vraiment eu le choix. Les cargos seraient des cibles faciles pour les vaisseaux syndics, à moins que la kommodore ne fît un miracle. Au moins à la surface aurait-il l’occasion de riposter aux tirs ennemis.

Les diodes rouges de la visière des fantassins virèrent au jaune, leur annonçant que le sol approchait très vite. « Cramponnez-vous ! ordonna Drakon. Ça va freiner méchant ! »

Il n’avait pas terminé sa phrase que les forces gravitationnelles plaquaient ses bottes blindées au pont de la navette. Drakon poussa un grognement en sentant tout son corps tenter de se ramasser dans les parties les plus basses de sa cuirasse, soulignant douloureusement le cruel manque de rembourrage des cuirasses syndics. Ses organes internes semblaient aussi se comprimer dans son ventre et ses jambes, mais il endura, sachant que ça n’aurait qu’un temps.

Après toutes ces années de guerre, autant d’années gaspillées à œuvrer sous la tutelle d’un cruel, tyrannique et arbitraire Syndicat guidé par le seul lucre, Drakon restait convaincu que c’était pour moitié le moyen de rester sain d’esprit : savoir que rien ne durerait éternellement, que, si pénible que fût la situation, elle finirait tôt ou tard par s’améliorer ou empirer, mais qu’au moins elle serait différente.

La navette se posa assez rudement pour que ses dents se cognent en dépit de sa cuirasse, et la rampe se déploya presque instantanément. « Giclez ! » ordonna-t-il en sautant sur le sol de la principale planète habitée d’Ulindi.

Il atterrit sur un pied et s’en servit pour se propulser droit vers le bâtiment qui se dressait devant lui. La porte en était verrouillée, mais sa lourde cuirasse de combat l’enfonça comme si elle était en papier d’alu. Dans la mesure où le SSI syndic prohibait la pose, sur les bâtiments non officiels, de portes assez solides pour en interdire l’effraction, le pari n’était pas trop risqué. Sans doute cette règle facilitait-elle aux serpents l’accès à certains locaux, mais aussi aux agresseurs. Drakon effectua un roulé-boulé sur le parquet, tout juste conscient du chambardement que les collisions avec sa cuirasse infligeaient aux meubles de bureau, puis il se retrouva debout, l’arme braquée en quête de cibles éventuelles.

D’autres soldats s’engouffrèrent derrière lui par la même porte, les deux fenêtres voisines ou à travers le mur. Drakon savait que l’immeuble supporterait ces excès. À l’instar de la plupart des bâtiments modernes, la charpente en était à la fois flexible et résistante aux chocs, tandis que des murs-rideaux, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la charpente, étaient capables d’absorber les vibrations et la pression. Y percer des trous n’affaiblissait guère l’édifice.

Le sergent responsable de l’unité ordonna à ses hommes de se mettre en position de tir et en envoya quelques-uns en reconnaissance pour s’assurer qu’aucun défenseur ne se trouvait encore à l’intérieur du bâtiment. Désormais rassuré quant à la sécurisation parfaite du périmètre, Drakon s’agenouilla pour étudier sa visière.

Les navettes atterrissaient selon un quadrillage grossièrement rectangulaire déterminé par les rues s’ouvrant sur la dernière rangée d’immeubles qui s’interposaient entre elles et la zone dégagée entourant la base principale des forces terrestres de Haris. Ces immeubles les protégeaient des tirs en provenance de la base lorsqu’elles se posaient. Drakon voyait les symboles désignant ses soldats s’en déverser au fur et à mesure, puis se disperser dans les bâtiments et se mettre à couvert dès qu’elles bondissaient de nouveau vers le ciel pour rejoindre les cargos et embarquer une autre charretée de fantassins. On recevait quelques rapports d’escarmouches avec des forces ennemies visibles, indiquant que les rares défenseurs isolés qu’on avait entraperçus avaient battu en retraite dans leur base ou disparu dans les immeubles de l’autre côté de la rue.

Alors que la première vague de ses forces terrestres consolidait encore ses positions, Drakon put constater que son périmètre rectangulaire prenait forme peu à peu, avec la base des forces terrestres adverses en son centre et le reste de la cité tout autour.

Comme de très nombreuses fortifications planétaires du Syndicat, la base avait été délibérément construite à l’intérieur d’une zone urbaine densément peuplée et maintenait impitoyablement une zone de sécurité bien dégagée tout autour, tout en laissant en place les bâtiments qui la cernaient. Drakon avait appris que la conception originale de ces bases était destinée à prévenir les mutineries des forces terrestres en les enfermant dans un secteur que les serpents pouvaient facilement surveiller, tout en leur permettant d’y recourir pour réprimer les manifestations ou les émeutes des citadins, et qu’on les avait aussi construites en ville parce que l’Alliance répugnait naguère à bombarder des cibles civiles. Ce dernier raisonnement avait perdu tout son sens quand la guerre s’était prolongée pendant des décennies et que l’Alliance avait à son tour entrepris de bombarder sans plus de discrimination que les forces mobiles du Syndicat, mais celui-ci n’avait jamais eu pour habitude de changer ses méthodes parce qu’elles ne présentaient plus aucun intérêt.

Un des aspects négatifs majeurs de la position actuelle des forces de Drakon était que la première ligne des bâtiments qui faisaient face à la base se composait d’édifices assez bas, trop bas pour interdire à la base de voir des cibles arrivant du ciel. D’à peine trois ou quatre étages, ces bâtiments étaient surplombés par les immeubles plus élevés du trottoir d’en face. Mais, dans la mesure où Drakon ne comptait pas s’y attarder, ça ne poserait pas un problème bien longtemps.

Il avait atterri avec la brigade de Gaiene, qui formait à présent un demi-carré centré sur l’hexagone de la base du SSI. Des symboles d’avertissement clignotaient tout autour de la forteresse syndic, prévenant de la présence de défenses actives, de mines ou d’autres dangers potentiels. Les troupes du Syndicat avaient assisté pendant des jours à l’approche de la force d’assaut de Midway et avaient été suffisamment prévenues pour se rassembler dans leur forteresse et en préparer toutes les défenses.

De l’autre côté de la base syndic, la brigade de Kaï atterrissait à son tour pour former un second demi-carré qui opérerait la jonction avec celui de Gaiene afin de la cerner complètement. À couvert dans les bâtiments, juste derrière le périmètre de sécurité entourant la zone dégagée, la grande majorité des forces de Drakon se préparaient à monter à l’assaut, tournées vers la forteresse, tandis qu’une petite minorité surveillait leurs arrières au cas où se présenteraient de nouvelles menaces en provenance de l’extérieur. Mais, avec les forces terrestres syndics ainsi piégées dans leur base, il ne devrait pas y avoir…

Des alertes se mirent à clignoter sur l’écran de visière de Drakon, tandis qu’un concert de hurlements et de mises en garde s’élevait sur tous les canaux. Il se contraignit à étudier soigneusement ces nouvelles informations au lieu d’aboyer des ordres avant d’avoir compris ce qui se passait. Des symboles de danger apparaissaient et disparaissaient à mesure que les senseurs des cuirasses de combat des éclaireurs qui menaient une reconnaissance dans les immeubles extérieurs au périmètre de sécurité les détectaient fugacement.

« Qu’est-ce qu’on a ? demanda-t-il.

— Mon général, les sections que j’ai envoyées en reconnaissance dans les bâtiments extérieurs repèrent des signes de la présence de forces terrestres ennemies. » Le colonel Kaï semblait comme d’habitude agacé par cette fâcheuse interférence dans le paisible déroulement des opérations.

« Combien ? Je vois des contacts s’allumer et s’éteindre.

— Mes éclaireurs estiment à un peloton les effectifs de l’ennemi dans ce secteur. Mais c’est difficile à évaluer puisque leurs forces terrestres évitent le contact.

— Elles évitent le contact ? s’étonna Drakon. Elles fuient ?

— Non. Elles restent sur site mais se dérobent quand mes éclaireurs se rapprochent trop. Je leur ai ordonné de cesser de les traquer parce qu’il me paraît clair qu’on veut les attirer dans une embuscade. »

La prudence de Kaï est parfois payante, et ça semble se vérifier en l’occurrence, se dit Drakon. « Bien joué. Vous avez raison. Si elles restent à proximité mais cherchent à éviter l’engagement, c’est qu’elles veulent qu’on les poursuive.

— Dois-je renforcer mes sections d’éclaireurs, leur ordonner de camper sur leurs positions ou bien leur dire de se replier ? »

Drakon se rembrunit. Une partie de son attention était retenue par l’observation des navettes qui continuaient de décoller pour aller embarquer une nouvelle vague de soldats. Compte tenu de ce qu’on savait, ces trois options étaient toutes acceptables. « Qu’en pensent vos cadres sur place ?

— Je les contacte et je le leur demande de ce pas. Sergent Gavigan, que vous inspire la situation ? »

La voix du sergent était ferme mais ses paroles trahissaient son incertitude. « Tout ce que voient nos senseurs a l’air sûr, mon colonel. Mais quelque chose cloche. J’ai largement dispersé mes éclaireurs et tous avaient les poils au garde-à-vous, comme s’ils avaient l’impression qu’on tentait de s’infiltrer autour d’eux. Nous ne recevons plus de détections pour l’instant. Juste cette impression. Nous avons envoyé des moucherons, ce sont eux qui ont identifié la plupart des inconnues que nous avions repérées un peu plus tôt, mais l’ennemi a dû déployer des guêpes, parce que nos moucherons meurent à vitesse grand V. »

Si les moucherons – ces minuscules robots de reconnaissance qui ne pouvaient pas faire grand-chose ni même évoluer sur de très grandes distances mais que l’ennemi décelait difficilement – étaient éliminés par des guêpes – des robots prédateurs un peu plus gros dont la seule fonction était de repérer et détruire les moucherons –, alors ceux qui se cachaient des éclaireurs n’étaient pas une pauvre patrouille surprise hors de sa base. Ils étaient équipés pour s’opposer aux éclaireurs de Drakon et assez compétents pour recourir à des camouflages et à des contre-mesures leur permettant de se dissimuler presque complètement.

Drakon regarda autour de lui la fine poussière qui stagnait encore dans l’air, séquelle des récents bombardements et des dégâts infligés aux immeubles. « Y a-t-il encore, là où vous vous trouvez, assez de particules en suspension pour vous permettre de repérer des combinaisons furtives en mouvement, sergent Gavigan ? » Les plus performantes, en effet, ne pouvaient s’empêcher de révéler leur présence dans une atmosphère saturée de fumée, de poussière ou d’humidité.

« Oui, mon général. Bien assez. Nous ne voyons strictement rien remuer…

— Mais… ? l’incita Drakon.

— J’aimerais assez me replier et concentrer mes forces, mon général. Si ça ne tenait qu’à moi. Nous continuerons d’avancer pour voir ce que nous trouvons plus haut si tels sont vos ordres.

— Colonel Kaï ? interrogea Drakon.

— Nous sommes encore très clairsemés en surface, fit remarquer celui-ci. Si je renforçais mes sections d’éclaireurs, je devrais ponctionner les forces qui se préparent à lancer l’assaut. »

L’argument décida Drakon. « Ramenez vos éclaireurs jusqu’au flanc des immeubles d’en face et ordonnez-leur de les surveiller de près. Laissez des mouchards derrière vous. Je veux savoir qui les suivra quand ils se replieront. Que vos autres forces poursuivent les tâches qui leur ont été assignées.

— À vos ordres, mon général. »

Kaï n’avait pas coupé la communication que d’autres alarmes retentissaient. « On a quelque chose ici, déclara Gaiene. Des troupes inconnues qui évitent le contact.

— Vos éclaireurs restent-ils sur la brèche ? demanda Drakon.

— Avec la plus extrême prudence.

— Ramenez-les. Près du flanc des immeubles qui font face à votre moitié du périmètre. Laissez des mouchards en arrière-garde quand ils se rabattront. Vos éclaireurs ont-ils lâché des moucherons ?

— Oui, mon général », répondit Gaiene. S’il était souvent ivre en garnison, aucun détail ne lui échappait au combat. « Mais ils se font becqueter.

— Ceux du colonel Kaï sont aussi tombés sur des guêpes de l’autre côté. Nous ne pouvons pas détourner plus de soldats des forces qui vont lancer l’assaut sur la base, aussi devrez-vous demander à vos éclaireurs de tenter de leur mieux de découvrir ce qu’ils affrontent, mais ne les autorisez pas à sortir des fourrés.

— Oui, mon général. Entendu, mon général. »

Drakon venait tout juste de mettre fin à la conversation quand d’autres alertes se firent entendre, tandis que de nouveaux symboles de danger s’allumaient sur son écran. « Des coucous ! s’écria quelqu’un sur le canal de com.

— Allumez-les dès qu’ils arriveront à votre portée… commença Kaï.

— Ils ne fondent pas vers le sol, mon colonel. Ils grimpent pour intercepter les navettes. »

Malédiction ! Drakon fixa d’un œil noir les symboles des aéronefs ennemis. Ses forces ne disposaient pas de missiles sol/air à assez longue portée pour atteindre les coucous si ceux-ci se cantonnaient dans la haute atmosphère, et ils se préparaient à attaquer ses atouts les plus vulnérables.

« Notre séduisante kommodore a-t-elle laissé en orbite de quoi affronter ces coquins ? » demanda Gaiene.

L’avait-elle fait ? C’était prévu dans le plan, du moins jusqu’à l’apparition de la flottille syndic. « Je… » De nouveaux symboles sur son écran. Des faisceaux à particules tombant du ciel et foudroyant quatre des coucous lancés aux trousses des navettes. « Oui, on dirait bien. »

Les coucous rescapés s’éparpillèrent. Certains continuaient de grimper vers les navettes qui allaient redescendre. Mais un véhicule se déplaçant à une vitesse atmosphérique peut difficilement échapper à une arme aussi véloce qu’une lance de l’enfer. La seconde rafale venue du ciel frappa quatre autres aéronefs, dont certains retombèrent en spirale comme des feuilles mortes tandis que d’autres explosaient en même temps que l’armement qu’ils portaient.

Protégées par les tirs des vaisseaux en orbite proche et par un nouveau barrage de paillettes, les navettes ramenaient à présent la seconde vague de troupes d’assaut. Elles atterriraient sur le même site que la première, dans les rues proches du périmètre de sécurité de Drakon.

Et des troupes inconnues rôdaient dans les bâtiments de l’autre côté de la rue.

« Couvrez les zones de débarquement, ordonna le général. Colonel Kaï, colonel Gaiene, retirez la moitié de la première vague qui se prépare à l’assaut et envoyez-la renforcer les unités qui protègent le terrain pour permettre à la seconde de débarquer.

— Avez-vous remarqué cette étonnante absence de tirs d’artillerie et de missiles sur nos positions ? s’enquit Gaiene.

— Oui. » On avait présumé que les aires de débarquement et les immeubles occupés seraient les premiers frappés à ce stade de l’opération. « Haris ne dispose pas des moyens d’un bombardement à aussi longue portée. Peut-être sont-ils très loin de cette base et s’emploie-t-il à les ramener.

— Ou bien craint-il que leurs tirs ne frappent ceux qui occupent les immeubles d’en face, suggéra Gaiene.

— On élimine tous les mouchards qu’ont plantés mes éclaireurs, rapporta Kaï. Quelqu’un les neutralise avant qu’ils ne puissent fournir des détections. »

Ce « quelqu’un » était nettement plus compétent que n’est censée l’être une brigade planétaire de professionnels des forces terrestres. « Que chacun de vous ordonne à une compagnie d’établir des positions défensives de l’autre côté de la rue.

— Elles devront venir de…

— J’en suis conscient, fit Drakon, coupant la parole à Kaï. J’ai un mauvais pressentiment. Si nous ne protégeons pas ces aires de débarquement et nos arrières, notre assaut pourrait tourner en eau de boudin avant même d’être lancé.

— Devons-nous avorter les débarquements suivants ? s’enquit Kaï.

— Non ! Tous ceux que nous laisserions dans les cargos se retrouveraient comme au tir forain. Il faut impérativement faire descendre tout le monde avant d’attaquer la base du SSI. Plus tôt ce sera fait, plus vite nous pourrons passer à l’élimination des forces terrestres ennemies survivantes. »

Les navettes recommençaient à se poser dans les rues extérieures au périmètre de sécurité en soulevant des nuages de poussière et en poussant dans tous les sens, avec leurs gaz d’échappement, les véhicules terrestres abandonnés. Les soldats en surgissaient au pas de course dès que les rampes descendaient, puis ils se déployaient et s’engouffraient dans les immeubles déjà occupés face à la base ennemie.

Des symboles de danger réapparurent sur l’écran de visière de Drakon et se multiplièrent à toute vitesse dans les bâtiments d’en face et tout autour du périmètre. Cette fois, les contacts restaient pérennes, et des marqueurs rouges indiquaient que des combats étaient en cours.

« Mes forces commencent à être sous pression de l’autre côté de la rue, fit laconiquement remarquer Kaï. Force ennemie estimée à au moins une compagnie.

— Ici aussi ! annonça Gaiene. On tient bon. »

Les navettes jaillissaient de nouveau vers le ciel pour aller récupérer la troisième et dernière vague d’assaut dans les cargos. Drakon appela les vaisseaux en orbite, mais il ne réussit pas à percer le brouillage établi par les gens de Haris. Il bascula sur le canal du commandant de l’escadrille. « Major Barnes, pouvez-vous voir ce qui se passe au sol, vos pilotes et vous ? »

Barnes répondit distraitement, ce qui était compréhensible. « Ce n’est pas notre première préoccupation, mon général. On nous tire encore massivement dessus. Merde ! Attendez ! » Brève interruption puis Barnes revint en ligne. « Mon coucou a été touché. Rien de grave. Je distingue mal les détails, mon général, mais certains de mes pilotes ont repéré quelque chose d’anormal. D’ordinaire, quand on arrive ainsi sur une cité, on voit les citadins s’enfuir. En voiture, à pied, par tous les moyens. Pas ici. Minute ! » Nouvelle pause. « Mon coucou aura besoin de réparations quand ce sera fini, mon général. Là, nous voyons plutôt arriver du monde. Des véhicules, des groupes de gens à pied, mais pas de foule.

— Pas de foule ? insista Drakon. Des gens entrant en ville à pied mais dispersés. Pas de cohue ?

— Non, mon général. Ils arrivent de partout dans les environs, autant que je puisse le dire. Des forces terrestres, je dirais, rien qu’à leur manière de se déplacer.

— Quand vous aurez gagné assez d’altitude, demandez aux vaisseaux d’essayer de détruire les ponts et d’interdire l’accès aux routes menant en ville.

— À vos ordres, mon général. Compris. Je crois que vous avez encore quatre avisos en soutien rapproché. Avant notre dernière descente, j’ai vu tous nos croiseurs piquer sur ceux de Haris. »

Quatre avisos, ce n’était pas grand-chose mais déjà beaucoup mieux que rien.

Drakon afficha l’échelle sur sa visière. La base ennemie et ses propres troupes se trouvaient un peu à l’écart du centre-ville. Les renforts qui s’approchaient n’arriveraient pas tous ensemble ; il faudrait davantage de temps aux plus éloignés.

Des renforts. La base ennemie serait-elle pratiquement déserte et uniquement défendue par des armes automatisées ? Ou bien Haris leur réserverait-il à terre le même genre de surprises que ce cuirassé syndic dans l’espace ? Pourquoi Morgan ne l’avait-elle pas encore contacté ? Comment avait-elle pu passer à côté de cet appoint des forces terrestres ?

« Mon général, quelque chose ne tourne pas rond… » Malin s’interrompit ; il était de l’autre côté du périmètre par rapport à lui.

« Je le sais déjà. Écoutez-moi bien tous les trois, ajouta Drakon en se connectant également à Gaiene et Kaï. Au lieu de citoyens en fuite, nos coucous ont repéré des forces terrestres en train d’entrer en ville. Nous devons impérativement savoir comment est défendue cette base présentement.

— Elle a tiré sur nos soldats dès qu’ils étaient en vue, affirma Kaï.

— Je l’ai constaté. Mais il crève les yeux que nous aurons à affronter une menace extérieure bien plus sérieuse que prévue. Nous allons devoir mener l’assaut plus tôt et avec des effectifs inférieurs. Tentez de tester les défenses pour voir quelle puissance de feu vous attirez sur vous.

— Je déconseillerais une attaque prématurée, déclara Kaï. Nous aurons besoin d’assez de troupes au sol, non seulement pour pénétrer les défenses de la base mais encore pour tenir le terrain gagné et l’élargir. Elles sont trop peu nombreuses pour l’instant.

— Le colonel Kaï a raison, je crois, approuva Malin.

— Testez les défenses, répéta Drakon. Assurez-vous que cette base est aussi bien gardée que le présumaient nos plans. » Il commençait à mettre sérieusement en doute sa propre décision de ne pas ordonner à ses vaisseaux de bombarder en partie les défenses de la base en même temps qu’ils anéantissaient le QG du SSI. Compte tenu des capacités restreintes des quelques croiseurs de Midway en matière de bombardement, il lui avait paru préférable de s’assurer de la totale destruction du complexe des serpents et de prendre la base intacte avec tout son armement et ses réserves. Cela étant, il ne pouvait plus revenir dessus. Si les croiseurs de Midway avaient correctement suivi le plan, ils avaient épuisé tous leurs projectiles cinétiques.

« Mon général ? » Drakon releva instinctivement les yeux en reconnaissant la voix du major Barnes, le commandant de l’escadrille des navettes, à travers les crachotements des parasites et les ondulations sibilantes du brouillage. « Nous sommes en train de charger, mon général. Nous avons perdu deux coucous, plusieurs autres ont été touchés mais peuvent encore voler. Que devons-nous faire après avoir débarqué la dernière charretée ? »

Le plan prévoyait que les navettes regagneraient les cargos et attendraient en orbite la suite des événements. Mais il n’avait pas prévu, en revanche, qu’un cuirassé ennemi fondrait sur elles. « Quel délai nous reste-t-il avant l’arrivée du cuirassé ?

— Douze heures. Cela dit, l’équipage des cargos se comporte déjà comme s’il était à portée de son armement. Ils s’enfuiront dès que nous aurons décollé avec notre dernier chargement, mon général. Je vous le garantis. Il ne restera plus en orbite un seul cargo auquel nous rattacher après le débarquement. »

Drakon expira pesamment et consulta sa visière d’un œil noir. « Je répugne à vous donner cet ordre, Pancho, mais, cela fait, dites à vos navettes de s’égailler. Restez en orbite basse pour éviter les coucous de Haris encore opérationnels. Demandez à vos gens de trouver où se poser et se cacher jusqu’à ce qu’ils reçoivent l’ordre de redécoller pour nous rejoindre dans la base.

— À vos ordres, mon général. Mais cacher un objet de la taille d’une navette risque d’être malaisé.

— Il vous sera toujours plus facile de vous planquer au sol qu’en orbite ou en vol atmosphérique. Nous avons neutralisé les senseurs orbitaux de Haris. Il faut espérer que ses vaisseaux continueront de se focaliser sur les nôtres et sur nos cargos, et qu’ils oublieront de vous chercher. Il y a de bonnes chances pour que ses forces terrestres concentrent sans relâche toute leur attention sur nous.

— C’est exact, mon général. Bonne chance.

— Pareillement. Dites à vos pilotes qu’ils ont fait du bon boulot et que je leur offrirai une tournée à tous quand ce sera fini.

— On ne manquera pas de vous le rappeler, mon général. Tous mes coucous sont lâchés et entament la dernière descente. Et… les cargos se dispersent. On dirait qu’ils vont chercher à se planquer un petit moment du cuirassé derrière la courbure de la planète avant de s’éparpiller tous azimuts.

— Compris. » Drakon serra le poing en se demandant si sa dernière vision d’un des cargos ne serait pas une boule de feu en train de s’épanouir dans le ciel alors que les vaisseaux syndics s’en rapprocheraient. Il n’avait aucune idée de la position actuelle des deux croiseurs de Haris, ni d’ailleurs de ce que Marphissa faisait des siens.

« La pression sur notre périmètre s’accroît, rapporta Gaiene. Au moins deux compagnies des forces terrestres harcèlent mes gens qui tiennent l’autre bout de la rue.

— Retirez une autre compagnie du périmètre pour les renforcer, ordonna Drakon. Pareil pour vous, colonel Kaï.

— Mon général, nous ne subissons pas la même pression que… » Il s’interrompit puis reprit : « Ils viennent seulement de commencer à l’accentuer. Il ne s’agit plus seulement de tester nos défenses, mon général.

— Non. Partez du principe que nous affrontons des forces conséquentes hors du périmètre. Une fois que la troisième vague aura débarqué et que les navettes auront redécollé, ramenez tout votre monde à l’intérieur de ce cercle de bâtiments. Net et sans bavures, que personne ne se fasse surprendre en traversant la rue.

— À vos ordres.

— Mon général ? appela Malin. J’ai observé pendant que nous testions leurs défenses. Il ne fait aucun doute que la base est bien gardée.

— À quoi avons-nous affaire, Bran ? En avez-vous une idée ?

— Ils nous attendaient dans l’espace et à la surface. Si les renforts de leurs forces terrestres sont proportionnels à leur cuirassé par rapport aux vaisseaux de Midway, il faut s’attendre à une division au moins.

— Comment Morgan a-t-elle pu rater ça ?

— Je n’en sais rien, mon général. À mon humble avis, ces renforts sont arrivés trop tard dans la partie pour qu’elle ait pu nous prévenir. »

Drakon fixa rageusement sa visière, sur l’écran de laquelle des symboles ennemis continuaient de proliférer tandis que s’accentuait encore la pression exercée sur son périmètre extérieur. « Ils avaient nécessairement des informations très précises sur nos plans.

— Oui, mon général. Quelqu’un de très proche de vous ou de la présidente a dû leur fournir des renseignements assez exacts pour leur permettre d’élaborer cette stratégie.

— J’en ai déjà discuté avec la kommodore. Nous réglerons ce problème à notre retour. » Il se refusait à dire « si nous rentrons ». « Tout le monde sera là dans une demi-heure. Il va falloir frapper cette base aussi vite et rudement que nous le pouvons. Aidez-nous à préparer ça.

— Missiles en approche ! » hurla quelqu’un sur le canal de com.

D’autres alertes clignotèrent sur son écran de visière, le prévenant de l’arrivée imminente d’un barrage de missiles à longue portée. « Ils sont programmés pour frapper après le débarquement de la dernière vague. Retardez la descente, Pancho.

— Entendu, répondit le major Barnes, dont le souffle s’accéléra. On freine sec. Difficile de faire mieux compte tenu de la rapidité de notre chute. Nous atteindrons les zones de débarquement juste derrière les missiles, en espérant que nous n’encaisserons aucun shrapnel.

— Mesdames et messieurs, allez mettre vos fesses à l’abri et donnez-leur un baiser d’adieu », ordonna Gaiene sur le canal de com de sa brigade. Il bascula sur celui, privé, de Drakon. « Ça pourrait devenir sacrément merdique si un de ces missiles frappait les immeubles que nous occupons.

— Je sais.

— Les forces ennemies que je combats battent en retraite, rapporta Kaï.

— Futé de leur part, persifla Gaiene.

— Ouais, convint Drakon. Elles ne tiennent pas à se faire pulvériser par leurs propres missiles. » Il fronça les sourcils en voyant disparaître de son écran la trajectoire d’un des missiles. « Quoi… ? » Une seconde s’effaça. « Nos vaisseaux. Ils vaporisent les missiles avec leurs lances de l’enfer.

— Dommage qu’il n’en reste que quatre là-haut, marmonna Gaiene. Oh, ils en ont eu un troisième ! Ce ne sera peut-être pas trop moche.

— Les lances de l’enfer ne peuvent pas tirer si longtemps en continu, prévint Malin. Elles surchauffent. »

Le symbole d’une détection persistait à la lisière de l’image que transmettait le senseur de Drakon. Il la fixa avec incrédulité. « Un des avisos descend vraiment trop bas. Il entre dans l’atmosphère. »

Une demi-douzaine de missiles disparurent encore, mais d’autres alertes se mirent à clignoter : des missiles et des coucous rescapés jaillissaient vers l’aviso venu dangereusement soutenir les forces terrestres.

« Dégagez ! » lui cria Drakon, non sans se demander s’il capterait le message en dépit du brouillage.

Que son équipage l’eût entendu ou non, l’aviso pivota et piqua vers l’espace en traçant une féroce traînée dans l’atmosphère, sa coque portée au rouge. Les missiles et les coucous qui le traquaient perdirent du terrain, incapables de rivaliser avec la vélocité de la propulsion principale d’un vaisseau de guerre.

« Il a pris des coups, fit remarquer Kaï, admiratif. Et il a attiré l’attention de nombreux défenseurs en descendant si bas.

— On lui en doit une, comme à son équipage », convint Drakon.

Les braillements d’une alarme prévenant de « l’arrivée imminente d’un tir de barrage de missiles » résonnèrent dans leurs cuirasses et les obligèrent à se plaquer tous au sol ; ils attendirent durant les quelques secondes qui suivirent que les missiles rescapés libèrent une multitude d’ogives qui se mirent à pleuvoir sur la rue. Drakon sentit fléchir sauvagement le plancher de l’immeuble où il se trouvait, mais, heureusement, les mesures antisismiques prises lors de sa construction lui permettaient aussi de résister à de violentes explosions dans son voisinage. Toutes les vitres encore intactes éclatèrent comme prévu, réduites à l’état de gravier translucide qui s’abattit comme grêle à l’intérieur des bâtiments. Dehors, la rue était comme obscurcie par les débris et la fumée qui saturaient l’atmosphère. Lorsque le vacarme des détonations s’apaisa, Drakon entendit s’effondrer les murs fissurés d’autres bâtiments. Quelque part non loin, une sirène d’incendie ululait tristement parmi les décombres.

« On arrive ! » cria le major Barnes. Les navettes se posaient, chassant vers le sol les débris qui retombaient encore. « On n’a pas vu l’intérêt de nous attarder plus longtemps que nécessaire. »

Les coucous atterrissaient tout autour du périmètre en se livrant à des embardées de dernière seconde pour éviter les cratères qui s’étaient ouverts dans la chaussée. Des soldats dévalèrent de nouveau les rampes d’accès pour se disperser dans les immeubles. Mais, cette fois, quand les navettes redécollèrent, elles infléchirent leur trajectoire de manière à traverser la ville presque en rase-mottes pour esquiver les tirs ennemis.

Des cris résonnèrent dans la rue près de Drakon. Il jeta un coup d’œil par la plus proche fenêtre aux carreaux brisés et aperçut fugitivement une navette blessée qui cahotait poussivement dans le ciel, un panache de feu et de fumée derrière elle. Elle entailla le sommet d’un immeuble, tournoya follement puis s’écrasa sur un autre un peu plus loin. Drakon ne la vit pas exploser, mais elle projeta des morceaux de son fuselage et de l’immeuble dans toutes les directions, et les senseurs de sa cuirasse lui signalèrent diligemment la pression, la chaleur et la rafale de débris qui marquaient le décès de son équipage.

Il procéda à une autre vérification de tous les canaux et senseurs afin de s’informer de la situation au-delà de l’atmosphère. Mais, dans la mesure où les brouilleurs ennemis étaient toujours en activité, où ses propres navettes survivantes filaient à très basse altitude pour se chercher une planque et où les cargos fuyaient à toutes jambes, obtenir des renseignements sur ce qui se passait dans l’espace était devenu impossible.

« Très bien, bande de macaques, préparez-vous à prendre la base syndic d’assaut dans cinq minutes », annonça-t-il sur son canal de commandement, s’adressant à ses soldats au sol qui, tous, étaient conscients ou se doutaient que l’assaut en question ne se déroulait pas aussi bien que prévu.

« Hé… ! » La mort d’un lieutenant coupa court à son exclamation.

Les soldats qui défendaient les immeubles de l’autre côté de la rue s’étaient repliés, obéissant aux ordres, dès que les dernières navettes avaient décollé. La plupart l’avaient traversée sans encombre, mais Drakon voyait les marqueurs de danger se multiplier rapidement sur sa visière à mesure que les senseurs de leur cuirasse intégrale faisaient état de tirs de barrage ennemis de plus en plus nourris en provenance des immeubles évacués. « Mon général, en me basant sur le volume du feu ennemi, j’estime à une brigade au moins les effectifs que j’affronte, déclara Kaï.

— Pareil ici, enchaîna Gaiene. La pression qui s’exerce sur notre périmètre extérieur s’accentue très vite, mon général. Ils nous balancent des roquettes à travers la rue. Si je ne procède pas à la relève d’un bon nombre de troupiers pour défendre notre position contre les attaques extérieures, on risque d’être submergés.

— Je suis du même avis, ajouta Kaï.

— Procédez autant que nécessaire », répondit Drakon. Il était conscient qu’il lui resterait trop peu de soldats disponibles pour donner l’assaut. « Retardez l’attaque de la forteresse jusqu’à ce que la sécurité du périmètre extérieur soit stabilisée. »

Aucun des deux colonels ne l’interrogea sur la longueur du délai. Ils s’employaient déjà à la relève de leur brigade respective afin de défendre leur position, et ils savaient aussi que Drakon n’avait pas la réponse à cette question. Nul n’aurait su dire combien de temps exigerait le lancement de l’assaut retardé.

Compte tenu de la pression exercée sur son périmètre extérieur, attaquer la base ennemie n’était peut-être même plus envisageable. La victoire qu’on avait escomptée et crue si facile à remporter lui semblait désormais hors d’atteinte.

Drakon fixait son écran. Il entendait le vacarme de la bataille s’élever graduellement un peu partout, et il se demanda si la survie elle-même était encore au menu.

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