Quand Stuart McConchie regagna la Baie de l’Est après son expédition dans la péninsule au sud de San Francisco, il s’aperçut qu’on avait tué son cheval pour le manger – sans doute une bande d’anciens combattants habitant parmi les pilotis. Tous ce qu’il restait d’Édouard Prince de Galles, c’était le squelette, la tête et les jambes. Il contemplait la dépouille, en réfléchissant. Eh bien, voilà un voyage qui lui coûtait cher ! Et de toute façon il était arrivé trop tard. Le paysan, à un cent le morceau, avait déjà vendu toutes les pièces électroniques de son engin soviétique.
Mr Hardy lui fournirait naturellement un autre cheval, mais Stuart s’était attaché à Édouard Prince de Galles. Et c’était mal de tuer un cheval rien que pour le manger, parce qu’on en avait grand besoin pour des besognes plus utiles. Ils étaient l’âme des transports, les chevaux, maintenant que presque tout le bois avait été consumé par les gazogènes et par les gens qui se chauffaient l’hiver dans les caves. Et il fallait des chevaux pour la reconstruction. Ils étaient la principale source d’énergie, faute d’électricité. La stupidité de cet acte le rendait fou furieux. C’était en quelque sorte de la barbarie, ce que tous craignaient. C’était l’anarchie dans la ville même, dans un quartier populeux, et en plein jour ! C’était ce qu’on aurait attendu de la part des Chinois Rouges !
Maintenant, il allait lentement à pied en direction de San Pablo Avenue. Le soleil commençait à décliner en un vaste crépuscule bariolé auquel il s’était habitué depuis le Cataclysme. Il y faisait à peine attention. Peut-être devrais-je changer de boulot, se disait-il. Les pièges pour petites bêtes, cela permet de vivre, mais il n’y a pas d’avenir là-dedans. À quoi cela mène-t-il, un boulot pareil ?
La perte de son cheval le déprimait. Il baissait les yeux sur le trottoir fendu, envahi d’herbe, parmi les décombres d’anciennes usines. D’un terrier aménagé dans un terrain vague, une chose aux yeux avides l’observa au passage. Une chose qui aurait dû être suspendue quelque part par les pattes de derrière, avec la peau en moins, estima-t-il.
Ceci explique pourquoi Hoppy a pu croire sincèrement avoir vu l’après-vie, rumina-t-il. Ces ruines, la pâleur fumeuse et scintillante du ciel… ces yeux voraces qui le suivaient encore tandis que la créature pesait les chances d’une attaque contre lui. Il se baissa, ramassa un éclat pointu de ciment et le lança vers le terrier… creusé dans une épaisse couche de débris organiques et inorganiques soudés par une sorte de vase blanche. La créature avait émulsionné une partie des décombres, en avait fait une sorte de ciment utilisable. Peut-être un animal intelligent, mais il s’en fichait. Le monde se serait fort bien passé des formes de vie intelligentes et démentes qui se révélaient au jour depuis des années.
Moi aussi, j’ai changé, monologuait-il, en se retournant une dernière fois vers la bête, au cas où elle eût cherché à le surprendre par-derrière. J’ai l’esprit beaucoup plus clair qu’avant, ruminait-il, je suis plus fort que toi, en tout cas, alors laisse tomber !
De toute évidence, la créature était de cet avis. Elle ne quitta même pas l’entrée de son terrier.
Je suis évolué mais sentimental, conclut-il, car son cheval lui manquait vraiment. Au diable ces criminels de vétérans ! Ils ont dû tomber en masse sur Édouard dès que nous avons quitté la rive avec le radeau. Je voudrais bien lâcher la ville, émigrer en pleine campagne, là où ne règnent pas la brutalité, la cruauté, le banditisme. C’est ce qu’a fait le psychiatre, après la catastrophe. Stockstill a quitté tout de suite la Baie de l’Est, je l’ai vu partir. Il a été malin. Il n’a pas tenté de rentrer dans son ornière, il n’a pas repris le collier à l’endroit même où il était. Contrairement à moi.
Somme toute, je ne suis pas plus avancé qu’avant le foutu Cataclysme. Je vendais des récepteurs de télévision, je vends des pièges électroniques, qu’est-ce que cela change ? Aussi moche qu’avant. Je dégringole la pente, en vérité.
Pour se remonter, il alluma une de ses dernières cigarettes Gold Label Special d’Andrew Gill.
Toute une journée perdue, constata-t-il, à cette course pour rien de l’autre côté de la Baie ! Dans deux heures il ferait nuit et il s’endormirait, dans la pièce du sous-sol tapissée de peaux de chat que Mr Hardy lui louait pour un dollar d’argent par mois. Bien sûr, il pourrait allumer sa lampe à graisse, la laisser brûler un moment, pour lire un livre ou une partie de livre… sa bibliothèque se composait surtout de fragments de bouquins dont le reste avait été détruit ou perdu. Il pourrait rendre visite au vieux Hardy et écouter l’émission du satellite.
Après tout, il avait lui-même adressé une requête à Dangerfield l’autre jour par l’émetteur installé dans les landes de West Richmond. Il avait demandé Good Rockin’ Tonight, un air ancien qu’il aimait parce qu’il lui rappelait son enfance. Il ignorait d’ailleurs si Dangerfield avait cette chanson parmi ses enregistrements, alors peut-être attendait-il en vain.
Tout en marchant, il se mit à chantonner les paroles :
Oh I heard the news :
There’s good rockin’ tonight.
Oh I heard the news !
There’s good rockin’ tonight !
Tonight I’ll be a mighty fine man,
I’ll hold my baby as tight as I can[4].
Cela lui amenait les larmes aux yeux, de fredonner les vieilles chansons d’un monde qui n’existait plus. Tout a disparu, se disait-il, tout a été bluthgeldé à mort, comme on dit… et qu’est-ce qu’on a à la place ? Un rat qui joue de la flûte nasale… même pas, puisqu’il s’est fait écraser !
Il aimait aussi cette autre chanson qui parlait de l’homme au couteau ; il s’efforça de se rappeler la mélodie et les paroles. Un requin qui avait des dents, de jolies dents. C’était trop vague, il ne parvenait pas à s’en souvenir. Sa mère lui faisait jouer le disque. C’était un homme à la voix rocailleuse qui chantait, et c’était beau.
Je parie bien que le rat n’aurait pas pu le jouer ! Pas même au bout d’un million d’années. C’est presque de la musique sacrée. C’est notre passé, notre passé sacré que ne peuvent partager ni les animaux intelligents ni les humains anormaux. Le passé n’appartient qu’à nous, qui sommes des humains authentiques. Je voudrais bien (cette idée l’émut) faire comme Hoppy autrefois, me mettre en transe, mais pas pour voir en avant, comme lui… pour voir en arrière.
Si Hoppy est encore en vie, est-il capable de le faire ? A-t-il essayé ? Je me demande ce qu’il est devenu, ce précurseur. C’est ce qu’il était, un précurseur. Le premier phoco. Je parie bien qu’il s’en est sorti. Il est probablement passé dans le camp des Chinois quand ils ont débarqué au nord.
Je retournerais – imaginait-il – à ma première rencontre avec Jim Fergesson, quand je cherchais du boulot et que c’était encore difficile de se placer pour un Noir quand il s’agissait d’être en rapport avec le public. C’était ce qui distinguait Fergesson : il n’avait pas de préjugés. Je me souviens de cette journée. J’ai fait du porte-à-porte avec des casseroles en aluminium, puis j’ai eu un emploi chez les gens de l’Encyclopædia Britannica, mais c’était toujours du porte-à-porte. Bon Dieu ! se rendit-il soudain compte, mais c’est avec Fergesson que j’ai eu mon premier vrai boulot, parce que le porte-à-porte, cela ne peut pas compter !
Tout en pensant à Jim Fergesson – maintenant mort et disparu depuis des années, depuis l’impact de la bombe – il arriva dans San Pablo Avenue, avec ses quelques petites boutiques ouvertes çà et là, des baraques où on vendait de tout, depuis des portemanteaux jusqu’à du foin. L’une d’elles, pas très loin, était le siège social des PIÈGES HOMÉOSTATIQUES HARDY CONTRE LES BÊTES NUISIBLES. Il s’y rendit.
À son entrée, Mr Hardy leva les yeux. Il était assis au fond, à son établi de montage, entouré de pièces électroniques récupérées dans tous les coins de la Californie du Nord. Beaucoup de pièces provenaient des ruines de Livermore. Mr Hardy était en relations avec des fonctionnaires de l’État qui lui avaient permis de procéder à des fouilles dans les dépôts réservés.
En d’autres temps, Dean Hardy avait été l’ingénieur d’une station de radio d’Oakland. C’était un homme d’âge, mince, à la parole calme, qui portait encore un sweater et une cravate… Une cravate, c’était devenu une rareté ! Il avait les cheveux gris et frisés et rappelait à Stuart un Père Noël sans barbe, avec son expression de sévérité cocasse et son sens espiègle de l’humour. Quant au physique, il était petit et ne pesait que cinquante-quatre kilos. Mais il avait des accès de violence et Stuart le respectait. Hardy approchait de la soixantaine et sous bien des rapports il était devenu pour Stuart un symbole paternel. Le père réel de Stuart, mort depuis les années 70, avait été agent d’assurances ; c’était aussi un homme tranquille qui portait sweater et cravate, mais il n’avait pas les crises de fureur, la férocité de Hardy. En tout cas, Stuart n’en avait jamais vu de manifestations, à moins que sa mémoire n’en ait refoulé le souvenir.
En outre, Dean Hardy ressemblait à Jim Fergesson.
C’était ce qui avait attiré Stuart, trois ans plus tôt. Il en avait conscience, il ne cherchait pas à le nier. Jim Fergesson lui manquait et il se sentait attiré par quiconque lui ressemblait.
— Ils ont mangé mon cheval, dit-il à Mr Hardy.
Il s’assit sur la chaise à l’entrée de la boutique.
Aussitôt Ella, la femme de Hardy, émergea de l’appartement du fond où elle préparait le dîner.
— Tu l’avais laissé seul ?
— Oui, avoua-t-il. (Cette femme formidable le foudroyait d’un regard accusateur et indigné.) Je croyais qu’il était en sûreté sur le quai public de la Ville d’Oakland. Il y a là un employé qui…
— Cela se reproduit tout le temps, fit Hardy, lassé. Les salauds ! Ce doit être les anciens combattants qui nichent là-bas. On devrait lâcher une bombe au cyanure dans les pilotis ! Ils s’y cachent par centaines. Et la voiture ? J’imagine que tu as dû l’abandonner sur place ?
— Je suis navré, dit Stuart.
Mrs Hardy prit un ton mordant :
— Édouard valait quatre-vingt-cinq dollars en argent. Toute une semaine de bénéfice envolée !
— Je vous rembourserai, fit Stuart, raidi.
— N’en parlons plus, trancha Hardy. Nous avons d’autres chevaux à notre réserve d’Orinda. Et les pièces détachées de la fusée ?
— Manque de pot, dit Stuart, tout était vendu quand je suis arrivé… sauf ceci. (Il tendit une poignée de transistors.) Le paysan ne les avait pas remarqués. Je les ai ramassés pour rien. Mais je ne sais pas s’ils sont encore bons. (Il alla les poser sur l’établi.) Pas grand-chose pour toute une journée de voyage.
Il se sentait plus triste que jamais.
Sans un mot de plus, Ella Hardy regagna sa cuisine dont le rideau retomba derrière elle.
— Tu dînes avec nous ? offrit Hardy en éteignant sa lampe et ôtant ses lunettes.
— Je ne sais pas. Je me sens bizarre. Cela m’a bouleversé au retour de voir qu’on avait mangé Édouard. (Il arpentait la cabane. Nos relations avec les animaux ont aussi changé, songeait-il. Nous sommes plus près d’eux. Il n’y a plus entre eux et nous le grand fossé d’autrefois.) De l’autre côté de la Baie, j’ai vu quelque chose que je n’avais encore jamais vu, dit-il. Une bête volante comme une chauve-souris, mais ce n’en était pas une. Cela ressemblait davantage à une belette, très maigre et longue, avec une grosse tête. Ils leur ont donné le nom de curieux parce que ces animaux sont toujours à se glisser le long des fenêtres pour regarder à l’intérieur, comme des voyeurs.
— C’était un écureuil, dit Hardy. J’en ai vu. (Il se renversa dans son fauteuil et desserra sa cravate.) Ils ont évolué à partir des écureuils du Golden Gate Park. (Il bâilla.) J’avais mes plans pour eux il fut un temps… ils pourraient avoir leur utilité – en théorie du moins – comme messagers. Ils sont capables de planer ou de voler sur plus d’un kilomètre à la fois. Mais ils sont trop féroces. J’ai renoncé après en avoir attrapé un. (Il tendit la main droite.) Regarde cette cicatrice, sur mon pouce. Je la dois à un curieux !
— Cet homme à qui j’ai parlé dit que c’est bon à manger. Comme du poulet d’autrefois. Ils les vendent, à San Francisco. Il y a de vieilles femmes qui les servent tout cuits, tout chauds, pour vingt-cinq cents la pièce.
— N’essaie pas d’en manger. Il y en a beaucoup qui sont toxiques. Cela provient de leur alimentation.
— Hardy, fit soudain Stuart, j’ai envie de quitter la ville pour la campagne.
Son employeur l’examina.
— La vie est trop brutale ici, s’expliqua Stuart.
— Elle est brutale partout.
— Pas quand on s’éloigne des villes, vraiment loin, disons à quatre-vingts ou cent kilomètres.
— Seulement il est difficile d’y gagner sa vie.
— Vendez-vous des pièges à la campagne ? s’enquit Stuart.
— Non.
— Pourquoi pas ?
— Les animaux nuisibles vivent dans les villes où il y a des ruines. Tu le sais bien. Stuart, tu es un rêveur. La campagne est stérile, tu n’aurais pas le courant d’idées dont tu bénéficies ici. Il ne s’y passe rien, les habitants se contentent de cultiver le sol et d’écouter le satellite. De plus, tu risques de te heurter à l’antique préjugé de couleur, à la campagne ; ils ont repris les attitudes d’autrefois. (Il remit ses lunettes, ralluma sa lampe et se remit au montage d’un piège.) C’est l’un des mythes les plus colossaux qu’on ait jamais inventés, la supériorité de la campagne. Je sais que tu serais de retour ici avant huit jours.
— J’aimerais emporter une collection de pièges… disons dans le secteur de Napa, insista Stuart. Peut-être jusqu’à la vallée de San Helena. Je pourrais sans doute les échanger contre du vin. Ils cultivent la vigne par là, paraît-il, comme avant.
— Mais cela n’a plus le même goût. Le sol s’est modifié. Le vin est… (Il gesticula.) Il faudrait que tu le goûtes… je ne peux pas t’expliquer, mais c’est vraiment affreux. Épouvantable.
Ils restèrent un moment silencieux.
— On en boit pourtant, reprit Stuart. J’en ai vu arriver ici, dans ces vieux camions à gazogène.
— Bien sûr, parce qu’à présent les gens boivent tout ce qu’ils trouvent. Toi aussi et moi aussi. (Mr Hardy leva la tête pour considérer Stuart.) Sais-tu qui a de l’alcool ? Du vrai, bien entendu. On ne peut pas distinguer si c’est de l’avant-guerre qu’il a récupéré ou du nouveau qu’il a distillé.
— Personne dans la Zone de la Baie.
— Eh bien, c’est Andrew Gill, l’expert en tabac.
— Je n’en crois rien !
Il se retenait de respirer, bien éveillé à présent.
— Oh ! il n’en produit pas beaucoup. Je n’en ai vu qu’une bouteille, du brandy ! Et je n’ai eu droit qu’à une rasade. (Hardy lui adressa un sourire torve, les lèvres frémissantes.) Cela t’aurait plu.
— Combien en demande-t-il ? fit Stuart, faussement détaché.
— Plus que tu n’as pour le payer.
— Et… c’est comme l’authentique ? D’avant-guerre ?
Hardy rit, puis se remit à l’œuvre.
— Tout juste !
Je me demande quel genre d’homme est cet Andrew Gill, songeait Stuart. Grand, sans doute, avec une barbe, un gilet… une canne à pommeau d’argent. Un géant aux cheveux blancs neigeux et ondulés, un monocle d’importation… je le vois d’ici. Il doit conduire une Jaguar, convertie en gazogène, par force, mais quand même une grande Jaguar, une puissante conduite intérieure Mark XVI.
En observant l’expression de Stuart, Hardy se pencha vers lui :
— Je peux te signaler autre chose qu’il vend aussi.
— Des pipes anglaises en bruyère ?
— Oui, certes. (Hardy baissa le ton.) Mais aussi des photos de filles. Dans des poses artistiques… tu piges ?
— Seigneur ! fit Stuart dont l’imagination débordait. (C’en était trop.) Je ne le crois pas.
— C’est la vérité. Il a des calendriers sexy d’avant-guerre. Cela vaut une fortune, naturellement. J’ai entendu dire qu’un millier de dollars d’argent avaient changé de mains pour un calendrier Playboy de 1962, quelque part à l’Est, dans le Nevada.
Hardy devint pensif, le regard perdu dans l’espace, son piège oublié.
— Là où je travaillais quand la bombe est tombée, à Modern TV, on en avait plein, des calendriers avec des filles, dans le sous-sol. Ils sont tous réduits en cendres, évidemment.
Du moins, il l’avait toujours présumé. Hardy hochait la tête d’un air résigné. Stuart reprit le cours de ses pensées :
— Supposons qu’on fouille dans les ruines et qu’on découvre tout un entrepôt plein de calendriers avec des filles dessus. Vous vous rendez compte ? (Ses pensées se bousculaient.) Combien le type pourrait-il en retirer ? Des millions ? Il pourrait les échanger contre des terres, acheter tout un comté.
— Exact, opina Hardy.
— Il serait riche à jamais. Ils en font quelques-uns, en Orient, au Japon, des calendriers, mais ils ne sont pas bien.
— J’en ai vu, acquiesça Hardy, ils sont grossièrement dessinés. Le tour de main en cette matière a décliné, est tombé dans l’oubli. C’est un art mort. Peut-être pour toujours.
— Vous ne pensez pas que c’est dû au fait qu’il n’y a plus de filles comme cela ? fit Stuart. Maintenant, tout le monde est maigre et édenté. La plupart des filles portent des cicatrices de brûlures radioactives et n’ont pas de dents. Quel calendrier pourrait-on fabriquer avec ça ?
L’air rusé, Hardy affirma :
— Je crois qu’il en existe encore, des filles comme sur les calendriers. Je ne sais pas où. En Suède ou en Norvège, ou peut-être dans des lieux inaccessibles comme les îles Salomon. J’en suis convaincu par les récits de ceux qui viennent à bord des navires. Qu’il n’y en ait plus aux États-Unis, ni en Europe, ni en Russie, ni en Chine… dans aucun pays frappé par les bombes… là, je suis d’accord avec toi.
— On ne pourrait pas en trouver ? Et se lancer dans la production ?
Après un moment de réflexion, Hardy déclara :
— Il n’y a plus de pellicule. Plus de produits chimiques pour la traiter. La plupart des bons appareils photo ont été détruits ou ont disparu. Tu n’aurais aucun moyen de faire imprimer tes calendriers en quantité suffisante. Et même si tu y réussissais…
— Mais supposons qu’on déniche une fille sans brûlures et avec de bonnes dents, comme elles étaient avant la guerre…
— Je vais te dire ce qui serait une bonne affaire, coupa Hardy. J’y ai souvent réfléchi. (L’air méditatif, il fit face à Stuart.) Des aiguilles de machine à coudre. On obtiendrait le prix qu’on voudrait, ou n’importe quoi en échange.
Stuart arpentait la boutique en gesticulant.
— Écoutez, moi, je vois grand. Je ne veux plus perdre mon temps à vendre des bricoles. J’en ai marre. J’ai vendu des pots et des casseroles en aluminium, des encyclopédies et des postes de télévision, et maintenant, des pièges. Ils sont bons, vos pièges, et les gens en ont besoin, mais j’ai l’impression qu’il y a mieux à faire pour moi.
Hardy grogna, le front plissé.
— Ce n’est pas pour vous faire injure, reprit Stuart. Je veux grandir. Il le faut. Ou on grandit, ou on croupit, on crève sur pied. La guerre m’a mis des années en retard, comme nous tous. J’en suis au même point qu’il y a dix ans, et cela ne me suffit pas.
Hardy se gratta le nez.
— Qu’est-ce que tu as en tête ?
— Peut-être que je vais découvrir une pomme de terre montante qui nourrirait la terre entière ?
— Une seule pomme de terre ?
— Je parle d’une nouvelle espèce de pomme de terre. Ou alors je cultiverai des plantes comme Luther Burbank. Il doit y avoir des millions de plantes-phénomènes dans tout le pays, de même qu’il y a tous ces animaux-phénomènes et ces humains-phénomènes ici dans la ville.
— Peut-être arriveras-tu à trouver un haricot intelligent.
— Je ne plaisantais pas, dit Stuart avec calme.
Ils étaient face à face, silencieux.
— C’est un service envers l’humanité, finit par dire Hardy, que de lui fournir des pièges homéostatiques qui détruisent les chats, les chiens, les rats et les écureuils issus de mutations. Je pense que tu raisonnes comme un gosse. Peut-être bien parce qu’on t’a mangé ton cheval pendant que tu étais dans le Sud…
Ella entra et annonça :
— Le dîner est prêt et j’aimerais le servir chaud. C’est de la tête de morue au four, avec du riz, et il m’a fallu faire la queue pendant trois heures sur la route d’Eastshore pour avoir la tête de morue !
Les deux hommes étaient debout.
— Tu manges avec nous ? proposa de nouveau Hardy.
À l’idée d’une tête de poisson au four, Stuart avait l’eau à la bouche. Il était incapable de dire non. Il acquiesça du menton et suivit Mrs Hardy dans la petite cuisine-salle-à-manger aménagée à l’arrière de la baraque. Il y avait un mois qu’il n’avait mangé de poisson. Il n’en restait presque plus dans la Baie… la plupart des bancs avaient été nettoyés et il n’en était plus revenu. Et ceux qu’on pêchait étaient souvent radioactifs. Mais peu importait, les gens avaient acquis la capacité de les ingurgiter de toute façon. Les gens mangeaient à peu près n’importe quoi : leur vie en dépendait.
La fillette des Keller frissonnait, assise sur la table d’examen, et le Dr Stockstill, tout en observant ce corps mince et pâle, pensait à un sketch qu’il avait vu à la télévision des années auparavant, bien avant la guerre. Un ventriloque espagnol faisait parler un poulet… le poulet avait pondu un œuf.
— Mon fils ! disait le poulet, parlant de l’œuf.
— Tu en es sûr ? demandait le ventriloque. Ce ne serait pas plutôt ta fille ?
Et le poulet répondait avec beaucoup de dignité :
— Non. Je connais mon affaire !
Cette enfant était bien la fille de Bonny Keller, mais, pensait le Dr Stockstill, elle n’était pas celle de George Keller. J’en suis certain… je connais mon affaire ! Avec qui Bonny avait-elle eu une liaison, il y avait sept ans ? L’enfant avait dû être conçue dans le moment où la guerre avait commencé. Mais pas avant la chute de la bombe ; c’était clair. Peut-être était-ce le jour même, se dit-il. Cela ressemblait bien à Bonny, de se précipiter dehors au moment même où la bombe descendait, à l’approche de la fin du monde, pour savourer les brefs et frénétiques spasmes de l’amour avec n’importe qui, peut-être même un inconnu, le premier homme qu’elle avait rencontré… et maintenant…
La petite lui sourit, il en fit autant. Superficiellement, Edie Keller paraissait normale, elle ne faisait pas l’effet d’une enfant-phénomène. Bon Dieu ! Comme il eût souhaité avoir un appareil de radiographie ! Parce que…
Il reprit à haute voix :
— Parle-moi encore de ton frère.
— Eh bien, commença Edie Keller de sa voix douce et frêle, je lui parle tout le temps et il me répond quelquefois mais le plus souvent, il dort. Il dort presque tout le temps.
— Est-ce qu’il dort en ce moment ?
La petite resta un instant silencieuse.
— Non, il est éveillé.
Le médecin se leva et s’approcha d’elle.
— Je voudrais que tu me montres exactement où il se tient.
La fillette désigna le bas de son ventre, du côté droit. À proximité de l’appendice, constata-t-il. C’était le siège de la douleur. C’était ce qui motivait l’examen. Bonny et George s’inquiétaient. Ils connaissaient cette histoire de frère, mais ils croyaient qu’il s’agissait d’une invention, d’un camarade de jeu imaginaire qui tenait compagnie à leur fille. Il en avait lui-même eu l’idée, au début ; les registres ne mentionnaient pas de frère et pourtant Edie en parlait. Bill avait le même âge qu’elle, exactement. Il était né au même instant qu’elle, avait-elle précisé au médecin. Évidemment !
— Pourquoi : évidemment ? s’était-il enquis en commençant l’examen.
Il avait renvoyé les parents dans l’autre pièce parce que la petite paraissait réticente en leur présence.
Edie lui avait répondu de son ton calme et solennel :
— Parce que c’est mon frère jumeau. Autrement, comment serait-il à l’intérieur de moi ?
Et tout comme le poulet du ventriloque espagnol, elle s’exprimait avec autorité, avec assurance ; elle aussi connaissait son affaire.
Durant les années d’après-guerre, le Dr Stockstill avait examiné des centaines de phénomènes, bien des variations étranges et inattendues de la vie humaine qui s’épanouissaient maintenant sous des cieux devenus beaucoup plus tolérants – bien que voilés de fumée. Il ne pouvait plus éprouver de chocs. Et pourtant, ce cas… une fillette avec un frère vivant à l’intérieur de son corps, dans la zone inguinale. Depuis sept ans, Bill Keller habitait là, et le Dr Stockstill, en écoutant la petite, lui accordait créance. Il savait que c’était possible. Ce n’était pas le premier cas de cette nature. Avec les rayons X, il aurait distingué la forme minuscule, ratatinée, sans doute pas plus grosse qu’un lapin nouveau-né. De fait, au toucher, il en sentait les contours… Il lui pressa le ventre, prenant bonne note de la poche indurée comme un kyste, à l’intérieur. La tête en position normale, le corps et les membres entièrement contenus dans la cavité abdominale. Un jour la petite mourrait et on lui ouvrirait le corps pour pratiquer l’autopsie. On trouverait alors une petite silhouette toute ridée, peut-être avec une barbe blanche et des yeux aveugles… son frère, toujours pas plus grand qu’un bébé-lapin.
Cependant Bill dormait la plupart du temps, mais il lui arrivait de bavarder avec sa sœur. Que pouvait-il avoir à lui dire ? Que pouvait-il bien savoir ?
Edie avait aussi réponse à cette question :
— Eh bien, il ne sait pas grand-chose. Il ne voit rien, mais il réfléchit beaucoup. Je le tiens au courant de tout ce qui se passe, ainsi rien ne lui échappe.
— À quoi s’intéresse-t-il ?
Stockstill avait terminé l’examen. Il lui était impossible d’aller plus loin avec le pauvre assortiment d’instruments et de tests dont il disposait. Il avait vérifié les dires de l’enfant et c’était un point positif, mais il était dans l’incapacité de voir l’embryon ou d’envisager de l’extraire. C’était hors de question, si souhaitable que ce fût.
Edie méditait, puis elle se décida :
— Eh bien… euh… ; il aime que je lui parle de nourriture.
— De nourriture ! se récria Stockstill, médusé.
— Oui. Il ne mange pas, vous savez. Mais il aime que je lui répète sans arrêt ce que j’ai eu au dîner, parce que cela lui parvient, au bout d’un temps… je le crois, en tout cas. Il le faut bien, pour qu’il vive ?
— Oui, convint Stockstill.
— C’est de moi que ça lui vient, poursuivit Edie en reboutonnant lentement sa robe. Et il tient à savoir ce qu’il y a dedans. Cela lui plaît surtout quand il y a des pommes ou des oranges. Et… il aime écouter les histoires. Il veut toujours que je lui décrive les pays. Surtout les pays lointains, comme New York. Ma mère me raconte tout de New York, alors je le lui répète. Il est bien décidé à y aller un jour.
— Mais il n’y voit pas !
— Moi, j’y vois, et c’est presque pareil, observa Edie.
— Tu le soignes bien, n’est-ce pas ?
Stockstill était profondément ému. Pour la fillette, c’était normal, elle avait vécu toute sa vie ainsi… Elle ignorait tout autre mode d’existence. Il n’y a rien qui soit « hors » nature, se disait-il une fois de plus, ce serait une impossibilité du point de vue logique. En un certain sens, il n’y a ni phénomènes ni anomalies, sauf d’un point de vue statistique. Nous sommes devant une situation inhabituelle, mais il n’y a pas de quoi nous horrifier. Au contraire, cela devrait nous rendre heureux. La vie est bonne en soi et il n’y a en tout cela que des formes différentes de vie. Il n’y a pas chez cette gamine de chagrin spécial, ni de souffrance cruelle. En fait, elle n’est que sollicitude et tendresse.
— J’ai peur qu’il meure un jour, dit soudain la petite.
— Je ne crois pas, affirma Stockstill. Ce qui est plus probable, c’est qu’il grandisse. Ce qui poserait des problèmes. Ton corps risque de ne plus pouvoir le loger.
— Que se passerait-il alors ? (Elle le regardait, ses grands yeux sombres tout écarquillés.) Est-ce qu’il naîtrait ?
— Non, dit Stockstill. Il n’est pas placé à l’endroit approprié. Il faudrait le mettre au jour par la chirurgie. Mais… il ne survivrait pas. Sa seule possibilité de vie, c’est de continuer à être en toi, dans ton intérieur. (En parasite, songea-t-il, sans toutefois prononcer le mot.) Nous nous en occuperons le moment venu, s’il vient jamais, poursuivit-il, en lui tapotant les cheveux.
— Ma mère et mon père ne savent pas.
— Je m’en rends compte.
— Je leur ai parlé de lui, mais…
Elle rit.
— Ne t’en fais pas. Continue à agir comme à l’ordinaire. Cela s’arrangera tout seul.
— Je suis heureuse d’avoir un frère ; il m’empêche de me sentir seule. Même quand il dort, je le sens là, je sais qu’il est là. C’est comme d’avoir un bébé dans mon ventre. Je ne peux pas le promener dans un landau, ni l’habiller ni rien de tout ça, mais bavarder avec lui, c’est amusant. Par exemple, je lui parle de Mildred.
— De Mildred ? fit-il, intrigué.
— Vous savez bien, dit-elle, en souriant de son ignorance, la fille qui revient toujours près de Philip. Pour lui gâcher la vie. On écoute ça tous les soirs par le satellite.
— Bien sûr !
C’était la lecture du bouquin de Maugham par Dangerfield. Étrange, songeait-il, ce parasite qui s’enfle dans le corps de cette fillette, dans une humidité et des ténèbres constantes, nourri par son sang, qui entend par son intermédiaire – d’une façon qui m’échappe – le récit au second degré d’un roman célèbre… Ainsi Bill Keller s’intègre-t-il à notre culture. Il mène lui aussi une vie sociale, grotesque. Dieu sait ce qu’il comprend à cette histoire. Se fait-il des idées ? Sur notre vie ? Rêve-t-il de nous ?
Le Dr Stockstill se pencha pour embrasser l’enfant sur le front.
— Bon, dit-il en la conduisant vers la porte, tu peux t’en aller maintenant. Je vais voir tes parents pendant une minute. Il y a de beaux magazines d’avant-guerre dans la salle d’attente. Regarde-les, mais promets-moi d’en prendre bien soin !
— Et après, on rentrera pour dîner ! fit Edie, toute joyeuse, en ouvrant la porte.
George et Bonny se levèrent, les traits tirés d’angoisse.
— Entrez, leur dit Stockstill. (Il referma le battant derrière eux.) Pas trace de cancer, dit-il à Bonny plus particulièrement, parce qu’il la connaissait si bien. C’est une tumeur, bien sûr, sans nul doute. Jusqu’à quel point elle risque de se développer, je l’ignore, mais j’insiste : ne vous tourmentez pas. Peut-être qu’au moment où elle sera devenue gênante, notre chirurgie aura fait assez de progrès pour qu’on l’élimine.
Les Keller poussèrent un soupir de soulagement. Ils étaient tout tremblants.
— Vous pourriez la conduire à l’hôpital de l’Université, à San Francisco. On y effectue de petites opérations… mais franchement, à votre place, je laisserais tomber. (Il vaut mieux que vous ne sachiez pas, se disait-il, vous auriez du mal à faire face à la situation… surtout vous, Bonny. En raison des circonstances qui ont amené la conception, vous attraperiez trop facilement des complexes de culpabilité.) La petite est en bonne santé et elle aime la vie, dit-il. Ne cherchons pas plus loin. Elle a cela depuis qu’elle est au monde.
— Vraiment ? s’étonna Bonny. Je ne m’en étais pas rendu compté. Je ne dois pas être bonne mère. Je me lance tellement dans les activités de la communauté…
— Docteur Stockstill, une question, coupa George Keller. Edie est-elle une enfant… spéciale ?
— Spéciale ? répéta Stockstill, sur ses gardes.
— Je pense que vous savez à quoi je fais allusion.
— Est-elle un phénomène, en d’autres termes ?
George devint livide mais son visage resta grave, son regard intense. Il attendait une réponse. Cet homme ne se laisserait pas éconduire avec quelques phrases banales, Stockstill le comprenait fort bien.
— Je présume que c’est bien ce que vous vouliez dire ? poursuivit-il. Pourquoi me le demander ? Vous paraît-elle étrange en quoi que ce soit ? A-t-elle l’air d’une anormale ?
— Elle n’a pas du tout l’air anormale, protesta Bonny, remplie de soucis, en se cramponnant au bras de son mari, en se raccrochant à lui. Mon Dieu. Il est bien évident qu’elle est parfaitement normale ! Le diable t’emporte, George ! Qu’est-ce qu’il te prend ? On n’est pas ainsi morbide à l’égard de son propre enfant ! Serais-tu las de la vie, ou neurasthénique ?
— Il y a des gens anormaux chez qui cela ne se voit pas, déclara George Keller. Après tout, des enfants, j’en vois beaucoup, je les vois tous, dans le pays. J’ai acquis un sens particulier qui me permet de les reconnaître. Une intuition qui le plus souvent se révèle exacte. Il est demandé aux membres de l’enseignement, comme tu le sais, de confier tout enfant anormal à l’État de Californie, aux fins d’adaptation. Alors…
— Je rentre à la maison ! dit Bonny. (Elle pivota et gagna la porte de la salle d’attente.) Adieu, docteur !
— Attendez, Bonny, fit Stockstill.
— Cette conversation me déplaît. Elle est malsaine. Vous n’êtes que deux maniaques ! Docteur, si jamais vous insinuez qu’Edie est un phénomène, je ne vous adresse plus jamais la parole ! Pas plus qu’à toi, George, et je ne blague pas !
Après un silence, Stockstill reprit :
— Vous parlez pour ne rien dire, Bonny. Je n’insinue rien, parce qu’il n’y a rien d’étonnant. La petite a une tumeur bénigne dans la cavité abdominale, voilà tout.
Il était en colère. Il éprouvait même l’envie de la mettre devant la réalité. Elle le méritait.
Mais, réfléchit-il, quand elle se sentira coupable, quand elle se sera reproché d’avoir eu des rapports avec un homme quelconque et d’avoir donné le jour à un bébé anormal, elle reportera sa mauvaise conscience sur Edie, pour la détester. Elle se vengera sur l’enfant. Il en est toujours ainsi. L’enfant est pour les parents un reproche vivant, bien qu’imprécis, pour ce qu’ils ont pu faire autrefois ou dans les premiers moments de la guerre, alors que tout le monde était affolé et s’enfuyait au hasard… que chacun faisait le mal à sa manière, en réalisant l’ampleur du désastre. Certains ont tué pour rester en vie, d’autres se sont contentés de se sauver, d’autres encore ont fait des bêtises… Bonny s’est déchaînée sauvagement, pas de doute. Elle s’est laissé aller. Et elle reste la même, elle recommencerait sûrement. Peut-être même a-t-elle déjà récidivé. Et elle en a parfaitement conscience.
Une fois encore il se demanda qui était le père.
Un jour, je lui poserai la question tout à trac, décida-t-il. Elle risque de ne pas se le rappeler, tout cela n’est sans doute que brouillard pour elle, cette époque de sa vie. Ces jours atroces. Ou était-ce tellement horrible pour elle ? Non, elle était capable de juger cela magnifique, cela la libérait de toute contrainte, lui permettait de donner libre cours à sa frénésie, sans crainte des conséquences, parce qu’elle croyait, comme nous tous, qu’il n’y aurait pas un seul survivant.
Elle en a tiré le maximum, se dit-il. Comme toujours ! Elle tire toujours le maximum de la vie dans toutes les circonstances. Je voudrais bien être comme elle… Il se sentait pris d’envie en la regardant quitter la pièce pour rejoindre sa fille. Jolie femme, et soignée. Elle est aussi désirable aujourd’hui qu’il y a dix ans… Les immenses malheurs, les changements invraisemblables qui s’étaient abattus sur eux, sur toutes leurs existences, ne paraissaient pas l’avoir effleurée.
La cigale qui chantait. Voilà Bonny. Malgré les ténèbres de la guerre avec son cortège de destructions et les fantaisies sans nombre auxquelles elle s’est livrée aux dépens de toutes les créatures, Bonny a continué à chanter son air joyeux, enthousiaste, insouciant. La réalité même ne pouvait la persuader de devenir raisonnable. Des veinards, les gens comme Bonny, qui restent plus forts que les forces du changement et de la décomposition. Voilà ce à quoi elle a échappé, aux forces de décomposition qui s’étaient mises à l’œuvre. La toiture s’était écroulée sur eux tous, sauf sur Bonny.
Il se rappelait un dessin humoristique dans Punch…
Bonny coupa le fil de ses pensées.
— Docteur, avez-vous fait la connaissance de notre nouvel instituteur, Hal Barnes ?
— Non, pas encore. Je ne l’ai aperçu que de loin.
— Il vous plairait. Il aimerait jouer du violoncelle, sauf qu’il n’en a pas, naturellement ! (Elle eut un rire joyeux, la vie même dansa dans ses yeux.) N’est-ce pas pathétique ?
— Très.
— N’est-ce pas notre image à tous ? Nos violoncelles ont disparu. Et que nous reste-t-il, dites ?
— Mon Dieu, je l’ignore, dit Stockstill. Je n’en ai pas la moindre idée.
— Oh ! vous êtes toujours si sérieux.
Elle riait.
— C’est aussi ce qu’elle me répète sans cesse, fit George en ébauchant un sourire. Ma femme ne voit dans l’humanité qu’une race de bousiers attachés à leur écœurant labeur. Naturellement, elle ne s’y inclut pas.
— Elle a raison et j’espère qu’elle ne s’y intégrera jamais ! dit le médecin.
George lui lança un coup d’œil acide et haussa les épaules.
Elle pourrait changer, songea Stockstill, si elle comprenait la situation de sa fille. Cela suffirait. Il faudrait quelque chose de cet ordre, un coup inattendu, sans précédent, imprévisible. Elle pourrait même se suicider.
Sa joie, sa vitalité même, la pousseraient à une mesure extrême.
— Mes amis, dit-il à voix haute, présentez-moi le nouvel instituteur un jour prochain. Cela me ferait plaisir de connaître un ex-joueur de violoncelle. On pourrait lui fabriquer un instrument avec une vieille bassine et du fil de fer. Il en jouerait…
— Il faudrait du crin de cheval, coupa Bonny, toujours pratique. L’archet ne pose pas de difficultés. L’idéal serait une grande caisse de résonance en bois pour produire les sons graves. Je me demande si nous ne trouverions pas une vieille commode en cèdre ? Cela ferait l’affaire. Mais il n’y a vraiment que le bois qui convienne.
— Un baril coupé en deux, alors, proposa George.
Ils éclatèrent de rire. Edie fit de même, bien qu’elle n’eût pas entendu ce que disait son père – ou plutôt, se reprit intérieurement Stockstill, le mari de sa mère.
— Possible qu’on trouve un objet échoué sur la plage, dit George. Je remarque qu’il y a un tas de débris de bois qui remontent, surtout après les tempêtes. Des épaves d’anciens navires chinois, sans doute, vieux de pas mal d’années.
Très animés, ils quittèrent le cabinet du Dr Stockstill, qui les suivit des yeux. La fillette était entre eux deux. Tous les trois, songea-t-il, ou mieux, tous les quatre, compte tenu de cette présence invisible mais réelle dans le sein de l’enfant.
Plongé dans ses réflexions, il referma la porte.
Ce pourrait être ma fille. Mais elle ne l’est pas, car il y a sept ans, Bonny était ici à West Marin et moi dans mon cabinet de Berkeley. Cependant, si j’avais été près d’elle ce jour-là…
Alors, qui était ici ? se demandait-il. Quand les bombes sont tombées… lequel d’entre nous pouvait se trouver avec elle ? Il éprouvait un sentiment étrange vis-à-vis de cet homme, quel qu’il fût. Comment réagirait-il, s’il était mis au courant de l’état de son enfant… de ses enfants ? Je le rencontrerai peut-être un jour. Je ne saurais me forcer à le dire à Bonny, mais à lui, peut-être…