Orion Stroud, Président du Conseil d’Administration de l’école de West Marin, remonta la flamme de la lanterne à essence Coleman de façon à bien éclairer la salle réservée de l’école et à mettre en pleine lumière le nouveau maître, pour les quatre autres membres.
— Je vais lui poser quelques questions, dit Stroud à ses collègues. D’abord, je vous le présente : Mr Barnes. Il vient de l’Oregon. Il se dit spécialisé dans les sciences et dans les comestibles naturels. C’est bien cela, Mr Barnes ?
Le nouvel instituteur, un homme de petite taille à l’air jeune, vêtu d’une chemise kaki et d’un pantalon de travail, s’éclaircit la gorge d’une toux nerveuse et répondit :
— Oui, je connais bien la chimie, les plantes et les animaux. Surtout ce qui se trouve dans les bois, par exemple les baies et les champignons.
— Nous avons de la malchance avec les champignons depuis quelque temps, dit Mrs Tallman, une dame d’âge mûr, déjà membre du Conseil dans les jours anciens avant le Cataclysme. Nous avions plutôt tendance à les laisser de côté. Mais nous avons perdu plusieurs personnes, qu’elles aient été trop gourmandes ou négligentes ou simplement ignorantes.
— Mais Mr Barnes n’est pas un ignorant, déclara Stroud. Il est allé à l’université de Davis et on lui a enseigné à distinguer les champignons vénéneux des autres. Il ne se vante pas et il ne procède pas au hasard, n’est-ce pas, Mr Barnes ?
Il regarda l’instituteur pour obtenir confirmation.
— Il existe des espèces nutritives sur lesquelles il n’y a pas à se tromper, dit Barnes. J’ai inspecté les champs et les bois de votre région et j’ai relevé quelques échantillons remarquables. Cela vous permettra d’améliorer votre régime sans courir de risques. Je connais même leurs noms en latin.
Le Conseil s’agita en murmurant. Cela les impressionne, constata Stroud, ce coup du latin.
— Pourquoi avez-vous quitté l’Oregon ? demanda sans ambages le Principal, George Keller.
Le nouveau maître lui fit face.
— La politique.
— La vôtre ou la leur ?
— La leur. Moi, je n’en ai pas. J’enseigne aux enfants à fabriquer de l’encre et du savon et à couper la queue des agneaux même si ceux-ci sont presque adultes. De plus, j’ai mes livres personnels. (Il en prit un dans le petit tas posé près de lui, pour montrer au Conseil qu’ils étaient en bon état :) Et je vais vous dire autre chose : vous avez dans cette partie de la Californie les moyens de faire du papier. Le saviez-vous ?
Mrs Tallman répondit :
— Nous le savions, Mr Barnes, mais nous ignorions comment nous y prendre. C’est une affaire d’écorces d’arbres, n’est-ce pas ?
Une expression de mystère, de dissimulation, apparut sur le visage de l’instituteur. Stroud savait que Mrs Tallman avait raison, mais le maître ne voulait pas qu’elle en apprenne davantage. Il tenait à garder ses connaissances pour lui seul tant que les administrateurs ne l’avaient pas embauché. Ses connaissances n’étaient pas encore disponibles ; il ne donnait rien pour rien. Ce qui bien sûr était normal. Stroud l’admettait et en avait d’autant plus de respect pour Barnes. Il fallait être idiot pour donner en toute gratuité.
Pour la première fois, le membre le plus récent du Conseil, Miss Costigan, prit la parole.
— Je… j’ai moi-même quelques notions sur les champignons, Mr Barnes. Quelle est la première chose à faire pour s’assurer qu’il ne s’agit pas d’une amanite mortelle ?
Elle scrutait l’instituteur, visiblement résolue à extraire de lui des données concrètes.
— La coupe de la mort, répliqua Mr Barnes. La volve qui se trouve en bas du pied. Les amanites l’ont, la plupart des autres espèces, non. Et le voile universel. Et généralement les amanites mortelles ont des spores blanches… et naturellement des lamelles blanches.
Il sourit à Miss Costigan qui lui rendit son sourire.
Mrs Tallman examinait la pile de bouquins du nouveau maître.
— Je vois que vous avez Les Types Psychologiques de Carl Jung. La psychologie fait-elle partie de votre bagage ? Ce serait splendide d’avoir dans notre école un maître qui non seulement connaisse les champignons comestibles, mais qui soit en outre une autorité sur Freud et Jung.
— Ces choses sont totalement sans valeur, dit Stroud d’un ton irrité. Il nous faut de la science utile et non du vent académique. (Il avait l’impression qu’on l’avait trompé. Mr Barnes ne lui avait pas parlé de cela, de son intérêt pour la théorie pure.) Ce n’est pas avec la psychologie qu’on fait les fosses septiques !
— Je pense que nous sommes prêts à passer au vote, intervint Miss Costigan. Pour ma part, je suis en faveur de l’admission de Mr Barnes, du moins à titre provisoire. Quelqu’un est-il d’avis opposé ?
Mrs Tallman s’adressa à Mr Barnes :
— Nous avons tué notre précédent instituteur, vous savez. C’est pourquoi il nous en faut un autre. C’est pourquoi nous avons envoyé Mr Stroud faire des recherches tout le long de la Côte, jusqu’à ce qu’il vous ait découvert.
Le visage impassible, Mr Barnes opina.
— Je le savais. Mais cela ne me fait pas peur.
— Il s’appelait Mr Austurias et il était très fort lui aussi en matière de champignons, poursuivit Mrs Tallman. Bien qu’il ne les ait jamais cueillis que pour son usage personnel. Il ne nous a jamais rien enseigné à leur sujet et nous comprenions ses raisons. Ce n’est pas pour cela que nous avons décidé de le supprimer. Nous l’avons tué parce qu’il nous avait menti. Comprenez : le véritable motif de sa venue ici n’avait rien à voir avec l’enseignement. Il recherchait un nommé Jack Tree, qui se trouvait vivre dans cette région. Notre Mrs Keller, membre respecté de la communauté et épouse de notre Principal, George Keller, est une amie dévouée de Mr Tree, aussi nous a-t-elle informés de la situation. Naturellement, nous avons agi officiellement, selon la loi, par l’intermédiaire de notre chef de la police, Mr Earl Colvig.
— Je vois, fit sèchement Mr Barnes, qui écoutait sans jamais interrompre.
Orion Stroud éleva la voix.
— Le jury qui l’a condamné et exécuté se composait de moi-même, de Cas Stone, le plus grand propriétaire terrien de West Marin, de Mrs Tallman et de Mrs June Raub. Je dis exécuté, mais vous comprenez que l’acte même… quand on l’a abattu, la fusillade proprement dite, a été le fait d’Earl. C’était le travail d’Earl, une fois que le jury officiel de West Marin avait prononcé sa sentence.
Il examina le nouveau.
— Cela me paraît tout à fait régulier et légal, dit Mr Barnes. Précisément ce que j’apprécie ! Et… (Il leur sourit.) Je vous ferai partager mes connaissances en matière de champignons. Je ne les garderai pas pour moi comme feu Mr Austurias.
Ils acquiescèrent tous ; cela leur plaisait. L’atmosphère de la pièce se détendit, des murmures s’élevèrent. On alluma une cigarette – une des Gold Label Special d’Andrew Gill – dont le riche arôme se répandit dans la salle, les réjouissant et les inclinant à la bienveillance entre eux comme envers le nouvel instituteur.
En voyant la cigarette, Mr Barnes eut une expression étrange. Ce fut d’une voix rauque qu’il demanda :
— Vous avez du tabac ici ? Au bout de sept ans ?
Il n’y croyait visiblement pas.
Avec un sourire amusé, Mrs Tallman lui répondit :
— Nous n’avons pas de tabac, d’ailleurs personne n’en a. Mais nous avons un expert en tabac. Il nous fabrique ces Gold Label Special à partir d’herbes et de légumes vieillis dont la nature reste, à juste titre, son secret personnel.
— Combien coûtent-elles ? s’enquit Barnes.
— En monnaie-papier de l’État de Californie, dit Orion Stroud, environ cent dollars la pièce. En monnaie d’argent d’avant-guerre, cinq cents chacune.
— J’ai une pièce de cinq cents, dit Barnes en fouillant d’une main tremblante dans la poche de sa veste.
Il tripota un instant, puis tira la pièce qu’il tendit au fumeur, George Keller, confortablement renversé dans son fauteuil, les jambes croisées.
— Désolé, mais je ne tiens pas à en vendre, dit George. Vous feriez mieux de vous adresser directement à Mr Gill. Vous le trouverez dans la journée à sa boutique. C’est ici, à Point Reyes Station, mais il lui arrive bien sûr de faire des tournées. Il a un minibus Volkswagen à traction hippomobile !
— J’en prends bonne note, dit Barnes en remettant la pièce dans sa poche, avec le plus grand soin.
— Avez-vous l’intention d’embarquer sur le ferry ? s’enquit le préposé de Portland. Sinon, j’aimerais bien que vous déplaciez votre véhicule, parce qu’il obstrue le passage.
— D’accord, fit Stuart McConchie.
Il remonta dans sa voiture et frappa légèrement, du flot de rênes, son cheval, Édouard Prince de Galles, qui se mit à tirer. La Pontiac 1975 privée de moteur franchit la barrière pour s’engager sur le quai.
Des deux côtés s’étalaient les flots bleus de la Baie et Stuart observa à travers le pare-brise une mouette qui piquait pour cueillir quelque chose de comestible entre les piliers. Il y avait aussi des cannes à pêche, des hommes qui se procuraient leur repas du soir. Plusieurs d’entre eux portaient des restes d’uniformes de l’armée. Des anciens combattants qui vivaient peut-être sous le quai, parmi les pilotis. Stuart avança.
Si seulement il avait eu les moyens de téléphoner à San Francisco. Mais le câble sous-marin était de nouveau coupé et les lignes devaient contourner la péninsule en passant par San Jose et une fois la communication établie avec San Francisco, il lui en coûterait cinq dollars en monnaie d’argent. Hors de question, sauf pour les très riches, bien entendu. Il lui fallait attendre deux heures le départ du ferry… mais supporterait-il une aussi longue attente ?
Il s’occupait de quelque chose d’important.
Il avait entendu des rumeurs selon lesquelles un énorme engin téléguidé soviétique avait été découvert, un qui n’avait pas explosé. Il était enfoncé dans le sol près de Belmont et avait été découvert par un paysan qui labourait. Ce dernier revendait l’engin en pièces détachées. On en comptait déjà des milliers rien que pour le système de guidage. Le paysan exigeait un cent par pièce au choix du client. Et Stuart avait besoin de beaucoup de pièces pour ce qu’il faisait. Comme des tas d’autres gens, malheureusement. Alors les premiers arrivés étaient les premiers servis. Faute de traverser bientôt la Baie jusqu’à Belmont, il serait trop tard. Il ne resterait plus une seule pièce d’électronique pour lui.
Il vendait de petits pièges électroniques (qu’un autre homme fabriquait). Les animaux nuisibles avaient subi des mutations et ils étaient maintenant en mesure d’éviter ou de désamorcer les pièges habituels, si compliqués qu’ils fussent. Les chats, notamment, étaient devenus différents et Mr Hardy avait construit un piège à chats, de qualité supérieure, encore plus efficace que ses pièges à rats et à chiens.
Certains soutenaient l’hypothèse qu’au cours des années d’après-guerre les chats avaient acquis un langage. La nuit, les gens les entendaient miauler entre eux dans le noir, par successions de sons rauques qui ne ressemblaient en rien aux bruits qu’ils faisaient avant. Et les chats s’unissaient par petites bandes pour – c’était une certitude – recueillir de la nourriture en prévision des temps à venir. C’étaient ces réserves d’aliments soigneusement emmagasinés et astucieusement cachés qui avaient d’abord alerté les populations, beaucoup plus que les nouveaux sons. Mais de toute façon les chats étaient dangereux, de même que les rats et les chiens. Ils tuaient et dévoraient de petits enfants chaque fois qu’ils en avaient envie… du moins à ce que l’on racontait. Naturellement, chaque fois que cela était possible, on attrapait aussi toutes ces bêtes et on les mangeait. Les chiens en particulier était jugés délicieux, une fois farcis de riz. Le petit hebdomadaire La Tribune de Berkeley donnait des recettes de soupe de chien, de pot-au-feu de chien, et même de pâté de chien.
L’évocation du pâté de chien rappela à Stuart que son estomac criait famine. Il lui semblait qu’il n’avait jamais cessé d’avoir faim depuis la première bombe. Son dernier repas digne de ce nom avait été son déjeuner chez Fred, le jour où il avait eu droit au numéro truqué de voyance du phoco. Et qu’était-il donc devenu, le petit phoco ? se demanda-t-il soudain. Il n’y avait plus songé depuis des années.
Bien sûr, à présent, on en rencontrait beaucoup, des phocomèles, et presque tous sur leurs phocomobiles, exactement comme Hoppy autrefois, installés en plein milieu de leur petit univers, comme des dieux sans bras ni jambes. Leur vue répugnait toujours à Stuart, mais il y avait maintenant tant de spectacles répugnants… Ce n’en était qu’un parmi tant d’autres. Ce qui le choquait le plus, concluait-il, c’était la vue de symbiotes déambulant dans les rues, plusieurs personnes fondues ensemble par un point quelconque de leur anatomie et partageant leurs organes. C’était une sorte de perfectionnement à la Bluthgeld des antiques frères ou sœurs siamois… mais à présent cela ne se bornait plus à deux individus. Il en avait vu jusqu’à six ainsi unis. Et ces fusions étaient effectuées non pas dans la matrice, mais peu après. Cela sauvait la vie des êtres imparfaits, de ceux qui naissaient dépourvus de certains organes essentiels et auxquels il fallait une liaison symbiotique pour survivre. Maintenant, un même pancréas servait à plusieurs personnes… Triomphe de la biologie ! Mais, de l’avis de Stuart, on aurait dû tout simplement laisser mourir les incomplets.
À la surface de la Baie, sur sa droite, un ancien combattant amputé des deux jambes se propulsait sur un radeau en direction de ce qui était sûrement une épave de navire. On voyait de nombreuses lignes sur la coque ; elles appartenaient au vétéran qui allait les inspecter. En suivant des yeux le radeau, Stuart se demandait s’il serait assez solide pour le conduire sur la rive de San Francisco. Stuart était en mesure d’offrir à l’homme un demi-dollar pour l’aller simple. Pourquoi pas ? Il descendit de son véhicule et s’avança jusqu’au bord de l’eau.
— Hé ! hurla-t-il. Venez voir !
Il prit dans sa poche un cent qu’il jeta sur le quai. Le vétéran vit la pièce et l’entendit. Il fit immédiatement demi-tour et revint en ramant à toute vitesse, le visage ruisselant de transpiration. Il sourit à Stuart et mit la main à l’oreille.
— C’est pour du poisson ? cria-t-il. Je n’en ai pas encore attrapé un aujourd’hui, mais peut-être plus tard ? Ou un petit requin ferait-il votre affaire ? Garanti sans danger.
Il montra le vieux compteur Geiger noué à sa taille par une corde… de peur qu’il tombe à la mer ou qu’on le lui vole, pensa Stuart.
— Non, répondit-il en s’accroupissant au bord du quai. Je veux aller à San Francisco. Je vous paie 25 cents pour l’aller.
— Mais cela me forcerait à abandonner mes lignes, protesta le vétéran dont le sourire s’effaça. Il faut que je les ramasse toutes, autrement on me les barbotera pendant mon absence.
— Trente-cinq cents, offrit Stuart.
Ils se mirent finalement d’accord pour quarante cents. Stuart entrava au cadenas les jambes d’Édouard Prince de Galles pour qu’on ne le lui vole pas, et se trouva bientôt à danser sur les eaux, à bord du radeau que le vétéran dirigeait sur San Francisco.
— Dans quelle partie travaillez-vous ? lui demanda l’ancien combattant. Vous n’êtes pas percepteur, non ? (Il l’examinait calmement.) Écoutez, l’ami, reprit-il. J’avais un rat familier qui vivait sous les pilotis avec moi. Il était malin. Il jouait de la flûte. Je ne vous raconte pas de blagues. C’est la vérité. Je lui avais fabriqué une petite flûte en bois, et il en jouait avec le nez ! C’était une flûte nasale asiatique comme ils en ont aux Indes. Eh bien, l’autre jour il s’est fait écraser. J’ai tout vu. Je n’ai pas pu le rattraper ni rien. Il a traversé le quai pour ramasser quelque chose, peut-être un bout de tissu… il avait un lit que je lui avais fait mais il a – ou plutôt il avait – toujours froid parce que cette espèce, pendant la mutation, a perdu tout son pelage.
— J’en ai vu de cette espèce, dit Stuart, qui songeait que ces rats bruns sans poils évitaient même les pièges électroniques de Mr Hardy. En fait, je crois ce que vous me racontez, reprit-il. Je connais assez bien les rats. Mais ce n’est rien par comparaison avec ces chats rayés gris et brun. Je parie qu’il a fallu que vous lui façonniez sa flûte… Il en était lui-même incapable.
— Exact, mais c’était un artiste. Dommage que vous ne l’ayez pas entendu jouer. Cela attirait toute une foule, le soir, quand j’avais fini de pêcher. J’ai essayé de lui enseigner le Chaconne en ré de Bach.
— Une fois, j’ai attrapé un de ces chats, reprit Stuart. Je l’ai gardé un mois, puis il s’est échappé. Il faisait de petits objets pointus avec les couvercles de boîtes en fer. Il les courbait je ne sais trop comment. Je ne l’ai jamais vu à l’œuvre, mais je vous assure que c’étaient des trucs rudement dangereux.
Tout en ramant, le vétéran s’enquit :
— Comment cela se passe-t-il de nos jours au sud de San Francisco ? Je ne peux pas me balader sur terre. (Il montra la partie inférieure de son corps.) Je reste sur le radeau. Il y a une petite trappe pour faire mes besoins. Il faudrait que je trouve un phoco mort quelque part pour prendre son chariot. On appelle ça des phocomobiles.
— J’ai connu le premier phoco, avant la guerre, dit Stuart. Il était intelligent. Il réparait n’importe quoi. (Il alluma une cigarette en imitation tabac, et le vétéran ouvrit la bouche d’envie.)
— Au sud de San Francisco, comme vous le savez, c’est tout plat. Alors le pays a été durement touché, plus rien que des terres à cultiver maintenant. Personne n’y a jamais rien reconstruit et comme c’étaient surtout des maisons sur de petits lotissements, il n’y a même pas de bons sous-sols, ou très peu. Ils y cultivent des pois, du maïs et des haricots. Ce que je vais voir, moi, c’est une grande fusée qu’un cultivateur vient de trouver. J’ai besoin de relais et de lampes, ainsi que d’autres pièces d’électronique pour les pièges de Mr Hardy. (Il marqua un temps.) Vous devriez avoir un piège Hardy.
— Pourquoi ? Je vis de poisson, et pourquoi voudriez-vous que je déteste les rats ? Je les aime bien, au contraire.
— Je les aime bien aussi, mais il faut avoir le sens pratique, penser à l’avenir. Un jour l’Amérique risque d’être envahie par les rats si nous ne sommes pas vigilants. C’est un devoir envers le pays d’attraper et de tuer les rats, surtout les plus intelligents qui deviendraient leurs chefs naturels.
Le vétéran lui lança un regard noir :
— Boniments de commis voyageur, voilà tout !
— Je parle franchement.
— C’est tout juste ce qui me débecte chez les représentants : ils finissent par croire à leurs propres bobards. Vous savez bien que le mieux que puissent faire les rats, même après un million d’années d’évolution, c’est de devenir des serviteurs utiles pour les humains. Ils pourraient peut-être porter les messages et effectuer de petits travaux. Mais pour être dangereux… (Il secoua la tête.) Combien coûtent vos pièges ?
— Dix dollars en argent. On n’accepte pas la monnaie-papier. Mr Hardy est un vieil homme, et vous savez bien comment sont les vieux. Le papier-monnaie, pour eux, ce n’est pas de l’argent, ajouta Stuart en riant.
— Laissez-moi vous raconter l’histoire d’un rat que j’ai vu une fois accomplir un acte d’héroïsme, commença le vétéran, mais Stuart le coupa.
— J’ai mes opinions. Inutile d’en discuter.
Ils restèrent silencieux tous les deux. Stuart admirait la Baie dans tous les sens. L’ancien combattant ramait. La journée était belle et tandis qu’ils se balançaient en direction de San Francisco, Stuart songeait aux pièces d’électronique qu’il rapporterait peut-être à Mr Hardy, dans l’usine de San Pablo Avenue, près des ruines de ce qu’était autrefois la partie ouest de l’université de Californie.
— Qu’est-ce que c’est que cette cigarette ? demanda bientôt le vétéran.
— Ça !
Stuart examina son mégot qu’il était sur le point d’éteindre pour le mettre dans la boîte métallique qui ne le quittait pas. La boîte était pleine de mégots qui redeviendraient des cigarettes entières par les soins de Tom Frandi, le spécialiste local, à South Berkeley.
— Celle-ci est importée, dit-il. Du comté de Marin.
C’est une Gold Label Special fabriquée par… (Il s’interrompit pour donner du poids à ce qu’il disait.) Je pense que ce n’est pas la peine de vous le dire… ?
— Par Andrew Gill ! devina le vétéran. Dites, j’aimerais vous en acheter une entière. Je vous en offre dix cents.
— Elles en valent quinze la pièce. Il faut qu’elles fassent le tour par Black Point et Sear Point, puis par la Route de Lucas Valley, au-delà de Nicasio.
— J’en ai fumé une, de ces spéciales d’Andrew Gill, reprit l’ancien combattant. Elle était tombée de la poche d’un type qui descendait du ferry. Je l’ai repêchée dans l’eau et je l’ai séchée.
Tout à coup, Stuart lui tendit le mégot.
— Non ? Pour moi ? fit le vétéran sans le regarder.
Il se mit à ramer plus vite, remuant les lèvres et clignant les paupières.
— J’en ai d’autres, dit Stuart.
— Et je vais vous dire ce que vous avez en plus, monsieur ! Vous êtes vraiment humain, monsieur, et ça, c’est rare de nos jours. Très rare.
Stuart acquiesça. Il sentait la profonde vérité de ce qu’affirmait l’amputé.
Bonny frappa à la porte de la petite cabane en bois et appela :
— Jack ? Vous êtes là ? (Elle secoua la poignée. Le battant n’était pas fermé à clé. Elle se tourna vers Mr Barnes :) Il est probablement dehors avec son troupeau. C’est la saison où les agneaux naissent et il a pas mal de difficultés. D’une part il y a des tas de phénomènes qui sont mis bas, et par ailleurs une quantité de petits ne peuvent sortir sans aide.
— Combien a-t-il de moutons ? s’enquit Barnes.
— Trois cents. Ils vivent dans les canyons à l’état sauvage, alors il est impossible d’en faire le compte exact. Vous n’avez tout de même pas peur des béliers, j’espère ?
— Non.
— Alors on va marcher un peu.
— Et c’est lui que l’ancien instituteur voulait tuer, dit Barnes alors qu’ils traversaient un champ tondu par les moutons pour gagner un petit escarpement couvert de sapins et de buissons.
Il remarqua que de nombreux arbustes avaient été broutés. Des branches dénudées indiquaient que bon nombre des moutons de Mr Tree étaient dans le voisinage.
— Oui, répondit la femme, qui avançait à grands pas, les mains aux poches. Mais je ne sais pas pourquoi. Jack n’est… qu’un éleveur de moutons. Je sais qu’il est illégal d’élever des moutons sur des terres arables… mais comme vous le voyez, il n’y aurait pas grand-chose à labourer dans ce secteur. Presque uniquement des ravins. Peut-être Mr Austurias était-il jaloux.
Mr Barnes songeait : je ne la crois pas. Mais cela ne l’intéressait que médiocrement. En tout cas, il était décidé à ne pas commettre la même erreur que son prédécesseur, quel que fût ce Mr Tree. Pour Barnes, c’était un être qui s’était incorporé au paysage, qui n’avait plus tous ses moyens, qui n’était plus tout à fait humain. Il ne s’en faisait pas une image rassurante.
— Je suis navré que Mr Gill n’ait pas pu nous accompagner, dit-il. (Il n’avait pas encore rencontré le fameux expert en tabac dont il avait déjà entendu parler avant de venir à West Marin.) Vous m’avez bien dit que vous avez un groupe musical ? Que vous jouez de divers instruments ?
Cela lui avait paru attrayant parce qu’il avait en un temps joué du violoncelle.
— Nous avons deux flûtistes, dit Bonny. Andrew Gill et Jack Tree. Moi, je tiens le piano. Nous jouons des compositeurs anciens comme Henry Purcell et Johann Pachelbel. Le Dr Stockstill se joint de temps en temps à nous, mais… (Elle s’interrompit, le sourcil froncé.) Il est si occupé ! Trop de bourgs à visiter. Il est vraiment trop épuisé, le soir.
— N’importe qui peut-il entrer dans le groupe ? demanda Barnes, avec un certain espoir.
— De quoi jouez-vous ? Je vous avertis que nous sommes sévèrement classiques. Ce n’est pas un simple amusement d’amateurs. George, Jack et moi nous jouions déjà avant le Cataclysme. Nous avons commencé… il y a neuf ans. Gill est venu après la catastrophe.
Elle sourit et Barnes constata qu’elle avait de bien jolies dents. Une quantité énorme de gens souffraient du manque de vitamines, des maux causés par la radioactivité et ils avaient perdu leurs dents, leurs gencives s’étaient ramollies. Il cachait de son mieux ses propres dents car elles étaient en mauvais état.
— J’ai joué autrefois du violoncelle, dit-il, sachant très bien que cela ne lui servirait plus de rien parce que – très simplement – il n’y avait plus de violoncelle nulle part. Si seulement il avait joué d’un cuivre ou d’un autre instrument métallique…
— Dommage, fit Bonny.
— Vous n’avez pas du tout d’instruments à cordes dans la région ?
Il était persuadé qu’en cas de nécessité il apprendrait bien à jouer de l’alto, par exemple. Il s’en ferait même une joie si c’était le moyen de se joindre à leur groupe.
— Pas un seul, confirma Bonny.
Un mouton apparut devant eux, un Suffolk à face noire. Il les regarda, pivota en bondissant et s’enfuit.
C’était une brebis, constata alors Barnes, une belle bête, beaucoup de viande et une laine superbe. Il se demanda si on l’avait jamais tondue.
Il avait l’eau à la bouche. Il n’avait pas mangé d’agneau depuis des années.
— Les abat-il ou n’est-ce que la laine ? demanda-t-il à Bonny.
— Pour la laine. Il a une phobie de l’abattage. Il s’y refuse quoi qu’on lui offre. Les gens lui volent de temps en temps une bête, bien sûr… et si vous désirez de l’agneau, c’est la seule façon de vous en procurer. Mais je vous avertis tout de suite : son troupeau est bien gardé.
Elle pointa l’index et Barnes vit un chien qui les observait du sommet d’une colline. Il reconnut aussitôt une mutation extrême, et utile, celle-là. La tête du chien exprimait l’intelligence. Mais sous une forme nouvelle.
— Je n’approcherai pas de ses moutons, dit Barnes. Il ne va pas nous attaquer ? Il vous reconnaît ?
— C’est pour cela que je vous ai accompagné. À cause du chien. Jack n’a que celui-là, mais c’est assez.
Le chien trottait maintenant dans leur direction.
En un temps ses ancêtres avaient dû appartenir à la famille bien connue des bergers allemands, gris ou noirs. Il reconnaissait les oreilles et le museau. Pour le moment, il attendait, un peu tendu, tandis que l’animal approchait. Naturellement Barnes avait en poche un couteau qui l’avait souvent protégé, mais dans le cas présent… cela n’aurait servi à rien. Il se tenait donc tout près de la femme qui avançait sans s’émouvoir.
— Bonjour, dit-elle au chien.
L’animal s’arrêta devant eux, ouvrit la gueule et grogna. Le son hideux qui en résulta fit frissonner Barnes. On eût dit un paralytique humain, une personne infirme qui eût tenté de faire fonctionner des cordes vocales inopérantes. Dans ce grognement il distingua – ou crut distinguer – un mot ou deux, mais il n’en était pas sûr. Cependant Bonny parut comprendre.
— Gentil, Terry, dit-elle. Merci, gentil Terry. (Le chien remua la queue. Elle se tourna vers Barnes :) Nous trouverons son maître à cinq cents mètres d’ici, par le sentier.
Elle repartit.
— Que disait le chien ? s’enquit-il quand ils furent hors de portée d’écoute de l’animal.
Bonny éclata de rire et il en fut irrité.
— Mon Dieu, dit-elle, il fait une évolution ascendante d’un million d’années… l’un des plus grands miracles de l’évolution animale… et vous ne comprenez pas ce qu’il dit ! (Elle s’essuya les yeux.) Pardonnez-moi, mais c’est vraiment trop drôle. Je suis heureuse que vous ne m’ayez pas demandé cela alors qu’il pouvait entendre.
— Cela ne m’impressionne pas, affirma-t-il, sur la défensive. Cela ne m’impressionne même pas du tout. Vous êtes restée perdue dans ce coin de campagne et cela vous paraît énorme, mais j’ai longé la Côte dans les deux sens et j’ai vu des choses qui vous feraient… (Un silence.) Ce chien, ce n’est rien. Rien par comparaison, bien qu’en soi j’admette que ce soit une prouesse.
Bonny lui prit le bras, sans cesser de rire.
— Oui, vous arrivez du dehors, du grand dehors. Vous avez tout vu. Vous avez raison. Qu’avez-vous vu, Barnes ? Vous savez, mon mari est votre patron et Orion Stroud est le sien. Pourquoi êtes-vous venu ici ? Est-ce si perdu ? Si rustique ? Je pense pour ma part que c’est un bon endroit pour y vivre ; nous avons une communauté stable. Mais, comme vous le dites, nous n’avons que peu de merveilles. Nous n’avons pas les miracles et les monstres des grandes villes où la radioactivité a été plus forte. Sauf que nous avons Hoppy.
— Hoppy ! Les phocos, il y en a treize à la douzaine. On en voit partout maintenant.
— Pourtant c’est ici que vous avez pris un emploi, observa Bonny, en l’examinant.
— Je vous l’ai expliqué. J’ai eu des difficultés d’ordre politique avec des tyranneaux locaux qui se prennent pour les rois de leurs minuscules domaines.
Bonny reprit pensivement :
— Mr Austurias s’intéressait aussi aux affaires politiques. Et à la psychologie, tout comme vous. (Elle continuait à le scruter tout en marchant :) Il n’était pas attirant, alors que vous l’êtes. Il avait une petite tête ronde comme une pomme. Ses jambes flageolaient quand il courait. Il aurait dû s’abstenir de courir. (Elle ne riait plus.) Il cuisinait de remarquables ragoûts de champignons, coprins chevelus et girolles… Il les connaissait tous. M’inviterez-vous à un dîner de champignons ? Cela fait trop longtemps… Nous avons bien cherché à en ramasser nous-mêmes, mais comme vous l’a dit Mrs Tallman, cela ne nous a pas réussi. Nous avons été malades.
— Vous êtes déjà mon invitée, répondit-il.
— Me trouvez-vous à votre goût ? lui demanda-t-elle.
Ahuri, il marmonna :
— Bien sûr. (Il se raccrocha à son bras comme si elle l’eût guidé dans le noir.) Pourquoi me demandez-vous cela ? s’enquit-il avec prudence en même temps qu’il éprouvait une émotion croissante et plus profonde dont il n’arrivait pas à définir la nature.
C’était nouveau pour lui. Cela ressemblait à de l’excitation et pourtant cela présentait un certain aspect froid, rationnel. Alors peut-être n’était-ce pas du tout une émotion, plutôt une sorte de prise de conscience, une forme aiguë d’intuition de lui-même et du paysage, de toutes choses visibles autour de lui… Cela paraissait assumer toutes les apparences de la réalité et Bonny plus particulièrement en était le centre.
En un éclair il comprit – sans avoir la moindre donnée matérielle – que Bonny Keller avait eu une liaison avec quelqu’un, avec Gill, l’expert en tabac, ou avec ce Mr Tree, ou avec Orion Stroud. De toute façon, c’était terminé, ou proche de sa fin, et elle cherchait un remplaçant. Elle cherchait d’une manière instinctive et pratique, et non pas comme une écolière romanesque avec des étoiles plein les yeux. Il ne faisait donc aucun doute qu’elle ait eu pas mal d’aventures. Elle y paraissait experte, habile à sonder les hommes pour voir s’ils feraient l’affaire.
Et moi, songeait-il, je me demande si je ferais l’affaire ? N’est-ce pas dangereux ? Mon Dieu ! Son mari est le Principal de l’école, mon patron, comme elle me l’a rappelé.
Mais peut-être aussi se faisait-il des idées, car il était fort peu vraisemblable que cette femme désirable, une des notables de la communauté, qui le connaissait à peine, le choisît ainsi… D’ailleurs, elle ne l’avait pas encore élu, elle procédait seulement à une enquête préliminaire. On le mettait à l’épreuve, mais il n’avait pas encore réussi. Sa fierté commença à remonter en surface sous la forme d’une véritable émotion qui nuançait sa pénétration froide et rationnelle de l’instant précédent. Instantanément, la réaction d’orgueil se faisait sentir. Il était soudain résolu à triompher, à être choisi, quel qu’en soit le risque. Et il n’éprouvait envers elle ni amour ni simple désir, il était encore beaucoup trop tôt pour cela. Tout ce qui était en jeu, c’était sa fierté, sa volonté de n’être pas dédaigné.
Étrange, se disait-il, surpris de ses propres réactions, de la simplicité de la situation. Son esprit fonctionnait comme les formes de vie élémentaires, au niveau de l’étoile de mer, par exemple. Il avait quelques réactions instinctives, rien de plus.
— Voyons, dit-il, où est ce Mr Tree ? (Il la précédait maintenant, scrutant le pays, se concentrant sur la crête garnie d’arbres et de fleurs. Il aperçut un champignon dans un creux et se précipita.) Regardez ! Un poulet-des-bois ! On les appelle ainsi. Délicieux. Et on n’en voit pas souvent.
Bonny Keller s’approcha et se baissa. Elle découvrit brièvement ses genoux nus et blancs en s’asseyant dans l’herbe près du champignon.
— Allez-vous le cueillir pour l’emporter comme un trophée ? demanda-t-elle.
— Je l’emporterai, mais pas comme trophée. Plutôt pour le coller dans la poêle avec un morceau de graisse de bœuf.
Les beaux yeux foncés de Bonny posèrent sur lui un regard pesant. Elle lissait ses cheveux en arrière, elle paraissait sur le point de parler. Mais elle se taisait. Il finit par se sentir mal à l’aise. Elle attendait apparemment une initiative de sa part et il lui vint à l’esprit – c’était glaçant – qu’il n’était pas seulement censé dire quelque chose, mais bien agir.
Ils s’entre-regardaient fixement et Bonny elle aussi semblait apeurée, maintenant, comme si elle eût éprouvé les mêmes sentiments que lui. Chacun d’eux attendait que l’autre fasse le premier mouvement. Il eut soudain la notion que s’il tentait de la toucher elle le giflerait ou se sauverait… ce qui aurait des suites fâcheuses. Elle pouvait bien… Seigneur ! Ils avaient tué l’instituteur précédent. Ce rappel prenait un sens écrasant. Était-ce donc cela ? Avait-elle eu une liaison avec Austurias et avait-il voulu en informer le mari, par exemple ? Était-ce si dangereux ? Parce que, dans ce cas, au diable mon orgueil ! Je préfère me retirer de la course.
— Voici Jack Tree, dit Bonny.
Le chien mutant qui parlait – prétendait-on – arrivait sur la crête, suivi de près par un homme au visage décharné, aux épaules rondes et tombantes, qui marchait courbé. Il portait un veston de citadin très usagé et un pantalon sale, bleu ou gris. Il n’avait pas l’allure d’un paysan, mais plutôt – estima Barnes – d’un employé d’assurances d’âge moyen qui se serait égaré dans une forêt pendant quelques semaines. L’homme avait le menton taché de noir, en contraste déplaisant avec sa peau d’une lividité anormale. Aussitôt Barnes ressentit de l’animosité. Mais était-ce l’effet de l’apparence physique de Mr Tree ? Dieu sait que Barnes avait vu à profusion des humains et des créatures diverses mutilées, brûlées, abîmées et désespérées, depuis plusieurs années… Non. Sa réaction à la vue de Mr Tree était motivée par le pas traînant de l’individu. C’était la démarche non pas d’un homme en bonne santé, mais d’une personne terriblement malade, malade d’une façon jusqu’alors inconnue de Barnes.
— Bonjour, dit Bonny en se dressant.
Le chien gambadait cette fois de la façon la plus naturelle.
— Je suis Barnes, le nouvel instituteur, dit celui-ci, se levant à son tour et tendant la main.
— Et moi, Tree, répondit l’homme en prenant la main de Barnes.
Celle de Tree était moite et glissante. Impossible de la tenir, trop désagréable. Barnes la lâcha tout de suite.
— Jack, dit Bonny, Mr Barnes fait autorité en ce qui concerne l’ablation de la queue des agneaux devenus adultes, alors que le risque de tétanos est le plus grave.
— Je vois, fit Tree en hochant la tête. (Mais il semblait parler sans conviction, cela ne l’intéressait pas vraiment, il ne s’efforçait même pas de comprendre. Il se baissa pour donner au chien une tape.) Barnes, dit-il à l’animal comme pour lui enseigner ce nom.
Le chien grogna « … bnrnnss… » puis il aboya, levant sur son maître un regard chargé d’espoir.
— Très bien, fit Tree en souriant.
Il n’avait plus du tout de dents, rien que les gencives. Pire encore que moi, se dit Barnes. Cet homme devait se trouver non loin de San Francisco quand la grosse bombe est tombée. C’est l’explication, ou alors c’est une affaire de nutrition comme pour moi. Il détourna les yeux et s’écarta, mains aux poches.
— Vous avez beaucoup de terres, lança-t-il par-dessus son épaule. Quel organisme constitué vous en a remis les titres ? Le comté de Marin ?
— Je n’ai pas de titres. J’ai simplement l’usage. Le Conseil des citoyens de West Marin et le Comité de Planning m’y autorisent, par la bonne grâce de Bonny.
— Votre chien me fascine, reprit Barnes, se retournant. Il parle vraiment. Il a prononcé mon nom distinctement.
— Dis bonjour à Mr Barnes, commanda l’homme à la bête.
Le chien aboya, puis grogna : « Bzou Mserbnrnnss. »
Barnes poussa un soupir intérieur.
— Fantastique, dit-il au chien qui gémit et frétilla de joie.
Alors, Barnes éprouva une certaine sympathie pour l’animal. Oui, c’était un exploit remarquable. Pourtant… le chien lui répugnait autant que Tree lui-même. Tous les deux avaient quelque chose de déformé, d’isolé, comme si de vivre tous les deux seuls dans les bois les eût coupés de la réalité courante. Ils n’étaient pas devenus sauvages, ils n’étaient pas retournés à un semblant de barbarie. Ils n’étaient tout simplement pas naturels. Et il ne les aimait pas, tout aussi simplement.
Mais Bonny lui plaisait et il se demandait comment diable elle avait pu avoir des relations avec un phénomène comme Mr Tree. Est-ce que la possession d’un grand nombre de moutons faisait de cet homme une puissance dans la communauté ? Était-ce la raison ? Ou bien… y en avait-il une autre… Quelque chose qui eût justifié le désir qu’avait eu feu l’instituteur de tuer Mr Tree ?
Sa curiosité était éveillée ; c’était sans doute le même instinct qui intervenait quand il découvrait une nouvelle espèce de champignon et éprouvait le besoin intense de la cataloguer, d’apprendre dans quelle famille la ranger. Pas très flatteur pour Mr Tree, songea-t-il avec causticité, de le comparer à un cryptogame. Mais c’était la vérité ; il avait cette impression à son égard, comme pour le chien.
Mr Tree s’adressa à Bonny :
— Votre petite fille n’est pas venue aujourd’hui ?
— Non, Edie n’est pas bien, répondit Bonny.
— Rien de sérieux, j’espère ? fit Mr Tree de sa voix rauque.
Il paraissait inquiet.
— Une douleur au ventre, rien de plus. Elle en a de temps à autre, d’aussi loin que je me souvienne. C’est peut-être l’appendicite, mais la chirurgie est si hasardeuse de nos jours… (Bonny s’interrompit et se tourna vers Barnes.) Ma fillette… vous ne la connaissez pas… elle adore ce chien, Terry. Ils sont bons amis et bavardent des heures durant quand nous venons ici.
— Elle et son frère, dit Mr Tree.
— Écoutez ! protesta Bonny. Je suis écœurée d’entendre cette histoire. J’ai dit à Edie de s’abstenir. En fait, c’est pour cela que j’aime la voir venir ici pour jouer avec Terry. Il lui faudrait des camarades réels pour éviter qu’elle devienne renfermée et hallucinée.
N’êtes-vous pas d’accord, Mr Barnes ? Vous êtes instituteur… l’enfant doit se raccrocher à la réalité et non aux inventions de son imagination, n’est-ce pas ?
— En notre temps, fit pensivement Barnes, je comprends que l’enfant se replie dans un monde imaginaire… On ne saurait le lui reprocher. Nous devrions même en faire tous autant… peut-être ?
Il souriait, mais ni Bonny ni Tree ne souriaient.
Pas un instant Bruno Bluthgeld n’avait détaché les yeux du nouvel instituteur… si c’était exact, en fait, si ce petit jeune homme en pantalon et chemise kaki était bien un instituteur, comme le disait Bonny.
Est-il à mes trousses, lui aussi ? se demandait Bluthgeld. Comme le dernier ? Je l’imagine. Et c’est Bonny qui l’amène ici… cela signifierait-il qu’elle est après tout de leur bord ? Contre moi ?
Il ne pouvait y croire. Pas après tant d’années. De plus, c’était Bonny qui avait découvert le but réel que poursuivait Mr Austurias en s’installant à West Marin. Elle l’avait sauvé de Mr Austurias et il lui en était reconnaissant ; sans elle, il serait mort. Il ne l’oublierait jamais. Alors peut-être ce Barnes était-il réellement ce qu’il prétendait et n’y avait-il pas à s’inquiéter. Bluthgeld respirait, un peu plus à l’aise. Il se calmait, soudain impatient de montrer à Barnes ses agneaux Suffolk nouveau-nés.
Mais tôt ou tard, se répétait-il, quelqu’un découvrira ma retraite et viendra me tuer. Affaire de temps ; ils me haïssent tous et n’abandonneront jamais. Le monde entier cherche toujours le responsable de tout, et je ne l’en blâme pas. Ils ont le droit. Après tout, je porte le fardeau de millions de morts, les trois quarts de la population du globe, et ni eux ni moi ne pouvons l’oublier. Dieu seul a la faculté de pardonner et d’oublier un crime si monstrueux contre l’humanité.
Il songea : je n’aurais pas supprimé Mr Austurias, je me serais laissé tuer par lui. Mais Bonny et les autres… ce sont eux qui ont pris la décision. Pas moi, car j’en suis désormais incapable. Dieu ne me le permet plus, ce ne serait pas décent. Mon rôle se borne à attendre ici, en m’occupant de mes moutons, à attendre celui qui doit venir, l’homme désigné pour qu’enfin justice soit faite. Le vengeur du monde.
Quand viendra-t-il ? Bientôt ? Cela fait des années que j’attends. Je suis fatigué… j’espère qu’il n’y en a plus pour longtemps.
Mr Barnes demandait :
— Que faisiez-vous avant d’élever des moutons, Mr Tree ?
— J’étais un savant atomiste, répondit Bluthgeld.
Bonny intervint en hâte :
— Jack était professeur. De physique. Au lycée. Pas dans notre secteur, évidemment !
— Professeur, répéta Barnes. Alors nous avons des intérêts communs.
Il sourit au Dr Bluthgeld qui en fit automatiquement autant. Inquiète, Bonny les observait, les mains jointes, comme si elle eût craint qu’il se passe quelque événement terrible.
— Il faudra nous revoir, dit Bluthgeld, en hochant tristement la tête. Nous avons à nous parler.