16

Une fois de plus il était au-dedans. Il ne voyait plus et n’entendait plus ; cela n’avait duré qu’un court instant et maintenant c’était fini.

La chouette continuait de voler en hululant.

Bill Keller lui demanda :

— Est-ce que tu m’entends ?

Probable, improbable… Ce n’était qu’une chouette, elle n’avait pas l’intelligence qu’avait eue Edie. Ce n’était pas pareil. Puis-je vivre à l’intérieur de toi ? demanda-t-il. Caché ici où personne ne sait… tu effectues tes vols, tes attaques. Avec lui, dans la chouette, il y avait des corps de souris et une autre chose qui remuait et grattait, assez grosse pour chercher à rester en vie.

Plus bas, dit-il à la chouette ; il distinguait les chênes par ses yeux ; il voyait même clairement comme si tout eût été chargé de lumière. Des millions d’objets immobiles. Puis il en repéra un qui rampait… C’était vivant, aussi la chouette vira-t-elle dans cette direction. La chose rampante, sans soupçon et ne percevant aucun bruit, s’aventura à découvert.

L’instant d’après elle était avalée et la chouette repartait.

Bon, songeait-il. Y a-t-il autre chose ? Ceci se poursuit toute la nuit, sans arrêt, puis il y a le bain quand il pleut, et les sommeils longs et profonds. Sont-ils la meilleure part ? Oui.

Il dit :

— Fergesson ne permet pas à ses employés de boire ; c’est contraire à sa religion, n’est-ce pas ? (Puis il ajouta :) Hoppy, d’où provient cette lumière ? Émane-t-elle de Dieu ? Tu sais, comme dans la Bible ? Je veux dire, est-ce que c’est vrai ?

La chouette cria.

— Hoppy, reprit-il, du fond de la chouette, tu as dit la dernière fois que tout était sombre. Est-ce vrai ? Pas de lumière du tout ?

Un millier de choses mortes en lui clamaient pour obtenir son attention. Il écoutait, choisissait, répétait.

— Sale petit monstre ! dit-il. À présent, écoute. Reste ici, en bas ; nous sommes au-dessous du niveau de la rue. Espèce d’âne bâté, reste où tu es, où tu es, où tu es. Je remonte chercher ces… gens… dégage un… espace… espace pour eux.

Effrayée, la chouette battait des ailes ; elle monta, pour tenter d’échapper à Bill. Mais il continua d’écouter, de trier, de choisir.

— Reste en bas, répéta-t-il.

De nouveau les lumières de la maison de Hoppy étaient en vue ; la chouette avait décrit un cercle et y était revenue, incapable de s’enfuir. Il la força à rester où il voulait. À chaque passage, il la rapprochait un peu plus de Hoppy.

— Espèce d’âne bâté, reste où tu es ! répétait-il.

La chouette volait plus bas, hululant son désir de fuir. Elle était captive et elle le savait. Elle le haïssait.

— Il faudra bien que le Président entende nos doléances, dit-il, avant qu’il soit trop tard.

D’un furieux effort, la chouette appliqua sa méthode habituelle ; elle l’expectora d’une toux violente et il sombra en direction du sol, cherchant à freiner sa chute sur les courants ascendants. Il tomba sur l’humus, parmi les plantes. Il roula en poussant de petits cris, puis s’immobilisa dans un creux.

Libérée, la chouette prit son essor et disparut.

— Que la pitié humaine en témoigne ! dit-il, tassé dans son trou. (Il avait repris la voix du pasteur d’autrefois.) C’est nous-mêmes qui sommes cause de ceci. Nous voyons en cette créature les conséquences de la folie des hommes.

Privé des yeux de la chouette, il n’y voyait que vaguement ; les lumières semblaient avoir disparu et il ne restait que des formes indistinctes. C’étaient des arbres.

Il distinguait également la masse de la maison de Hoppy, découpée sur le ciel nocturne. Elle n’était pas loin.

— Fais-moi rentrer, dit Bill en remuant la bouche. (Il roulait dans son creux et se débattait, froissant les feuilles.) Je veux rentrer.

Un animal, en l’entendant, s’éloigna prudemment.

— Dedans, dedans, dedans, clamait Bill. Je ne peux pas rester longtemps ici ; je vais mourir. Edie, où es-tu ?

Il ne la sentait pas proche de lui ; il ne sentait que la présence du phocomèle dans la cabane.

De son mieux, il entreprit de rouler dans cette direction.


Le matin, de bonne heure, le Dr Stockstill arriva devant la maison de carton bitumé de Hoppy pour une quatrième tentative en vue de soigner Walt Dangerfield.

Il observa que l’émetteur était sous tension et qu’il y avait en outre plusieurs lumières. Intrigué, il frappa à la porte.

Le battant s’ouvrit : Hoppy Harrington était là sur sa phocomobile. Il le regardait d’un air étrange, avec méfiance, comme sur la défensive.

— Je désire faire un nouvel essai, dit Stockstill, conscient de l’inutilité de son geste, mais désireux néanmoins de continuer. Tu veux bien ?

— Oui, d’accord, répondit Hoppy.

— Dangerfield est-il toujours vivant ?

— Oui. Je le saurais, s’il était mort. Il doit toujours être là-haut, dit Hoppy en roulant son chariot pour laisser entrer le médecin.

— Que se passe-t-il ? Tu es resté éveillé toute la nuit ? s’étonna Stockstill.

— Oui. J’apprends à manier les choses. (Il allait et venait sur ses roues.) C’est dur, fit-il, préoccupé.

— Je pense que mon idée de traitement à l’anhydride carbonique était une erreur, déclara Stockstill en s’asseyant au micro. Cette fois, je vais essayer l’association libre des idées, si toutefois il y consent.

L’infirme continuait à s’agiter ; le chariot heurta le coin d’une table.

— Je me suis cogné là-dessus par maladresse, dit Hoppy. Je vous demande pardon. Ce n’était pas exprès.

— Tu me parais changé, observa Stockstill.

— Je suis toujours le même ; je suis Bill Keller, dit l’infirme. Et non pas Hoppy Harrington. (De sa main artificielle droite, il pointa.) Le voici, Hoppy. C’est lui, à partir de maintenant.

Dans le coin de la pièce gisait un objet tout plissé, qui ressemblait à de la pâte, de quelques pouces de long ; la bouche était béante, figée. Cela avait quelque chose d’humain. Stockstill alla ramasser la chose.

— C’était moi, dit le phocomèle. Mais pendant la nuit je me suis rapproché assez près pour faire l’échange. Il s’est beaucoup débattu, mais il avait peur, alors j’ai gagné. J’ai continué à lui débiter imitation sur imitation. Celle du pasteur l’a terrassé.

Stockstill, tenant encore l’homuncule ratatiné, restait silencieux.

— Savez-vous faire fonctionner l’émetteur ? s’enquit bientôt le phocomèle. Parce que moi, je ne sais pas ! J’ai essayé, mais je n’y arrive pas. J’ai réussi avec les lumières ; elles s’allument et elles s’éteignent. Je me suis exercé pendant la nuit.

Pour faire une démonstration, il fit rouler le chariot jusqu’à la paroi où, avec un de ses prolongements, il manœuvra un interrupteur.

Au bout d’un temps, Stockstill, contemplant la petite chose morte qu’il n’avait pas lâchée, dit :

— Je savais que ce n’était pas viable.

— Cela a vécu un temps, dit le phocomèle. Environ une heure. Pas mal, n’est-ce pas ? Une partie de ce temps a été passée à l’intérieur d’une chouette ; je ne sais pas si cela peut compter ?

— Je… il faut que j’essaie de joindre Dangerfield, se décida enfin Stockstill. Il risque de mourir d’un instant à l’autre.

— Oui. Voulez-vous que je vous débarrasse de ça ? (Il tendit une pince et Stockstill lui remit l’homuncule.) Cette chouette m’avait mangé, dit le phocomèle. Cela ne m’était pas agréable, mais ce qu’elle avait de bons yeux ! Au moins, c’était un plaisir de me servir de ses yeux.

— Oui, fit Stockstill qui réfléchissait. Les chouettes ont une vue extraordinaire ; l’expérience a dû être passionnante.

Ceci… ce qu’il avait pourtant tenu entre ses mains… ceci ne lui semblait pas du tout possible. Et pourtant, ce n’était pas tellement étrange ; le phoco n’avait eu à déplacer Bill que de quelques centimètres, pour le tirer hors d’Edie… cela avait suffi. Qu’était-ce en comparaison de ce qu’il avait fait au Dr Bluthgeld ? Évidemment, après, le phoco avait perdu la piste, parce que Bill, échappé au corps de sa sœur, s’était mélangé à une substance, puis à une autre. Et il avait fini par retrouver le phoco et par se mélanger à lui aussi ; et pour en terminer, il l’avait supplanté dans son propre corps.

La transaction n’avait pas été équitable. Hoppy avait eu, et de loin, la plus mauvaise part ; le corps qu’il avait reçu en échange du sien n’avait duré que quelques minutes au maximum.

— Saviez-vous, fit Bill Keller d’une voix hésitante, comme s’il eût encore éprouvé de la difficulté à contrôler les organes du phocomèle, saviez-vous que Hoppy est monté dans le satellite pendant un moment ? Tout le monde en était surexcité ; ils m’ont éveillé en pleine nuit pour me le dire et j’ai réveillé Edie. C’est comme ça que je suis ici, ajouta-t-il, le visage sérieux et tendu.

— Et que comptes-tu faire à présent ?

— Il faut que je m’habitue à ce corps ; il est lourd. Je suis sensible à la gravité… J’avais l’habitude de flotter. Mais je vous avoue que ces prolongements sont formidables. Je peux déjà faire des tas de choses avec. (Les prothèses fouettèrent, touchèrent une gravure sur la paroi, esquissèrent un geste vers l’émetteur.) Il faut que je retrouve Edie, pour lui dire que tout va bien. Je parierais qu’elle me croit mort.

Stockstill activa le micro :

— Walter Dangerfield, ici le Dr Stockstill, de West Marin. M’entendez-vous ? Si oui, répondez. J’aimerais revoir la thérapeutique que nous avons amorcée l’autre jour.

Il se tut un moment, puis répéta ce qu’il avait dit.

— Il va falloir essayer souvent, dit le phocomèle qui l’observait. Ce sera difficile parce qu’il est très affaibli ; il ne peut probablement pas se lever et il n’a pas compris ce qui se passait quand Hoppy a pris sa succession.

Le Dr Stockstill acquiesça de la tête et appuya de nouveau sur le bouton du microphone, pour une nouvelle tentative.

— Puis-je m’en aller ? demanda Bill Keller. Puis-je aller tout de suite à la recherche d’Edie ?

— Oui, dit Stockstill en se frottant le front. (Il rassembla ses esprits.) Mais fais bien attention à tes actes… il se pourrait que tu n’aies plus jamais la possibilité de changer…

— Je n’en ai pas envie. C’est très bien comme ça, parce que pour la première fois il n’y a personne ici dedans que moi. (Pour s’expliquer, il continua :) Je veux dire que je suis tout seul ; je ne suis plus une partie de quelqu’un d’autre. Bien sûr, j’avais déjà changé une fois, mais c’était pour entrer dans un truc aveugle… Edie m’avait fait une blague et ça n’allait pas du tout. Cette fois, c’est différent.

Le mince visage du phoco s’épanouit en un sourire.

— Fais bien attention, répéta le médecin.

— Oui, monsieur, affirma respectueusement l’infirme. J’essaierai ; je n’ai pas eu de veine avec la chouette, mais ce n’était pas ma faute car je n’avais pas envie d’être avalé. C’est la chouette toute seule qui en a eu l’idée.

Oui, songeait Stockstill, mais c’est toi qui as eu l’idée de tout ceci. C’est différent, je m’en rends compte. Il se pencha sur le micro :

— Walt, ici le docteur Stockstill. Je cherche toujours à vous joindre. Je pense que nous pouvons sérieusement vous aider à franchir ce mauvais pas, si vous acceptez mes instructions. Je pense que nous allons procéder à des associations d’idées tout à fait libres, aujourd’hui, pour essayer de remonter aux causes profondes de votre état de tension. De toute façon, cela ne peut faire aucun mal. Je pense que vous le comprenez.

Le haut-parleur ne répandait que de la friture.

Est-ce sans espoir ? s’inquiétait Stockstill. Est-ce la peine de m’obstiner ?

Il pressa le bouton du micro et appela.

— Walter, celui qui avait usurpé votre place à bord du satellite… il est mort à présent, alors vous n’avez plus à vous soucier de lui. Quand vous vous sentirez mieux, nous vous donnerons tous les détails. D’accord ? Vous voulez bien ?

Il tendait l’oreille. Rien que des parasites.

Le phoco, qui se déplaçait par toute la pièce sur son chariot, comme un gros scarabée en cage, demanda :

— Pourrai-je aller à l’école, maintenant que je suis dehors ?

— Bien sûr, murmura Stockstill.

— Mais je sais déjà beaucoup de choses, d’avoir écouté avec Edie quand elle était en classe. Je n’aurai pas besoin de repartir d’en bas, de recommencer tout, je pourrai avancer comme elle ? Vous ne pensez pas ?

Stockstill approuva du menton.

— Je me demande ce que va dire ma mère.

Ébranlé, Stockstill s’écria :

— Comment ? (Puis il saisit de qui il s’agissait.) Elle est partie. Bonny est partie avec Gill et McConchie.

— Je le sais, qu’elle est partie, fit plaintivement Bill. Mais ne reviendra-t-elle pas un jour ?

— Peut-être pas. Bonny est une femme étrange, très instable. Ne compte pas là-dessus. (Il vaudrait mieux qu’elle ne sache pas, songeait Stockstill. Ce lui serait très dur ; après tout, elle n’a jamais rien su de toi. Il n’y avait qu’Edie et moi. Et Hoppy. Et la chouette !)

— J’abandonne, décida-t-il soudain. Je ne cherche plus à joindre Dangerfield. Une autre fois…

— Je crois que je vous gêne, dit Bill.

Stockstill fit un signe affirmatif.

— Je suis navré. Je voulais m’exercer et j’ignorais que vous deviez venir. Je ne voulais pas vous ennuyer ; c’est arrivé soudain dans la nuit… j’ai roulé jusqu’ici et passé sous la porte avant que Hoppy ait compris, et alors il était trop tard parce que j’étais tout près.

Devant l’expression du médecin, il se tut.

— C’est… Je n’ai jamais rien vu de semblable, dit Stockstill. Je connaissais ton existence, mais c’est à peu près tout.

Bill reprit un peu de fierté :

— Vous ne saviez pas que j’apprenais à changer.

— Non.

— Allons, parlez encore à Dangerfield. N’abandonnez pas, car je sais qu’il est là-haut. Je ne vous expliquerai pas comment je le sais parce que ça vous bouleverserait encore plus.

— Je te remercie de ne pas me le dire.

Découragé, il n’en pressa cependant pas moins le bouton. Le phoco ouvrit la porte et se propulsa dehors, sur le sentier ; le chariot s’arrêta un peu plus loin et l’infirme jeta en arrière un coup d’œil indécis.

— Va retrouver ta sœur, cela vaut mieux, lui dit Stockstill. Je suis sûr qu’elle en sera très soulagée.

Quand il releva la tête, le phoco avait disparu, le chariot n’était plus en vue.

— Walt Dangerfield, je vais rester ici à vous appeler jusqu’à ce que vous répondiez ou alors que j’aie la certitude de votre mort. Je ne prétends pas que vous n’avez pas un trouble organique réel, mais je vous assure que la cause réside en partie dans votre situation psychologique qui, sous bien des angles, est très mauvaise. En convenez-vous ? Et après ce que vous avez subi, vous voir enlever le contrôle…

Du haut-parleur, une voix lointaine, laconique, déclara :

— C’est bon, Stockstill. On va essayer un peu de votre association libre. Même si c’est uniquement dans le but de vous prouver que je suis vraiment dans un état physique désespéré.

Le Dr Stockstill se décontracta en poussant un soupir.

— Il était temps ! M’entendiez-vous depuis le début ?

— Oui, mon bon ami. Je me demandais combien de temps encore vous parleriez dans le vide. Une éternité, évidemment ! Vous êtes têtus, vous autres, les psychiatres !

Bien adossé, Stockstill alluma d’une main tremblante une Gold Label Special.

— Pouvez-vous vous allonger et vous mettre à l’aise ?

— Je suis déjà allongé, fit sèchement Dangerfield. Et depuis cinq jours maintenant.

— Et autant que possible, laissez-vous aller, soyez tout à fait passif.

— Comme une baleine qui se laisse ballotter par la grande bleue, hein ? Et maintenant, est-ce que je me penche sur les tendances incestueuses de mon enfance ? Voyons… je pense que je regarde ma mère en train de se peigner devant sa coiffeuse. Elle est très jolie. Pardon ! Je me trompe. C’est un film et c’est Norma Shearer que je regarde. C’est le programme de minuit à la télé.

Il émit un petit rire.

— Est-ce que votre mère ressemblait à Norma Shearer ? s’enquit Stockstill qui, armé d’un crayon et d’un bloc, prenait des notes.

— Plutôt à Betty Grable, dit Dangerfield. Si vous vous la rappelez. Mais c’était probablement avant votre époque. Je suis vieux, vous savez. Près de mille ans… on vieillit vite, ici, tout seul.

— Continuez à parler. Tout ce qui vous passe par la tête. Ne vous forcez pas, laissez agir votre cerveau.

— Au lieu de leur lire les grands classiques du monde, peut-être que je pourrais faire de l’association libre sur les traumatismes causés aux enfants par les nécessités intestinales ? Je me demande si cela n’intéresserait pas tout autant l’humanité. Personnellement, je trouve cela fascinant.

Stockstill ne put s’empêcher de rire.

— Allons, vous êtes humain, dit Dangerfield, avec un plaisir évident. Je considère cela comme un bon point en votre faveur ! (Il eut son rire d’antan.) Nous avons tous les deux quelque chose en commun ; il est clair que nous considérons tous les deux ce que nous faisons comme très amusant.

Stockstill s’irrita :

— Je ne souhaite que vous soulager.

— Oh, quelle blague ! C’est moi qui vous soulage, docteur. Vous le savez bien, tout au fond de votre inconscient. Vous avez besoin de sentir que vous accomplissez de nouveau quelque chose d’utile, pas vrai ? Quand avez-vous eu ce sentiment pour la première fois, vous rappelez-vous ? Allons, restez allongé, bien détendu, c’est moi qui ferai le reste, d’ici, dans le ciel. (Il gloussa.) J’espère que vous vous rendez compte que j’enregistre tout notre entretien ? Je diffuserai toutes nos stupides conversations le soir au-dessus de New York… ils adorent ces machins intellectuels, dans ce coin.

— Je vous en prie, continuons, dit Stockstill.

— La-la-la, chantonna Dangerfield. Tout ce que vous voudrez. Puis-je m’étendre sur la fille que j’aimais à onze ans ? C’est là que mes fantaisies incestueuses ont vraiment démarré. (Il resta silencieux un instant, puis dit d’une voix réfléchie.) Savez-vous qu’il y a des années que je n’avais pensé à Myra ? Pas une fois en vingt ans.

— L’emmeniez-vous danser ou pour d’autres sorties ?

À onze ans ? Vous n’êtes pas cinglé ? Bien sûr que non. Mais je l’ai embrassée. (Sa voix paraissait bien plus calme, plus semblable à ce qu’elle était auparavant.) Je n’ai jamais oublié ça, murmura-t-il.

La friture domina les paroles pendant un moment.

— … et alors, disait Dangerfield quand Stockstill perçut de nouveau ses paroles, Arnold Klein m’a donné un coup sur le crâne et je l’ai fichu par terre, tout comme il le méritait. Vous me suivez ? Je me demande combien de centaines de mes fidèles auditeurs reçoivent ceci ; je vois s’allumer des voyants… on essaie de me joindre sur un tas de fréquences. Attendez, toubib. Il faut que je réponde au moins à quelques appels. (Qui sait ? Il y a peut-être d’autres psychanalystes dans le tas, de meilleurs ! (Il ajouta, en flèche du Parthe :) Et de moins chers !

Il y eut un silence, puis Dangerfield revint.

— Seulement des gens qui me disaient que j’avais bien fait de cogner sur Arnold Klein, fit-il avec allégresse. Jusqu’à présent la cote est de quatre contre un. Je continue ?

— Je vous en prie, fit Stockstill, prenant des notes.

— Bon. Après cela, il y a eu Jenny Linhart. J’avais seize ans.

Le satellite, suivant son orbite, s’était rapproché ; la réception était claire et forte. Ou peut-être le matériel de Hoppy était-il particulièrement bon. Le docteur savourait sa cigarette en écoutant la voix qui s’enflait jusqu’à tonner dans la petite cabane.

Il songeait : Combien de fois Hoppy a-t-il dû rester ici à l’écoute du satellite ? À dresser ses plans ? À se préparer pour le grand jour ? Et maintenant, c’est fini. Est-ce que le phocomèle – Bill Keller – avait emporté cette petite chose plissée et desséchée ? Ou était-elle encore dans la pièce ?

Stockstill ne s’en assura pas. Il prêtait toute son attention à la voix qu’il entendait si bien maintenant. Il se refusait à voir quoi que ce fût autour de lui.


Dans un lit inconnu mais doux, dans une chambre étrangère, Bonny s’éveillait, les idées encore confuses. Une lumière jaune et diffuse se répandait autour d’elle – sans doute celle du soleil matinal – et au-dessus d’elle un homme qu’elle connaissait bien se penchait, les bras tendus. C’était Andrew Gill et elle s’imagina un instant – elle se laissa volontairement aller à imaginer – que c’était sept ans en arrière, au Jour C, de nouveau.

— Bonjour, dit-elle en le serrant contre elle. (Puis elle s’écria :) Arrêtez ! Vous me broyez et vous n’êtes pas encore rasé. Que se passe-t-il ?

Elle s’assit d’un coup en le repoussant.

— Doucement, doucement, lui dit Gill.

Il rejeta les couvertures, la prit dans ses bras et l’emporta vers la porte.

— Où va-t-on ? À Los Angeles ? Comme ça… en me portant dans vos bras ?

— Nous allons écouter quelqu’un.

Il ouvrit la porte d’un coup d’épaule et s’engagea dans le petit couloir au plafond bas.

— Qui ? Hé ! Je ne suis même pas habillée !

Elle n’avait que ses dessous avec lesquels elle avait dormi.

Elle découvrait le salon des Hardy. Devant la radio, le visage rayonnant d’une joie réelle, enfantine, il y avait Stuart McConchie, les Hardy, et plusieurs hommes qui devaient travailler pour l’entreprise, se dit-elle.

Du haut-parleur jaillissait là voix qu’ils avaient entendue au cours de la nuit. Ou était-ce la même ? Elle écouta, tandis que Gill s’asseyait sans la lâcher.

— … et alors Jenny Linhart m’a dit qu’à son avis je ressemblais à un grand caniche. Je pense que c’était à cause de la façon qu’avait ma sœur de me couper les cheveux. Je ressemblais en effet à un grand caniche. Ce n’était pas insultant. C’était une simple observation ; cela prouvait qu’elle savait que j’existais, ce qui est quand même un progrès par rapport au fait de n’être pas remarqué du tout, n’est-ce pas ?

Dangerfield se tut alors, comme pour attendre une réponse.

— Avec qui dialogue-t-il ? demanda-t-elle encore embrouillée de sommeil. (Ce fut alors qu’elle comprit ce que cela signifiait. Il est vivant, dit-elle. Et Hoppy était parti.) Bon Dieu ! Quelqu’un me fera-t-il enfin l’honneur de m’expliquer de quoi il retourne ? s’emporta-t-elle.

Elle quitta les genoux d’Andrew et se mit debout, frissonnante ; l’air du matin était froid.

Ella Hardy lui dit :

— Nous ne savons pas ce qui s’est passé. Il semble bien qu’il ait repris ses émissions à un moment de la nuit. Nous n’avions pas éteint le poste, ce qui fait que nous l’avons entendu ; ce n’est pas son heure habituelle d’émission.

— On dirait qu’il converse avec un médecin, avança Mr Hardy. Peut-être un psychiatre qui s’occupe de lui.

— Seigneur ! s’esclaffa Bonny, pliée en deux. Ce n’est pas vrai ! Il se fait psychanalyser ?

Mais, songea-t-elle en même temps, où est passé Hoppy ? A-t-il abandonné la partie ? Était-ce trop épuisant pour lui de projeter si loin sa volonté ? Aurait-il en définitive ses limites comme tous les autres êtres vivants ? Elle regagna vivement sa chambre, l’oreille toujours tendue, pour passer des vêtements. Personne n’y fit attention ; ils étaient tous trop absorbés par la radio.

Dire que la sorcellerie d’autrefois lui venait en aide, se disait-elle en s’habillant. C’était incroyablement drôle. Elle tremblait de froid et de plaisir en boutonnant son chemisier. Dangerfield étendu sur une couchette dans son satellite, à bavarder de son enfance… Oh, mon Dieu ! Elle s’empressa de retourner dans le salon pour entendre la suite.

Andrew l’arrêta dans le couloir.

— Fading ! dit-il. On ne reçoit plus rien.

— Pourquoi ?

Elle cessa de rire. Elle était terrifiée.

— Nous avons eu de la veine d’en capter un morceau. Mais tout va bien, je pense.

— Oh ! j’ai si peur. Et si ce n’était pas vrai ?

— Mais si, il va très bien. (Il lui posa ses grandes mains sur les épaules.) Vous l’avez entendu. Vous avez reconnu les nuances de sa voix.

— Ce psychiatre mérite la médaille de Héros !

— Oui, Héros, vous avez raison, dit-il d’un ton grave. (Il resta silencieux, puis, la tenant toujours, mais à petite distance, il reprit :) Je vous demande pardon d’avoir fait irruption chez vous et de vous avoir arrachée du lit. Mais je savais que vous aimeriez l’entendre.

— Oui.

— Est-il toujours aussi indispensable que nous allions plus loin ? Jusqu’à Los Angeles ?

— Eh bien, vous avez du travail ici. Nous pourrions y séjourner au moins quelque temps, nous assurer qu’il continue à bien se porter.

Elle avait encore des craintes, l’idée de Hoppy l’inquiétait encore.

— On n’est jamais vraiment sûr de rien, dit-il, et c’est ce qui fait de la vie un problème, n’est-ce pas ? Regardons les choses en face : il est mortel. Il finira bien par mourir un jour. Comme nous tous.

Il la contemplait.

— Mais pas maintenant, protesta-t-elle. Si seulement ce pouvait être plus tard, dans quelques années… alors je pourrais le supporter.

Elle lui saisit les mains, se pencha et l’embrassa. Il était temps, songeait-elle. L’amour que nous avions l’un pour l’autre dans le passé ; l’amour que nous éprouvons en ce moment pour Dangerfield, et aussi pour lui dans l’avenir. Dommage que ce soit un amour stérile, qu’il ne puisse lui redonner automatiquement toute sa santé, ce sentiment que nous avons l’un pour l’autre… et pour lui.

— Vous vous rappelez le jour du Cataclysme ? dit Gill.

— Oui, pas de danger que je l’oublie.

— Pas de pensées nouvelles à ce sujet ?

Bonny déclara :

— J’ai décidé de vous aimer. (Elle s’éloigna rapidement de lui, rougissant d’avoir dit pareille chose.) Ce sont ces bonnes nouvelles, s’excusa-t-elle. Je me suis laissé emporter. Veuillez m’excuser, cela passera.

— Mais c’était sincère !

Il avait pénétré sa pensée.

— Oui.

— Je me fais un peu vieux, dit Andrew.

— Nous vieillissons tous. Moi, je craque de partout quand je me lève… Vous l’avez peut-être remarqué il y a un instant ?

— Non, tant que vous aurez ces dents dans la bouche. (Il la regardait, un peu embarrassé.) Je ne sais plus au juste que vous dire, Bonny. Je sens que nous allons faire de grandes choses ici ; du moins je l’espère. Trouvez-vous que ce soit vil de ma part d’être venu commander des machines pour mon usine ? lui demanda-t-il. Est-ce… (Il ébaucha un geste :)… vulgaire ?

— C’est admirable.

Mrs Hardy apparut dans le couloir.

— Nous l’avons encore capté une minute, et il parlait toujours de son enfance. À mon avis, nous ne l’entendrons plus avant son émission régulière à quatre heures de l’après-midi. Et le petit déjeuner ? Nous avons trois œufs à nous partager ; mon mari les a obtenus d’un marchand ambulant la semaine dernière.

— Des œufs ? répéta Gill. De quelle espèce ? Des œufs de poule ?

— Ils sont gros et bruns. Je crois que c’est de poule, mais nous n’en serons sûrs qu’après les avoir ouverts.

— Merveilleux ! s’écria Bonny. (Elle avait tout d’un coup très faim.) Mais je suis d’avis que nous devons vous les payer ; vous nous avez déjà tant donné… un toit, un dîner.

C’était à peu près inouï, en ces jours, et elle ne s’était nullement attendue à une telle hospitalité chez des citadins.

— Nous sommes en affaires ensemble, fit remarquer Mrs Hardy. Tout ce que nous possédons sera mis en commun, pas vrai ?

— Mais je n’ai rien à vous apporter, moi.

Elle en était soudain très consciente et elle baissa la tête. Je ne sais que recevoir, songeait-elle, je ne sais pas donner.

Cependant les autres ne paraissaient pas d’accord. Mrs Hardy la prit par la main et la conduisit à la cuisine.

— Vous m’aiderez à tout préparer, expliqua-t-elle. Nous avons aussi des pommes de terre. À vous de les éplucher. Nous servons le déjeuner à nos employés ; nous mangeons tous ensemble… c’est moins cher. En outre, ils n’ont pas de cuisine, ils vivent en chambre, Stuart et les autres. Il faut bien nous occuper d’eux.

Vous êtes de braves gens, songeait Bonny. Ainsi, telle est la ville… c’est cela que nous avons fui, des années durant. On entendait de si affreux récits ! Ce n’était que ruines, avec des pillards qui rôdaient, des épaves, des opportunistes, des voleurs, le résidu de ce qui avait été autrefois… D’ailleurs nous avions déjà fui avant la guerre. Nous avions déjà peur de vivre ici.

En entrant dans la cuisine, ils entendirent Stuart qui disait à Mr Hardy :

… et en plus de jouer de la flûte nasale, ce rat… (Il s’interrompit en la voyant.) Une anecdote sur la vie citadine, s’excusa-t-il. Cela risquerait de vous choquer. Il est question d’un animal intelligent et il y a bien des gens qui ne les aiment guère.

— Parlez-m’en, dit Bonny. Parlez-moi de ce rat qui joue de la flûte nasale.

— Il se peut que je confonde entre eux deux animaux intelligents, répondit Stuart en s’occupant de chauffer l’eau pour le café-ersatz. (Il s’activa avec le pot, puis, satisfait, s’appuya au poêle à bois, les mains dans les poches.) En tout cas, je crois me rappeler que cet ancien combattant disait qu’en plus le rat avait mis au point une comptabilité primitive. Mais cela ne me paraît pas possible. (Il fronça les sourcils.)

— À moi, si, dit Bonny.

— Nous aurions l’emploi d’un pareil rat ici, dit Mrs Hardy. Nous aurons bientôt besoin d’un bon comptable, avec l’expansion de l’entreprise.

Dehors, dans San Pablo Avenue, les voitures tirées par des chevaux commençaient à circuler. Bonny entendait le son clair de leurs sabots. Elle percevait un renouveau d’activité, aussi alla-t-elle regarder par la fenêtre. Il y avait aussi des bicyclettes et un monstrueux camion à gazogène. Et des piétons, en grand nombre.

Un animal sortit de sous une baraque en planches, traversa l’espace à découvert avec précaution et disparut sous le porche d’une bâtisse de l’autre côté de la voie. Au bout d’un temps, il réapparut, suivi cette fois d’un autre animal. Ils étaient tous les deux trapus, courts sur pattes, peut-être des mutations de bouledogues. Le second animal traînait une plate-forme maladroitement façonnée, chargée de divers articles de valeur, surtout des aliments. Le traîneau improvisé glissait et cahotait sur le revêtement défoncé derrière les deux bêtes qui se précipitaient pour regagner leur abri.

Bonny continua d’observer attentivement la rue, mais les deux bêtes à courtes pattes ne revinrent pas. Elle allait se retourner quand elle aperçut autre chose qui se mouvait dans la première clarté du matin. Une coquille ronde en métal, barbouillée de couleurs ternes, couverte de feuilles et de brindilles, arriva en vue et dressa deux minces antennes frémissantes dans la clarté du soleil matinal.

Que diable cela peut-il bien être ? se demandait-elle. Puis elle se rendit compte qu’elle voyait en action un piège homéostatique Hardy.

Bonne chasse ! pensa-t-elle.

Le piège, après une pause consacrée à scruter toutes les directions, oscilla dans l’indécision, puis finit par se lancer sans trop de conviction sur la piste des deux bêtes à l’aspect de bouledogues. L’engin disparut à l’angle d’une bâtisse, à une allure digne et solennelle, beaucoup trop lente pour la poursuite. Elle esquissa un sourire.

Le travail de la journée avait commencé. Tout autour d’elle, la ville s’éveillait une fois de plus à sa vie quotidienne.


FIN
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