Orion Stroud, siégeant au centre de Foresters’ Hall afin que tout le monde l’entende clairement, frappa sur la table pour réclamer le silence.
— Mrs Keller et le docteur Stockstill, commença-t-il, ont demandé que le Jury officiel de West Marin et le Conseil des citoyens se réunissent pour apprendre des nouvelles d’importance au sujet d’un meurtre qui a eu lieu aujourd’hui même.
Il y avait autour de lui Mrs Tallman, Cas Stone, Fred Quinn, Mrs Lully, Andrew Gill, Earl Colvig et Miss Costigan. Il les regarda tous, tour à tour, pour s’assurer que tout son monde était présent. Ils lui accordaient une attention profonde, conscients que l’affaire était des plus sérieuses. Rien de semblable n’était encore arrivé dans la communauté. Ce meurtre ne ressemblait pas à celui de l’homme aux lunettes, ni à l’exécution de Mr Austurias.
— J’apprends, dit Stroud, qu’on a découvert que ce Mr Tree, qui vivait parmi nous…
De la salle, une voix lança :
… était Bluthgeld.
— Exact. Mais il est mort à présent, en conséquence cela ne doit plus vous tourmenter ; enfoncez-vous bien cela dans la tête. Et c’est Hoppy qui a fait le coup… Pardon, qui en est la cause ! (Il lança un coup d’œil à Paul Dietz pour s’excuser.) Il faut que je soigne mon langage, dit-il, parce que tout ceci sera publié dans les Nouvelles et Points de Vue… n’est-ce pas, Paul ?
— En édition spéciale, acquiesça le journaliste.
— J’espère que vous comprenez bien que nous ne sommes pas ici pour décider si Hoppy doit ou non être puni de son acte. Cela ne pose pas de problème car Bluthgeld était un criminel de guerre notoire et en outre il usait de ses pouvoirs magiques pour recommencer en partie l’ancienne guerre. Je pense que vous êtes tous au courant, que vous avez tous vu les explosions. Mais… (Il se tourna vers Gill.)… nous avons parmi nous un nouveau venu, un Noir du nom de Stuart McConchie, et je dois reconnaître qu’en temps ordinaire nous n’accueillons pas avec faveur les gens de couleur à West Marin ; toutefois, je suis informé que McConchie était sur la piste de Bluthgeld, par conséquent il lui sera permis de s’installer à West Marin s’il le souhaite.
Un murmure approbateur s’éleva de l’assistance.
— Nous sommes ici avant tout, poursuivit Stroud, pour voter la récompense que nous devons à Hoppy. Nous aurions sans doute tous fini par être tués, en raison de la puissance magique de Bluthgeld. Nous avons donc envers Hoppy une véritable dette de gratitude. Je m’aperçois qu’il n’est pas ici, parce qu’il travaille dans sa maison, qu’il répare des objets ; après tout, c’est notre dépanneur général, ce qui est déjà une lourde responsabilité. De toute façon, l’un d’entre vous aurait-il une idée de ce que nous pourrions faire pour exprimer à Hoppy notre reconnaissance d’avoir supprimé en temps opportun le docteur Bluthgeld ?
Il promena les yeux sur la foule.
Andrew Gill se leva et s’éclaircit la gorge.
— J’estime justifié de prononcer à mon tour quelques paroles, dit-il. Tout d’abord, je tiens à remercier Mr Stroud et la communauté de leur bon accueil à mon nouvel associé en affaires, Mr McConchie. En outre, je voudrais offrir une récompense appropriée – peut-être – au grand service que Hoppy a rendu à notre collectivité comme au monde entier. J’aimerais contribuer pour ma part en donnant cent cigarettes Gold Label Spécial… (Il s’interrompit, sur le point de se rasseoir, puis ajouta :)… et une caisse de Gill’s cinq étoiles.
La salle applaudit, siffla, frappa des pieds pour manifester son approbation.
— Eh bien, voilà une belle et bonne contribution, dit Stroud, souriant. Je vois que Mr Gill se rend parfaitement compte de ce que l’acte de Hoppy nous a épargné à tous. Il y a bon nombre de chênes abattus le long de la route de Bear Valley Ranch, par le souffle des explosions que déchaînait Bluthgeld. De plus, vous le savez peut-être, il allait porter ses destructions au sud, vers San Francisco…
— C’est exact, intervint Bonny Keller.
— Donc, reprit Stroud, les gens de là-bas voudront peut-être faire leur part et offrir quelque chose à Hoppy en symbole de leur reconnaissance. Mais pour nous, le mieux que nous puissions faire, et j’aimerais que nous ayons davantage à lui apporter, c’est de lui remettre les cent cigarettes et la caisse de cognac de Mr Gill… Hoppy appréciera ce cadeau à sa juste valeur. Cependant, je pensais plutôt à un monument commémoratif, une statue, un parc à son nom, ou à la rigueur une simple plaque. Et… je suis prêt à fournir le terrain, de même que Cas Stone, j’en suis sûr.
— D’accord, déclara Cas Stone avec emphase.
— Quelqu’un d’autre a-t-il une idée ? s’enquit Stroud. Vous, Mrs Tallman ? J’aimerais connaître votre avis.
Mrs Tallman répondit :
— Il conviendrait d’élire Mr Harrington à une fonction publique honorifique, par exemple la Présidence du Conseil des citoyens de West Marin, ou le secrétariat du Bureau administratif de l’école. Ceci, bien entendu, en sus du parc ou du monument et des cigarettes et cognac.
— Bonne idée, convint Stroud. Alors ? C’est tout ? Parce qu’en termes concrets, mes amis, Hoppy nous a ni plus ni moins sauvé la vie. Ce Bluthgeld avait perdu la tête comme le savent tous ceux qui étaient à la lecture hier soir… il nous aurait ramenés à sept ans en arrière et tout notre labeur de reconstruction aurait été en vain. Il ne serait rien resté du tout.
L’assistance manifesta de nouveau son assentiment.
— Quand on dispose de telles forces magiques, dit Stroud, et qu’on est un physicien aussi savant que Bluthgeld… Le monde n’a jamais auparavant couru pareil danger. Ai-je raison ? C’est pure chance que Hoppy puisse déplacer les objets à distance et qu’il s’y soit exercé depuis des années, car rien d’autre n’aurait pu ainsi frapper de loin et anéantir Bluthgeld.
Fred Quinn prit la parole :
— J’ai parlé à Edie Keller qui en a été témoin, et elle m’a raconté que Bluthgeld a été littéralement projeté en l’air avant que Hoppy l’écrase ; bousculé en tous sens.
— Je sais, dit Stroud. J’ai questionné Edie à ce sujet. (Il regarda l’assistance.) Si quelqu’un désire plus de détails, je suis sûr qu’Edie les fournira. D’accord, Mrs Keller ?
Bonny, assise toute raide, le visage livide, acquiesça.
— Vous êtes toujours effrayée, Bonny ? s’enquit Stroud.
— C’était épouvantable, répondit-elle d’un ton calme.
— Certes, mais Hoppy l’a eu, fit Stroud. (Et cela, songeait-il, fait de Hoppy quelqu’un de plutôt formidable, hein ? Peut-être que c’est à cela que pense Bonny. C’est sans doute pour cela qu’elle ne parle pas.)
— Je crois que le mieux à faire, proposa Cas Stone, c’est d’aller trouver directement Hoppy et de lui dire : « Hoppy, que désirez-vous que nous fassions pour vous prouver notre reconnaissance ? » Dans la limite de nos moyens. Nous lui poserons la question. Peut-être qu’il a un désir quelconque que nous ne soupçonnons pas.
Oui, se dit Stroud. C’est intéressant, Cas. Il veut peut-être des tas de choses que nous ignorons, et peut-être qu’un jour – pas très lointain – il va se mettre en tête de se les procurer. Que nous désignions ou non une délégation chargée de s’en enquérir.
— Bonny, dit-il, j’aimerais que vous preniez la parole ; vous êtes tellement silencieuse.
Elle murmura :
— Simple fatigue.
— Saviez-vous que Jack Tree n’était autre que Bluthgeld ?
Elle acquiesça de la tête.
— Serait-ce donc vous qui en avez informé Hoppy ?
— Non. J’en avais l’intention ; j’étais même en route. Mais c’était déjà arrivé. Il était au courant.
Je me demande par quel moyen, songeait Stroud.
— Ce Hoppy, dit Mrs Lully, d’une voix tremblante, il paraît capable de n’importe quoi… il est même plus puissant que ne l’était le docteur Bluthgeld, c’est évident.
— Exact, convint Stroud.
De l’assistance s’éleva un murmure d’appréhension.
— Mais il a mis toutes ses capacités au service de la communauté, observa Andrew Gill. Ne l’oubliez pas. Rappelez-vous aussi que c’est notre dépanneur, qu’il nous aide à capter l’émission de Dangerfield quand elle est trop faible, qu’il nous distrait par ses tours et ses imitations quand nous n’entendons pas du tout le satellite… Il a déjà fait un tas de choses, y compris nous épargner un nouvel holocauste. Pour ma part, je conclus donc : Dieu bénisse Hoppy et ses talents. Je pense que nous devrions remercier Dieu de nous avoir envoyé une personne comme lui.
— D’accord, fit Cas Stone.
— J’en conviens, déclara Stroud, circonspect. Mais j’estime que nous devrions faire comprendre à Hoppy que désormais… (Il hésitait.) Nos exécutions devraient se dérouler comme pour Austurias, légalement, sur décision du Jury. J’entends bien que Hoppy a eu raison et qu’il devait agir vite et tout cela… mais le Jury est le seul corps constitué qui soit censé en décider. Et c’est Earl qui doit s’acquitter de l’exécution. À l’avenir, bien sûr. Cela ne couvre pas le cas de Bluthgeld, parce que sa magie en faisait un être différent.
On ne peut pas tuer un homme pareil par les méthodes classiques, se rendait-il compte. Prenons Hoppy, par exemple… supposons qu’on veuille le supprimer… ce serait à peu près impossible.
Il frissonna.
— Qu’y a-t-il, Orion ? lui demanda Cas Stone, qui devinait sa pensée.
— Rien, répondit Stroud. Je réfléchissais seulement à la meilleure manière de démontrer à Hoppy notre gratitude. C’est une question sérieuse, parce que nous lui devons beaucoup.
La foule bourdonna. Les gens discutaient entre eux des récompenses à donner à Hoppy.
George Keller, observant la pâleur de sa femme et ses traits tirés, l’interrogea :
— Tu n’es pas bien ?
Il lui posa la main sur l’épaule, mais elle s’écarta.
— Simplement fatiguée. J’ai bien couru deux kilomètres, je crois, quand les explosions ont commencé. Pour tenter de parvenir jusqu’à la maison de Hoppy.
— Comment pouvais-tu deviner que Hoppy était en mesure…
— Oh ! nous le savons tous ; nous savons bien qu’il est le seul, et de loin, à disposer de ce genre de force. Il nous est venu à l’esprit… (Elle se reprit :) Il m’est venu tout de suite à l’esprit d’avoir recours à lui, dès que j’ai vu les explosions.
— Avec qui étais-tu ?
— Avec Barnes. On cherchait des girolles sous les chênes, au bord de la route de Bear Valley Ranch.
— Personnellement, j’ai peur de Hoppy. Regarde… il n’est même pas ici. Il a envers nous tous une sorte de dédain. Il arrive toujours en retard au Hall. Vois-tu ce que je veux dire ? Le sens-tu ? Et cela devient plus vrai tous les jours, peut-être au fur et à mesure qu’il aiguise ses capacités.
— Possible, souffla Bonny.
— Que crois-tu qu’il nous arrive à présent ? Maintenant que Bluthgeld est mort ? Nous respirons plus à l’aise, c’est un poids de moins pour les gens. On devrait en informer Dangerfield pour qu’il émette la nouvelle, de là-haut.
— Hoppy est capable de le joindre, fit Bonny d’une voix lointaine. Il peut tout. Ou presque.
De son fauteuil présidentiel, Orion Stroud réclama le silence.
— Qui souhaite faire partie de la délégation pour aller chez Hoppy lui remettre sa récompense et lui conférer ses honneurs ? (Il jeta un coup d’œil circulaire.) Allons, des volontaires !
— Moi, dit Andrew Gill.
— Moi aussi, dit Fred Quinn.
— J’irai, déclara Bonny.
George s’inquiéta :
— Tu te sens assez bien ?
— Bien sûr. Tout va bien à présent, si ce n’est ma coupure à la tête.
Elle toucha son pansement.
— Et vous, Mrs Tallman ? demanda Stroud.
— Oui, j’irai, répondit-elle d’une voix tremblante.
— Vous avez peur ? demanda Stroud.
— Oui.
— Pourquoi ?
Mrs Tallman hésita.
— Je… je ne sais pas, Orion.
— J’en serai aussi, décida Stroud. Nous serons cinq, trois hommes et deux femmes ; c’est à peu près ce qu’il faut. Nous emporterons le cognac et les cigarettes et nous lui annoncerons la suite… la plaque, la Présidence du Conseil, tout cela.
— Peut-être, dit Bonny d’une voix grave, devrions-nous lui envoyer une délégation pour le lapider à mort.
George Keller en fut interloqué, puis il réagit :
— Bon Dieu ! Bonny !
— C’est mon opinion, confirma-t-elle.
— Tu te conduis d’une manière incroyable ! (Il était surpris et furieux. Il ne la comprenait plus.) Qu’as-tu ?
— Évidemment, cela ne servirait à rien. (Elle suivait son idée.) Il nous écraserait avant que nous soyons près de chez lui. Peut-être va-t-il m’anéantir tout de suite, rien que pour l’avoir dit.
Elle souriait.
— Alors, ta gueule !
Il la contemplait, terrifié.
— C’est bon, je me tais. Je n’ai pas envie de me retrouver projetée dans les airs et de redégringoler à terre comme Jack.
— Je suis de ton avis.
— Tu n’es qu’un lâche, n’est-ce pas ? Je ne comprends pas que j’aie mis tout ce temps à le comprendre. C’est sans doute ce qui explique mes sentiments envers toi.
— Et quels sont-ils ?
Bonny sourit. Et ne répondit pas. C’était un sourire froid, dur, haineux et cela dépassait son entendement ; il détourna la tête, se demandant une fois de plus si les rumeurs qui lui parvenaient au sujet de sa femme depuis des années n’étaient pas en définitive fondées. Elle était si froide, si indépendante. George Keller se sentait très malheureux.
— Seigneur ! fit-il. Tu me traites de lâche parce que je n’ai pas envie de voir ma femme écrabouillée ?
— C’est mon propre corps et ma propre vie. J’en fais ce que bon me semble. Je n’ai pas peur de Hoppy. Si ! J’en ai peur, mais je n’ai pas l’intention de le laisser voir, si tu saisis la nuance. J’irai dans sa maison en carton goudronné, je l’affronterai en toute sincérité. Je le remercierai, mais je pense que je lui dirai aussi d’être un peu plus modéré à l’avenir. Que nous insistons sur ce point.
Il ne pouvait se retenir de l’admirer.
— Fais-le. Ce sera une bonne chose, ma chérie, la pressa-t-il. Il devrait s’en convaincre, prendre conscience de notre sentiment.
— Merci. Merci infiniment de tes encouragements, George.
Elle se détourna pour écouter Orion Stroud. George Keller se sentait plus malheureux que jamais.
Il fallait d’abord passer à la fabrique d’Andrew Gill prendre les cigarettes et le cognac ; Bonny quitta le hall en compagnie d’Orion Stroud et de Gill. Ils firent la route ensemble, pénétrés de la gravité de leur mission.
— À quoi vise cette association entre vous et McConchie ? s’enquit Bonny.
— Stuart va automatiser ma fabrique, répondit Gill.
Comme elle ne le croyait pas, elle ironisa :
— Et j’imagine que vous allez faire de la publicité par le satellite ? Des chansons publicitaires, comme autrefois ? Comment seront-elles ? Puis-je en composer une à votre intention ?
— D’accord, si cela doit améliorer les affaires !
— Vous êtes sérieux, pour l’automation ? (Il lui venait tout juste à l’esprit que c’était peut-être vrai.)
— J’en saurai davantage après avoir rendu visite au patron de Stuart, à Berkeley. Nous ferons le voyage très prochainement, Stuart et moi. Il y a des années que je n’ai mis les pieds à Berkeley. Stuart dit que cela se reconstruit… pas comme avant, bien sûr. Mais cela viendra peut-être un jour !
— J’en doute, émit Bonny. Mais je m’en fiche, après tout. Ce n’était pas si formidable.
Après s’être assuré qu’Orion ne pouvait pas l’entendre, Gill lui demanda :
— Bonny, pourquoi ne nous accompagnez-vous pas, Stuart et moi ?
— Pourquoi ? fit-elle, estomaquée.
— Ce serait bon pour vous de ne plus voir George. Et peut-être que vous réussiriez à rompre définitivement. Vous le devriez, pour lui comme pour vous.
Elle hocha la tête et répondit :
— Mais… (Cela lui paraissait hors de question ; c’était aller trop loin. Les apparences ne seraient pas sauves.) Mais alors tout le monde serait au courant, dit-elle. Vous ne croyez pas ?
— Et après ! Ils savent déjà ! répliqua-t-il.
— Oh ! (Elle hochait la tête, remise à sa place.) Eh bien, c’est une surprise. Il semble évident que j’ai vécu d’illusions.
— Venez à Berkeley avec nous, insista Gill, et on recommence à zéro. En un sens, c’est ce que je compte faire. Fini de rouler les cigarettes à la main, une à une, avec une petite mécanique à rouleaux de bois couverts de toile. J’aurai une véritable usine, au sens que cela avait avant-guerre.
— L’avant-guerre ? Est-ce si souhaitable ? fit-elle.
— Oui. J’en ai vraiment marre de les rouler à la main. Il y a des années que j’essaie de me libérer. C’est Stuart qui m’a ouvert la voie. Du moins je l’espère.
Ils arrivèrent à la fabrique ; les ouvriers travaillaient au fond de la salle. Ils roulaient des cigarettes. Ainsi, songea Bonny, cette tranche de notre vie va bientôt prendre fin. Je dois être une grande sentimentale, pour m’y cramponner ainsi. Mais Andrew a raison. Ce n’est pas une méthode de production. C’est trop fastidieux, trop lent. Et on fabrique trop peu de cigarettes, en définitive. Avec de vraies machines, Andrew pourrait subvenir aux besoins du pays tout entier… à condition de disposer de moyens de transport, bien entendu.
Au milieu des ouvriers, Stuart McConchie inspectait un baril du bon ersatz de tabac inventé par Gill. Allons ! se dit Bonny. Ou il a déjà la formule des Gold Label Special de Gill, ou elle ne l’intéresse pas.
— Bonjour, lui dit-elle. Serez-vous en mesure de distribuer les cigarettes une fois que la chaîne de production aura démarré ? Y avez-vous réfléchi ?
— Oui, répondit McConchie. Nous avons dressé, des plans de distribution massive. Mon employeur, Mr. Hardy…
— Ne me débitez pas votre boniment, coupa-t-elle. Je vous crois, puisque vous le dites. Simple curiosité. (Elle l’examinait d’un œil critique.) Andrew voudrait que je vous accompagne tous les deux à Berkeley. Qu’en pensez-vous ?
— Si vous voulez, répondit-il sans conviction.
— Je pourrais vous être utile à la réception. Au bureau central, dit-elle. En plein centre de la ville. Exact ? (Elle rit, mais ni Stuart McConchie ni Gill ne se joignirent à elle.) Est-ce tabou ? s’enquit-elle. Est-ce que je piétine les plates-bandes sacrées en plaisantant ainsi ? Dans ce cas, je vous demande pardon.
— Mais non, dit McConchie. Nous sommes simplement soucieux. Il reste un tas de détails à mettre au point.
— J’irai peut-être, conclut Bonny. Cela résoudrait sans doute tous mes problèmes.
Maintenant, c’était McConchie qui l’observait.
— Quels problèmes pouvez-vous avoir ? Le secteur semble charmant pour y élever votre fille, et votre mari étant le Principal de…
— Je vous en prie ! lança-t-elle. Je ne tiens nullement à entendre énumérer tous mes bonheurs. Épargnez-le-moi.
Elle s’éloigna et rejoignit Gill qui empaquetait des cigarettes dans une boîte métallique pour les offrir au phocomèle.
Le monde est si innocent, songeait-elle. Malgré tout ce qui est arrivé, Gill veut encore me guérir de… de mon instabilité. McConchie ne voit rien que je puisse souhaiter dont je ne jouisse déjà ici. Mais peut-être ont-ils raison et ai-je tort. Peut-être me suis-je compliqué la vie sans nécessité. Peut-être ont-ils à Berkeley une machine qui me sauverait, moi aussi ? Peut-être mes problèmes peuvent-ils être éliminés par l’automation !
Dans un coin, Orion Stroud rédigeait le discours qu’il comptait débiter à Hoppy. Bonny sourit en pensant à la solennité de tous leurs agissements. Hoppy en serait-il touché ? Ne serait-il qu’amusé ou même rempli d’un amer mépris ? Non, cela lui plaira… j’en ai l’intuition. C’est tout juste le genre de manifestations qu’il aime. Qu’on reconnaisse sa puissance ne peut que chatouiller agréablement sa vanité.
Se prépare-t-il à nous recevoir ? S’est-il débarbouillé ? Rasé ? A-t-il mis un costume propre ? Nous attend-il avec impatience ? Est-ce le triomphe de sa vie, le pinacle ?
Elle s’efforçait d’imaginer le phocomèle en ce même moment. Il n’y avait que quelques heures, Hoppy avait tué un homme ; et Edie lui avait raconté que tout le monde le croyait coupable du meurtre de l’homme aux lunettes. C’est le tueur de rats du patelin ! se dit-elle en réprimant un frisson. À qui le tour ? Et lui rendra-t-on encore les honneurs ? Pour tout crime futur ?
Peut-être qu’on retournera s’agenouiller chaque fois avec des présents ! Elle décida : J’irai à Berkeley ; je veux m’éloigner le plus possible d’ici.
Et aussi vite que je pourrai. Aujourd’hui, tout de suite, à la seconde ! Les mains dans les poches, elle alla rapidement rejoindre Stuart McConchie et Gill ; ils étaient en pleine conversation, aussi se rapprocha-t-elle le plus qu’elle put, pour écouter ce qu’ils disaient avec la plus profonde attention.
Le Dr Stockstill demanda d’un ton incertain :
— Êtes-vous sûr qu’il m’entendra ? Votre appareil porte bien jusqu’au satellite ?
Il effleura de nouveau le bouton du micro, d’un geste d’expérimentateur.
— Je suis incapable de vous garantir qu’il vous entende, fit Hoppy en ricanant. Je peux seulement vous affirmer que cet émetteur a une puissance de cinq cents watts ; ce n’est pas beaucoup par rapport aux stations d’autrefois, mais cela suffit pour le joindre. Je l’ai déjà réussi plusieurs fois. (Il eut son sourire rusé, intelligent, des éclairs de lumière avivant ses yeux gris.) Allez-y. Est-ce qu’il a un divan, là-haut ? Ou n’est-ce pas indispensable ?
Le phocomèle éclata de rire.
Stockstill répondit :
— On peut se passer de divan. (Il pressa le bouton et annonça :). Mr Dangerfield, ici un… un médecin de West Marin. Je m’inquiète de votre état. Naturellement. Comme tout le monde sur Terre. Je pense… euh… pouvoir vous apporter un certain réconfort.
— Dites-lui la vérité, dites-lui que vous êtes psychiatre, conseilla Hoppy.
D’un ton mesuré, Stockstill parla dans le micro :
— Autrefois, j’étais psychiatre. Mais à présent, je pratique bien sûr la médecine générale. M’entendez-vous ? (Il écoutait le haut-parleur dans le coin, mais il n’en sortait que de la friture.) Il ne me reçoit pas, dit-il à Hoppy avec découragement.
— Il faut du temps pour établir le contact. Essayez encore. (Il gloussa.) Ainsi vous croyez que c’est purement mental ? De la neurasthénie ? En êtes-vous convaincu ? De toute façon, vous êtes obligé de vous raccrocher à cette thèse, parce que si elle est erronée, il ne reste à peu près rien que vous puissiez faire.
Stockstill appuya sur le bouton et reprit :
— Mr Dangerfield, ici Stockstill, qui vous parle du comté de Marin en Californie ; je suis médecin.
Cela lui semblait sans espoir ; pourquoi s’obstiner ? Mais par ailleurs…
— Informez-le, pour Bluthgeld, fit soudain Hoppy.
— D’accord.
— Vous pouvez lui communiquer mon nom. Dites-lui que c’est moi qui l’ai tué. Écoutez, docteur ! C’est ainsi qu’il proclamera la nouvelle. (Le phocomèle prit une expression curieuse et de sa bouche, une fois de plus, sortit la voix de Dangerfield.) Eh bien, mes amis, j’ai une bonne nouvelle pour vous… je pense qu’elle vous réjouira. Il semble que…
Le phocomèle se tut car un faible son sortait du haut-parleur.
— … salut, docteur. Ici, Walt Dangerfield.
Le Dr Stockstill répondit instantanément :
— Bon. Dangerfield, c’est de vos douleurs que je tiens à vous entretenir. Voyons, avez-vous un sac en papier dans votre satellite ? Nous allons tenter un petit traitement à l’anhydride carbonique. Prenez un sac en papier et soufflez dedans. Continuez à y souffler et à respirer le contenu du sac, jusqu’au moment où vous ne respirerez plus que de l’anhydride pur. Vous comprenez ? Ce n’est qu’une petite idée, mais elle est bien fondée. Voyez-vous, l’excès d’oxygène déclenche certaines réactions diencéphaliques qui déterminent un cycle néfaste dans le système nerveux autonome. Un des symptômes de suractivité du système nerveux autonome est l’exagération des contractions péristaltiques, et c’est peut-être de cela que vous souffrez. Essentiellement, c’est un symptôme d’angoisse.
L’infirme secoua la tête, vira et s’éloigna.
— Je suis désolé… (La voix était faible.) Je ne comprends pas, docteur. Vous me dites de respirer dans un sac en papier ? Un bidon en polyéthylène ferait-il l’affaire ? Ne pourrait-il en résulter l’asphyxie ? (La voix, mal assurée, irritée et déraisonnable, poursuivit :) Y a-t-il un moyen pour moi d’extraire un barbiturique des ingrédients dont je dispose ici ? Je vais vous en donner la liste complète et peut-être…
Les parasites interrompirent Dangerfield ; quand sa voix redevint intelligible, il parlait d’autre chose. Il se peut, songea Stockstill, que ses facultés s’affaiblissent.
— La solitude dans l’espace, coupa Stockstill, donne naissance à des phénomènes disruptifs qui lui sont propres, semblables à la fièvre claustrophobique. La réaction d’angoisse lui est particulière, si bien que le mal devient psychosomatique. (Tout en parlant, il avait l’impression de s’y prendre très mal ; d’avoir déjà échoué. Le phocomèle s’était écarté, trop dégoûté pour l’écouter… Il était quelque part en train de bricoler.) Mr Dangerfield, poursuivit Stockstill, mes efforts visent à arrêter cette réaction et l’inhalation d’anhydride carbonique pourrait suffire. Ensuite, quand les symptômes de tension seront soulagés, nous passerons à une autre forme de psychothérapie, y compris le rappel des événements traumatiques oubliés.
Le disc jockey déclara sèchement :
— Je n’ai pas oublié mes événements traumatiques, docteur ; j’en souffre en ce moment même. Ils m’entourent. C’est bien de la claustrophobie, et j’en suis très, très gravement atteint.
— La claustrophobie, dit Stockstill, se rattache directement au diencéphale en ce sens qu’elle constitue un trouble du sens de l’espace. Elle a des rapports avec la réaction de panique en présence – réelle ou imaginaire – du danger ; elle est un désir d’évasion refoulé.
Dangerfield intervint :
— Et où fuirais-je, docteur ? Soyons réalistes. Au nom du Ciel, que peut la psychanalyse dans mon cas ? Je suis malade ; et c’est d’une opération que j’ai besoin et non de cette salade que vous me servez !
— En êtes-vous certain ? demanda Stockstill, qui se sentait inepte. Certes cela prendra un temps, mais nous avons au moins pris contact, vous et moi ; vous savez que je suis ici pour tenter de vous aider et je sais que vous m’écoutez. (Vous m’écoutez bien, n’est-ce pas ? formula-t-il intérieurement.) Je pense donc que nous avons déjà franchi un pas.
Il attendit. Le silence se prolongea.
— Allô, Dangerfield ? fit-il dans le micro.
Silence.
Derrière lui, le phoco prit la parole :
— Ou il a de lui-même coupé le circuit, ou le satellite est maintenant trop loin. Croyez-vous lui apporter du secours ?
— Je l’ignore, mais cela vaut la peine d’essayer.
— Si vous vous y étiez mis il y a un an…
— Mais personne ne s’en doutait. (Nous prenions Dangerfield pour un élément permanent du monde, comme le soleil, par exemple, songeait Stockstill. Maintenant, comme le soulignait Hoppy, c’était un peu tard.)
— Vous aurez plus de chance demain, dit Hoppy, avec une ombre de sourire… ou de rictus ?
Et cependant Stockstill devinait sur ce visage une profonde mélancolie. Était-ce pour lui que se chagrinait Hoppy ? Pour la futilité de ses efforts ? Ou pour l’homme du satellite ? Difficile à préciser.
— Je persévérerai, dit Stockstill.
On frappa à la porte.
— Ce doit être la délégation officielle, dit Hoppy, un large sourire de plaisir apparaissant cette fois sur ses traits pinces. (Sa figure parut s’enfler, s’emplir de chaleur.) Veuillez m’excuser.
Il fit rouler sa phocomobile jusqu’à la porte, tendit un prolongement manuel et ouvrit la porte en grand.
Il y avait là Orion Stroud, Andrew Gill, Cas Stone, Bonny Keller et Mrs Tallman, qui paraissaient tous gênés et inquiets.
— Hoppy Harrington, dit Stroud, nous avons quelque chose à vous remettre, un petit cadeau.
— Parfait, dit Hoppy en souriant à Stockstill. Vous voyez, ne vous l’avais-je pas prédit ? C’est pour me remercier. (Il s’adressa à la délégation :) Entrez, je vous attendais.
Ils pénétrèrent dans la maison.
— Que faisiez-vous ? demanda Bonny à Stockstill, en le voyant planté près de l’émetteur.
— J’essayais de joindre Dangerfield.
— Pour le soigner ?
— Oui.
— Mais sans succès ?
— Nous recommencerons demain.
Orion Stroud, un instant oublieux de sa mission, s’adressa au Dr Stockstill :
— C’est vrai, vous étiez psychiatre, avant.
Hoppy s’impatienta :
— Alors, qu’est-ce que vous m’apportez ? (Il regarda Gill et distingua la boîte de cigarettes et la caisse de cognac.) C’est pour moi ?
— Oui, une petite manifestation de gratitude.
La boîte et la caisse lui échappèrent des mains ; il cligna les paupières en les voyant voler vers le phoco, puis se poser sur le plancher, juste devant lui. Hoppy les ouvrit avidement, avec ses pinces articulées.
— Euh… fit Stroud, déconcerté, nous avons une déclaration à te… à vous faire. Le permets-tu… le permettez-vous, Hoppy ?
Il examinait l’infirme avec une certaine appréhension.
— C’est tout ? s’étonna Hoppy, une fois les colis ouverts. Que m’apportez-vous d’autre en tribut ?
Devant cette scène, Bonny songeait : je ne me doutais pas qu’il était aussi enfant. Rien qu’un petit gamin… Il aurait fallu lui offrir des tas de choses, et le tout joliment empaqueté avec des rubans et des cartes illustrées, le plus de couleurs possible. Il ne faut pas qu’il soit déçu. Nos vies dépendent… de son humeur.
— Il n’y a rien de plus ? demandait Hoppy, dépité.
— Pas encore, dit Stroud, mais cela viendra. (Il jeta un bref coup d’œil aux autres membres de la délégation.) Hoppy, les vrais cadeaux, il faut que nous les préparions avec soin. Ceci n’est qu’un commencement.
— Je vois, dit le phocomèle. Mais il ne paraissait pas convaincu.
— C’est la vérité, Hoppy.
— Je ne fume pas, répondit Hoppy en examinant les cigarettes. (Il en prit une poignée qu’il écrasa dans sa pince, les laissant s’émietter au sol.) Cela donne le cancer.
— Eh bien, dit Gill, on peut considérer cela sous deux aspects. Pour ma part…
L’infirme ricana.
— Je suis sûr que vous ne me donnerez jamais rien de plus, dit-il.
Le silence régna dans la cabane, hormis les bruits de friture dans le haut-parleur.
Dans un coin de la pièce, une lampe de radio s’éleva en l’air et voleta pour aller s’écraser bruyamment contre la paroi, les saupoudrant tous de verre pulvérisé.
— Ceci n’est qu’un commencement, fit Hoppy, imitant la voix grave et sonore de Stroud, les vrais cadeaux, il faut que nous les préparions avec soin…