À Foresters’ Hall, les habitants de West Marin débattaient de la maladie de l’homme du satellite. Très agités, ils se coupaient la parole dans leur impatience à donner leur opinion. La lecture de Servitude Humaine avait commencé, mais personne n’avait envie de l’écouter ; alarmés, le visage assombri, ils discutaient – et June Raub n’était pas la moins inquiète – de ce qui leur arriverait si leur disc jockey venait à mourir.
— Il n’est sûrement pas malade à ce point ! s’écria Cas Stone, le plus gros propriétaire terrien du comté. Je ne l’ai encore jamais dit à personne, mais écoutez. J’ai un excellent médecin, un spécialiste du cœur, à San Rafaël. Je vais le conduire jusqu’à un émetteur pour qu’il fasse le diagnostic de la maladie de Dangerfield. Alors, il le guérira.
— Mais il n’a pas de remèdes, là-haut, objecta Mrs Lully, la doyenne de la communauté. Je l’ai entendu dire une fois que sa défunte femme les avait tous employés.
Le chef de la police locale, Earl Colvig, intervint :
— Je crois comprendre que les gens de l’armée, à Cheyenne, envisagent de tenter de le joindre encore une fois cette année.
— Portez votre quinidine à Cheyenne, dit Cas Stone au pharmacien.
— À Cheyenne ? marmonna le pharmacien. Mais il n’y a plus de routes pour franchir les Sierras. Jamais je n’y arriverai !
De sa voix la plus calme, June Raub suggéra :
— Il n’est peut-être pas vraiment malade. Cela pourrait n’être que de la neurasthénie, à force d’être isolé là-haut depuis des années. Sa façon de détailler ses symptômes le donnerait à penser. (Mais presque personne ne l’entendit. Elle remarqua que les trois représentants de Bolinas s’étaient approchés sans bruit du récepteur et qu’ils se penchaient pour écouter.) Il ne mourra peut-être pas, murmura-t-elle.
Sur quoi l’homme aux lunettes lui lança un coup d’œil. Elle décela sur son visage une expression de profonde surprise, comme s’il ne parvenait pas à supporter l’idée que l’occupant du satellite puisse dépérir et mourir. Elle songea : la maladie de sa fille ne l’affecte pas autant.
Un silence s’établit dans le hall. June Raub se retourna pour voir ce qui se passait.
Sur le seuil était arrivée une plate-forme mécanique étincelante. C’était Hoppy Harrington.
— Tu connais la nouvelle, Hoppy ? dit Cas Stone. Dangerfield dit que cela ne va pas ; c’est peut-être son cœur !
Ils se turent tous, dans l’attente des paroles du phocomèle.
Hoppy roula jusqu’à la radio, immobilisa son véhicule, expédia une de ses extensions manuelles pour manipuler délicatement le bouton de réglage. Les trois envoyés de Bolinas s’étaient écartés avec respect. Il y eut des parasites, qui s’affaiblirent. Puis ils perçurent la voix de Dangerfield, claire et forte. La lecture se poursuivait et Hoppy l’écoute avec attention, immobile au centre de son engin. Nul ne dit mot jusqu’à ce que la voix d’en haut s’éteigne au moment où le satellite arriva à la limite de l’écoute. Puis la friture revint.
Soudain, d’une voix exactement pareille à celle de Dangerfield, le phocomèle dit :
— Eh bien, mes chers amis, comment allons-nous nous distraire à présent ?
L’imitation était si parfaite que plusieurs personnes en eurent le souffle coupé. D’autres applaudirent et Hoppy sourit.
— Et des jongleries ? proposa le pharmacien. J’aime bien ça, moi.
— Des jongleries, fit le phocomèle, prenant cette fois la voix précieuse et chevrotante du pharmacien. J’aime ça, moi.
— Non, fit Cas Stone. Je préfère qu’il imite Dangerfield. Recommence, Hoppy, allons ?
L’infirme fit pivoter son chariot pour faire face à l’assemblée.
— La-la-la, gloussa-t-il, du ton bas et coulant qu’ils connaissaient tous si bien.
June Raub poussa un soupir. C’était de la sorcellerie, ce don particulier de Hoppy. Elle en était chaque fois déconcertée… les yeux clos, elle aurait pu croire que c’était toujours Dangerfield qui s’adressait à eux. Elle ferma les yeux, volontairement. Il n’est pas malade, il ne va pas mourir, se répétait-elle, écoutez-le ! Comme pour répondre à ses pensées, la chère voix murmurait :
— J’ai une petite douleur dans la poitrine, mais ce n’est pas grand-chose. Ne vous tourmentez pas, mes amis. Mal d’estomac, sans doute. Quelques excès. Que faut-il prendre dans ce cas ? Quelqu’un s’en souvient-il ?
— Je me rappelle ! s’écria un homme de l’assistance. Alcalinisez-vous avec Alka Seltzer !
— La-la-la, roucoula la voix chaude. Tout juste. Un bon point pour vous. Et maintenant, un petit tuyau sur la manière d’emmagasiner les oignons de glaïeuls pendant tout l’hiver sans craindre les rongeurs. Enveloppez-les simplement de papier d’aluminium.
Des gens applaudirent et June Raub entendit une personne voisine constater :
— C’est absolument ce qu’aurait dit Dangerfield.
C’était l’homme aux lunettes de Bolinas. Elle rouvrit les yeux pour examiner son visage. Je devais faire la même tête, songea-t-elle, le premier soir où j’ai entendu Hoppy l’imiter.
— Et maintenant, poursuivit Hoppy, toujours avec la voix de Dangerfield, je vais exécuter pour vous quelques tours d’adresse auxquels je me suis exercé et qui, je pense, vous amuseront beaucoup, chers amis. Regardez !
Eldon Blaine, le lunetier, vit le phocomèle poser une pièce de monnaie sur le plancher à plusieurs pieds de sa phocomobile. Ses prothèses se rétractèrent et Hoppy, sans cesser d’imiter Dangerfield, se concentra sur la pièce qui, tout à coup, glissa sur le plancher dans sa direction. Les spectateurs battirent des mains. Rouge de plaisir, l’infirme les remercia d’un signe de tête, puis reposa une fois de plus la pièce loin de lui, beaucoup plus loin.
De la magie, songeait Eldon. Comme Pat le lui avait annoncé. Les phocos ont ce don en compensation des bras et jambes dont ils sont privés. C’est ainsi que la nature les aide à vivre. La pièce glissa vers la phocomobile et les applaudissements crépitèrent plus fort.
Eldon s’adressa à Mrs Raub :
— Fait-il la même chose tous les soirs ?
— Non, il a d’autres tours. Je n’avais jamais vu celui-ci, mais naturellement je ne suis pas ici tous les jours. Je me démène tellement pour le bon fonctionnement de notre communauté… C’est étonnant, n’est-ce pas ?
L’action à distance, se disait Eldon. Oui, c’est étonnant. Il faut que nous nous en emparions. Plus de doute à présent. Ainsi, après la mort de Dangerfield – et il est évident qu’elle ne tardera plus – nous aurons ce souvenir de lui, cette reconstitution, intégrée dans le phoco. Comme un disque qu’on peut rejouer quand on le désire.
— Il vous effraie ? s’enquit June Raub.
— Non. Pourquoi ?
— Je ne sais pas trop, avoua-t-elle, pensive.
— Est-ce qu’il a déjà envoyé des tuyaux au satellite ? demanda Eldon. Beaucoup d’autres dépanneurs l’ont fait. Bizarre qu’il s’en soit abstenu, avec tous ses talents.
— Il en avait l’intention. L’année dernière, il a entamé la construction d’un émetteur. Il y travaille de temps en temps, mais il est évident que cela n’a pas marché. Il essaie des tas d’idées… Il est toujours occupé. Venez voir son antenne. Je vais vous la montrer.
Il la suivit jusqu’à la porte du hall. Debout dans l’obscurité, ils attendirent que leurs yeux s’accoutument. Oui, il y avait bien un mât étrange, tordu, qui pointait dans le ciel nocturne, mais il s’arrêtait net à une certaine hauteur.
— C’est sa maison, expliqua June Raub. L’antenne est sur le toit. Et il a fabriqué cela sans aucune aide. Il peut amplifier les impulsions de son cerveau et les transformer en ce qu’il appelle des servo-assistants, ce qui le rend très fort, bien plus que tout homme normal. (Elle se tut un instant.) Nous l’admirons tous. Il a beaucoup fait pour nous.
— Oui, acquiesça Eldon.
— Vous êtes venu pour nous l’enlever, n’est-ce pas ? fit June Raub d’un ton calme.
Surpris, il protesta :
— Non, madame, sincèrement. Nous sommes venus écouter le satellite, vous le savez.
— On a déjà essayé. Vous ne le capturerez pas parce qu’il ne se laissera pas faire. Il n’aime pas votre communauté. Il est au courant de votre ordonnance. Nous ne pratiquons pas ce genre de discrimination ici et il nous en est reconnaissant. Et il est très susceptible.
Eldon Blaine, désarçonné, s’éloigna de la femme pour regagner le hall.
— Attendez ! lui dit-elle. Vous n’avez pas à vous inquiéter. Je n’en dirai rien à personne. Je ne vous reproche pas de désirer l’acquérir pour votre communauté après l’avoir vu à l’œuvre. Vous savez, il n’est pas natif de West Marin. Il y a tantôt trois ans qu’il est arrivé un jour sur son chariot, pas celui-ci, mais l’ancien que le Gouvernement lui avait fourni avant le Cataclysme. Il roulait depuis San Francisco, à ce qu’il nous a dit. Il cherchait un asile où s’établir et personne ne lui en avait offert avant nous.
— C’est bon, je comprends.
— Aujourd’hui, on peut tout voler. Il suffit d’être le plus fort. J’ai vu votre voiture de police rangée sur la route et je sais que vos deux compagnons sont des policiers. Mais Hoppy ne fait que ce qu’il veut. Je pense que si vous tentiez de l’enlever de force, il vous tuerait. Cela ne lui serait pas difficile et il ne s’en ferait aucun scrupule.
Après un silence, Eldon déclara :
— Je… vous remercie de votre franchise.
Ils rentrèrent ensemble, en silence.
Tous les yeux étaient braqués sur Hoppy, toujours plongé dans son imitation de Dangerfield.
— … cela semble disparaître pendant que je mange, disait-il. Et cela m’incline à croire qu’il s’agit d’un ulcère et non du cœur. En conséquence, s’il y a des médecins à l’écoute et qu’ils aient accès à un émetteur…
Un homme le coupa :
— Je vais parler à mon médecin de San Rafaël. C’est la vérité. Nous ne voulons pas d’un mort de plus autour de la Terre. (Cet homme, qui avait déjà pris la parole un peu plus tôt, paraissait encore plus décidé.) Ou alors si, comme le pense Mrs Raub, c’est purement mental, ne pourrions-nous prier le docteur Stockstill de s’occuper de lui ?
Eldon Blaine réfléchissait : pourtant Hoppy n’était pas ici dans le hall quand Dangerfield a dit cela. Comment peut-il répéter quelque chose qu’il n’a pas entendu ?
Puis il comprit. C’était l’évidence ! Le phocomèle avait un récepteur chez lui ; avant de venir au hall, il avait écouté le satellite dans sa maison. Ce qui signifiait qu’il y avait à West Marin deux radios qui fonctionnaient, contre zéro à Bolinas. Eldon en éprouvait de la fureur et du désespoir. Nous n’avons rien, se rendait-il compte. Alors que ces gens ont tout, et même un appareil supplémentaire, privé, pour une seule personne !
C’est comme avant la guerre, songeait-il, aveuglément. Ils vivent encore aussi bien. Ce n’est pas juste.
Il pivota et ressortit, se plongeant dans les ténèbres. Personne ne fit attention à lui. Ils étaient trop occupés à discuter de Dangerfield et de sa santé.
Trois silhouettes arrivaient par la route, l’une portant une lanterne à pétrole, un grand homme maigre, accompagné d’une jeune femme aux cheveux acajou, et d’une petite fille qui marchait entre eux deux.
— Est-ce déjà terminé ? s’enquit la femme. Sommes-nous tellement en retard ?
— Je n’en sais rien, répondit Eldon, poursuivant son chemin.
— Oh ! on l’a manqué, se plaignit la fillette. Je vous le disais bien, qu’on devait se presser !
— Eh bien, on va toujours entrer, lui dit l’homme, puis les voix se perdirent tandis qu’Eldon Blaine, désespéré dans la nuit, s’éloignait de tous ces gens de la riche West Marin qui avaient trop de tout.
Hoppy Harrington, dans son numéro Dangerfield, leva les yeux à l’entrée des Keller qui prenaient place au fond de la salle. Pas trop tôt ! se dit-il, ravi d’avoir davantage de spectateurs. Mais il se sentait nerveux parce que la petite fille le dévisageait. Quelque chose dans la façon qu’elle avait de le regarder le mettait mal à l’aise ; il en avait toujours été ainsi avec Edie. Cela lui déplaisait et il s’interrompit d’un coup.
— Continue, Hoppy, l’encouragea Cas Stone.
— Allons ! renchérirent d’autres voix.
— Sors-nous le truc de Kool Aid ! réclama une femme. Chante-nous la petite chanson des jumeaux de Kool Aid, tu sais !
— Kool Aid, Kool Aid can’t wait ! commença Hoppy, mais il se tut aussitôt. Eh bien, ce sera tout pour ce soir.
Le silence régna dans la salle.
La petite Keller prit la parole :
— Mon frère, il dit que Mr Dangerfield est quelque part dans cette salle.
Hoppy éclata de rire.
C’est vrai, dit-il, énervé.
— A-t-il fini la lecture ? demanda Edie.
— Oh ! oui, la lecture est terminée, dit Earl Colvig, mais ce n’est pas cela que nous écoutions, c’était Hoppy, tout en regardant ce qu’il faisait. Il nous a exécuté un tas de drôles de tours, ce soir ; pas vrai, Hoppy ?
— Montre à la petite le tour de la pièce de monnaie, dit June Raub. Je crois que ça l’amuserait.
— Oui, recommence-le, approuva le pharmacien. C’était bien ; cela nous ferait bien du plaisir à tous.
Dans son impatience, il se leva, oubliant qu’il y avait des spectateurs derrière lui.
Edie reprit d’un ton posé :
— Mon frère désire entendre la lecture. C’est pour cela qu’il est venu. Il se moque de tous les trucs avec des pièces !
— Tiens-toi tranquille, lui intima Bonny.
Son frère, songeait Hoppy. Elle n’en a pas, de frère. Il éclata de rire et quelques personnes sourirent automatiquement.
— Ton frère ? dit-il en roulant son chariot vers l’enfant. Ton frère ? (Il arrêta le mobile juste devant Edie et se remit à rire.) Je peux lui faire la lecture. Je peux être Philip et Mildred et tous les autres personnages du livre ; je peux être Dangerfield… quelquefois je le suis en réalité. Je l’étais ce soir et c’est pourquoi ton frère croit que Dangerfield est ici. Eh bien, c’était moi. (Il jeta un regard circulaire à tous les gens présents.) N’est-ce pas la vérité, messieurs et mesdames ? N’était-ce pas Hoppy ?
— Exact, Hoppy, acquiesça Cas Stone.
La plupart des autres opinèrent également de la tête.
— Bon sang ! Hoppy ! dit Bonny Keller d’une voix sévère. Calme-toi ou tu vas dégringoler de ta voiture à force de te secouer comme ça ! (Elle le regardait d’un air intransigeant, dominateur, et il se sentait diminué. Il recula malgré lui.) Que s’est-il donc passé ici ? s’enquit Bonny.
Ce fut Fred Quinn, le pharmacien, qui répondit :
— Eh bien, Hoppy nous a fait une imitation si réussie de Walt Dangerfield qu’on aurait juré que c’était lui !
L’assistance hochait affirmativement le menton.
— Tu n’as pas de frère, Edie, reprit Hoppy à l’adresse de la fillette. Pourquoi prétends-tu que ton frère veut entendre la lecture, alors que tu n’en as pas ? (Il riait sans cesse. La petite restait silencieuse.) Est-ce que je peux le voir ? demanda-t-il. Puis-je lui parler ? Laisse-moi au moins l’écouter parler, et je t’en fais une imitation.
Il riait maintenant si fort qu’il y voyait à peine, des larmes plein les yeux. Il dut les essuyer du bout d’une de ses prothèses.
— Cela devrait être fameux, observa Cas Stone.
— J’aimerais entendre ça. Fais-le, Hoppy, dit Colvig.
— Je le ferai dès que le frère aura prononcé quelques mots, répondit l’infirme. (Il attendait, au centre de son engin.) J’attends, remarqua-t-il.
— Cela suffit ! intervint Bonny. Laisse ma fille tranquille.
Elle avait les joues empourprées de colère. Sans lui prêter attention, Hoppy demanda à Edie :
— Où est-il ? Dis-moi où il est… pas loin d’ici ?
— Penchez-vous tout près de moi, répondit Edie, et il va vous répondre.
Elle avait le visage grave, comme sa mère.
Hoppy s’inclina, la tête de côté, en une attitude faussement sérieuse.
Une voix lui parvint, du dedans de lui-même, comme de son monde intérieur. « Comment as-tu fait pour réparer ce tourne-disque ? Comment t’y es-tu pris, réellement ? »
Hoppy poussa un hurlement strident.
Tous, le visage livide, le regardaient ; tous s’étaient levés, le corps raidi.
— J’ai entendu parler Jim Fergesson, dit Hoppy.
La fillette, très calme, l’examinait.
— Voulez-vous que mon frère vous parle encore, Mr Harrington ? Dis-lui encore quelques mots, Bill, cela lui ferait plaisir.
Et la voix, dans le monde intérieur de Hoppy, lui dit : « On aurait dit que tu l’avais guéri, qu’au lieu de remplacer le ressort cassé… »
Hoppy fit virevolter son chariot comme un fou, roula dans l’allée jusqu’à l’autre bout du hall, pivota de nouveau et resta haletant, à bonne distance de l’enfant des Keller. Le cœur battant, il ne la quittait plus des yeux. Elle lui rendait regard pour regard, en silence, mais une ombre de sourire lui retroussait la lèvre.
— Vous l’avez bien entendu, mon frère, n’est-ce pas ?
— Oui, oui, fit Hoppy.
— Vous savez où il se trouve ?
— Oui. Ne recommence pas, je t’en prie. Je ne ferai plus d’imitations si cela te déplaît. D’accord ? (Il l’implorait des yeux, mais elle ne s’avançait pas, elle ne promettait rien.) Je regrette. Je te croirai désormais, ajouta-t-il.
— Seigneur ! souffla Bonny.
Elle se tourna vers son mari comme pour le questionner. George secoua la tête, sans mot dire.
L’enfant reprit, d’un ton posé et lent :
— Vous pouvez également le voir si vous le voulez, Mr Harrington. Aimeriez-vous savoir de quoi il a l’air ?
— Non, je n’y tiens pas !
— Il vous a fait peur ? (L’enfant lui souriait ouvertement, maintenant, mais d’un sourire vide, froid.) Il vous a rendu la monnaie de votre pièce, parce que vous vous attaquiez à moi. Cela l’a mis en colère, alors il vous a parlé.
George s’approcha de Hoppy.
— Que s’est-il passé, Hop ?
— Rien, fit l’infirme, le ton sec.
Elle m’a effrayé, songeait-il ; elle m’a possédé en imitant Jim Fergesson. Elle m’a eu, je croyais vraiment que Jim était revenu. Edie a été conçue le jour où Jim Fergesson est mort. Je le sais, puisque c’est Bonny elle-même qui me l’a dit un jour. Et je pense que son frère a été conçu au même instant. Mais… ce n’est pas vrai, ce n’était pas Jim… rien qu’une… imitation.
— Vous voyez, reprit l’enfant. Bill aussi sait comment imiter les gens.
— Oui, il le sait.
— Et il le fait bien, ajouta-t-elle, les yeux brillants.
— Oui, très bien.
Aussi bien que moi, se disait-il. Peut-être mieux. Il faudra que je me méfie du frère Bill ! Que je m’en tienne à l’écart. J’ai reçu une bonne leçon.
Ce pourrait bien être Fergesson, raisonnait-il, dans le corps de cette petite. Une renaissance, une réincarnation, comme on dit. C’est la bombe qui a dû causer cela, mais je ne comprends pas comment. Donc ce ne serait plus une imitation et j’avais raison, la première fois, mais comment m’en assurer ? Ce n’est pas lui qui me renseignera ; il me déteste, j’imagine, parce que je me suis moqué de sa petite sœur Edie. C’était une erreur ; je n’aurais pas dû…
— La-la-la, fredonna-t-il, et quelques personnes se retournèrent, lui accordèrent de nouveau leur attention. Eh bien, voici de nouveau votre vieux copain, disait-il, mais le cœur n’y était plus, sa voix chevrotait. (Il leur sourit largement, sans éveiller de sympathie en retour.) Peut-être pourrions-nous reprendre la lecture un moment ? suggéra-t-il. Le frère d’Edie souhaite l’écouter.
Il propulsa une pince, tourna le bouton de volume de la radio, régla le cadran.
Tu auras tout ce que tu voudras, songeait-il. La lecture ou tout autre chose. Depuis combien de temps es-tu là-dedans ? Sept ans seulement ? Cela me semble plutôt une éternité. Comme si… tu avais toujours existé ! C’était une chose blanchâtre, ratatinée, terriblement ancienne, qui lui avait parlé. Quelque chose de petit et dur, qui flottait. Des lèvres envahies d’un duvet démesurément long, qui traînait par mèches, comme autant de fouets. Je parie bien que c’est Fergesson, cela me donnait bien cette impression. Il est là, dans le ventre de cette petite.
Je me demande… Est-ce qu’il peut sortir ?
Edie questionnait son frère :
— Comment lui as-tu collé une pareille frousse ? Il était terrifié.
Tout au fond d’elle s’éleva la voix familière : « J’ai joué le rôle d’une personne qu’il connaissait il y a longtemps. Un mort. »
— Oh, c’est donc cela ? Je m’en doutais un peu, que c’était dans ce goût-là ! (Elle était amusée.) Tu recommenceras ?
— S’il me contrarie, je ferai peut-être pire, un tas de choses différentes, peut-être.
— Comment as-tu su qu’il y avait ce mort ?
— Oh ! parce que… tu sais bien. Parce que je suis mort, moi aussi.
Il gloussa et elle le sentit frémir au plus profond de son ventre.
— Non, tu n’es pas mort, protesta-t-elle. Tu es aussi vivant que moi, alors ne dis pas cela. Ce n’est pas bien.
Elle avait peur à son tour.
— C’était pour rire. Je te demande pardon. J’aurais aimé voir sa figure. De quoi avait-il l’air ?
— Il était affreux. Quand tu lui as raconté ça, il s’est tout retourné en dedans, comme une tortue. Mais tu ne sais pas non plus comment c’est, une tortue. Tu ne sais pas comment sont les choses, alors pas la peine que j’essaie…
— Je voudrais sortir, fit plaintivement Bill. J’aimerais naître comme tout le monde. Est-ce que je ne naîtrai pas un jour ?
— Le Dr Stockstill dit que c’est impossible.
— Alors saurait-il me faire être ? Je croyais que…
— Je me trompais. Je pensais qu’il pourrait découper un petit trou rond et que ça suffirait, mais il a dit que non.
Son frère se tut.
— N’aie pas de chagrin, le consola Edie. Je continuerai à t’expliquer tout. (Elle tenait tant à le réconforter !) Je ne ferai plus jamais comme le jour où j’étais si en colère contre toi. Quand j’ai cessé de t’expliquer le monde du dehors. Je te le promets.
— Peut-être que j’arriverais à forcer le docteur Stockstill à me faire sortir, avança Bill.
— Tu crois ? Ce n’est pas possible !
— Je peux si je veux.
— Non, tu mens. Tu ne sais que dormir, bavarder avec les morts et imiter la voix des gens comme tout à l’heure. Ce n’est pas grand-chose, j’en suis capable moi-même et je peux bien plus encore.
Il n’y eut pas de réponse de son intérieur.
— Bill, écoute ! Il y a maintenant deux personnes qui savent que tu existes… Hoppy Harrington et le docteur. Et tu prétendais que personne ne saurait jamais. Donc tu n’es pas tellement malin. Je ne te crois pas très intelligent, au fond !
En elle, Bill dormait.
— Si tu faisais de vilaines choses, poursuivit-elle quand même, j’avalerais un truc pour t’empoisonner. Tu le sais ? Alors tâche de bien te conduire.
Elle avait de plus en plus peur de lui ; c’était à elle-même qu’elle parlait, pour reprendre son assurance. Il vaudrait peut-être mieux que tu meures, songea-t-elle. Seulement il faudrait que je continue à te porter et… ce ne serait pas agréable. Je n’aimerais pas ça.
Elle eut un frisson.
— Ne t’inquiète pas pour moi, dit soudain Bill. (Il s’était réveillé, ou alors il avait fait semblant de dormir.) Je sais beaucoup de choses, je peux me débrouiller tout seul. Et je te protégerai aussi. Tu devrais plutôt te réjouir de ma présence parce que je peux… mais non, tu ne comprendrais pas. Tu sais que j’ai le pouvoir de voir tous ceux qui sont morts, comme l’homme que j’ai imité. Eh bien, il y en a des tas, des milliards et des milliards de milliards et ils sont tous différents. Dans mon sommeil, je les entends murmurer. Ils sont toujours tout autour.
— Autour ? Où ?
— Au-dessous de nous. Dans la terre.
— Brrr ! fit-elle.
Bill rit.
— C’est la vérité. Et nous y serons aussi. Maman et papa et tous les autres. Tout le monde et tout le reste est là, les animaux compris. Ce chien y est presque, celui qui parle. Pas encore là, exactement, mais c’est la même chose. Tu verras.
— Je ne veux pas voir. Je voudrais suivre la lecture. Reste tranquille. Tu n’écoutes pas ? Tu disais que cela te plaisait.
— Il y sera bientôt, lui aussi, poursuivit Bill. L’homme qui vous fait la lecture dans le satellite.
— Non. Je ne te crois pas. Tu en es sûr ?
— Oui, tout à fait. Et même, avant lui… Est-ce que tu connais l’homme aux lunettes ? Non ? Eh bien, il ne va pas tarder à y être. Tout juste dans quelques minutes. Et après… (Il s’interrompit.) Je ne te le dirai pas.
— Non, ne me le dis pas, je t’en prie. Je ne veux pas savoir.
En se guidant sur le haut mât tordu de l’émetteur de Hoppy, Eldon Blaine se rendait à la maison du phocomèle. C’est maintenant ou jamais, se disait-il. Je n’ai que peu de temps. Il n’y avait personne pour le gêner… ils étaient tous dans le hall, y compris l’infirme. Je vais trouver cette radio et l’emporter, se dit Eldon. Si je ne peux pas l’avoir, lui, du moins je ne rentrerai pas les mains vides à Bolinas. L’émetteur était à présent tout proche. Eldon sentait la présence de la construction de Hoppy… et soudain, il buta sur quelque chose. Il tomba en battant des bras. Les restes d’une clôture, au ras du sol…
Il distinguait la maison même, ou ce qui en subsistait. Les fondations, un pan de mur, et au centre une sorte de cabane cubique, faite de débris, couverte de carton goudronné. Le mât, maintenu par d’épais haubans, se dressait juste derrière une petite cheminée de tôle.
L’émetteur fonctionnait.
Blaine en perçut le ronronnement avant même de voir la lueur bleutée des lampes. Par une large fente sous la porte du cube, il voyait aussi de la lumière. Il trouva la clenche, y posa la main, puis la tourna rapidement. La porte s’ouvrit sans difficulté, presque comme si on l’eût attendu à l’intérieur.
Une voix amicale, intime, murmurait, et Eldon Blaine jeta un coup d’œil circulaire, glacé de peur, s’attendant à voir – c’était incroyable ! – le phocomèle lui-même. Mais la voix sortait du récepteur posé sur un établi, parmi des outils, des instruments de mesure, des pièces détachées, en un effarant désordre. C’était Dangerfield qui continuait de parler bien que le satellite fût sûrement très loin maintenant. Un contact avec le satellite plus efficace que tous ceux que l’on avait jamais réussi à établir, se dit-il. Ils ont même ça, à West Marin ! Mais pourquoi le grand émetteur était-il sous tension ? À quoi servait-il ? Il commença une rapide inspection…
Dans le haut-parleur, la voix basse et intime changea soudain : elle devint dure, impérative :
— Homme aux lunettes, que faites-vous chez moi ?
C’était la voix de Hoppy Harrington. Eldon restait médusé, à se frotter bêtement le front, s’efforçant de comprendre mais sachant bien d’instinct qu’il n’y parviendrait jamais.
— Hoppy ! Où êtes-vous ? parvint-il à demander.
— Je suis ici, répondit la voix de la radio. Je me rapproche. Ne bougez pas, homme aux lunettes. (La porte s’ouvrit et Hoppy Harrington apparut sur sa phocomobile, les yeux perçants, fulgurants.) Soyez le bienvenu dans ma maison, ricana-t-il. (Maintenant, sa voix sortait à la fois de sa bouche et du haut-parleur.) Pensiez-vous que c’était le satellite que vous entendiez sur cet appareil ? (Une de ses « mains » s’avança pour arrêter la radio.) Allons, l’homme aux lunettes, parlez. Que cherchez-vous ici ?
— Laissez-moi partir, dit Eldon. Je ne cherche rien. Je jetais un coup d’œil, voilà tout.
— Vous vouliez mon récepteur, c’est cela ? fit Hoppy, la voix blanche.
Il paraissait sombre mais pas du tout surpris.
— Pourquoi votre émetteur marche-t-il ? fit Eldon.
— Parce que je suis en communication avec le satellite.
— Si vous me laissez partir, je vous donnerai tous les verres dont je dispose. Cela représente des mois de fouilles dans toute la Californie du Nord.
— Cette fois-ci, vous n’avez pas de lunettes, constata le phocomèle. En tout cas, je ne vois pas votre serviette. Mais pour ma part, je veux bien que vous vous en alliez. Vous n’avez rien fait de mal ici. Je ne vous en ai pas laissé le loisir.
Il émit son rire sec, saccadé.
— Essayez-vous de faire redescendre le satellite ? s’enquit Eldon.
Le phocomèle le regarda fixement.
— C’est bien cela ! fit Eldon. Avec cet émetteur, vous allez déclencher l’étage final qui n’a pas été mis à feu. Vous allez l’utiliser en rétrofusée, alors il retombera dans l’atmosphère et finira par se poser.
— Je ne pourrais pas, même si je le désirais, répondit finalement Hoppy.
— Vous avez la capacité d’agir à distance sur les objets.
— Je vais vous l’expliquer, ce que je fais, l’homme aux lunettes. (Hoppy roula devant Eldon et, à l’aide d’une de ses prothèses, prit un objet posé sur l’établi.) Reconnaissez-vous ceci ? C’est une bande enregistrée. Elle sera transmise au satellite à une vitesse fantastique, si bien qu’il recevra en quelques secondes des heures de renseignements. En même temps, tous les messages reçus par le satellite pendant son parcours me seront diffusés de la même manière, à une vitesse extrême. Voilà comment le matériel devait fonctionner à l’origine, homme aux lunettes, avant le Cataclysme, avant que le système d’écoute et de décodage ait été perdu sur la Terre.
Eldon Blaine regarda le récepteur sur l’établi, puis lança un coup d’œil furtif vers la porte. La phocomobile ne barrait plus la sortie. Il se demandait s’il réussirait, s’il avait une chance…
— Je peux émettre à une distance de cinq cents kilomètres, expliquait Hoppy. Je touche tous les récepteurs en Californie du Nord, à portée optique, mais c’est tout. Cependant, en envoyant mes messages pour que le satellite les enregistre, puis les rejoue et les rejoue encore durant ses révolutions…
— … vous toucherez le monde entier, acheva Eldon.
— Tout juste ! dit Hoppy. Il y a à bord toute la machinerie indispensable. Elle obéira à toutes les instructions du sol.
— Et alors, vous serez Dangerfield, fit Eldon.
Le phocomèle sourit et bégaya :
— Et personne ne s’apercevra de la différence. J’en suis capable, j’ai tout prévu. Quelle alternative ? Le silence ! Le satellite se taira d’un jour à l’autre, maintenant. Alors la seule voix qui unisse encore le monde s’éteindra et le monde périra. Je suis prêt à couper les émissions de Dangerfield à l’instant opportun. Dès que je serai certain qu’il va vraiment nous quitter !
— Est-il au courant de votre existence ?
— Non.
— Je vais vous donner mon opinion. Je pense que Dangerfield est mort depuis longtemps et que c’est vous que nous écoutons.
Tout en parlant, il se rapprochait de la radio sur l’établi.
— Pas du tout ! dit calmement le phocomèle. (Puis il reprit :) Mais ce ne sera plus long. C’est sidérant qu’il soit resté en vie dans des conditions semblables. Les militaires avaient fait un bon choix en sa personne.
Eldon Blaine prit la radio à pleins bras et fonça vers la porte.
Ahuri, l’infirme restait bouche bée. Eldon eut le temps de percevoir l’expression de son visage, puis il se retrouva dehors, en train de courir dans le noir, vers la voiture de police. J’ai réussi à le distraire, songeait-il. Ce pauvre bougre de phoco n’avait pas la moindre idée de mes intentions. Tout son blabla… qu’est-ce que cela signifie ? Rien du tout. Folie des grandeurs ; il voudrait se faire entendre du monde entier, recevoir les nouvelles de partout, faire de toutes les populations ses auditeurs… mais c’est hors de portée de qui que ce soit, hormis Dangerfield. Personne ne peut actionner les appareils du satellite depuis la Terre ! Il faudrait que le phoco soit là-haut, dans la capsule, et il est impossible de…
Quelque chose le saisit par la nuque.
Que se passe-t-il ? se demanda Eldon Blaine en tombant la tête la première, sans lâcher la radio. Il est resté dans la maison et je suis ici. Le pouvoir à distance… il me tient. Est-ce que je me trompais ? Peut-il vraiment agir de si loin ?
Ce qui le tenait par le cou resserra son étreinte.