13

Bill Keller entendit le minuscule animal, escargot ou limace, tout près de lui, et passa immédiatement à l’intérieur. Mais on lui avait joué un tour ! Il était sorti, mais il ne voyait et n’entendait rien. Il pouvait seulement bouger.

— Fais-moi rentrer ! cria-t-il à sa sœur, car il était pris de panique. Regarde ce que tu as fait ! Tu m’as mis dans ce qu’il ne fallait pas !

Et exprès ! songeait-il en se déplaçant. Il avançait, avançait toujours, à la recherche de sa sœur.

Si je pouvais tâter, songeait-il. Tâter vers le haut, monter. Mais il n’avait rien pour cette fonction, pas de membres à agiter. Que suis-je devenu maintenant que j’ai fini par sortir ? se demandait-il en s’efforçant toujours de s’élever. Comment appelle-t-on ces choses qui brillent là-haut ? Ces lumières dans le ciel… puis-je les voir sans yeux ? Non, c’est impossible !

Il se propulsait, se soulevant de temps à autre, le plus possible, pour retomber et se remettre à ramper une fois de plus, seule activité pour lui dans sa nouvelle vie, sa vie née, sa vie au-dehors.

Le satellite se déplaçait dans le ciel. Walt Dangerfield se reposait, la tête entre les mains. En lui la douleur grandissait, se modifiait, l’absorbait au point que rien autre n’existait plus, comme la fois précédente.

Puis il crut percevoir quelque chose. Derrière le hublot du satellite… un éclair lointain au bord de la face sombre de la Terre. Qu’est-ce que c’était ? Une explosion comme celles qui l’avaient tant effrayé sept ans auparavant… quand les incendies s’étaient allumés sur toute la surface du globe ? Recommençaient-ils ?

Il se leva pour regarder, retenant son souffle. Des secondes s’écoulèrent, mais il n’y eut pas d’autre déflagration. Quant à celle qu’il avait vue, elle était particulièrement vague, fugitive, diffuse, ce qui lui conférait un caractère irréel, comme s’il l’eût imaginée.

Comme si, songeait-il, c’était plutôt le souvenir d’une réalité que cette dernière elle-même. Sans doute une espèce d’écho sidéral, conclut-il. Une onde du jour C qui se réverbérait encore dans l’espace, d’une manière incompréhensible… mais sans danger à présent. De moins en moins dangereuse de jour en jour.

Pourtant cela l’effrayait. Tout comme sa douleur, c’était trop étrange pour qu’il n’y pense plus ; cela lui semblait trop chargé de périls et il ne parvenait pas à l’oublier.

Je me sens malade, se répétait-il, reprenant sa litanie, née de sa grande souffrance. Ne peuvent-ils donc me faire descendre ? Faut-il que je reste ici à me traîner dans le ciel encore et encore… à jamais ?

Pour se réconforter, il fit passer une bande de la Messe en si mineur de Bach ; la gigantesque chorale emplit le satellite, l’aidant à oublier. La douleur interne, l’explosion terne, ancienne, brièvement perçue par le hublot… l’une et l’autre étaient chassées peu à peu de son esprit.

— Kyrie eleison, murmura-t-il. Des mots grecs dans un texte latin ; bizarre. Des souvenirs du passé… toujours vivants, au moins pour lui. Je jouerai la Messe en si mineur pour la région new-yorkaise, décida-t-il. Je pense que cela leur plaira ; un tas d’intellectuels dans ce secteur. D’ailleurs, pourquoi ne diffuserais-je que ce qu’ils réclament ? Je devrais les guider et non leur obéir. Surtout si je ne dois plus vivre très longtemps… Il faut que je m’y mette, que je leur organise une sorte d’apothéose, pour la fin…

Tout à coup, son véhicule frémit. Chancelant, il se raccrochait à la paroi ; un heurt, une succession de chocs qui traversaient la capsule. Des objets tombèrent, se cognèrent, se brisèrent, tandis qu’il écarquillait des yeux ahuris.

Un météore ? se demandait-il.

On eût dit que quelqu’un l’attaquait.

Il coupa la Messe en si mineur et resta debout, en attente, aux écoutes.

Il actionna le commutateur de l’émetteur et prit le micro :

— Navré de cette interruption, mes amis. Mais j’ai eu un fichu étourdissement pendant un moment ; j’ai été obligé de m’allonger et je ne me suis pas aperçu que la bobine était au bout. En tout cas…

Toujours riant, il ne quittait pas des yeux le hublot, cherchant de nouvelles et étranges explosions. Il y en eut une, plus faible et plus lointaine… Il se sentit en partie soulagé. Peut-être ne l’atteindraient-ils pas, après tout ? Il semblait qu’ils perdaient la distance, comme si sa situation exacte fût restée un mystère pour eux.

Je joue le morceau le plus pompier que je connaisse, décida-t-il, comme un défi. Bei mir bist du schön… cela devrait faire l’affaire. Comme de chanter dans le noir, comme on dit. Il éclata de rire à cette idée. Quel défi c’était, Bon Dieu ! Oui, ce serait une fameuse surprise pour quiconque s’efforçait de l’éliminer… Si c’était bien ce que poursuivait l’ennemi inconnu.

Peut-être qu’ils en ont tout simplement marre de mes propos à la noix et de mes lectures démodées, supposait Dangerfield. Eh bien, dans ce cas, je vais leur en coller !

— … me voici de retour, au moins pour un temps. Voyons, où en étais-je ? Quelqu’un s’en souvient-il ?

Il n’y avait plus de chocs. Il avait le sentiment que c’était fini pour le moment.

— Attendez ! J’ai un voyant rouge qui s’allume. On m’appelle d’en bas. Ne quittez pas l’écoute.

Il choisit une bobine dans la musicothèque, puis alla la poser sur le magnétophone.

— On me réclame Bei mir bist du schön, dit-il avec une sombre satisfaction en songeant à leur effarement. Sidérant, hein ?

Non, vous ne pigez pas, songea-t-il. Et par les Andrews Sisters, en plus. Dangerfield riposte ! Souriant, il déclencha l’appareil.


Edie Keller, parcourue de frissons délicieux, observait le ver qui rampait lentement sur le sol. Elle avait la certitude que son frère était dedans.

Car, au fond de son ventre, à présent, c’était la mentalité du ver qui l’habitait. Elle percevait sa voix monotone. Cela faisait : « Boum-boum-boum », en écho à des processus biologiques élémentaires.

— Sors de moi, ver de terre ! dit-elle en riant.

Que pensait le ver de sa nouvelle existence ? Était-il aussi stupéfait que Bill l’était sans doute ? Il faut que je garde l’œil sur lui, se dit-elle, pensant à la créature qui se tortillait par terre. Il pourrait se perdre.

— Bill, dit-elle en se penchant sur lui, tu es drôle. Tu es tout rouge, tout long ; tu ne savais pas ?

Puis elle songea : ce que j’aurais dû faire, c’était le mettre dans le corps d’un autre être humain. Pourquoi n’en ai-je pas eu l’idée ? Maintenant, tout serait comme il faut ; j’aurais un vrai frère, hors de moi, et je jouerais avec lui.

Par ailleurs, elle aurait en elle une personne nouvelle, inconnue. Et ce n’était pas tellement séduisant.

Qui conviendrait ? se demandait-elle. Un des gosses de l’école ? Un adulte ? Je parie que Bill aimerait ça, être dans un adulte. Mr Barnes, peut-être. Ou Hoppy Harrington, qui a déjà peur de Bill. Ou bien – elle poussa un cri de joie – maman ! Ce serait si facile. Je me rapprocherais tout près d’elle, je me coucherais contre elle, et Bill pourrait faire l’échange. Alors j’aurais ma maman en moi… ce serait merveilleux, non ! Je pourrais la forcer à satisfaire tous mes caprices. Et elle ne pourrait plus me commander de faire ceci ou de ne pas faire cela !

Et Edie allait plus loin : elle ne pourrait plus se livrer à de vilaines choses avec Mr Barnes, ni avec personne. J’y veillerais. Je sais que Bill ne se conduirait pas comme elle ; il en a été aussi choqué que moi.

— Bill, dit-elle en s’agenouillant et en recueillant le ver avec précaution, le maintenant dans le creux de sa main, attends de connaître mes projets… Tu veux savoir ? On va punir maman des saletés qu’elle fait, (Elle posa le ver contre son ventre, à l’endroit où se trouvait la bosse dure.) Rentre, maintenant. Tu n’as sûrement pas envie de rester ver de terre… ce n’est pas amusant.

La voix de son frère lui parvint de nouveau :

— Pouah ! Je te déteste, je ne te le pardonnerai jamais. Tu m’as mis dans une bête aveugle, sans jambes ni rien ; tout ce qu’il y avait de nouveau, c’est que je pouvais me traîner par terre !

— Je sais, acquiesça-t-elle en se balançant sur les talons, le ver devenu inutile toujours dans sa paume. Écoute, tu m’as entendue ? Tu veux bien, Bill, pour ce que je propose ? Je persuade maman de me laisser m’allonger près d’elle pour que tu exécutes ton petit tour ? Tu aurais des yeux et des oreilles et tu serais une grande personne.

Bill répondit d’un ton troublé :

— Je ne sais pas. Je n’ai pas envie de me balancer dans la peau de maman. Cela me fait peur.

— Froussard ! Décide-toi, ou alors peut-être bien que tu ne ressortiras plus jamais ! Et puis, si tu ne veux pas être maman, qui voudrais-tu ? Dis-le et je m’arrangerai ; que je tombe par terre toute noire et toute raide si je ne tiens pas ma promesse !

— Je verrai, dit Bill. Je vais parler à des morts pour savoir ce qu’ils en pensent. Et puis, j’ignore si ça marchera ; j’ai déjà eu du mal à sortir de ce truc, de ce ver de terre.

— Tu as peur, voilà tout. (Elle éclata de rire et jeta le ver dans les buissons en bordure de la cour.) Froussard ! Mon frère n’est qu’un sale froussard !

Bill ne répondit pas ; il ne pensait plus à elle ni à son monde, il errait dans des domaines qu’il était seul à pouvoir explorer. Il bavarde avec ces vieux morts dégoûtants et collants, se dit Edie. Ces morts vides et pleins de paroles qui ne s’amusent jamais, ni rien.

Puis une idée vraiment géniale lui vint. Je vais m’arranger pour qu’il passe dans le corps du fou, de ce Mr Tree dont tout le monde parle en ce moment, décida-t-elle. Mr Tree s’est levé dans le Hall hier soir pour raconter des histoires idiotes et religieuses sur le repentir, alors si Bill est bizarre et ne sait pas trop comment se conduire, personne n’y fera attention.

Cependant cela posait le problème affreux d’avoir en elle un dément. Peut-être que je pourrais prendre du poison, comme je le répète souvent. J’avalerais une quantité de feuilles de laurier-rose ou de graines de ricin, ou d’autre chose, et je me débarrasserais de lui. Il serait incapable de m’en empêcher. C’était quand même une difficulté ; elle n’appréciait guère la perspective d’avoir ce Mr Tree – qu’elle avait vu assez souvent pour savoir qu’il ne lui plaisait pas – à l’intérieur d’elle-même. Il avait un gentil chien, c’était à peu près tout…

Le chien, Terry. Oui. Elle pouvait s’allonger contre Terry et Bill sortirait pour passer dans le chien et tout serait parfait.

Mais la vie des chiens est courte. Et Terry avait déjà sept ans. Son père et sa mère le lui avaient affirmé. Il était né vers le même moment qu’elle et Bill.

— Zut ! fit-elle.

Difficile de prendre une décision. Un vrai problème avec Bill qui désirait à tout prix sortir, pour voir et entendre. Puis elle se dit : Qui, entre tous ceux que je connais, préférerais-je avoir dans le ventre ? La réponse lui vint : Mon père.

— Tu aimerais te promener sous la forme de papa ? demanda-t-elle à Bill.

Mais il ne répondit pas ; il était toujours absent, en conversation avec l’énorme foule des enterrés.

Je pense que Mr Tree, ce serait le mieux, conclut-elle. Comme il vit à la campagne avec ses moutons et ne rencontre pas grand monde, ce serait plus facile pour Bill qui ne serait plus forcé de savoir si bien parler. Il n’aurait que Terry et tous les moutons. Et comme Mr Tree est fou maintenant, ce serait vraiment parfait. Bill utiliserait beaucoup mieux le corps de Mr Tree que son propriétaire actuel, je parie, et je n’aurais plus qu’un souci : trouver le nombre exact de feuilles empoisonnées de laurier-rose à manger… assez pour le tuer, mais pas moi. Peut-être que deux suffiraient… trois au plus, à mon avis.

Mr Tree est devenu cinglé au bon moment, pensa-t-elle. Mais il ne le sait pas. Attendons qu’il s’en aperçoive… quelle surprise ! Je le laisserai vivre en moi un bout de temps pour qu’il se rende compte de ce qui est arrivé ; cela devrait être amusant. Je ne l’ai jamais aimé, bien que maman l’aime, ou qu’elle le prétende. Il fait peur. Edie eut un frisson.

Pauvre Mr Tree ! songeait-elle avec ravissement. Vous ne viendrez plus nous gâcher les soirées à Foresters’ Hall parce que, d’où vous serez, vous n’aurez pas la possibilité de dévider vos sermons… à moi seule, peut-être, et je ne les écouterai pas.

Quand pourrait-elle exécuter le coup ? Aujourd’hui même… Je vais demander à maman de nous y conduire après l’école. Et si elle refuse, eh bien, j’irai toute seule.

Ce que je suis impatiente ! se disait-elle, trépignante.

La cloche de l’école sonna et elle se dirigea vers le bâtiment avec ses compagnes. Mr Barnes était devant la porte de l’unique salle de classe qui servait à tous les enfants, de la première année à la sixième. Quand elle passa devant lui, plongée dans ses pensées, il lui demanda :

— Qu’est-ce qui t’absorbe ainsi, Edie ? Qu’est-ce que tu as en tête aujourd’hui ?

— Eh bien, ç’a été vous pendant un moment. Maintenant, c’est Mr Tree, à la place.

— Ah oui… Ainsi tu es au courant.

Les autres élèves étaient entrés, les laissant seuls. Alors elle lui dit :

— Mr Barnes, vous ne pensez pas que vous devriez cesser tout ce que vous faites avec maman ? C’est mal. Bill me l’a dit, et il le sait.

Le visage de l’instituteur changea de couleur, mais il resta silencieux. Il s’écarta d’elle, entra et gagna sa chaire, le visage toujours aussi empourpré. M’y suis-je mal prise ? se demandait Edie. Est-il en colère contre moi ? Peut-être qu’il me gardera après la classe, pour me punir. Ou peut-être qu’il va le dire à maman, et moi, je serai bonne pour une fessée !

Elle s’assit, assez découragée, et ouvrit le livre fatigué, dépourvu de couverture, mais précieux, à la page de Blanche-Neige. C’était la leçon de lecture du jour.


Couchée dans les feuilles humides et pourrissantes, sous les vieux chênes, Bonny Keller serrait contre elle Mr Barnes en songeant que c’était probablement la dernière fois ; elle en avait assez et Hal était effrayé. Ce qui était une combinaison fatale, elle en avait souvent fait l’expérience.

— Bon, murmura-t-elle. Elle est au courant. Mais au niveau d’une petite fille, elle ne comprend pas réellement.

— Mais elle sait que c’est mal, objecta Barnes.

Bonny poussa un soupir.

— Où est-elle en ce moment ? s’inquiéta-t-il.

— Derrière cet arbre, là-bas. Elle nous observe.

Hal Barnes se releva d’un bond, comme s’il avait reçu un coup de poignard. Il pivota, les yeux écarquillés, puis se détendit en saisissant la vérité.

— Toi et ton esprit de malice ! murmura-t-il. (Mais il ne la rejoignit pas ; il resta debout, à petite distance, l’air sombre et tourmenté.) Où est-elle, vraiment ?

— Elle est partie à pied pour le ranch de Jack Tree.

— Mais… (Il fit un geste)… cet homme est fou ! Est-ce qu’il ne risque pas… n’est-ce pas dangereux ?

— Elle est simplement allée jouer avec Terry, le chien bavard. (Bonny redressa le buste et entreprit d’ôter les débris végétaux accrochés à ses cheveux.) Je ne crois même pas qu’il soit chez lui. La dernière fois qu’on a vu Bruno, il…

— Bruno ? répéta-t-il en lui lançant un regard curieux.

— Je veux dire Jack.

Elle avait soudain le cœur affolé.

— Il a déclaré l’autre soir qu’il était responsable de ces essais à grande altitude de 1972.

Barnes continuait à la scruter ; elle attendait et sentait battre une artère à son cou. D’ailleurs, il fallait bien que cela se découvre un jour ou l’autre.

— Il est dément, observa-t-elle. D’accord, il croit…

— Il croit qu’il est Bruno Bluthgeld, n’est-ce pas ? coupa Barnes.

Bonny haussa les épaules :

— Oui, cela entre autres.

— Et c’est bien lui, n’est-ce pas ? Et Stockstill est au courant, vous aussi… et ce Noir aussi.

— Non, le Noir ne le sait pas, et cesse donc de l’appeler ce Noir. Son nom est Stuart McConchie ; j’en ai parlé à Andrew qui dit que c’est un garçon intelligent, enthousiaste, qui aime la vie.

— Donc le docteur Bluthgeld n’est pas mort lors du Cataclysme. Il est venu ici. Il vit parmi nous. Le plus grand responsable de ce qui est arrivé !

— Va l’assassiner ! fit Bonny.

Barnes poussa un grognement.

— Je suis sincère, reprit Bonny. Je m’en fiche, à présent. Franchement, j’aimerais que tu le supprimes.

Ce serait au moins un acte d’homme ! (Ce qui nous changerait singulièrement, songeait-elle.)

— Pourquoi as-tu tenté de couvrir un pareil malfaiteur ?

— Je n’en sais rien. (Elle n’avait pas envie d’en discuter.) Rentrons au patelin, dit-elle. (Elle s’ennuyait en la compagnie de Barnes et elle se remettait à penser à Stuart McConchie.) Je n’ai plus de cigarettes, fit-elle. Tu me déposeras à la fabrique.

Elle se dirigea vers le cheval de Barnes, qui broutait nonchalamment l’herbe haute, attaché à un arbre.

— Un nègre ! fit amèrement Barnes. Et maintenant, tu as envie de coucher avec lui. Mon orgueil en prend un bon coup !

— Snob ! lança-t-elle. De toute façon, tu as peur de continuer… Tu préfères battre en retraite. Comme ça, la prochaine fois que tu verras Edie, tu pourras lui annoncer en toute vérité : Je ne fais plus rien de mal ni de honteux avec ta mère, parole d’honneur ! D’accord ?

Elle monta à cheval, prit les rênes et attendit.

— Tu viens, Hal ?

Une explosion illumina le ciel.

Le cheval s’emballa et Bonny sauta à terre, se projetant le plus loin possible, si bien qu’elle roula jusque dans le taillis. Bruno ! songea-t-elle. Est-ce possible ? Elle se tenait la tête et sanglotait de douleur. Une branche lui avait déchiré le cuir chevelu et le sang lui coulait entre les doigts le long des poignets. Barnes se pencha pour la retourner et l’examiner.

— C’est Bruno ! dit-elle. Le diable l’emporte ! Il faudra bien qu’on le tue ; ce devrait être fait depuis longtemps… depuis 1970, parce qu’il était déjà fou. (Elle prit son mouchoir pour s’essuyer la tête.) Dieu que j’ai mal, fit-elle. C’était une sacrée chute !

— Et le cheval a filé, observa Barnes.

— C’est un mauvais dieu qui lui a donné ces pouvoirs, quels qu’ils soient, poursuivit-elle. Je sais que c’est lui, Hal. Nous avons vu pas mal de choses surprenantes depuis des années, alors pourquoi pas ceci ? La capacité de recréer la guerre, de la ramener, comme il le disait hier soir. Peut-être nous tient-il enfermés dans un piège temporel. Est-ce possible ? Nous sommes immobilisés ; il est…

Elle se tut car un second éclair blanc traversait le ciel à une vitesse fantastique ; autour d’eux les arbres se courbèrent, fouettèrent, s’inclinèrent encore plus. Elle entendait de vieux troncs qui éclataient.

— Je me demande où est allé le cheval, murmura Barnes en se relevant prudemment pour inspecter les alentours.

— Oublie donc ton cheval ! lança-t-elle. Il va falloir rentrer à pied, c’est évident. Écoute, Hal, peut-être Hoppy pourrait-il intervenir. Il a d’étranges pouvoirs, lui aussi. Je pense que nous devrions aller le renseigner. Il ne tient pas non plus à être incinéré par un dément. Tu n’es pas d’accord ? Je ne vois rien d’autre à faire pour le moment.

— C’est une bonne idée, convint Barnes, mais il continuait à chercher des yeux le cheval ; il ne paraissait pas très attentif à ce qu’elle disait.

— Notre châtiment, fit Bonny.

— Comment ? murmura-t-il.

— Tu sais bien. Pour ce qu’Edie appelle nos actes mauvais et honteux. Je pensais il y a quelques jours… qu’il aurait sans doute mieux valu périr avec les autres ; peut-être est-ce une bonne chose qui nous arrive !

— Voilà le cheval ! dit Barnes en s’éloignant rapidement.

Il attrapa l’animal dont les rênes s’étaient prises à des branches basses.

Le ciel était devenu d’un noir de suie. Elle se rappelait cette coloration, qui n’avait d’ailleurs jamais complètement disparu. Elle s’était seulement atténuée.

Ce petit monde fragile que nous avons tant peiné à construire après le Cataclysme, songeait-elle… Notre embryon de société avec ses livres de classe en loques, ses cigarettes « spéciales », ses camions à gazogène… Il n’est pas en mesure de supporter une attaque ; de supporter ce que lui fait Bruno, ou qu’il semble lui faire. Un coup direct contre nous et nous ne sommes plus ! Les animaux intelligents périront ; toutes les nouvelles et étranges espèces s’évanouiront aussi soudainement qu’elles sont apparues. Vraiment dommage, se disait-elle avec tristesse. Ce n’est pas juste ; et Terry le chien bavard, lui aussi. Sans doute avions-nous trop d’ambition. Nous n’aurions peut-être pas dû avoir l’audace de reconstruire et de durer.

Pourtant, nous nous sommes bien débrouillés dans l’ensemble. Nous étions vivants ; nous faisions l’amour et nous buvions le cinq étoiles Gill’s, nous formions nos enfants dans une école aux fenêtres insolites, nous publiions les Nouvelles et Points de Vue, nous réparions une vieille radio de voiture pour écouter tous les jours Somerset Maugham. Que pouvait-on bien nous demander de plus ? Seigneur, ce n’est pas juste, ce qui se passe à présent. Ce n’est pas juste du tout. Nous avons à protéger nos chevaux, nos récoltes, nos vies…

Une explosion illumina encore le ciel, plus lointaine, cette fois. Vers le sud, se dit-elle. Près du point de chute des autres, à San Francisco.

Elle ferma les yeux d’épuisement. Et juste au moment où ce McConchie apparaît dans ma vie ! songea-t-elle encore. Quel sale coup !


Le chien s’était mis en travers du sentier, barrant le passage. Il grogna, de sa voix embrouillée :

— Tree est oooccuppppé. Arrêteeeez.

Il aboya en avertissement. Elle n’était pas censée s’avancer jusqu’à la cabane en bois.

Oui, songea Edie, je le sais, qu’il est occupé. Elle avait vu les explosions dans le ciel.

— Hé, tu ne sais pas ? demanda-t-elle au chien.

— Qqqouah ? fit l’animal, pris de curiosité.

Il avait l’esprit simple, elle s’en était rendu compte ; on le trompait facilement.

— J’ai appris à jeter un bout de bois si loin que personne ne peut le retrouver, dit-elle. (Elle se baissa pour ramasser un bâton.) Tu veux que je te montre ?

En son sein, Bill s’étonna :

— À qui parles-tu ? (Il était agité, maintenant que l’instant approchait.) Est-ce Mr Tree ?

— Non, seulement le chien. (Elle agita le bâton.) Je te parie un billet de dix dollars que tu ne le retrouves pas.

— Sssûrrr qqueee siii, fit le chien, puis il gémit d’allégresse car c’était son jeu préféré. Mmaais jennepppeux paas paparrierr, jennai ppaass d’arrrgggent.

Tout à coup, Mr Tree sortit de la cabane ; surpris, la fillette et le chien interrompirent leur dialogue. Mr Tree ne fit pas attention à eux ; il poursuivit son chemin jusqu’à une petite élévation de terrain et disparut de l’autre côté.

— Mr Tree ! appela Edie. Peut-être qu’il n’est plus occupé, dit-elle au chien. Va lui demander, hein ? Dis-lui que je voudrais lui parler un instant.

Bill était très agité en elle.

— Il n’est pas loin à présent, n’est-ce pas ? Je sens qu’il est là. Je suis prêt ; je vais faire de mon mieux, cette fois. Il est capable de presque tout, hein ? Voir, marcher, entendre, sentir… c’est vrai ? Il n’est pas comme ce ver de terre.

— Il n’a pas de dents, répliqua Edie, mais il a tout le reste de ce qu’ont les gens. (Quand le chien obéissant partit au trot à la poursuite de Mr Tree, elle reprit sa marche dans le sentier.) Ce ne sera pas long, expliqua-t-elle, je vais lui dire… (Elle avait tout calculé.) Je vais lui dire : Mr Tree, vous ne savez pas ? J’ai avalé un de ces sifflets pour les canards dont se servent les chasseurs. Si vous venez tout contre moi, vous allez l’entendre. Qu’en penses-tu ?

— Je ne sais plus, fit Bill, au désespoir. Qu’est-ce que c’est qu’un sifflet pour canards ? Qu’est-ce que c’est qu’un canard ? Est-ce vivant, Edie ?

Il paraissait de plus en plus perdu, dépassé par la situation.

— Espèce de petite fille ! souffla-t-elle. Tais-toi.

Le chien avait rejoint Tree et l’homme rebroussait chemin, les sourcils froncés.

— Je suis très occupé, Edie ! cria-t-il. Plus tard… on causera plus tard. Pour le moment, je ne peux pas interrompre la besogne.

Il leva les bras en un geste bizarre dans sa direction, comme s’il eût battu la mesure d’une musique mystérieuse ; le front plissé, il oscillait en cadence et elle avait envie de rire tant il avait l’air bête.

— Je voulais seulement vous montrer quelque chose, cria-t-elle en réponse.

— Plus tard !

Il repartit, mais parla au chien.

— Ouimmssieu, grogna l’animal qui revint au trot près de la fillette. Nooon. Arrrêteeezz, dit le chien à Edie.

Zut ! Impossible aujourd’hui ! songea Edie. Il faudra revenir demain, peut-être.

— Alleez vououzen, lui disait le chien en découvrant ses crocs ; il avait dû recevoir des instructions rigoureuses.

Edie commença :

— Écoutez, Mr Tree…

Puis elle se tut, car Mr Tree n’était plus visible. Le chien virevolta, geignit, et en elle Bill gémit.

— Edie, il est parti ! s’écria-t-il. Je le sens ! Maintenant comment vais-je sortir ? Que faire ?

Très haut dans l’air, une petite tache noire apparut, tourbillonna ; la petite fille la regardait dériver, comme sur un vent violent. C’était Mr Tree et ses bras étaient étendus tandis qu’il pivotait, roulait, tournoyait, montant et descendant comme un cerf-volant. Que lui arrive-t-il ? se demandait-elle, effarée, sachant que Bill avait raison, que l’occasion leur échappait, que leur plan était réduit à néant pour toujours.

Quelque chose s’était emparé de Mr Tree et était en train de le tuer. Cela relevait de plus en plus haut. Edie hurla. Mr Tree dégringola soudain. Comme une pierre, droit jusqu’au sol. Elle ferma les yeux et entendit le glapissement de pure frayeur poussé par le chien.

— Que se passe-t-il ? clamait Bill dans son désespoir. Qui lui a fait ça ? Ils l’ont emporté, n’est-ce pas ?

— Oui, dit-elle, en rouvrant les yeux.

Mr Tree gisait sur le sol, brisé, tordu, les membres épars, à des angles inaccoutumés. Il était mort elle en était certaine, et le chien lui aussi en était certain. L’animal trotta jusqu’à la dépouille de son maître, s’immobilisa, se tourna vers elle d’un air abattu. Elle ne dit rien, mais se figea elle aussi à une certaine distance. C’était affreux ce qu’ils – mais qui ? – ce qu’ils avaient fait à Mr Tree. Comme pour l’homme aux lunettes de Bolinas, songeait-elle. On l’a assassiné.

— C’est Hoppy, geignit Bill. Hoppy a tué Mr Tree à distance parce qu’il en avait peur ; Mr Tree est maintenant avec les morts, je l’entends parler. C’est ce qu’il dit. Hoppy s’est projeté hors de sa maison, mais sans la quitter, il a empoigné Mr Tree et l’a balancé dans tous les sens !

— Mince ! s’étonna Edie. Je me demande comment Hoppy s’y est pris. C’est à cause des explosions que Mr Tree faisait dans le ciel, n’est-ce pas ? Est-ce qu’elles embêtaient Hoppy ? Est-ce qu’elles le mettaient en colère ?

Elle avait peur. Ce Hoppy, il peut tuer de si loin ! Il n’y a que lui. Il faudra faire attention. Être très prudent. Parce qu’il pourrait nous tuer tous, nous jeter partout ou nous étouffer.

— J’imagine que ça sera en première page des Nouvelles et Points de Vue, dit-elle, moitié pour elle-même, moitié pour Bill.

— Qu’est-ce que c’est, les Nouvelles et Points de Vue ? protesta Bill, angoissé. Je ne comprends rien à ce qui se passe. Tu ne pourrais pas m’expliquer ? S’il te plaît ?

— Il faut rentrer au bourg, maintenant, répondit Edie.

Elle partit lentement, laissant le chien accroupi auprès des restes de Mr Tree. J’imagine que c’est tant mieux que tu n’aies pas effectué le changement, songeait-elle, parce que si tu avais été dans Mr Tree, tu serais mort.

Et c’est lui qui vivrait en moi. Tant que je n’aurais pas mangé les feuilles de laurier-rose. Et peut-être qu’il aurait trouvé le moyen de m’en empêcher. Il avait une drôle de puissance ; il déclenchait des explosions. Il aurait pu le faire dans mon ventre !

— On pourrait essayer avec quelqu’un d’autre ? (Bill reprenait espoir.) Non ? Veux-tu qu’on essaie avec ce… comment l’appelles-tu, déjà ? Ce chien ? Je crois que j’aimerais bien être dans le chien. Il court vite, il attrape des bêtes et il voit loin, n’est-ce pas ?

— Pas tout de suite ! fit-elle, encore effrayée et pressée de se sauver. Une autre fois. Tu n’as qu’à attendre.

Alors elle prit sa course par le sentier qui menait au bourg.

Загрузка...