Stuart McConchie déjeunait presque tous les jours au café, dans la même rue que Modern TV. Ce jour-là, en entrant chez Fred, il fut irrité de voir que le chariot de Hoppy Harrington était rangé dans le fond alors que Hoppy lui-même mangeait avec un parfait naturel et une aisance remarquable, comme s’il eût été un habitué. Bon Dieu ! songea Stuart. Voilà qu’il se propage ! Les phocos vont faire la loi ! Et dire que je ne l’ai même pas vu partir du magasin !
Il s’assit néanmoins dans une stalle et consulta le menu. Il n’arrivera pas à me chasser, se dit-il en regardant quel était le plat du jour et combien il coûtait. C’était la fin du mois et Stuart était presque fauché. Il attendait tout le temps ses chèques de quinzaine ; c’était Fergesson qui les remettait en personne à ses employés, en fin de semaine.
La voix aiguë du phoco parvint à Stuart alors qu’il avalait son potage à petites cuillerées ; Hoppy devait raconter une histoire, mais à qui ? À la serveuse, Connie ? Il tourna la tête et constata que la serveuse aussi bien que le cuisinier Tony étaient debout près du chariot de Hoppy, à écouter, et que ni l’un ni l’autre ne manifestait de répulsion devant le monstre.
Alors Hoppy vit et reconnut Stuart.
— Salut ! cria-t-il.
Stuart répondit d’un signe de tête et se détourna en se penchant sur son assiette.
Le phoco était en train de parler à tout le monde d’une invention à lui, un truc électronique qu’il avait fabriqué ou qu’il avait l’intention de mettre au point… Stuart ne savait pas trop, et il s’en fichait pas mal. Peu lui importait ce que pouvait fabriquer Hoppy, ainsi que les idées folles qui pouvaient germer dans le cerveau du petit bonhomme. Nul doute que ce soit quelque chose d’insensé, se dit Stuart. Un bidule idiot, comme une machine à mouvement perpétuel… peut-être bien une charrette à mouvement perpétuel pour se trimbaler dedans ? Il rit de son idée, assez satisfait. Faudra que je raconte ça à Lightheiser, décida-t-il. Le mouvement perpétuel de Hoppy… Puis il fit une trouvaille : une phocomobile ! Et il éclata de rire.
Hoppy l’entendit rire et il crut de toute évidence que c’était de quelque chose qu’il avait dit lui-même.
— Hé ! Stuart ! cria-t-il. Venez vous joindre à moi, je vous offre un demi !
L’abruti, songea Stuart. Il ne sait pas que Fergesson ne nous permettrait jamais de boire de la bière au déjeuner ? C’est la règle : une bière à midi, et ce n’est pas la peine de se présenter au magasin. Il vous envoie le chèque par la poste.
— Écoute, dit-il au phoco en pivotant sur son siège, quand tu auras travaillé un bout de temps chez Fergesson, tu ne diras plus de pareilles stupidités.
Le phoco s’empourpra et murmura :
— Que voulez-vous dire ?
— Fergesson interdit à ses employés de boire. C’est contraire à sa religion, pas vrai, Stuart ?
— Tout juste ! Et tu feras bien de t’en pénétrer !
— Je ne le savais pas, dit l’infirme, et de toute façon je n’en aurais pas bu moi-même. Mais je ne vois pas quel droit a le patron de dire à ses employés ce qu’ils peuvent prendre ou non à leur déjeuner. C’est un moment qui leur appartient et ils devraient boire de la bière s’ils en ont envie.
Il avait la voix sèche, chargée d’une sombre indignation. Il ne plaisantait plus.
— Il ne veut pas que ses vendeurs rentrent en dégageant une odeur de brasserie, expliqua Stuart. Je pense qu’il a raison. Cela pourrait offusquer une vieille cliente !
— Je conçois que cela puisse s’appliquer aux vendeurs comme vous, concéda Hoppy, mais je ne suis pas vendeur ; je suis dépanneur et si j’en avais envie, je boirais un demi.
Le cuisinier était mal à l’aise.
— Oh ! écoute, Hoppy… commença-t-il.
— Tu es trop jeune pour boire de la bière, dit Stuart.
À présent, tout le monde les écoutait et les observait.
Le visage du phoco était devenu rouge foncé.
— Je suis majeur, dit-il, la voix calme, mais sans timbre.
— Ne lui sers pas de bière, dit la serveuse, Connie, au cuisinier. Ce n’est qu’un gosse.
Hoppy plongea une de ses pinces dans une poche et en retira son portefeuille, qu’il déposa tout ouvert sur le comptoir.
— J’ai vingt et un ans, affirma-t-il.
— Tu parles ! fit Stuart en riant.
Il devinait que c’était une pièce d’identité truquée. Cet idiot avait dû l’imprimer ou la maquiller lui-même. Il fallait absolument qu’il soit comme tout le monde ! C’était une obsession chez lui.
Le cuisinier examina la carte dans le portefeuille et acquiesça :
— Oui, là-dessus, il a l’âge. Mais Hoppy, rappelle-toi la dernière fois que tu es venu et que je t’ai servi une bouteille de bière… Rappelle-toi…
— Vous devez me servir, insista l’infirme.
Le cuisinier alla en grommelant chercher une bouteille de Hamm qu’il posa devant Hoppy, sans l’ouvrir.
— Un décapsuleur ! commanda le phoco.
Le cuisinier retourna prendre l’instrument et le fit glisser sur le comptoir. Hoppy ouvrit la bouteille.
Il inspira profondément, puis avala la bière.
Que se passe-t-il ? se demanda Stuart en remarquant comme le cuistot et Connie – ainsi que quelques clients – observaient Hoppy. S’évanouit-il ? Devient-il fou furieux ? Il éprouvait à la fois de la répugnance et un profond malaise. Je voudrais bien avoir fini de manger, se dit-il. Je préférerais être ailleurs. Quoi qu’il arrive, je ne tiens pas à en être témoin. Je retourne à la boutique regarder la fusée, décida-t-il. Je vais suivre le vol de Dangerfield, si important pour l’Amérique, et je ne vais plus m’occuper de ce phénomène ; je n’ai pas de temps à gaspiller pour lui.
Mais il resta où il était, parce qu’il se passait quelque chose, quelque chose de singulier du côté de Hoppy Harrington ; Stuart ne parvenait pas à en distraire son attention malgré tous ses efforts.
Au centre de son chariot, le phocomèle s’était tassé comme pour dormir. Sa tête reposait sur la barre de direction du véhicule et ses yeux étaient presque clos ; le peu qu’on en voyait encore était vitreux.
— … de Dieu ! fit le cuisinier. Le voilà qui recommence !
Il paraissait implorer toute l’assistance, demander à chacun de faire quelque chose, mais personne ne bougeait ; les gens restaient tous assis, ou debout où ils étaient.
— Je le savais ! fit Connie, le ton amer, accusateur.
Les lèvres du phoco frémirent et il marmonna :
— Demandez-moi, maintenant.
— Te demander quoi ? fit le cuisinier, en colère.
Il fit un geste écœuré, pivota et s’éloigna pour regagner son gril.
— Demandez-moi, répétait Hoppy, d’une voix morne, lointaine, comme s’il eût été en transe.
En l’examinant, Stuart comprit que c’était bien une crise, une manifestation épileptique. Il voulait s’en aller, quitter le restaurant, mais il ne pouvait toujours pas bouger ; comme les autres, il fallait qu’il continue de regarder.
Connie l’interpella :
— Est-ce que vous ne pourriez pas le pousser jusqu’à la boutique ? Allons, roulez-le !
Elle le fusillait des yeux, mais il n’y pouvait rien ; il s’écarta en gesticulant pour exprimer son impuissance.
Marmonnant toujours, le phoco remuait sur son chariot, agitant ses prothèses de plastique et de métal.
— Questionnez-moi, disait-il. Allons, avant qu’il soit trop tard. Je peux vous dire en ce moment… je vois.
De sa plaque chauffante, le cuistot lança :
— Je voudrais bien qu’un de vous lui demande ; qu’on en finisse ! Je sais bien que quelqu’un va finir par lui demander, et si vous vous taisez, moi… j’ai une ou deux questions. (Il posa sa spatule et revint près du phoco :) Hoppy, fit-il d’une voix forte, tu disais la dernière fois que tout était sombre. Pas vrai ? Pas du tout de lumière ?
Les lèvres de l’infirme se tordirent :
— Un peu de lumière. Une vague clarté. Jaune, comme une flamme qui meurt.
Le bijoutier d’âge moyen, dont la boutique était de l’autre côté de la rue, apparut près de Stuart.
— J’étais ici la dernière fois, souffla-t-il. Tu veux savoir ce qu’il voit, Stu ? Je peux te le dire. Il voit au-delà.
— Au-delà de quoi ? fit Stuart en se levant pour mieux voir et entendre.
Tout le monde s’était maintenant rapproché afin de ne rien perdre.
— Tu le sais bien, expliqua Mr Crody. Au-delà de la tombe, Stu. Après la vie. Tu peux rire, mais c’est vrai ; après une bouteille de bière, il entre en transe comme maintenant et il a des visions occultes, des trucs. Demande à Tony, à Connie ou aux autres ; ils étaient tous ici.
Connie se penchait sur la silhouette affalée qui frémissait dans le chariot.
— Hoppy, de qui vient cette lumière ? Est-ce de Dieu ? (Elle émit un rire incertain.) Tu sais, comme dans la bible. Est-ce que c’est ça ?
Hoppy marmonna :
— Pénombre grise. Comme des cendres. Puis un vaste désert plat. Rien que des feux qui brûlent, la lumière vient des feux. Ils brûlent à jamais. Rien de vivant.
— Et toi, où es-tu ? s’enquit Connie.
— Je… flotte, répondit Hoppy. Je flotte près du sol… non, maintenant, je suis très haut. Je suis sans poids. Je n’ai plus de corps, donc je suis très haut, aussi haut que je peux le souhaiter. Je peux y rester si je le veux ; je n’ai pas besoin de redescendre. Je me plais bien ici et je peux tourner à jamais autour de la Terre. Elle est là, au-dessous de moi, et je n’ai qu’à tourner, tourner, tout autour.
Mr Crody, le bijoutier, s’approcha de la voiture et demanda :
— Dis, Hoppy, n’y a-t-il personne d’autre ? Nous sommes tous condamnés à l’isolement ?
— Je… j’en vois d’autres à présent, balbutia Hoppy, je redescends en planant, j’atterris dans la grisaille. Je marche.
Il marche, songeait Stuart. Avec quoi ? Des jambes et pas de corps ? Quelle après-vie. (Il rit intérieurement.) Quel cirque ! se dit-il. Quelle merde ! Mais il s’approcha lui aussi du chariot, il se fraya un passage pour mieux voir.
— Est-ce que vous renaissez à une autre vie, comme ils l’enseignent en Orient ? demanda une dame d’un certain âge en manteau de drap.
— Oui, dit Hoppy, surprenant ses auditeurs. Une vie nouvelle. J’ai un corps différent. Je peux faire toutes sortes de choses.
— Un échelon de mieux ! fit Stuart.
— Oui, murmura Hoppy. Un échelon plus haut. Je suis comme tous les autres ; en fait, je suis supérieur à tous les autres. Je peux faire tout ce qu’ils font et beaucoup plus encore. Je peux aller partout où je le désire, et eux non. Ils ne peuvent pas se déplacer.
— Pourquoi est-ce qu’ils ne peuvent pas se déplacer ? fit le cuisinier.
— Ils ne peuvent pas, tout simplement, dit Hoppy. Ils ne peuvent prendre la voie des airs, les routes ou les navires ; ils restent sur place. Tout est différent de maintenant. Je peux voir chacun d’eux, comme s’ils étaient morts, comme s’ils étaient cloués au sol, morts. Comme des cadavres.
— Peuvent-ils parler ? demanda Connie.
— Oui, dit le phoco. Ils peuvent converser entre eux. Mais… il faut qu’ils… (Il resta silencieux, puis il sourit ; la joie se lisait sur son visage émacié, contracté.) Ils ne peuvent parler que par mon intermédiaire.
Je me demande ce que cela signifie, songeait Stuart. On dirait un mégalomane rêvant de dominer le monde. Il compense ses infériorités… juste ce qu’on attend d’une imagination de phocomèle.
Cela ne paraissait même plus intéressant à Stuart, maintenant qu’il avait compris. Il s’écarta pour regagner sa stalle où son repas l’attendait.
Le cuisinier disait :
— Et c’est un monde agréable, là-bas ? Dis-moi si c’est mieux qu’ici ou pire.
— Pire, dit Hoppy. (Puis il ajouta :) Pire pour vous. C’est ce que tout le monde mérite, c’est la justice.
— Alors, c’est mieux pour toi ? fit Connie, curieuse.
— Oui, dit l’infirme.
— Écoutez, lança Stuart à la serveuse, sans quitter sa place, vous ne voyez donc pas que c’est une compensation psychologique à ses infirmités ? C’est comme cela qu’il arrive à tenir le coup, en imaginant tout ça. Je ne comprends pas que vous puissiez le prendre au sérieux.
— Je ne le prends pas au sérieux, fit Connie, mais c’est intéressant ; j’ai lu des articles sur les médiums, comme on les appelle. Ils entrent en transe et peuvent communiquer avec l’autre monde, comme lui en ce moment. Vous n’en avez jamais entendu parler ? Je crois que c’est scientifique. N’est-ce pas, Tony ?
Elle chercha l’approbation du cuisinier.
— Je n’en sais rien, fit Tony, l’air sombre, en allant ramasser sa spatule devant son gril.
Le phoco paraissait maintenant avoir sombré plus profondément dans la stupeur causée par la bière ; il semblait dormir, ne plus rien voir, ou du moins n’avoir plus conscience des gens qui l’entouraient, et il ne tentait plus de leur communiquer sa vision… ou quoi que ce fût. La séance était terminée.
Ma foi, on ne sait jamais, se disait Stuart. Je me demande ce que Fergesson penserait de tout ça, je me demande s’il voudrait toujours employer une personne non seulement infirme, mais encore épileptique. Est-ce qu’il faut lui en parler en rentrant à la boutique ? Si on le met au courant, il videra sans doute Hoppy sans délai ; et je ne serais pas contre. Alors il vaut peut-être mieux que je ne dise rien.
Les yeux du phocomèle s’ouvrirent.
— Stuart, appela-t-il, la voix faible.
— Qu’est-ce que tu veux ? fit Stuart.
— Je… (Le monstre paraissait fragile, presque malade, comme si l’expérience avait été trop dure pour son faible corps.) Écoutez, je me demande… (Il se redressa et fit rouler lentement son chariot jusqu’à la table de Stuart. Il reprit à voix basse :) Je me demande si vous consentiriez à me pousser jusqu’au magasin ? Pas immédiatement, mais quand vous aurez fini de manger. Je vous en serais très reconnaissant.
— Pourquoi ? Vous n’en êtes pas capable ?
— Je ne me sens pas bien, dit le phoco.
Stuart inclina la tête.
— D’accord. Dès que j’aurai fini.
— Merci, dit l’infirme.
Visage de bois, comme si le phoco n’eût pas été là, Stuart continua de manger. Je voudrais bien qu’on ne voie pas que je le connais, songeait-il. Je voudrais qu’il aille attendre ailleurs. Mais le phoco s’était affaissé et se frottait le front de sa pince gauche, l’air trop épuisé pour pouvoir même regagner sa place à l’autre bout du restaurant.
Plus tard, tandis que Stuart poussait le chariot sur le trottoir pour se rendre à Modern TV, le phoco déclara à voix basse :
— C’est une lourde responsabilité, de voir au-delà.
— Ouais, murmura Stuart, toujours aussi lointain et se contentant de faire son devoir.
Il poussait le chariot, c’était tout. Et ce n’est pas parce que je te pousse, se disait-il, que je suis obligé de bavarder avec toi.
— La première fois que c’est arrivé… poursuivit le phoco.
Mais Stuart le coupa :
— Ça ne m’intéresse pas. (Il ajouta :) Tout ce que je veux, c’est rentrer voir s’ils ont lancé la fusée. Elle est sans doute en orbite à présent.
— Je le pense, dit le phoco.
Au croisement, ils attendirent que le feu change de couleur.
— La première fois que c’est arrivé, reprit le phoco, cela m’a effrayé. (Tandis que Stuart lui faisait traverser la rue, il poursuivit :) J’ai compris immédiatement ce que je voyais. La fumée et les incendies… tout était sali. Comme les mines ou les endroits où l’on traite les scories. Affreux. (Il frissonna.) Mais le monde est-il si magnifique dans son état actuel ? Pas pour moi.
— Il me plaît, fit sèchement Stuart.
— Évidemment, dit l’autre. Vous n’êtes pas une curiosité biologique.
Stuart grommela.
— Savez-vous quel est mon souvenir d’enfance le plus lointain ? fit l’infirme d’une voix calme. On m’emportait à l’église dans une couverture. On me posait sur un banc comme un… (Sa voix se brisa.) On me trimbalait dans cette couverture pour que personne ne me voie. C’était une idée de ma mère. Elle ne supportait pas que mon père me prenne sur son dos ; les gens pouvaient me voir.
Stuart grommela encore.
— C’est un monde terrible, continua Hoppy. En un temps, vous, les Noirs, en avez souffert ; si vous habitiez dans le Sud, vous souffririez en ce moment. Vous oubliez tout cela parce qu’on vous permet d’oublier, mais moi… on ne me laisse pas oublier. De toute façon, je ne tiens pas à oublier en ce qui me concerne. Dans le prochain monde, tout sera différent. Vous vous en apercevrez parce que vous y serez, vous aussi.
— Non, protesta Stuart. Quand je mourrai, je resterai mort ; je n’ai pas d’âme.
— Vous aussi, répéta le phoco. (Et il paraissait s’en réjouir ; sa voix avait une nuance de méchanceté, de cruelle jouissance.) Je le sais.
— Comment le sais-tu ?
— Parce qu’une fois je vous ai vu.
Effrayé malgré tout, Stuart fit :
— Bah…
— Une fois, insista le phoco d’un ton plus ferme. C’était vous ; pas de doute. Aimeriez-vous savoir ce que vous faisiez ?
— Non.
— Vous dévoriez un rat crevé, tout cru.
Stuart ne répondit rien, mais il poussa le chariot de plus en plus vite, au long du trottoir, aussi vite qu’il le pouvait, pour regagner la boutique.
En arrivant au magasin, ils virent que la foule était toujours devant la télé. Et la fusée était partie ; elle venait de quitter le sol et on ne savait encore pas si les divers étages avaient bien fonctionné.
Hoppy se propulsa de lui-même au sous-sol et Stuart resta en haut devant la télé. Mais les paroles du phoco l’avaient tellement bouleversé qu’il ne parvenait pas à concentrer son attention sur les images ; il s’éloigna, puis, apercevant Fergesson dans le bureau de l’étage, il prit cette direction.
Fergesson était assis à la table, en train d’examiner une liasse de contrats et d’étiquettes. Stuart s’approcha de lui.
— Écoutez, ce satané Hoppy…
Fergesson leva la tête.
— N’en parlons plus, fit Stuart, découragé.
— Je l’ai observé au travail, dit Fergesson. Je me suis rendu en bas et je l’ai surveillé sans qu’il le sache. Je conviens qu’il y a là quelque chose d’assez répugnant. Mais il est compétent ; j’ai examiné ce qu’il avait fait et c’était bien fait. C’est tout ce qui compte. (Il fronça les sourcils.)
— J’ai dit n’en parlons plus, répéta Stuart.
— La fusée est-elle partie ?
— À l’instant.
— On n’a pas vendu un seul article aujourd’hui à cause de tout ce cirque, dit Fergesson.
— Ce cirque ! (Il s’assit dans le fauteuil en face du patron, de façon à pouvoir surveiller le rez-de-chaussée.) Mais c’est de l’Histoire !
— C’est un bon prétexte pour que vous restiez tous à ne rien faire.
Fergesson se remit au tri des étiquettes.
— Écoutez, je vais vous dire ce qu’il a fait, Hoppy. (Stuart se pencha vers lui.) Au restaurant, chez Fred.
Fergesson cessa de travailler pour le considérer.
— Il a eu une crise, dit Stuart. Il est devenu fou.
— Sans blague ? (Fergesson paraissait mécontent.)
— Il a perdu la tête… pour un verre de bière. Et il voyait au-delà de la tombe. Il m’a vu en train de manger un rat crevé. Et tout cru. Qu’il a dit.
Fergesson rit.
— Ce n’est pas drôle.
— Mais si, voyons. Il se fiche de vous à cause de toutes vos moqueries et vous êtes assez bête pour vous y laisser prendre.
— Il l’a vraiment vu, s’obstina Stuart.
— M’a-t-il vu, moi ?
— Il ne l’a pas dit. Il fait cela là-bas tout le temps ; on lui sert de la bière et il entre en transe et on lui pose des questions. Sur ce qui se passe là-bas. J’étais là pour déjeuner. Je ne l’avais même pas vu partir d’ici ; j’ignorais qu’il serait chez Fred.
Fergesson resta un moment à réfléchir, le front plissé, puis il tendit la main et pressa sur le bouton de l’interphone qui reliait le bureau à l’atelier de réparations.
— Hoppy, montez jusqu’au bureau ; j’ai à vous parler.
— Je n’avais pas l’intention de lui causer des ennuis, protesta Stuart.
— Mais si, tu le sais bien ! rétorqua Fergesson. Mais il fallait quand même que je sois informé. J’ai le droit de savoir ce que font mes employés dans les lieux publics, pourquoi ils se conduisent d’une manière qui pourrait donner mauvais renom à mon affaire.
Ils attendirent et au bout d’un temps ils entendirent les bruits du chariot dans l’escalier du bureau.
Dès qu’il apparut, Hoppy déclara :
— Ce que je fais pendant mon heure de déjeuner ne regarde que moi, Mr Fergesson. Tel est mon sentiment.
— Tu te trompes, répondit Fergesson. Cela me concerne également. M’as-tu vu de l’autre côté de la tombe, comme Stuart ? Qu’est-ce que je faisais ? Je désire le savoir et tâche de me donner une réponse satisfaisante, ou tu partiras d’ici le jour même où tu y es entré.
La voix posée, ferme, le phoco dit :
— Je ne vous ai pas vu, Mr Fergesson, parce que votre âme avait péri et qu’elle ne renaîtra pas.
Fergesson l’examina pendant quelques instants.
— Et pourquoi cela ? finit-il par demander.
— Tel est votre destin, dit Hoppy.
— Je n’ai rien fait de criminel ni d’immoral.
— C’est le processus cosmique, Mr Fergesson, expliqua le phoco, je n’y suis pour rien. (Puis il resta silencieux.)
Fergesson s’adressa à Stuart :
— Bon Dieu ! D’ailleurs, pour obtenir une réponse idiote, rien de tel que de poser une question idiote. (Il se retourna vers le phoco :) As-tu vu quelqu’un d’autre de mon entourage, ma femme, par exemple ? Non, tu ne la connais pas. Mais Lightheiser ? Que devient-il ?
— Je ne l’ai pas vu.
— Comment as-tu réparé ce tourne-disques ? Comment t’y es-tu pris, franchement ? On aurait dit que… tu l’avais guéri. J’ai eu l’impression qu’au lieu de remplacer le ressort, tu l’avais reconstitué. Comment as-tu fait ? Est-ce un de tes pouvoirs extra-sensoriels… si c’est le terme ?
— Je l’ai réparé, fit le phoco, la voix dure.
Fergesson se retourna vers Stuart.
— Il ne dira rien. Mais je l’ai vu. Il se concentrait dessus d’une manière particulière. Vous aviez peut-être raison, McConchie ; c’était peut-être une erreur de l’embaucher. Cependant, ce sont les résultats qui comptent. Écoute, Hoppy, je ne veux plus que tu te mettes en transe en public dans cette rue maintenant que tu travailles chez moi ; avant, c’était sans importance, plus maintenant. Tâche d’avoir tes crises chez toi. C’est clair ? (Il reprit son paquet d’étiquettes.) Et c’est tout. Redescendez tous les deux et remuez-vous un peu pour changer !
Le phoco fit immédiatement pivoter son chariot et se dirigea vers l’escalier. Stuart, les mains dans les poches, le suivit sans hâte.
Quand il fut en bas, devant l’appareil en fonctionnement et parmi la foule attentive, il entendit le commentateur annoncer d’une voix excitée qu’il semblait bien que les trois premiers étages de la fusée aient été mis à feu avec succès.
Bonne nouvelle, se dit Stuart. Un brillant chapitre de l’histoire de la race humaine. Il se sentait maintenant un peu réconforté et il se plaça près du comptoir, d’où l’écran était bien visible.
Pourquoi mangerais-je un rat crevé ? se demandait-il. Ce doit être un monde atroce, celui de la prochaine réincarnation, pour y vivre comme ça. Sans même le cuire ! Le ramasser et le gober ! Peut-être avec le poil et tout, imaginait-il ; le poil, la queue, tout, quoi ! Il en frissonna.
Comment puis-je regarder s’écrire l’Histoire ? s’interrogea-t-il avec colère. Je suis là à penser à des rats morts et à des trucs pareils… J’ai envie de méditer à fond sur ce spectacle inouï qui se déroule sous mes yeux et au lieu de cela… il faut que j’aie l’esprit empli des ordures déversées par ce sadique, ce monstre de la radioactivité et des drogues que Fergesson a cru bon d’embaucher. Pfff !
Puis il imagina Hoppy non plus enchaîné à son chariot, non plus infirme sans bras ni jambes, mais planant en quelque sorte… en quelque sorte leur maître à tous, maître du monde, comme l’avait affirmé Hoppy. Et cette idée était encore plus affreuse que celle du rat.
Je parie qu’il a vu des tas de choses, se dit Stuart, des tas de choses qu’il ne dira pas, qu’il gardera volontairement pour lui. Il nous en dit tout juste assez pour nous tourmenter, puis il la boucle. S’il lui suffit d’entrer en transe pour voir la prochaine réincarnation, alors il voit tout, parce que… qu’y aurait-il d’autre ? Mais de toute façon, je ne crois pas à ces machins d’Orientaux, se dit-il. Après tout, ce n’est pas chrétien.
Et pourtant, il croyait à ce qu’avait dit Hoppy ; il y croyait parce qu’il avait vu de ses propres yeux. Cela avait été une vraie transe. Cela, au moins, était authentique.
Hoppy, avait bien vu quelque chose. Et c’était quelque chose d’effroyable, pas de doute sur ce point non plus.
Et que voit-il d’autre ? s’inquiétait Stuart. Je voudrais pouvoir le lui faire avouer, à ce petit salaud. Qu’est-ce que ce cerveau déformé et méchant a encore perçu à mon sujet, et sur le reste d’entre nous, sur nous tous ?
Et je souhaiterais voir, moi aussi, se dit-il. Cela lui paraissait très important et il cessa de regarder la télé. Il oublia Walt et Lydia Dangerfield et l’Histoire en train de se faire ; il ne pensa plus qu’à Hoppy et à la scène du restaurant. Il aurait voulu chasser ces idées de sa pensée, mais il ne pouvait pas.
Il y revenait sans cesse.