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Rog et Bill se rongeaient les ongles dans le salon à ciel ouvert quand j’arrivai. Je parus, et Corpsman courut vers moi :

— Où fichtre avez-vous bien pu rester ? me demanda-t-il.

Et je répondis très froid :

— Je suis resté avec l’empereur.

— Mais vous êtes demeuré avec lui cinq ou six fois plus longtemps que vous n’auriez dû le faire.

Et j’en restai là. Notre petite discussion à propos du discours de Bonforte avait été suivie d’une période de collaboration où tout en nous supportant, nous n’avions pas enterré la hache de guerre, si ce n’est très légèrement sous mon omoplate. Mariage de convenance, non d’inclination comme on le voit. Je ne faisais aucune espèce d’effort pour me le concilier et ne voyais aucune raison d’en faire. Décidément, ses parents devaient s’être rencontrés une seule petite fois, à l’occasion d’un bal masqué. Je ne suis pas partisan des querelles entre membres d’une même troupe. Mais la seule conduite que Corpsman aurait admise de ma part, c’était celle du domestique, le chapeau à la main et très humblement :

— Oui, monsieur ! bien, m’sieur !

Et ça, je n’étais pas prêt à le lui concéder. Même pour assurer ma paix. J’étais un professionnel engagé pour exécuter une tâche professionnelle particulièrement ardue, et les professionnels n’ont pas l’habitude de passer par l’escalier de service. Et on les traite avec respect.

Donc je l’ignorai, mais je demandai à Rog :

— Où est Penny ?

— Elle est avec lui. Dak et le toubib également.

— Ah ! il est là ?

— Oui… Nous l’avons installé dans la chambre prévue pour l’épouse dans ce genre de résidence. C’est la seule chambre où nous sommes assurés qu’on n’entre pas et où cependant on peut l’atteindre pour les soins. J’espère qu’il ne vous gênera pas.

— Oh ! pas le moins du monde !

— Oui ! cela ne vous dérangera pas beaucoup, je pense. Les deux chambres à coucher touchant de part et d’autre au cabinet de toilette. Nous avons fermé la porte de celui-ci. Elle est insonorisée.

— Cela paraît tout à fait raisonnable… Comment est-il ?

— Mieux. Beaucoup mieux. Dans l’ensemble. Il a sa tête à lui presque tout le temps… maintenant… Vous pouvez entrer le voir, si vous voulez.

— Combien de temps, d’après le Dr Capek, faudra-t-il encore avant qu’il puisse se montrer en public ?

— Difficile à dire. Pas longtemps.

— Combien de temps ? deux ou trois jours ? Assez peu de temps pour que nous puissions annuler tous les rendez-vous ? pour que nous puissions le rendre invisible ? Rog, je ne sais pas si vous me comprenez bien, mais si content que je sois d’être admis à lui présenter mes respects, je ne crois pas que ce soit à conseiller. Je veux dire avant la dernière représentation. J’ai peur que cela ne fiche en l’air mon interprétation.

Et en effet, j’avais commis la terrible erreur d’assister aux funérailles de mon propre père. Et pendant plusieurs années après ça, quand je pensais à lui, je ne le voyais plus que mort, à l’intérieur de son cercueil. Ce n’est que très lentement, peu à peu, que je devais retrouver sa vraie image, celle d’un homme viril et dominateur, qui m’avait élevé d’une main ferme et montré les éléments de mon art. Je redoutais qu’il ne m’arrivât la même chose ou à peu près, avec Bonforte. Je me trouvais occupé à interpréter l’homme bien portant, dans toute la puissance de son tempérament, tel que je l’avais vu et entendu à la stéréo. Si, brusquement, je faisais sa connaissance sous la forme d’un homme malade, ce nouveau souvenir obscurcirait et fausserait la représentation que j’incarnais de lui.

— Je n’insiste pas, dit Clifton. Vous êtes meilleur juge que moi. Il est possible que nous puissions nous arranger pour que vous ne paraissiez plus du tout en public, mais je voudrais vous garder en réserve, tout prêt à servir, jusqu’à ce qu’il ait tout à fait recouvré ses forces.

J’allais, à l’étourderie, lui jeter à la tête que c’était aussi la volonté de l’empereur et roi, mais me rattrapai à temps. Il faut dire que le choc subi parce que l’empereur m’avait percé à jour m’avait fait sortir de mes gonds. Ce qui me remit à l’esprit cette histoire des nominations. Je tendis la liste à Corpsman :

— Voilà l’état de service, lui dis-je. Vous constaterez qu’il y a une légère modification : De la Torre au lieu de Braun.

Hein ! !!

— Je dis : Jesus de la Torre au lieu de Lothar Braun. C’est le désir de l’empereur.

Clifton semblait surpris.

Corpsman semblait à la fois surpris et hors de lui :

— L’opinion de l’empereur n’y change rien du tout, dit-il, puisqu’il n’a pas le droit de la donner !

Et Clifton à sa rescousse :

— Bill a raison, Chef. Spécialiste de droit constitutionnel, je sais ce qu’il en est et je vous confirme que la confirmation du choix des ministres par le souverain est de pure forme. Vous n’auriez pas dû le laisser y changer quoi que ce soit.

J’éprouvais le désir de faire du bruit. Mais la personnalité calme de Bonforte s’imposant à moi, je m’en abstins. J’avais eu une journée difficile. Et en dépit d’une représentation brillante, le désastre s’était imposé à moi et m’avait déprimé. J’aurais pu faire valoir auprès de Rog que si Guillaume n’avait pas été réellement un grand bonhomme, royal dans le meilleur sens du terme, nous serions tous dans le bain, simplement parce qu’on ne m’avait pas préparé convenablement à mon rôle. Au lieu de quoi, je leur dis simplement :

— C’est fait, et on n’y peut plus rien.

Corpsman répondit :

— C’est ce que vous croyez, vous. Moi, j’ai remis la liste exacte aux journalistes, il y a deux heures de ça, Rog, tu ferais mieux de donner tout de suite un coup de fil au palais, et de…

— Suffit ! hurlai-je, et je poursuivis à voix contenue. Comprenez-moi, Rog, du point de vue légal, vous avez certainement raison, je n’en sais rien. Tout ce que je sais, c’est que l’empereur se sentait tout à fait libre de discuter la nomination de Braun. Maintenant si l’un de vous deux éprouve le besoin d’aller discuter avec l’empereur, ce n’est pas moi qui vais l’empêcher. Moi, je ne vais plus nulle part. J’ôte cette camisole de force d’il y a deux cents ans, j’enlève mes chaussures, et je bois quelque chose de fort dans un grand verre. Après quoi, au lit !

— Attendez, Chef, dit Clifton : il y a une émission de cinq minutes prévue au Grand Réseau. Vous annoncez la composition de votre ministère.

__C’est vous qui me remplacerez, Rog. Est-ce que oui ou non vous êtes premier vice-ministre ?

— Bon, Chef.

Mais Corpsman insistait :

— Mais alors, Braun ? on lui a promis la place, non !

— Pas que je sache, Bill, lui répondit Clifton : j’ai lu toutes les dépêches. On lui a demandé s’il était prêt éventuellement, comme à tous les autres. C’est de ça que tu veux parler ?

Corpsman hésita, comme un acteur qui ne connaît pas tout à fait assez bien son rôle :

— Naturellement. Mais ça revient au même.

— Non ! il n’y a rien de fait jusqu’au moment où on annonce la constitution du cabinet.

— Mais on l’a annoncée. Comme je te l’ai dit. Il y a deux heures déjà.

— Mmm… Eh bien, Bill mon ami, tu vas te prendre par la main et dire aux camarades que tu t’es foutu dedans. Ou alors, je m’en vais les appeler, moi, et leur dire qu’il y a eu erreur, et qu’une première liste leur a été communiquée avant qu’elle ait été approuvée par M. Bonforte. Mais qu’il faut la corriger avant que l’annonce soit faite à la radio.

— Tu veux dire que tu vas le tirer d’affaire, lui donner raison ?

(Lui, dans la bouche de Bill, signifiait plutôt moi que Guillaume. Mais Rog fit semblant de comprendre le contraire.)

— Oui, Bill, ce n’est pas le moment de nous mettre sur les bras une crise constitutionnelle. L’affaire n’en vaut pas la peine. Alors, vas-y ; fais ton communiqué. Ou si tu veux que je le fasse moi ?

— Je préfère m’en occuper moi-même.

Et il fit mine de se retirer.

— Un moment, Bill, criai-je. Puisque vous vous mettez en communication avec les agences de presse, j’ai une petite déclaration à leur faire.

— Qu’est-ce qu’il va encore inventer ?

— Oh ! pas grand-chose (De fait, je me sentais soudain écrasé de fatigue à cause de ce rôle que je jouais et de la tension qu’il créait pour moi.) Vous leur direz simplement que M. Bonforte souffre d’un refroidissement et que son médecin particulier lui ordonne de garder la chambre… J’en ai ma claque pour le moment.

— Pas un refroidissement, dit Corpsman, une broncho-pneumonie.

— A votre aise !

Quand il nous eut quittés, Rog se tourna vers moi :

— Ne vous laissez pas abattre, Chef. C’est un métier où il y a de bons et de mauvais jours.

— Non, Rog, sérieusement, je me fais porter pâle. Vous pourrez l’annoncer à la stéréo, ce soir.

— Ah ?

— Oui ! je vais prendre le lit et je compte ne pas le quitter. Il n’y a aucune raison que Bonforte n’ait pas un rhume jusqu’à ce qu’il se sente assez d’attaque pour reprendre son personnage lui-même. Chacune de mes apparitions accroît les probabilités pour que quelqu’un découvre que quelque chose cloche. Et il suffit que je fasse un mouvement pour que cette tête de cochon de Corpsman grogne, quoi que je fasse. Un artiste ne peut rien réussir s’il y a toujours quelqu’un qui passe son temps à tout lui compliquer. Ainsi donc, ça suffit comme ça et on baisse le rideau.

— Ne vous tracassez pas pour si peu, Chef. A partir de maintenant, je vous débarrasse de Corpsman… Ici, d’ailleurs, nous n’allons pas nous trouver dans les jambes les uns des autres comme nous l’étions à bord.

— Non, Rog, inutile d’insister, j’ai pris cette décision et je vais m’y tenir… oh ! vous pouvez compter sur moi. Je resterai là jusqu’à ce que M. Bonforte soit capable de recevoir. Et on pourra faire appel à moi pour les cas d’urgence. (Il me revenait soudain que l’empereur m’avait demandé de rester, qu’il avait considéré comme allant de soi que je resterais.) Mais réellement, il vaut mieux qu’on ne me voit pas… Pour le moment, nous y sommes arrivés. Oui, on sait. Il y a quelqu’un qui est au courant. Quelqu’un qui n’ignore pas que ce n’est pas un véritable Bonforte qui a subi la cérémonie de l’adoption. Mais il n’ose pas soulever le débat. Il a peur d’élever le conflit et il manque de preuves. Ce même quelqu’un soupçonne qu’on a pris un double pour l’envoyer rendre visite à l’empereur, ce matin. Ce n’est pas sûr. Comment savoir ? Puisqu’il y a toujours une possibilité pour que Bonforte en personne, le vrai, ait pu se remettre suffisamment à temps pour aller au Palais, lui-même, en chair et en os. C’est bien ça, non ?

— Hum ! Je crains qu’ils ne soient tout à fait sûrs que vous êtes un double, Chef.

— Hein ?

— Oui ! Nous avons un peu nuancé la vérité pour vous empêcher d’être nerveux. Le toubib, dès son premier examen, a été convaincu que, sauf miracle, M. Bonforte ne pourrait pas se rendre à l’audience impériale. Ceux qui lui ont fait cette piqûre doivent être au moins aussi au courant que nous.

— Mais alors, vous vous moquiez de moi quand vous me disiez qu’il était en train de se rétablir. Rog, la vérité. Comment va-t-il ? mais pas de blagues.

— Non. Je vous ai dit la vérité cette fois-là, Chef. C’est même pour ça que je vous demandais de le voir. Alors qu’auparavant ça m’arrangeait plutôt quand vous ne vouliez pas lui rendre visite… De toute manière, maintenant, il serait utile que vous y alliez… non ?

— Mmm… vous savez…(Les raisons que j’avais eues de ne pas le voir n’avaient pas changé. Au cas où j’aurais à reprendre mes fonctions, je ne voulais pas que mon inconscient me joue des tours. Je devais jouer le rôle d’un homme en bonne santé :) écoutez, Rog, tout ce que je vous ai dit vaut toujours. Et vaut même davantage eu égard à ce que vous venez de me révéler. S’ils se doutent que le Chef a été doublé, alors il ne faut pas recommencer. On les a eus à la surprise, aujourd’hui… ou peut-être n’ont-ils pas pu nous démasquer, dans ces circonstances. Mais ça peut se retrouver plus tard. Donc pas de risque inutile. Ils peuvent très bien nous préparer un piège, une trappe, je ne sais pas quelle épreuve ou quel examen ? et alors, adieu mes frères ! La bombe fait boum !

J’en étais convaincu. Bill avait eu raison. Bronchopneumonie et non rhume de cerveau.

N’empêche, tels sont les pouvoirs de la suggestion, en me réveillant, le lendemain matin, j’avais mal à la gorge et le nez qui coulait. Capek eut la bonté de me préparer le nécessaire, et à l’heure du dîner, j’avais repris consistance humaine. Mais on n’en publia pas moins un bulletin de santé où il était parlé d’une « infection par virus ». Les villes hermétiquement closes et « climatisées » de la Lune étant ce qu’elles sont, personne ne voulut s’exposer à la contagion et aucun effort persévérant ne put mettre en défaut la vigilance de mes anges gardiens. Quatre jours durant, je me reposai et bouquinai… Je devais même découvrir que la politique et l’économie pouvaient passionner. Mais jusque-là, je n’y avais jamais pensé que de loin. L’empereur m’avait fait envoyer des fleurs provenant des serres royales. Ou n’étaient-elles pas pour moi ?

Aucune importance.

Je fainéantais, je baignais dans ce luxe véritable qu’il y avait à me retrouver dans la peau de Lorenzo, ou même tout simplement dans celle de Lawrence Smith. Et je me surprenais en train de jouer, automatiquement, le rôle du Chef, dès que quelqu’un entrait. Le moyen de faire autrement. D’ailleurs ce n’était pas la peine. Puisque je ne devais voir que Penny, le Dr Capek, et aussi, quelques instants, Dak Broadbent.

Les meilleures choses empâtent la bouche, et je commençais à être aussi fatigué de ma chambre d’oisif que d’une salle d’attente de bureau de placement. C’est dire si la visite du pilote me fit plaisir :

— Alors, Dak, quoi de neuf ?

— Oh ! pas grand-chose. J’essaie de m’occuper de la vérification du matériel du navire, d’une main. Et de l’autre main, j’aide Rog autant que je peux. Le pauvre vieux ! La préparation de la campagne électorale va lui donner au moins un ulcère d’estomac… Ah ! la politique !

— Comment se fait-il, Dak, que vous vous soyez fourré là-dedans ? J’aurais cru que les voyageurs s’intéressaient à peu près autant à la politique que… mettons les acteurs. Et vous en particulier…

— Oui… C’est vrai et ce n’est pas vrai. La plupart des navigateurs se fichent du tiers comme du quart de savoir quel est le parti qui gouverne ou qui ne gouverne pas, tant qu’il y a de la marchandise à transporter à travers le ciel. Mais pour ça, il faut justement qu’il y ait du commerce. Et le commerce doit être bénéficiaire. Et pour qu’il le soit, il faut la liberté et surtout il ne faut pas de « zones défendues ». Liberté chérie ! Et à partir de ce moment, vous vous trouvez en train de faire de la politique. Personnellement, je suis d’abord venu ici pour soutenir la règle du « Voyage Continu ». C’était trop bête vraiment de voir les marchandises payer deux fois des droits d’entrée dans le cas du « commerce triangulaire ». Le projet de loi de M. Bonforte a passé. Et de fil en aiguille, ça fait six ans que je commande le yacht du patron et je représente mes collègues du Syndicat des Pilotes depuis les dernières élections générales (Soupir.) Je ne sais même pas comment ça a pu se produire.

— Alors je suppose que vous ne demandez qu’à ne pas vous représenter ?

— Tu n’as rien compris, vieux frère ! Tant qu’on n’a pas fait de politique, on ne sait pas ce que c’est que la vie.

— Mais vous venez de dire…

— Je sais bien. C’est brutal et c’est souvent sale. Et toujours beaucoup de travail et des détails ennuyeux. Mais pour les grandes personnes, c’est le seul sport possible. Les autres sont bons pour les enfants. Tous. (Il se lève.) Maintenant, faut que je m’en aille.

— Restez encore un peu, voyons.

— Peux pas. L’Assemblée se réunit demain. Il faut que j’aille aider Rog. Je n’aurais pas dû venir du tout.

— Ah ! oui ! il y a séance demain.

En effet, la Grande Assemblée devait, avant la dissolution effective, se réunir et accepter le cabinet chargé d’expédier les affaires courantes. Mais je n’y avais pas pensé. Simple routine. Une formalité comme celle qui avait consisté à présenter la liste de mon cabinet à l’empereur :

— Est-ce que Bonforte pourra faire le nécessaire ?

— Non, Mais ne vous tracassez pas. Rog présentera les excuses du cabinet pour votre, je veux dire son absence. Après quoi, il demandera que l’intérim lui soit confié à lui, Clifton, en posant la question : « Personne contre ? » Après quoi, il procédera à la lecture du discours d’investiture du premier ministre désigné. Bill est en train de l’écrire. Puis il demandera la confiance. On vote. Pas de débat. On vote. Ajourné sine die. Et chacun fonce à domicile et se met en campagne en promettant à tous les citoyens qu’il aura désormais deux femmes dans son lit, et qu’on va lui payer une centaine d’impérials tous les lundis matins. Le métier, quoi ! Ah oui, j’oubliais. Plusieurs membres appartenant au Parti de l’Humanité émettront un vote de sympathie à l’adresse du Premier, avec l’hypocrisie qui les caractérise, alors que, en vérité, ils aimeraient tellement envoyer des fleurs à son enterrement.

— Et c’est vraiment aussi simple que ça ? Et qu’est-ce qui arriverait si on refusait d’accorder la délégation à Clifton ? Je croyais que la Grande Assemblée n’acceptait pas les délégations ?

— Elle ne les accepte pas pour ce qui est du règlement ordinaire. Quand on vote, il faut ou bien être présent ou alors « pairer » (c’est-à-dire que deux membres de partis adverses s’entendent pour s’absenter en même temps au moment du scrutin). Mais la logique n’a rien à voir là-dedans. Il y a la mécanique des assemblées. Si demain, on n’accepte pas la délégation du Premier, il faut attendre son rétablissement pour voter l’ajournement sine die, afin de partir à la pêche à l’électeur, ce qui est le travail sérieux. En attendant, jusqu’à ce jour, depuis la démission de Quiroga, il y a eu le quorum. Mais l’Assemblée est aussi morte en réalité que le spectre de César. Elle doit néanmoins être enterrée dans les formes.

— Oui, bien sûr, mais supposez qu’il y ait un idiot qui trouve à redire ?

— Il n’y en aura pas. Évidemment, ça serait la crise. Mais ça ne se produira pas.

Nous nous tûmes. Dak ne faisait plus mine de prendre congé.

— Dites-moi, Dak, est-ce qu’il serait utile que je vienne prononcer ce discours ?

Ah ? Je croyais que vous aviez décidé qu’il valait mieux ne plus vous montrer sauf en cas de risque de mort ? D’ailleurs, je crois que vous aviez raison. Tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se casse.

— Naturellement, mais là, est-ce qu’il y aurait vraiment du danger ? Tout est réglé comme papier à musique. Et je ne pense pas qu’il y ait quelqu’un qui me fasse partir un pétard entre les jambes, n’est-ce pas ?

— Non ! D’habitude, on parle aux journalistes en sortant. Mais là, vu votre maladie récente, nous pourrions vous faire quitter l’Assemblée par le tunnel de sécurité. Et ne pas les voir du tout. (Là, il eut un bon sourire.) Naturellement, il reste toujours la possibilité qu’un dingue s’arrange pour réussir à passer une mitraillette dans la tribune du public… M. Bé l’a surnommée la galerie d’affût depuis qu’on l’a poivré de là-haut.

— Est-ce que vous essaieriez de me faire peur ?

— Non ! pas du tout.

Et ma jambe s’était remise à me faire mal.

— Vous avez une façon d’encourager vos amis. Dites-moi, Dak, soyez franc. Est-ce que vous désirez que je prononce ce discours ? Ou désirez-vous que je n’assiste pas à la séance de la Grande Assemblée ?

— Bien sûr que je le désire. Pourquoi diable croyez-vous que je sois venu vous rendre visite un jour où j’ai à faire par-dessus la tête, pour discuter le bout de gras, sans doute ?

Le président d’âge agita sa sonnette, l’aumônier prononça une prière qui convenait à toutes les religions représentées à l’Assemblée, et le silence se fit.

L’hémicycle n’était qu’à moitié rempli, mais la galerie était pleine à craquer. Les touristes.

Le sergent d’armes brandit sa masse.

Trois fois l’empereur exigea qu’on lui ouvrît.

Trois fois, l’entrée lui fut refusée.

A la quatrième fois, il demanda le privilège d’être admis qui lui fut accordé par acclamation.

Nous nous levâmes alors que l’empereur faisait son entrée et allait s’installer derrière le fauteuil du président. Guillaume avait revêtu l’uniforme d’amiral général et, pour obéir au règlement, il n’était suivi que par le sergent d’armes et le président.

Puis je renfonçai ma baguette de vie et de mort sous l’aisselle, me levai à ma place aux premiers bancs, et m’adressant au président – comme si le souverain n’avait pas été présent – je prononçai le discours d’investiture. Non pas celui qu’avait écrit Bill. Celui-là avait pris le chemin de l’oubliette dès que je l’avais lu. Bill en avait fait un vrai discours de campagne électorale. Et ce n’était ni le moment ni le lieu.

Mon discours, au contraire, était court et nullement partisan. Il venait tout droit des œuvres complètes de Bonforte et il ressemblait un peu à celui qu’il avait prononcé en formant un cabinet d’expédition des affaires courantes. Je me déclarais en faveur des bonnes routes et des saisons heureuses et souhaitais que chacun aimât autrui autant et plus que soi-même, exactement de la façon dont nous, bons démocrates, nous révérions Sa Gracieuse Majesté et dont elle nous le rendait. En somme, un poème en vers blancs, long de cinq cents mots.

Il fallut faire taire la tribune du public.

Rog se leva ensuite et fit voter par acclamation la liste du cabinet. Comme j’avançais, suivi d’un membre de mon parti et d’un membre de l’opposition, je pus voir les députés qui regardaient leur montre en se demandant s’ils attraperaient oui ou non la navette de onze heures cinquante-deux.

Un peu plus tard je jurai fidélité à mon souverain, compte tenu des limitations prévues par la Constitution, et je jurai de défendre les droits et les privilèges de l’Assemblée, de protéger les libertés des citoyens de l’Empire où qu’ils fussent, et, à propos, de remplir de mon mieux les devoirs de ma charge de ministre suprême de Sa Majesté. L’aumônier s’embrouilla dans une des formules du rituel, mais je le repris au passage.

Tout se passait aussi facilement qu’une annonce devant le rideau, quand tout à coup je m’aperçus que je pleurais comme une Madeleine. Une fois la cérémonie terminée, Guillaume me dit en chuchotant : « Bien joué, Joseph ! » et j’ignorerai jusqu’à mon dernier jour s’il me parlait à moi ou à mon double, et la chose me laissait indifférent. Je n’essuyai pas mes larmes, je les laissai couler. J’attendis le départ de l’empereur, puis levai la séance, la session et la législature.

Cet après-midi, Diana Ltd fit partir trois navettes supplémentaires. La Nouvelle Batavia se trouva déserte à l’exception de la cour et de quelque neuf cent mille bouchers, boulangers, fabricants de chandeliers, de fonctionnaires et de mon cabinet de poche.

A présent que je m’étais remis de mon refroidissement et que j’avais fait mon apparition en public, il aurait été dénué de sens de me dissimuler plus longtemps aux regards de l’opinion. En tant que suprême ministre supposé, je ne pouvais pas ne jamais me montrer. En tant que chef nominal d’un parti qui entreprenait une campagne électorale, je me trouvais dans l’obligation de rencontrer un certain nombre de gens. Aussi me mis-je en devoir de faire le nécessaire. Je recevais un bulletin quotidien concernant la convalescence de Bonforte. Il se rétablissait, mais lentement. Capek assurait qu’on pourrait le montrer en public à peu près n’importe quand maintenant, mais que la chose n’était pas à conseiller. Bonforte avait perdu vingt kilos et la coordination de ses mouvements n’était toujours pas fameuse.

Rog faisait vraiment de son mieux pour nous protéger l’un et l’autre. M. Bonforte savait désormais qu’on l’avait doublé. Après une première crise d’indignation, il s’était radouci et avait cédé à la nécessité. Rog menait la campagne et ne le consultait que pour les affaires de haute politique seulement. Après quoi, il me transmettait les consignes que je rendais publiques quand il le fallait.

Et je jouissais d’une surveillance presque aussi parfaite. Il était presque aussi difficile de me voir qu’un agent théâtral de premier ordre. Mes bureaux creusés sous la montagne étaient situés derrière la résidence du chef de l’opposition de Sa Majesté. Car nous ne nous étions pas installés dans les locaux plus prestigieux réservés au ministre suprême, ce qui aurait été légal mais simplement « cela ne se faisait pas » en cours de ministère d’expédition des affaires courantes. On y accédait du salon du bout. Mais pour y atteindre en entrant par l’extérieur il fallait satisfaire à six contrôles successifs à part le petit nombre des bénéficiaires d’un régime de faveur, que Rog conduisait par le tunnel spécial jusqu’au bureau de Penny, et de là, chez moi.

De telle manière qu’avant de voir qui que ce fût, j’avais le temps d’examiner son dossier. Je pouvais même ouvrir ce dossier devant moi en cours d’audience, mon bureau étant muni d’un écran lumineux dissimulé au visiteur qui permettait à Rog de me faire passer un avertissement du genre :

« Embrassez-le à mort et ne lui accordez rien du tout. »

Ou :

« Il ne demande qu’une seule chose : que sa femme soit présentée à la cour. Promettez-le-lui et qu’il s’en aille. »

Ou même :

« Attention à celui-ci, beaucoup de voix derrière lui et il est moins bête qu’il n’en a l’air. Repassez-le-moi et je marchanderai. »

Je ne sais pas qui gouvernait. Sans doute, les hauts fonctionnaires. Mais tous les matins il y avait une pile de papiers à signer sur ma table. J’y apposais la signature illisible de Bonforte, et Penny les emportait. Jamais je n’avais le temps de les lire. Les dimensions de la machine gouvernementale de l’Empire m’épouvantaient. Comme nous nous rendions à une réunion qui avait lieu en dehors de nos bureaux, Penny m’avait conduit par ce qu’elle avait appelé un raccourci et qui traversait les archives : des kilomètres et des kilomètres de classeurs qui n’en finissaient pas, tous installés sur courroies mobiles de telle sorte qu’on ne perdait pas sa journée entière quand on partait à la recherche d’un dossier.

Et Penny qui me disait que ce n’était qu’une seule aile ! Le véritable classement se trouvait, paraît-il, dans une grotte de la dimension de la Grande Assemblée. De quoi se réjouir que l’administration pour moi n’était pas une carrière, mais, si j’ose m’exprimer ainsi, une sorte de violon d’Ingres temporaire.

Voir des gens était une corvée réduite au minimum obligatoire, bien qu’inutile, étant donné que c’était Rog (ou Bonforte par son intermédiaire) qui décidait. Mon vrai travail consistait à prononcer des discours électoraux. Une rumeur sans consistance avait été lancée, selon laquelle mon cœur avait été atteint par « la maladie à virus » et qu’on m’avait conseillé de ne pas quitter l’atmosphère à basse gravité de la Lune. A vrai dire je reculais devant les risques d’une tournée de discours sur Terre, encore plus devant ceux d’un voyage à Vénus. Plus d’archives Farley si je commençais à fréquenter la foule. Sans compter les dangers inconnus des troupes d’assaut actionnistes. Ce que je ne dirais pas une fois qu’on m’aurait administré une dose même minime de néodexocaïne ! nous aimions tous mieux ne pas y songer. Et moi-même en tête.

Quant à Quiroga, il n’arrêtait pas. Il allait de continent en continent, apparaissant à la stéréo ou en chair et en os, dans les villes et dans les campagnes. Mais cela n’inquiétait nullement Rog. Il haussait des épaules et disait :

— Laissez-le faire. Il n’y a pas de voix à gagner en apparaissant devant les auditoires des réunions électorales. Cela ne sert qu’à surmener l’orateur. Le public se compose exclusivement de convaincus.

J’espérais qu’il savait de quoi il parlait.

De toute manière, la campagne ne devait durer que six semaines depuis la démission de Quiroga. Et je passais tous les jours sur les ondes soit sur l’écran des grands réseaux soit que mes discours enregistrés partent à destination de publics moins étendus, par diffusion différée. Nous commencions à avoir nos habitudes. Je recevais un brouillon, un projet. (De Bill sans doute, mais je ne le voyais jamais.) Je retravaillais dessus. Rog prenait la version revisée. Et il me la rapportait, approuvée en général, sous réserves de rares corrections de la main de M. Bé, qui se faisait tout à fait indéchiffrable. Au micro, je n’improvisais jamais autour de ce qu’il avait modifié alors que pour le reste je n’hésitais jamais à le faire. Le plus souvent, Bonforte supprimait des adjectifs, ou il renforçait l’expression.

Mais peu à peu, il y eut moins de corrections. Je commençais à savoir comment écrire.

Je ne l’avais toujours pas vu. Je sentais que je ne pourrais pas porter sa tête après l’avoir vu sur son lit de douleurs. Et je n’étais pas le seul et unique de la petite famille à ne pas l’aller voir puisque Penny avait été jetée dehors par Capek, « dans votre propre intérêt, mademoiselle ».

En effet, Penny était devenue distraite, capricieuse et irritable depuis notre arrivée à la Nouvelle Batavia. Elle avait de grands cernes noirs au-dessous des yeux comme un raton laveur. Et moi, j’attribuais tout ça à la fatigue causée par la campagne électorale, ajoutée au souci qu’elle se faisait pour la santé de Bonforte. Ce n’était qu’en partie vrai. Capek qui veillait au grain avait agi de sa propre initiative. Il lui avait fait subir une légère séance d’hypnose, lui avait posé quelques questions, puis interdit sans réplique de revoir Bonforte avant la fin de l’opération « Doublage » et mon départ.

La pauvre fille était en train de perdre la tête simplement parce qu’elle rendait visite dans sa chambre de malade à l’homme dont elle était folle d’amour sans espoir, puis qu’elle se rendait aussitôt à son travail où elle trouvait un homme qui parlait comme celui qu’elle venait de quitter, mais qui était, lui, en bonne santé. Elle commençait tout doucement à me détester.

Le bon vieux toubib alla à la racine du mal. Il lui donna ses conseils les plus réconfortants et lui interdit l’accès de la chambre de Bonforte, dorénavant. Cela ne me regardait pas et, à l’époque, l’on ne me mit pas au courant. Mais Penny se requinqua et redevint la charmante et incroyablement efficace jeune personne qu’elle était.

Et cela avait bien son importance pour moi. Une ou deux fois au moins, j’avais été sur le point de laisser tomber le grand cirque, ou plutôt je l’aurais fait si Penny n’avait pas été là.


Mais il y eut une réunion à laquelle je fus forcé d’assister. Celle de la commission exécutive électorale. Le Parti expansionniste étant un parti de minorité, n’étant que la fraction la plus importante d’une coalition de plusieurs partis qui n’avaient été maintenus ensemble que par la personnalité du Chef, il me fallait, à sa place, distribuer le sirop adoucissant à toutes ces prima donna. On m’avait tout indiqué avec des raffinements de minutie, et Rog était assis à mes côtés, prêt à me donner l’indication nécessaire en cas de besoin. Mais impossible de me faire remplacer.

Donc moins de quinze jours avant le jour des élections, nous devions tenir une réunion au cours de laquelle les « bourgs pourris » seraient distribués.

Le parti disposait toujours d’une quarantaine de circonscriptions permettant soit de transformer quelqu’un en ministre possible, soit de faciliter la tâche à un secrétaire politique. Quelqu’un comme Penny, par exemple, devenait encore beaucoup plus utile en devenant membre de l’Assemblée ce qui lui permettait de pénétrer dans tous les comités par exemple. Ou alors, d’autres raisons politiques présideraient au choix de ces candidats qu’on dotait d’une circonscription où ils seraient sûrement élus. Bonforte lui-même en avait une, ce qui lui épargnait le souci de sa propre campagne électorale. Clifton se trouvait dans le même cas. Dak en aurait bénéficié aussi, mais il n’avait pas besoin de solliciter les suffrages de ses collègues des syndicats de pilotes. Rog alla même jusqu’à me laisser entendre que si je voulais revenir un jour sous ma véritable apparence, je n’aurais qu’à parler et que mon nom figurerait sur la liste.

Certains des « bourgs pourris » étaient réservés aux fidèles du parti qu’on savait prêts à offrir leur démission dans le délai le plus bref dès qu’il serait nécessaire au parti de disposer d’un siège en faveur d’un candidat à un poste de cabinet, par exemple.

Le tout avait un très fort goût de paternalisme et de petite assemblée souveraine. La coalition étant ce qu’elle était, il fallait Bonforte pour trancher entre parties prenantes et soumettre la liste des sièges attribués. C’était une corvée des derniers jours qui précédaient de peu la rédaction des listes, ce qui permettait les modifications de la dernière heure.

Quand Rog et Dak firent leur entrée, je travaillais à un discours et j’avais donné pour instruction à Penny de ne me déranger qu’en cas d’incendie. Quiroga venait de faire, à Sydney, Australie, une déclaration absurde dont nous pouvions prouver la fausseté, de façon à le gêner fort. Je n’avais pas attendu un projet. Et je comptais que ma version serait approuvée.

Quand ils furent entrés, je leur lus mes premiers paragraphes :

— Alors, qu’en dites-vous ?

— Ça devrait lui clouer le bec, répondit Rog. Chef, voici la liste des candidatures proposées. Vous voulez jeter un coup d’œil ? Il faut que nous arrivions là-bas d’ici vingt minutes.

— Sacré meeting ! je ne vois pas du tout pourquoi j’irais là-bas ni pourquoi je regarderais la liste. Quelque chose de spécial ?

Je n’en regardai pas moins la liste : Je connaissais tous ces noms grâce aux archives Farley. D’autres, je les connaissais pour avoir rencontré ceux qui les portaient. Je savais, en outre, pour quelle raison l’on avait proposé la plupart d’entre eux.

Et puis, je m’arrêtai sur un nom :

« Corpsman, William J. »

Je fis de mon mieux pour ne montrer aucune humeur et je demandai, très calme :

— Rog, Bill figure sur cette piste, pourquoi ?

— Ah oui, je voulais vous mettre au courant, Chef. Ça n’a pas toujours collé entre vous et lui, Chef. Ce n’est pas un reproche que je vous fais puisque c’était la faute de Bill. Mais enfin, il y a toujours au moins deux points de vue auxquels on peut considérer les choses. Mais vous ne vous êtes peut-être pas rendu compte d’une chose, Chef, c’est que Bill souffre d’un grave complexe d’infériorité. D’où son caractère de cochon. Voilà pour le guérir, ou l’améliorer au moins.

— Ah ?

— Oui, c’est son ambition de toujours. Vous comprenez, le reste d’entre nous a un statut officiel, nous faisons partie de la Grande Assemblée. Je veux dire nous travaillons directement sous vos… ordres, Chef. Bill, lui, se fait du mauvais sang à ce propos. Je l’ai entendu se plaindre après le troisième verre de ce qu’il n’était qu’un « salarié ». Ça le rend amer. Cela ne vous gêne pas, n’est-ce pas ? Le parti peut se le permettre et c’est payer bon marché pour l’élimination des frictions internes au Quartier général.

J’avais tout à fait retrouvé mon sang-froid maintenant :

— Ça ne me regarde pas, vous savez. Si c’est la volonté de M. Bonforte, pourquoi voulez-vous que ça me fasse quelque chose ? (Il y eut un échange de regards entre Rog et Dak.) C’est bien ce que M. Bé désire, n’est-ce pas, Rog ?

— Mets-le au courant, Rog, dit Dak.

— Vous comprenez, Chef, Dak et moi avons décidé ça. Nous avons cru bien faire.

— Et M. Bonforte n’a pas approuvé cette désignation ? Vous lui avez demandé ?

— Non, non.

— Et pourquoi pas ?

— Ça n’en vaut pas la peine. C’est un vieil homme fatigué. Je ne l’ai dérangé que pour des décisions portant sur des questions de doctrine. Ce n’est pas le cas. La circonscription reste nôtre quel que soit celui qui la représente.

— Alors pourquoi me demander mon avis ?

— Nous pensions que vous deviez être au courant. Savoir la nouvelle et savoir pourquoi. Nous pensions que vous approuveriez.

— Moi ? Vous venez me demander de décider quelque chose qui dépend de M. Bonforte. Je ne suis pas M. Bonforte. Ou bien cette décision dépend de lui, il fallait le lui demander à lui. Ou alors elle ne dépend pas de lui et il ne faut pas me demander de l’approuver.

Dak soupira et dit à Rog :

— Mets-le au courant. Ou veux-tu que je le fasse, moi ?

Clifton enleva le cigare et dit :

— Chef, M. Bonforte a eu une attaque, il y a trois jours. On ne peut pas le déranger.

Je ne dis rien, ne bougeai pas. Me récitai tout bas une longue suite de vers. Et quand je me retrouvai en forme, je demandai :

— Comment est son esprit ?

— Oh ! il a l’esprit clair. Mais il est terriblement fatigué. Cette semaine d’emprisonnement a marqué sur lui plus que nous ne nous en étions rendu compte. Il est resté dans le coma pendant vingt-quatre heures. Il en est sorti maintenant, mais il a la moitié du visage paralysée, le visage et la moitié gauche du corps entier.

— Et que dit le Dr Capek ?

— Il pense que si le caillot disparaît, il sera comme avant. Mais il ne devra pas se fatiguer. Mais, Chef, pour le moment, il est encore malade. Et il va falloir continuer la campagne électorale sans lui.

J’eus un peu l’impression que j’avais eue en apprenant la mort de mon père. Je n’avais jamais vu Bonforte. On m’apportait ses remarques en marge de la dactylographie. Et c’est à cause de sa présence dans la chambre d’à côté, que tout avait été possible.

— Bon, eh bien, puisqu’il n’y a rien d’autre à faire, Rog…

— Oui, Chef. Il faut que nous nous rendions à cette réunion. Mais que pensez-vous de ça ?

— Oh ! (J’essayais de réfléchir. Peut-être Bonforte aurait-il songé vraiment à récompenser Bill en lui faisant donner le droit de se faire appeler « le très honorable », simplement pour lui faire plaisir. Bonforte n’était pas mesquin. Il n’était pas homme à empêcher une vache de brouter. Dans un essai sur la politique, n’avait-il pas écrit : « Je ne suis pas un intellectuel. Et si j’ai un talent quelconque, c’est celui de mettre la main sur des collaborateurs doués et de les laisser travailler. ») Bill a travaillé pendant combien de temps pour lui ?

— Depuis un peu plus de quatre ans. (Évidemment, Bonforte avait dû aimer ce que faisait Bill.)

— Quatre ans. C’est-à-dire qu’il y a eu une fois les élections générales depuis ? Pourquoi ne l’a-t-il pas fait entrer à la Chambre ?

— Je ne peux pas vous dire. Il n’en a jamais été question.

— Et Penny, quand est-ce qu’elle y est entrée ?

— Il doit y avoir à peu près trois ans. Une élection partielle.

— Eh bien, Rog, voilà la réponse.

— Je ne comprends pas.

— Mais voyons, c’est pourtant bien simple. Bonforte, s’il l’avait voulu, aurait pu faire un député de Bill à n’importe quel moment. Or, il ne l’a pas fait. Laissez cette circonscription à un démissionnaire. Et si, par la suite, M. Bé désire faire entrer Bill à l’Assemblée, il profitera d’une élection partielle pour le faire. Mais ce sera lui qui décidera.

Clifton ne fit aucun commentaire, il se contenta de dire :

— Très bien, Chef !


Quelques heures plus tard, Bill nous quittait. Je suppose que Rog avait dû lui faire savoir que son petit chantage n’avait pas réussi. Mais quand Rog m’eut mis au courant, je me sentis mal à mon aise. Mon attitude entêtée nous avait mis dans de jolis draps. Et j’en fis part à Rog. Mais Clifton n’était pas de mon avis :

— Enfin, voyons, Rog, il sait tout. C’est une idée de lui. Pensez au tas d’ordures à déverser sur notre compte à tous qu’il peut placer entre les mains des gens du Parti de l’Humanité, hein ?

— Laissez tomber, Chef, me répondit Rog, je vais vous dire, Bill est un salaud, mais ce n’est pas une salope. C’est un salaud parce qu’on ne laisse pas tomber comme ça, au milieu d’une campagne électorale, ça ne se fait pas, jamais ni sous aucun prétexte. Mais dans son métier, on ne donne pas les secrets d’un client, même quand on ne s’entend plus avec son employeur.

— Si vous pouviez avoir raison, Clifton !

— Vous verrez. Ne vous faites pas de mauvais sang pour ça. Continuez simplement à faire votre boulot.

Sans doute Rog connaissait-il mieux Bill que moi. Nous n’entendîmes plus parler de lui, et il ne nous donna plus signe de vie, et la campagne se poursuivit, se faisant plus dure à chaque jour qui passait, mais sans rien qui indiquât que notre blague géante était découverte. Je me remettais de mon émotion et me forçais à écrire de mon mieux les discours de M. Bonforte, parfois avec l’aide de Rog, parfois avec seulement son approbation. M. Bonforte, d’ailleurs, se rétablissait assez bien, mais le toubib l’avait mis au repos absolu.

Au cours de la dernière semaine, Clifton se vit dans l’obligation de se rendre sur Terre. Il y a des missions d’apaisement qu’on ne peut pas laisser faire par n’importe qui. Après tout, le vote sort des urnes et la machine électorale est plus importante sans doute que la machine à faire les discours. Mais la machine à faire les discours doit quand même tourner. Il faut aussi que les conférences de presse soient faites. Aussi, je continuais, avec Penny et Dak à mes côtés, et je commençais à me sentir beaucoup plus familier avec ce genre de problèmes. A presque toutes les questions, désormais, je pouvais répondre sans m’arrêter pour y réfléchir.

Le jour où Rog devait revenir de son voyage sur Terre était aussi le jour de la conférence bi-hebdomadaire. J’espérais qu’il serait de retour en temps utile. Mais il n’y avait aucune raison pour que je ne me tire pas d’affaire tout seul. Donc Penny me précédait, portant mes affaires. Je l’entendis faire : oh ! et s’arrêter de respirer.

Bill était assis tout au bout de la grande table.

Comme si de rien n’était. Je regardai tout autour de la salle et dis :

— Bonjour, messieurs.

— Bonjour, monsieur le Président, répondit-on.

Et j’ajoutai :

— Et bonjour, Bill. Savais pas que vous seriez là. Vous représentez qui ?

On se tut pour le laisser répondre. Tout le monde savait qu’il m’avait quitté (ou que je l’avais mis à la porte). Il sourit et répondit :

— Bonjour… monsieur Bonforte… Je travaille chez Kein, maintenant.

(Bien sûr, je savais que ça y était. Mais je ne voulais pas lui laisser la satisfaction que « ça se voit ».)

— Oh ! c’est une excellente équipe ! J’espère qu’on vous paie pour ce que vous valez… Maintenant, au travail, messieurs… Les questions écrites en premier. Vous les avez, Penny ?

Je parcourus rapidement les questions écrites, en donnant des réponses préparées. Puis, je me rassis comme d’habitude et, comme d’habitude, je demandai :

— C’est tout, messieurs, pas d’autres questions à me poser ? Il nous reste quelques minutes.

Il y eut quelques questions. Mais je ne me vis dans l’obligation de répliquer : « Pas de réponse », qu’une seule fois. Enfin, je regardai ma montre et déclarai :

— Ce sera tout pour ce matin, messieurs !

Et je me mis en devoir de me lever :

— Smythe ! cria Bill.

Je ne détournai seulement pas la tête.

Bill insista :

— C’est vous que j’appelle, Môssieu Smythe-Bonforte-de-mon-œil !

Cette fois, je relevai la tête et le regardai, avec juste ce qu’il fallait de surprise, je crois, pour un personnage important à qui l’on vient de manquer de façon peu habituelle.

Bill me montrait du doigt et il était rouge, et il criait :

— Imposteur que vous êtes ! acteur d’occasion ! espèce d’escroc !

L’envoyé spécial du Times de Londres, à ma droite, imperturbable me demandait :

— Désirez-vous que j’appelle la Garde, monsieur ?

— Non, non, il est inoffensif.

— Inoffensif, ha ! ha ! ha ! c’est ce qu’on va voir !

L’homme du Times de Londres insistait :

— Je me permets de vous assurer que ce serait plus prudent.

— Non, non ! (Puis, en plus énergique.) Cela va suffire comme ça, Bill. Je vous conseille de partir sans faire de scandale.

— Ça vous arrangerait, n’est-ce pas ?

Sur ce, il commença son histoire. Il parlait très vite. Il ne fit aucune allusion à l’enlèvement de Bonforte. Il ne mentionna même pas la part qu’il avait prise dans l’imposture. Selon lui, il s’était laissé entraîner, il avait laissé faire, mais il n’était pas un des artisans de l’escroquerie. Comme mobile ? la maladie de Bonforte. Et il insinuait assez lourdement que Bonforte avait été drogué par nous.

J’écoutais patiemment. Les journalistes portaient sur leur visage cette expression de stupeur qu’on a quand on tombe par mégarde au milieu d’une dispute de famille. Puis, il y en eut quelques-uns qui commencèrent à prendre des notes ou à dicter dans leur enregistreur de poche.

Bill s’arrêta :

— Vous avez terminé, Bill, lui demandai-je.

— Il y en a assez, n’est-ce pas ?

— Oui, plus qu’assez, Bill. Pardonnez-moi, messieurs, c’est tout. Il faut que je retourne au travail.

— Un instant, monsieur le président, cria quelqu’un, est-ce que vous comptez publier un démenti ?

Et quelqu’un d’autre :

— Vous comptez l’attaquer en diffamation, monsieur le président ?

Je commençai par la première question :

— Je n’ai pas l’intention de poursuivre. On ne poursuit pas un malade.

— Alors je suis malade ? demanda Bill.

— Ne m’interrompez pas tout le temps, Bill. Et pour ce qui est de publier un démenti, j’ai l’impression que ce ne sera pas la peine. Je constate que certains d’entre vous ont pris des notes. Il y a peu de chance que vos journaux publient cette nouvelle. Mais au cas où ils le feraient, vous pouvez ajouter ceci : Il y avait un professeur qui passa quarante ans de sa vie à prouver que l’Odyssée n’était pas l’œuvre d’Homère mais d’un autre Grec portant le même nom.

J’obtins un succès d’estime. Après quoi je m’en allai, souriant. Bill bondit sur moi :

— Si vous croyez qu’il va vous suffire de rire.

Et il me tenait le bras.

Le correspondant du Times de Londres, M. Ackroyd, le retint.

— Merci, monsieur, lui dis-je.

Et à l’adresse de Corpsman :

— Mais que désirez-vous que je fasse, Bill ? J’ai fait mon possible pour que l’on ne vous arrête pas.

— Allez-y, imposteur que vous êtes, appelez les gardes. On verra bien qui restera le plus longtemps derrière les barreaux. Attendez seulement qu’on vous prenne vos empreintes digitales.

Je poussai un soupir et déclarai :

Ceci cesse d’être une plaisanterie, messieurs, je pense qu’il faut mieux y mettre un terme. Chère Penny, voulez-vous avoir l’obligeance d’envoyer chercher de quoi prendre mes empreintes digitales, s’il vous plaît. (Je me savais perdu, mais, malheur pour malheur, autant sombrer la tête haute. Même le « traître » doit faire sa sortie en beauté.)

Mais Bill n’attendit pas. Il saisit le verre rempli d’eau devant moi :

— Ça fera l’affaire, dit-il. Nom de D…

— Bill, ce n’est pas la première fois que je vous rappelle de ne pas jurer devant les dames. Mais gardez ce verre.

— Tu parles si je vais le garder.

— Et maintenant, ça suffit. Partez d’ici, je vous prie, ou j’appelle la garde.

Il disparut. Personne ne parla :

— Osé-je présenter mes empreintes digitales à quelqu’un ?

— Monsieur le président, aucun de nous ne…, commença Ackroyd.

— Allons, allons, si jamais l’affaire rebondit, c’est un document qui vous sera nécessaire, voyons…

Nous n’eûmes pas besoin de matériel spécial. Penny avait des feuilles de papier carbone et quelqu’un retrouva un de ces carnets à feuilles de plastique qui prenaient très bien les empreintes. Après quoi, ils nous saluèrent et sortirent.

Nous atteignîmes le bureau de Penny. Là, elle s’évanouit. Je la portai jusqu’à mon cabinet de travail où je l’étendis sur le divan. Quant à moi, je m’installai devant ma table, et pendant plusieurs minutes, je tremblai de tout mon corps.

Nous ne fûmes bons à rien pour tout le restant de la journée.

Nous fîmes ce que nous faisions tous les jours à part que Penny s’arrangea pour annuler tous mes rendez-vous, et pour n’accepter aucune visite. Je devais parler, le même soir. Et j’envisageai de faire supprimer mon discours. Mais les nouvelles ne disaient pas un mot de ce qui s’était passé le matin. Sans doute qu’ils faisaient vérifier les empreintes avant de se risquer à publier quoi que ce fût. Puisqu’après tout j’étais sensé être le premier ministre de Sa Majesté. Je me décidai donc à prononcer quand même mon discours. Puisqu’il était déjà composé et que l’heure était fixée. Et pas moyen même de consulter Dak qui était à Tycho-Ville.

Ce devait être mon meilleur discours.

J’y avais mis le même genre de force que les acteurs comiques quand ils veulent empêcher la panique dans un théâtre qui brûle. Après l’enregistrement, je me mis la figure dans les mains et j’éclatai en larmes, cependant que Penny me tapait dans le dos. Et nous n’avions même pas abordé le sujet de cet horrible naufrage.

A 2000 GMT, Rog atterrit, comme je terminais d’enregistrer, et il me rejoignit aussitôt. Sans voix ni passion, je le mis au courant. Il écouta, mâchonna un cigare éteint, sans expression.

— Vous comprenez, Rog, lui dis-je comme pour m’excuser, il fallait leur donner ces empreintes. Il n’y avait pas moyen de faire autrement. Si j’avais refusé, ça n’aurait pas été dans le caractère du rôle.

— Ne vous cassez pas la tête, dit Rog.

— Hein ?

— Je vous dis de ne pas vous manger les sangs. Il y aura deux personnes d’étonnées quand vos empreintes digitales reviendront du Bureau d’Identification de La Haye. Vous, en premier, agréablement. Et notre ex-ami Bill, en second. Mais là, il y aura des pleurs et des grincements de dents. S’il a touché le prix du sang d’avance, je crains fort qu’on en reprenne sur la bête. Je le crains… je l’espère, je veux dire.

— Mais… Rog… ils ne s’arrêteront pas là. Il y a une douzaine d’autres endroits où se renseigner et vérifier. La Sécurité sociale, par exemple, etc !

— Vous croyez que nous avons fait les choses à moitié peut-être ? eh bien, non ! Dès que Dak nous a eu envoyé le signal de faire le nécessaire pour l’exécution de l’Opération Mardi gras, on a exécuté la manœuvre de sécurité. Je n’avais pas mis Bill au courant. (Il suça le bout de son cigare éteint. L’ôta de sa bouche, le regarda soigneusement :) Pauvre Bill !

Penny poussa un soupir à peine perceptible et s’évanouit de nouveau.

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