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C’est dans la même cabine (qui était la chambre d’ami, si j’ose dire, de M. Bonforte) que mon instruction devait poursuivre son cours jusqu’au moment de l’aiguillage. Je ne devais plus dormir, si ce n’est sous l’hypnose, mais je ne ressentais aucun besoin de sommeil. Le Dr Capek ou Penny étaient sans cesse à mon côté. Et ils m’assistaient. Heureusement que celui que je devais représenter avait été enregistré et photographié plus qu’aucun homme au monde, et que je disposais, en outre, de la coopération de ses intimes. La documentation était infinie. Le problème se posait de savoir ce que je pouvais m’en assimiler à l’état de veille ou sous l’hypnose.

J’ignore à quel moment je cessai de détester Bonforte. Capek devait m’assurer (et je crois qu’il disait la vérité) qu’il ne m’avait pas suggestionné sur ce point. Je ne lui avais pas demandé de le faire. Et Capek était à cheval sur ses responsabilités de médecin et d’hypnothérapeute. Non ! je suppose que c’était la conséquence fatale du rôle que j’apprenais à tenir. Je pense que je me mettrais à aimer Jack le Surineur, si j’avais à étudier son rôle. Car pour apprendre un rôle véritablement il faut pendant un temps donné devenir la personne que l’on joue. Et un homme s’aime ou alors il se suicide. Pas de milieu.

« Tout comprendre, c’est tout pardonner »… Je commençais à comprendre Bonforte.

Au moment de l’aiguillage, nous eûmes droit à ce repos d’un G que nous avait promis Dak. Nous ne fûmes jamais en chute libre. Pas un seul instant. Au lieu d’éteindre la fusée, ce que les pilotes doivent détester, tant qu’ils n’ont pas atteint terre, je suppose, l’astronef décrivit ce que Dak appelait un « tour oblique » de 180 degrés. Ce qui laisse l’astronef en plein élan, et qui est vite fait. Petit désavantage, l’effet sur le sens de l’équilibre est des plus incommodants. Cet effet a un nom… quelque chose comme Coriolanus, Coriolis ? du diable si je me rappelle !

Tout ce que je sais au sujet des astronefs ou navires de l’espace est qu’il en existe de deux sortes. Les premiers, qui partent de dessus la surface d’une planète donnée, sont véritablement des fusées. Les voyageurs (rappelons-le, c’est ainsi qu’on appelle dans les milieux spécialisés ceux qui commandent et conduisent ces engins) les ont surnommés « théières » en raison du jet de vapeur d’eau ou d’hydrogène au moyen de quoi elles se propulsent. On ne les considère pas comme de véritables « navires atomiques » même si la turbine est chauffée au moyen d’une pile atomique. Les appareils de long cours comme le Tom-Paine, surnommés navire-torche, sont vraiment des « navires atomiques », eux, qui appliquent la formule E égale MC au carré. A moins que ce ne soit M égale EC au carré ? Vous savez bien, ce truc inventé par Einstein.

Dak faisait de son mieux pour m’expliquer tout ça. Et, cela va sans dire, tout cela est du plus haut intérêt pour ceux qui se soucient de ce genre d’activités. Mais je ne puis m’imaginer la raison pour laquelle un gentleman s’en soucierait. Il me semble que chaque fois que les savants se mettent à manœuvrer leur règle à calculer, la vie devient plus compliquée. Et qu’est-ce qui n’allait pas avec le train du monde tel qu’il était ?

Pendant deux heures nous fûmes à un G, et l’on en profita pour m’installer dans la cabine de Bonforte. Je revêtis ses complets, je pris son apparence. Et chacun m’appela désormais « M. Bonforte » ou « Chef », ou (dans le cas du Dr Capek) « Joseph ». Tout cela pour m’aider à bien pénétrer le rôle.

Chacun, à l’exception de Penny, naturellement… Elle se refusait, tout bonnement, à m’appeler « M. Bonforte ». Elle faisait de son mieux pour nous aider, mais elle ne pouvait pas se décider à m’appeler de la sorte. Il était clair comme le jour que cette secrétaire aimait, en silence et sans espoir, son patron, et qu’elle m’en voulait, avec une amertume profonde, illogique, naturelle. Ce qui ne facilitait pas les choses. D’autant que je la trouvais charmante. Il est impossible qu’un homme fasse ce qu’il sait faire de mieux sous les yeux d’une femme constamment présente, en train de le mépriser. Je ne réussissais pas à la détester en retour. J’avais beau me sentir irrité, j’éprouvais du regret pour elle.

Une partie de l’équipage du Tom-Paine ignorait que je n’étais pas Bonforte. Je ne savais pas pour ma part qui exactement avait été mis au courant de la substitution, mais je n’étais autorisé à me détendre et à poser des questions qu’en présence de Dak, Penny, et du Dr Capek. J’étais persuadé que M. Washington, chef du secrétariat de Bonforte, était au courant. Mais il n’en laissa rien voir. C’était un vieux mulâtre maigre, aux lèvres serrées comme en ont les ascètes. Deux autres étaient au courant : mais ils se trouvaient non sur le Tom-Paine mais à bord du Roi des Cloches où ils nous servaient d’alibi et de couverture : Bill Corpsman, chargé des relations avec la presse, et Roger Clifton qui avait été ministre sans portefeuille, vous vous en souvenez sans doute, dans le cabinet Bonforte. Comment décrire les fonctions de Clifton ? Bonforte s’occupait de la politique, Clifton de la clientèle.

Quelqu’un avait eu la bonne idée de me procurer de véritables accessoires de maquillage. Mais je n’en usai presque point. De près, le maquillage se remarque. Même le Silicoflesh ne peut prendre la teinte exacte de la peau. Je me contentai de foncer mon teint avec du Semiperm, et de me faire la tête de Bonforte, « de l’intérieur ». Il me fallut toutefois sacrifier une partie de ma chevelure dont le Dr Capek détruisit les racines. Tant pis ! Un acteur peut toujours porter des postiches. Et j’étais maintenant convaincu que mon engagement actuel me rapporterait de quoi prendre définitivement ma retraite, au cas où tel serait mon désir.

D’un autre côté, j’avais parfois comme une bouffée de dégoût en me disant que je n’aurais pas le temps de la prendre, cette retraite. Que n’a-t-on pas dit au sujet de l’Homme-qui-en-Savait-Trop, et sur le silence de ceux qui ne sont plus. Mais non ! je commençais à avoir confiance. Ils étaient tous très gentils. Vraiment très gentils. Ce qui m’en apprenait autant au sujet de Bonforte que j’en avais déjà appris en écoutant ses discours et en regardant les films. J’apprenais qu’un homme politique n’est pas un homme seul mais une équipe homogène. Si Bonforte n’avait pas été quelqu’un de bien, il n’aurait pas eu autour de lui l’équipe qu’il avait.

La langue martienne, en revanche, me causait le plus grand souci. Je savais assez de martien, de vénusien et de jupitérien Extérieur, pour faire illusion sur la scène ou devant la caméra. Mais ces consonnes roulées ou battues, vraiment ne sont pas faciles à prononcer. Les cordes vocales de l’homme ne sont pas aussi agiles que les tympans des Martiens, du moins je le pense, et, d’autre part, la transcription, en alphabet romain, de ces noms n’en donne qu’une idée lointaine. Par exemple les « Kkk » ou les « jjj » ou les « rrr » n’ont pas plus à voir avec les sons qu’ils sont censés représenter que le g dans « gnou » ne correspond au clic aspiré que prononce le Bantou.

Heureusement, Bonforte n’était pas doué pour les langues. Et moi, d’autre part, je suis un professionnel. J’ai des oreilles qui entendent vraiment. Je peux imiter tout ce qui fait un bruit. Depuis la scie circulaire qui accroche un clou dans une bûche, jusqu’à la poule en train de couver et qu’on dérange. Il me fallait donc apprendre le peu de martien que Bonforte parlait, et apprendre à le parler aussi mal que lui. Il avait travaillé dur pour surmonter son manque de talent. Et tous les mots et toutes les phrases de martien qu’il avait appris étaient enregistrés de manière à lui permettre de se corriger.

Donc, j’étudiais ses erreurs, en m’aidant de la stéréo installée dans le bureau. Et Penny était à côté de moi, qui choisissait les bobines, et répondait à mes questions.

Il est heureux que, dans le vaste domaine des langues, le martien soit analogue aux langues humaines. On sait que le « martien de base », qui est la langue du commerce, se caractérise par une syntaxe « positionnelle » et ne comporte que des idées simples comme dans le salut : « Je vous vois », par exemple. Le « haut martien », en revanche, est polysynthétique et fortement stylisé, riche en expressions qui correspondent à chacune des innombrables nuances du système si complexe des obligations et des interdictions, des sanctions et récompenses. Tellement que Bonforte avait été quasiment débordé. Penny me disait qu’il savait lire ces points rangés en régiments qui servent d’écriture à nos lointains voisins, assez facilement, mais pour ce qui est du haut martien parlé, à peine s’il en savait une petite centaine d’expressions.

Avec quel zèle j’étudiais le petit nombre de formes qu’il connaissait !


Malgré quoi, Penny devait se donner plus de mal que moi encore. Dak et elle savaient le martien. Mais, comme Dak était retenu presque continuellement au poste de commandement (on n’avait pas remplacé Jock), c’était à elle qu’incombait la corvée de m’instruire. Arrivés aux quelques derniers millions de kilomètres de notre dernière étape, nous bénéficions maintenant d’une accélération d’un G. Dak ne descendait pas. Et moi je faisais de mon mieux pour me mettre dans la tête le rituel, que je devais connaître, de la cérémonie d’Adoption. Avec l’aide de Penny.

Je venais de réciter le petit discours où j’exprimais mon acceptation et mon adhésion au Nid de Kkkah (discours d’initiation assez comparable dans son esprit à celui que prononce un jeune Juif, orthodoxe au moment où il atteint l’âge viril, mais fixé, invariable comme le monologue fameux de Hamlet…) ; je l’avais lu, ce discours, sans oublier une seule des fautes de prononciation de Bonforte, en y mettant tous les tics faciaux du modèle. Une fois terminé, je demandai à ma collaboratrice :

— Alors, comment c’était ?

— Vraiment très bien, m’avait répondu Penny.

— Merci, Petite-Tête-Frisée ! répondis-je. (J’avais chipé cette façon de l’appeler dans les archives sonores de Bonforte. C’était ainsi que Bonforte lui parlait quand il était de bonne humeur. Et c’était tout à fait dans le ton et en situation.)

Je vous en prie, ne m’appelez pas ainsi.

Stupéfait, je la regardai, puis lui répondis, toujours « en situation » et tout à fait « dans le caractère ».

— Voyons, Penny-mon-chou…

— Et ne m’appelez pas comme ça non plus ! espèce d’imposteur, truqueur ! cabot !

Elle avait bondi sur ses pieds et couru aussi loin que les pas pouvaient la porter, c’est-à-dire jusqu’à la porte de la cabine, et là, me tournant le dos, les mains sur les yeux, les épaules secouées, elle sanglotait, furieuse.

Au prix d’un terrible effort sur moi-même, je m’évadai du personnage que j’incarnais, je laissai reparaître mes propres traits sur mon visage, rentrai le ventre, et répondis de ma vraie voix à moi :

— Miss Russel, voyons…

Elle s’arrêta de pleurer, fit volte-face, me jeta un coup d’œil et laissa tomber le menton.

Toujours de ma voix naturelle, j’ajoutai :

— Venez ici. Asseyez-vous.

Je crus qu’elle allait refuser.

Puis elle parut changer d’avis.

Enfin elle revint lentement sur ses pas, consentit à se rasseoir, les mains sur les genoux. Mais elle gardait l’expression de la petite fille qui « en a lourd sur la patate ».

J’attendis. Puis je parlai :

— Eh bien, oui, Miss Russel, je suis un acteur. Est-ce une raison pour que vous m’insultiez ?

Elle avait encore son air entêté :

— En tant qu’acteur, expliquai-je, je suis ici pour faire mon travail d’acteur. Vous savez pourquoi. Vous savez, comme moi, qu’on m’a forcé la main. Ce n’est pas un rôle que j’aurais pris les yeux ouverts, même dans un moment d’exaltation. Je déteste faire ce que je fais beaucoup plus que vous détestez me voir le faire. Malgré les assurances cordiales du capitaine Broadbent, je ne suis pas du tout sûr que je m’en tirerai sain et sauf. Et je tiens à ma peau. Je n’en ai pas de rechange… Je crois également que je sais pourquoi vous trouvez si difficile d’avoir à m’accepter. Mais ce n’est pas une raison pour compliquer encore la tâche, alors qu’il n’y a pas moyen de s’y dérober.

Mmmmmmmmmmm…, fit-elle.

— Exprimez-vous plus clairement, lui dis-je.

— C’est malhonnête et c’est indécent ! dit-elle.

Je soupirai :

— Oui ! Vous avez raison. Certainement. Plus encore, c’est une tâche impossible ! Oui ! impossible si je ne dispose pas de l’appui inconditionnel de toute l’équipe. Si bien qu’il ne nous reste plus qu’une chose à faire, une seule, et c’est…

— Quoi ?

— Il ne nous reste plus qu’à appeler le capitaine Dak Broadbent et à le mettre au courant. On arrête tout.

Elle leva la tête, pour dire :

— Impossible, on ne peut pas faire ça. Impossible.

— Et pourquoi ne le ferions-nous pas ? Il vaut beaucoup mieux, je vous assure, tout annuler à présent que de donner notre petite représentation et de faire fiasco. Et je ne peux pas faire mon numéro dans ces conditions. Il faut l’admettre.

— Mais… mais il faut… C’est nécessaire.

— Pourquoi nécessaire, mademoiselle Russel ? Pour des raisons politiques ? La politique ne m’intéresse pas le moins du monde. Et je doute fort qu’elle vous intéresse réellement. Alors pourquoi faire ?

— Parce que… lui…

Elle s’était arrêtée, incapable de poursuivre, interrompue par les sanglots.

Je me levai. Allai jusqu’à elle. Lui mit la main sur l’épaule :

— Oui ! je sais. Parce que si nous ne le faisons pas, quelque chose qu’il a mis des années à bâtir s’écroulera. Parce qu’il ne peut le faire lui-même et que ses amis en le remplaçant cherchent à faire de telle sorte qu’on ne s’en aperçoive pas. Parce que ses amis ne veulent pas le trahir. Et que vous non plus, vous ne voulez pas le trahir… Mais que, néanmoins, cela vous déchire de voir quelqu’un d’autre que lui occuper la place qui lui appartient de droit. Et, en outre, parce que vous êtes à moitié folle de chagrin et de souci à cause de lui. N’est-ce pas ?

— Oui ! souffla-t-elle.

Je lui pris le menton et lui soulevai le visage :

— Je sais la raison pour laquelle vous me supportez si difficilement, ici, à sa place, jouant son rôle… C’est parce que vous êtes amoureuse de lui. Mais je fais de mon mieux pour lui. De mon mieux. Voyons, petite fille ! est-ce que c’est une raison pour que vous me rendiez mon travail cinq ou six fois plus difficile en me traitant comme si j’étais de la boue sur vos petites chaussures ?

Elle parut ébranlée. Un instant, je crus qu’elle allait me donner une paire de gifles. Puis elle s’effondra :

— Je regrette, je regrette terriblement. Je ne recommencerai pas.

Je lui lâchai le menton et sur un ton allègre :

— Dans ces conditions, on se remet tout de suite au travail.

Mais elle n’entendait rien :

— Est-ce que vous pourrez me pardonner ?

— Mais voyons, Penny, il n’y a rien à pardonner. Vous exagériez parce que vous l’aimez et parce que vous vous faites du mauvais sang pour lui. Allons, au boulot ! Il faut que j’atteigne la perfection. Et c’est maintenant une simple question d’heures.

Et, instantanément, je repris le rôle.

Elle remit l’appareil en marche. Une fois encore, j’étudiai le visage, les manières, la prononciation et les expressions de Bonforte. Puis, je fis couper le son et la stéréo projetant l’image de mon modèle, je doublai les images. Penny me regardait, regardait l’écran. Jusqu’à la fin du film. Alors je repris mon visage à moi :

— Comment c’était ? demandai-je.

— Parfait ! me répondit-elle.

Là, je souris de son sourire à lui :

Merci, P’tite-Tête-Frisée, lui dis-je.

Il n’y a vraiment pas de quoi, monsieur Bonforte.


Deux heures plus tard, nous atteignions le lieu du rendez-vous avec le Roi des Cloches.

Dak amena Roger Clifton et Bill Corpsman à ma cabine dès qu’ils furent arrivés à bord. Je les connaissais pour les avoir vus en image. Je me levai et je criai :

— Salut, Rog… Très content de vous voir, Bill !

J’avais la voix cordiale, mais sans y appuyer. Vu leurs habitudes et leur façon de vivre, un rapide voyage sur Terre, aller et retour, cela ne faisait que quelques jours de séparation. Rien de plus. Le Tom-Paine était en ce moment sous faible accélération, le temps de changer d’orbite et de commencer à en décrire une plus serrée que celle du Roi des Cloches.

Clifton m’examina à la dérobée, puis se mit à jouer le jeu, ôta son cigare de sa bouche, me serra la main, et prononça très tranquillement :

— Je suis content que vous soyez de retour, Chef !

Clifton, petit homme chauve, d’un certain âge, faisait avocat d’affaires ou joueur de poker de grande classe.

— Rien de spécial pendant mon absence ? lui demandai-je.

— Non, Chef ! rien de nouveau ! J’ai passé les dossiers à Penny.

— Excellent !

Je tendis la main à Billy Corpsman. Mais il ne la prit pas. Au lieu de me la prendre, il se mit les mains sur les hanches, me dévisagea et poussa un sifflement entre les dents :

— Ex-tra-or-di-naire, s’exclama-t-il. Stupéfiant !… Hallucinant !… Je crois que nous tenons vraiment une chance d’emporter le morceau. (Il me regarda derechef, et recommença :) Allons, tournez-vous, Smythe… Bougez un peu. Que je vous voie marcher.

Il m’agaçait. Je ressentais le même agacement, j’en suis sûr, que Bonforte, devant ces impertinences, et, naturellement, cela se trahissait sur mon visage. Dak tira Corpsman par la manche :

— Suffit comme ça, Bill. Rappelle-toi ce que tu m’as promis.

— Va te faire foutre, ami, répondit Corpsman : est-ce que nous nous trouvons dans une pièce insonorisée, oui ?… D’ailleurs, je voulais seulement me rendre compte s’il était à la hauteur. Dites donc, Smythe, comment va votre martien. Vous le dégoisez un peu maintenant, non ?

Je répondis d’un seul mot de haut martien, un mot synthétique qui fait phrase et qui fait balle, et qui, en gros, signifie : « Les bonnes manières exigeraient sans doute que l’un de nous s’écartât à présent. » (Mais qui signifie, en fait, bien plus et mieux, de telle sorte que, quand on l’a lancé en défi, cela se termine en général par une ouverture de succession dans l’un ou l’autre Nid.)

Mais je suppose que Corpsman ne me comprit pas. Car il se contenta de cligner des yeux et de dire :

— Rien à dire Smythe, là… je m’incline. Vous nous avez jusqu’au trognon.

Mais Dak avait compris. Il prit Corpsman par le bras et il se fit insistant :

— Bill, je te répète que ça suffit comme ça. Tu es à mon bord, et c’est moi qui commande. Donc la consigne : on joue pour de vrai, à partir de maintenant. Plus de blague.

Et Clifton vint à l’appui :

— Et garde-le à l’œil, Bill. Il faut respecter la consigne. Rigoureusement. Ou alors, on risque le grabuge.:

Corpsman, accablé, haussa des épaules :

— Bon… ça va… d’accord ! Si on ne peut même plus vérifier maintenant. Après tout, c’est une idée de qui, je vous le demande un peu ? Et je réponds : C’EST UNE IDÉE DE JE. Oui, messieurs.

Puis il m’adressa un sourire en biais :

— Comment va, MONSIEUR Bonforte. Content de vous retrouver.

Il y avait une ombre d’emphase superflue dans sa façon de prononcer monsieur mais, sans ciller, je répondis à la volée :

— Bien content d’être là, Bill. Rien de particulier à me faire savoir avant de descendre ?

— Non ! je ne crois pas. Si ! Conférence de presse à Goddard-Ville après les cérémonies.

(Je le voyais surveiller du coin de l’œil l’effet de son annonce.)

— Excellent ! dis-je.

Dak intervint :

— Dis donc, Rog, qu’est-ce que tu en penses ? est-ce absolument nécessaire ? C’est déjà officiel ?

— J’allais ajouter, reprit Corpsman à l’adresse de Clifton, avant d’être interrompu par le capitaine ici présent qui a les jetons, j’allais ajouter que je puis m’en charger tout seul comme un grand et annoncer aux copains que le Chef est atteint de laryngite, à la suite des cérémonies. Ou alors, limiter la conférence de presse aux questions écrites. Mais étant donné qu’il tient si bien le coup, moi je serais d’avis de risquer la chose… Qu’en pensez-vous, monsieur… euh !… Bonforte ? Vous croyez que vous pouvez m’arranger ça ?

— Ça ne fait pas de question, Bill, voyons.

Et je me disais que si jamais je réussissais à traverser l’épreuve de martien sans encombre, il y aurait encore l’interrogatoire d’une bande de reporters à quoi il faudrait répondre jusqu’à ce qu’ils soient fatigués de me poser des questions insidieuses. Naturellement, j’avais bien attrapé la façon de parler de Bonforte. J’avais une connaissance suffisante de ses attitudes et de ses idées, et je n’avais qu’à ne pas me perdre dans les détails.

Clifton, cependant, Clifton semblait préoccupé. Il allait ouvrir la bouche, quand retentit le klaxon du bord puis une voix hurla :

On demande le capitaine au poste de pilotage. On demande le capitaine. Moins quatre minutes, j’ai dit moins quatre minutes.

— A vous de vous débrouiller, dit Dak : il faut que j’aille passer les vitesses, là-haut. Il ne reste que le jeune Epstein dans le poste.

Et il bondit dehors.

— Eh, capitaine ! cria Corpsman, et il partit sur les talons de Broadbent.

Clifton alla refermer la porte laissée ouverte par Corpsman, revint vers moi et, terriblement sérieux mais très calme, me demanda :

— Alors, vous vous sentez de force à risquer la conférence de presse ?

— A vous de dire. Moi je suis volontaire.

— Ouais, fit-il : eh bien, si ça vous va, je suis d’avis d’essayer. A condition, bien entendu, de faire poser les questions par écrit. Et que je vérifie les réponses que Bill aura données avant que vous les remettiez aux intéressés.

— Parfaitement. Et si vous pouviez vous arranger de telle manière que je puisse les regarder une dizaine de minutes avant la séance, je pense qu’il n’y aurait aucun risque. Vous savez, je travaille très vite.

— Je crois, Chef. D’accord. Dès la fin des cérémonies, nous nous arrangerons pour que Penny vous passe les réponses. Vous vous arrangerez bien pour vous glisser au lavabo. Et vous y resterez tout le temps qu’il faut.

— Je pense que ça doit coller comme ça.

— Oui ! je crois… Je dois dire que je me sens rassuré depuis que je vous ai vu. Puis-je faire encore quelque chose pour vous ?

— Non ! je ne crois pas, Rog, merci. Si. Au temps pour moi. Je voulais vous demander, que sait-on de neuf sur lui ?

— Eh bien, pas grand-chose, à vrai dire. Non ! vraiment. Il est toujours à Goddard-Ville. Ça nous le savons. Nous en sommes sûrs. On ne l’a pas emmené hors de Mars ou même en banlieue. Au cas où tel aurait été leur plan, ils ont dû y renoncer.

— Mais alors ? Goddard-Ville n’est pas un endroit important, n’est-ce pas ? Pas plus de cent mille habitants ? Qu’est-ce qui ne va pas ?

— Ce qui ne va pas, justement, c’est que nous ne voulons pas admettre officiellement que vous… je veux dire, lui, ait été kidnappé. Une fois terminée cette histoire d’Adoption, on peut très bien vous mettre à l’abri et annoncer alors que l’enlèvement vient de se produire. Et faire démonter la ville boulon par boulon. La municipalité appartient tout entière au Parti de l’humanité. Mais il faudra bien qu’ils marchent avec nous, mais après l’Adoption, pas avant. Et vous verrez s’ils s’y mettront de bon cœur, vous n’aurez jamais rien vu de pareil, tant ils seront mortellement inquiets de remettre la main sur lui avant que le Kkkahgral entier ne leur tombe dessus et qu’on leur fasse tomber la ville sur la tête.

— On n’a jamais fini d’en apprendre sur le compte des Martiens et de la psychologie.

— Nous en sommes tous là.

— Écoutez, Rog, mm… Qu’est-ce qui vous conduit à croire que… qu’il soit encore vivant ? Est-ce que leur but ne serait pas atteint s’ils le tuaient purement et simplement. (Je pensais à part moi qu’il était si facile de se débarrasser d’un corps pour peu qu’on fût suffisamment déterminé.)

— Je vois ce que vous voulez dire… Eh bien, là aussi il y a une notion martienne dont il faut tenir compte. Une notion de « convenance » (en martien dans le texte). Comprenez bien : la mort est la seule excuse qu’on puisse admettre en cas d’obligation non remplie. Si l’on ne se contentait de le tuer, purement et simplement, on se contenterait de l’adopter à titre posthume. Après quoi le Nid de Kkkahgral, suivi probablement de tous les autres Nids martiens, se mobiliserait pour le venger. Il leur serait indifférent, oh ! parfaitement indifférent de savoir que la race humaine en entier doive mourir. Mais la mort de cet être humain unique, mort organisée en vue de l’empêcher d’être adopté, ça, c’est une autre paire de manches. Question d’obligation et de convenances, de « bonnes manières » ! La réaction du Martien à des circonstances données est automatique. On croirait un instinct. Mais non, bien sûr ! ce n’est pas l’instinct. Ils sont si incroyablement intelligents. Ce qui ne les empêche pas de faire les choses les plus stupéfiantes.

Il plissa le front et ajouta :

— Je souhaiterais parfois n’avoir jamais quitté le Sussex.

Le klaxon nous fit regagner en hâte les pressoirs à cidre. Dak avait manœuvré avec beaucoup de finesse. La fusée-navette de Goddard-Ville attendait au moment où nous nous mîmes en chute libre. Transbordement qui nous fit nous retrouver tous les cinq sur la fusée navette. Cinq, cela faisait juste le compte des couchettes. Dak avait prévu la chose. Le commissaire-résident, en effet, ayant exprimé le désir d’être admis à me rencontrer, en avait été dissuadé par le message de Dak, où il lui était communiqué que ma suite et moi aurions besoin de tout l’espace disponible.

J’eus beau faire de mon mieux pour essayer de distinguer le paysage, à la descente, rien à faire ! Je ne pouvais pas ostensiblement admirer le paysage en touriste alors que j’étais censé le connaître parfaitement et le pilote de la navette ne tourna que pour l’atterrissage, et à ce moment, j’étais trop occupé à revêtir mon masque à oxygène.

Sacré masque du type martien ! Il a bien failli me faire renoncer. Je n’avais jamais essayé de le mettre jusqu’à ce moment-là. Dak n’y avait pas songé. Moi-même je n’avais pas prévu que la question se poserait. Il m’était arrivé de revêtir la tenue de plongeur spatial et l’hydropneu et je pensais que ce serait à peu près la même chose cette fois-ci. Il n’en était rien. Le modèle favori de Bonforte était un Mitsubushi « Vent du Sud », à « bouche libre », qui envoie la pression directement dans les narines et comporte une pince à nez, des olives nasales, deux tubes qui aboutissent derrière les oreilles au surtendeur pendu sur la nuque. Je dois avouer que c’est là une jolie réalisation technique puisqu’elle permet de continuer à parler, à manger et à boire, etc., tout en portant masque. A condition bien entendu, qu’on y soit habitué.

Personnellement, j’aime autant me faire introduire les deux mains d’un dentiste dans la bouche !

L’ennui avec ce genre de truc, c’est qu’il vous faut exercer un effort volontaire sur les muscles obturateurs de la bouche ou alors vous produisez un bruit de bouillotte restée sur le feu, en raison de la différence de pression qui intervient. Heureusement, le pilote de la navette rétablit la pression moyenne de Mars alors que nous avions tous chaussé le masque. Ce qui nous laissa vingt bonnes minutes pour nous y habituer. Mais pendant un fichu quart d’heure, j’avais bien cru que les lampions étaient soufflés. Tout ça à cause d’une stupide petite invention du Concours Lépine ! Mais je me souvins en temps utile que j’avais porté ce masque cent et mille fois auparavant et que par conséquent j’y étais habitué autant qu’homme au monde. Un peu plus tard, j’y croyais déjà.

Dak avait réussi à m’épargner l’heure de conversation avec le commissaire-résident. Mais il n’avait pu m’en dispenser tout à fait. Le commissaire-résident nous attendait au débarqué de la navette. L’horaire minuté empêcha d’autres contacts avec les hommes. Il me fallait gagner aussitôt la ville martienne. Incroyable mais vrai, j’allais me sentir plus en sécurité avec les Martiens qu’avec les hommes.

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