10

Tant bien que mal, nous arrivâmes au jour ultime. Nous ne devions plus entendre parler de Bill. La liste des passagers montra qu’il était parti pour la Terre deux jours après avoir fait fiasco. Je ne crois pas qu’il y eut un mot de publié à propos de quoi que ce fût, et Quiroga n’y fit même pas allusion dans ses discours.

M. Bonforte se porta de mieux en mieux, si bien que l’on put bientôt parier en toute sécurité que le président reprendrait ses fonctions après les élections. Il continuait à être paralysé. Mais nous avions notre parade. Une fois la nouvelle chambre en place, il prendrait des vacances, ce qui était une habitude consacrée pour tous les hommes politiques. Il se reposerait sur le Tommie, de façon à n’être point dérangé. En cours de voyage, on me ferait partir et rentrer sur Terre en fraude. Et le chef aurait une attaque sans gravité, causée par les fatigues électorales.

Il y aurait des empreintes digitales à changer. Rog s’en chargerait. Mais on pourrait pour le faire attendre tranquillement un an ou deux.

Le jour des élections, j’étais heureux comme un jeune chien qu’on a enfermé dans le cabinet aux chaussures. Le doublage était fini. J’avais enregistré deux discours de cinq minutes chacun destinés l’un et l’autre au grand réseau. L’un, magnanime, acceptait la victoire et toutes ses charges. L’autre admettait la défaite, avec élégance. Cela terminé, j’avais attrapé Penny et l’avais embrassée. Ce qui n’avait même pas paru la gêner.

Restait un service commandé. M. Bonforte avait demandé à me voir, à me voir en lui… Maintenant, ça m’était égal. Maintenant que l’effort se terminait, je ne craignais plus de le voir. Le représenter devant lui-même, c’était comme une scène de revue, excepté que je ne tricherais pas. Que dis-je ? Ne pas tricher est l’essence même de l’art du comédien.

La famille entière se réunirait dans le salon du haut, car M. Bonforte n’avait pas vu le ciel depuis plusieurs semaines. Et nous attendrions ensemble les résultats. Après quoi nous arroserions notre victoire ou alors nous boirions pour noyer nos chagrins, en jurant de faire mieux la prochaine fois. Mais ne pas compter sur moi pour ça. J’avais fait ma première et ma dernière campagne électorale. Plus jamais de politique. Je me demandais même si je remonterais sur les planches. Pas sûr. Je venais de jouer sans une seconde de répit pendant six semaines pleines, ce qui équivalait à cinq cents représentations ordinaires. Joli succès pour une pièce !


Ils montèrent sa chaise roulante par l’ascenseur. Je restai dehors tant qu’il ne fut pas étendu sur le divan. Le minimum d’égards exige que les ridicules d’un homme donné ne soient pas mis en valeur devant de parfaits étrangers. De plus, j’avais une entrée à faire.

Mais la surprise faillit me couper mes effets. Quoi ! mais il avait l’air d’être mon père ! Oh, simple ressemblance de famille ! lui et moi nous ressemblions l’un l’autre infiniment plus qu’aucun de nous ne ressemblait à mon père. Mais la ressemblance y était et l’âge aussi, car vraiment il ne faisait pas jeune. Il ne se doutait pas du coup de vieux qu’il avait pris. Ah ! cette maigreur et ces cheveux blanchis !

Immédiatement je me dis qu’il faudrait se rappeler qu’au cours des vacances dans l’espace à venir, je devrais les aider à ménager la transition, et faciliter la resubstitution. Capek, c’était sûr, s’arrangerait pour lui faire reprendre du poids. Et même, s’il n’y arrivait pas, on peut toujours donner l’impression que quelqu’un est plus gros qu’il ne l’est en réalité, sans rembourrage trop visible. Moi-même, je lui teindrais les cheveux. Quant aux divergences qu’on ne pourrait pas supprimer, on les mettrait sur le compte de l’attaque qu’il viendrait de subir. Après tout, quelques semaines avaient suffi pour le faire changer comme il avait changé. Il suffirait d’empêcher que ce changement puisse être attribué à un « doublage ».

Mais ces détails s’enchaînaient tout seuls et d’eux-mêmes, dans un coin de mon esprit. Et moi-même je débordais d’émotion. Il avait beau se trouver en mauvais état, il communiquait une force spirituelle et une virilité… Je sentais cette chaleur, j’éprouvais le même choc sacré qu’à la première rencontre avec la haute figure d’Abraham Lincoln…

Il leva la tête quand j’approchai et sourit de ce chaud sourire de compréhension et d’amitié que j’avais appris à imiter. Et de sa main valide, il me faisait signe de venir à lui. Il me serra les doigts très fort et me dit, chaleureusement :

— Comme je suis content d’enfin vous rencontrer.

Il parlait avec un peu de difficulté et, de près, je distinguais la moitié paralysée de son corps.

— Je suis très honoré et très heureux de vous rencontrer, monsieur. (Il me fallait exercer une véritable surveillance sur moi-même pour ne pas me laisser aller à imiter sa diction de malade.)

Il me regarda de bas en haut et de haut en bas, il sourit et dit :

— Mais je pense que vous m’avez déjà rencontré et que vous me connaissez très bien.

J’abaissai un regard sur moi-même :

— J’ai fait de mon mieux, monsieur.

— Fait de votre mieux… Mais vous avez réussi. Et c’est étrange de se regarder soi-même devant soi.

Je me rendais compte avec une douloureuse sympathie qu’il n’était nullement conscient de son aspect réel « à présent ». Tout changement était purement accidentel, en somme, dû à la maladie, et indigne d’attention. Mais il poursuivait :

— Est-ce que vous ne voudriez pas marcher devant moi, bouger. J’aimerais à me voir, à vous voir, à nous voir. Pour une fois que j’ai l’occasion de me mettre du point de vue du spectateur, n’est-ce pas !

Aussi me redressai-je et j’arpentai la pièce, parlai à Penny (pauvre enfant ! elle nous regardait l’un après l’autre, bouche bée), ramassai une feuille de papier, me grattai le cou, me frottai le menton, pris la baguette de vie et de mort et la brandis, puis jouai avec elle.

Bonforte était aux anges.

Aussi il y eut un bis.

Gagnant le milieu du tapis, je récitai la fin d’un de ses discours, d’un des meilleurs de ses discours, mais sans essayer de le répéter mot pour mot, c’est-à-dire en l’interprétant et en laissant le texte rouler et tonner de la façon dont il l’avait fait lui-même, et terminant sur sa phrase exactement citée :

— « L’esclave ne saurait être libéré, s’il ne se libère lui-même. Et l’homme libre, jamais vous ne pouvez le réduire en esclavage ; tout ce que vous pourrez, au mieux, c’est lui ôter la vie. »

Là, ce merveilleux silence se produisit, puis les applaudissements, Bonforte lui-même frappait le divan de la main dont il pouvait se servir encore et il me criait :

Bravo !

Dans ce rôle, ce sont les seuls applaudissements que j’aie jamais récoltés. Mais ils me suffisent.

Puis il me fit m’installer sur une chaise à côté de lui. Je le vis observer ma baguette de vie et de mort et je la lui tendis :

— N’ayez crainte, monsieur, j’ai mis la sûreté.

— Je sais m’en servir.

Il l’étudia de près, puis me la rendit. J’avais pensé que peut-être il voudrait la garder. Comme il n’en fit rien, je décidai de la remettre à Dak afin de la lui faire parvenir. Il m’interrogea sur ce que j’avais fait dans mon existence. Non ! jamais il ne m’avait vu sur la scène. Mais il avait vu papa dans Cyrano de Bergerac. Il tâchait à parler de son mieux, mais il lui en coûtait. Sa diction restait claire, mais un peu laborieuse.

Enfin il me demanda quels étaient mes intentions et mes projets. Non ! je n’en avais pas.

— Nous verrons bien, dit-il. Il y a une place pour vous. Il y a tant de travail à faire.

Mais il ne me parla pas de rétribution, ce qui m’emplit de fierté.

Les résultats commençaient à tomber et il fixa son attention sur la stéréo. A parler de façon précise, il y avait quarante-huit heures que des résultats avaient été publiés puisque l’univers extérieur et les circonscriptions sans territoire votaient avant la Terre, et même sur Terre, naturellement, le scrutin dure plus de trente heures, vu la durée de révolution du globe. Mais, à présent, arrivaient les résultats en provenance des zones les plus peuplées. La veille nous avions marqué un très net avantage. Mais Rog s’était vu dans l’obligation de calmer mon enthousiasme en m’expliquant que cela ne signifiait rien du tout, puisque les mondes extérieurs votaient toujours « expansionniste ». Ce qui comptait, c’étaient les milliards de personnes encore sur Terre, qui n’avaient jamais quitté Terre, qui ne quitteraient jamais Terre, qui ne penseraient jamais à quitter Terre.

Mais nous avions besoin de tout ce que nous pouvions ramasser en fait de suffrages dans l’univers extérieur. Les Agrariens de Ganymède avaient enlevé cinq circonscriptions sur six, et ils faisaient partie de notre coalition ! Dans Vénus, la situation ne laissait pas d’être plus délicate. Les habitants de Vénus, en effet, se trouvaient divisés entre onze ou douze partis différents à propos de points de théologie impossibles à comprendre pour un humain. Nous n’y comptions pas moins sur les suffrages des indigènes, soit directement, soit par l’intermédiaire de coalitions électorales, et à ceux des humains de là-bas qui devaient pratiquement tous nous revenir. La restriction impériale qui obligeait de n’élire exclusivement que des représentants appartenant à la race des hommes, restriction que Bonforte s’était engagé à supprimer, nous avait valu des votes sur Vénus. Mais nous ne savions pas encore combien elle nous ferait perdre de voix sur Terre.

Comme les Nids se contentaient d’envoyer des observateurs à l’Assemblée, nous n’avions à nous soucier pour Mars que du vote des colons. Nous devions l’emporter dans la masse et eux dans l’opinion éclairée. S’il n’y avait pas fraude, ce serait là aussi un gain pour nous.

Dak se penchait du côté de Rog sur une règle à calculer. Rog devant une énorme feuille de papier appliquait une formule horriblement compliquée lui appartenant en propre. Une vingtaine au moins de cerveaux métalliques géants faisaient comme lui dans l’ensemble du système solaire. Rog aimait mieux ses pronostics personnels. Il m’avait dit un jour, en passant, qu’il lui suffisait de traverser une circonscription donnée pour « renifler » les résultats et ne se tromper qu’à deux pour cent près. Et je crois bien qu’il n’avait pas menti.

Quand au Dr Capek, il restait dans son fauteuil, les mains croisées sur le ventre, détendu comme un lombric. Penny évoluait dans la pièce. Elle redressait les objets qui se trouvaient de travers et vice-versa. Puis elle allait nous chercher à boire. Mais jamais elle ne semblait regarder ni du côté de M. Bonforte ni du mien.

Jamais je n’avais participé à une soirée d’élection. Et pourtant, c’est un genre de soirée qui ne ressemble à rien d’autre. Il ya une chaleur, une intimité de passion. Peu importe, somme toute, la décision du corps électoral. On a fait de son mieux. On se trouve là au milieu de ses amis et camarades, et pendant un bon bout de temps, il n’y aura ni inquiétude ni affolement…

Je ne me rappelais pas m’être autant amusé.

Rog leva enfin la tête, me regarda, regarda M. Bonforte :

— L’Eurasie est en dents de scie, dit-il, et les Américains sont en train de se fourrer l’orteil dans l’eau pour sentir si elle est assez chaude avant de voter pour nous. La question est de savoir dans quelles proportions.

— Vous n’avez aucune idée, aucun repère ?

— Non, pas encore. Oh, le vote populaire est pour nous, mais qu’est-ce que ça va donner à la G. A. ? Il suffit d’une demi-douzaine de sièges dans un sens ou dans l’autre. Je crois que je ferais mieux d’aller voir en ville.

A strictement considérer les choses, j’aurai dû le suivre en qualité de M. Bonforte. Il était nécessaire pour le chef du Parti de paraître au siège à un moment donné au moins du soir des élections. Mais je n’avais jamais mis les pieds au siège. C’était exactement l’endroit où des tas de gens vous attrapent par un bouton de la veste et découvrent que vous n’êtes pas vous. Ma « maladie » avait expliqué mon absence pendant la campagne électorale. Et ce soir, le jeu n’en valait pas la chandelle, Rog me remplacerait. Il serrerait des mains très nombreuses. Il sourirait. Et il laisserait les pauvres filles qui avaient rempli tous les papiers l’embrasser sur les deux joues.

— Je serai de retour d’ici une heure.

— Très bien !

Et même notre petite fête en famille aurait dû descendre d’un étage et comprendre au moins Jimmy Washington. Impossible, pourtant ! A moins de renfermer M. Bonforte dans sa chambre. Et ils devaient s’amuser de leur côté. Je me levai :

— Rog, je descends avec vous et je vais saluer le harem de Jimmy.

— Vous n’y êtes pas forcé, vous savez.

— Je crois qu’il vaut mieux quand même. Et ce n’est ni ennuyeux ni risqué, n’est-ce pas ? Qu’en pensez-vous, monsieur Bonforte ?

— Je vous en serai très reconnaissant.

Nous prîmes l’ascenseur. Nous traversâmes les pièces vides et silencieuses avant d’arriver au bureau de Penny. Derrière la porte de celui-ci, c’était le vacarme, la maison de fous. La stéréo hurlait dans toute la splendeur de son intensité. Le plancher disparaissait sous une litière de papiers. Tout le monde buvait, fumait, faisait du bruit, ou les trois ensemble. Jusqu’à Jimmy Washington qui tenait un verre en écoutant les résultats. Non ! il ne buvait pas. Car il ne buvait ni ne fumait. Mais quelqu’un avait dû le lui tendre et il l’avait gardé entre les doigts. Ah ! Jimmy savait se tenir.

Je parcourus la grande salle. Je remerciai chaleureusement Jimmy, le priai de m’excuser, mais j’étais si fatigué :

— Je crois que je vais remonter et aller me mettre dans le sac à viande, Jimmy. Vous transmettrez mes excuses à tout le monde, n’est-ce pas ?

— Oui, monsieur le président, sans faute, et reposez-vous bien, nous avons besoin de vous.

Et je remontai. Rog sortait par le tunnel du public.

Penny me fit signe de ne pas parler quand je fus revenu là-haut. Bonforte avait cédé à la fatigue. La stéréo avait été mise au minimum. Dak continuait à remplir de chiffres la grande feuille où se trouvaient déjà les pronostics de Rog. Capek n’avait pas bougé. Il me salua et leva son verre à moi.

Penny me prépara un scotch and water que je bus avant de passer sur le balcon. Il faisait nuit, mais pas seulement sur le cadran de l’horloge. Et il y avait pleine Terre, au milieu d’une rivière d’étoiles de chez Van Cleef et Arpels. Je cherchais l’Amérique du Nord, je cherchais à localiser le point minuscule quitté il y avait quelques semaines seulement, et je faisais de mon mieux pour contenir mon émotion.

Mais je me vis dans l’obligation de rentrer. La nuit lunaire a quelque chose d’exagérément chaleureux. Dak remplissait toujours ses états. Rog revint prendre place devant ses papiers. Bonforte venait de se réveiller.

A présent, c’était l’heure où tombent les résultats qui comptent. Un grand silence s’était fait. On laissait Rog avec son crayon et Dak avec sa règle à calcul travailler dans toute la paix désirable. Enfin, tout à la fin, et ç’avait été long, Rog recula son fauteuil :

— Ça y est, Chef, dit-il. A nous ! La majorité de sept voix au moins, probablement de dix-neuf voix, et peut-être de plus de trente.

— Vous êtes sûr ? demanda Bonforte, après un temps.

— Positivement, Chef. Penny, changez de poste.

J’allai m’asseoir à côté de Bonforte. Il me prit paternellement la main dans sa main et nous regardâmes l’écran.

Le premier poste que Penny prit disait :

«… doute à ce propos, messieurs dames. Huit des Robots-Cerveaux ont confirmé la chose et Curiac affirme qu’elle est probable. Les Expansionnistes ont remporté une victoire dé… »

Elle tourna, le bouton :

«… confirme son droit au poste intérimaire qu’il détient pour l’instant. M. Quiroga n’a pu être atteint par nous, reporters et, par conséquent, s’est trouvé dans l’impossibilité de faire une déclaration. Mais le directeur général de sa campagne électorale déclare qu’il est impossible à présent que la conjoncture se modi… »

Le speaker poursuivait son mâchonnement mais il n’avait plus rien à nous apprendre.

Puis, il s’arrêta, lut un message qu’on lui tendait, et reprenant place devant l’écran, un grand sourire sur les traits :

— Amis et concitoyens, commença-t-il : Je cède à présent la place au ministre suprême.

Changement de décor. J’entrais en scène avec mon discours de victoire.

Et, mon Dieu, je n’étais pas mécontent. J’avais fait un très beau travail sur ce discours. J’avais l’air exténué, en sueur, mais triomphalement calme, aussi. Cela donnait l’impression d’avoir été pris absolument sur le vif.

Je venais d’entendre :

«… Et maintenant marchons main dans la main, et Liberté pour tous ! » quand j’entendis un bruit derrière moi :

— Monsieur Bonforte… Toubib, venez, docteur, vite, par ici.

M. Bonforte me tenait par la main, ses doigts me serraient, il essayait de toutes ses forces de me dire quelque chose. Inutilement. Sa bouche ne lui obéissait plus. Sa volonté de fer n’était plus d’aucune utilité pour faire agir sa faible chair.

Je le tenais dans mes bras. Un peu plus tard il ne respirait plus.


Dak et Capek l’emmenèrent par l’ascenseur. Ils n’avaient pas besoin d’aide. Rog vint vers moi. Il me frappa dans le dos. Puis s’en alla. Penny avait suivi les autres en bas. Un peu plus tard je retournai sur le balcon. J’avais besoin de respirer. C’était la même atmosphère, pompée à la machine, qu’à l’intérieur, mais plus fraîche.

On l’avait donc tué. Ses ennemis l’avaient tué aussi certainement que s’ils étaient contentés de lui enfoncer un couteau entre deux côtes. Malgré tout ce que nous avions fait et les risques que nous avions courus, ils avaient fini par le tuer…

Je me sentais paralysé par le choc. Je m’étais vu mourir. Pour la seconde fois, j’avais vu mourir mon propre père.

Combien de temps devais-je rester là, ainsi ?

Puis j’entendis la voix de Rog qui m’appelait :

— Chef ?

— Rog, je vous prie de ne pas m’appeler ainsi.

— Chef, reprit-il néanmoins, vous savez ce que vous devez entreprendre maintenant, n’est-ce pas ?

J’avais la tête qui tournait et je ne distinguais plus son visage. Et de quoi pouvait-il bien parler ? Je ne voulais pas le savoir, d’ailleurs :

— De quoi parlez-vous ?

— Chef, un homme meurt, mais le rideau continue à se lever. Vous ne pouvez pas vous en aller.

Que j’avais mal à la tête et aux yeux ! Mais il semblait m’attirer invinciblement à lui, et sa voix résonnait : «… lui ont volé sa chance de terminer et de mener à bien la tâche entreprise. Il faut la terminer à sa place. Il faut que vous, vous le fassiez revivre une seconde fois ! »

Je fis un grand effort pour me reprendre en main et pour répondre :

— Rog, vous ne savez pas ce que vous racontez. C’est absurde. C’est ridicule. Je ne suis pas un homme d’État. Je ne suis qu’un foutu acteur de rien du tout ! Je fais des grimaces pour faire rire les gens. Je ne suis bon qu’à ça !

Et à mon indicible horreur, je m’entendis le dire, je m’entendis dire ça avec la voix de Bonforte.

Rog me regardait dans le blanc des yeux :

— Mais il me semble que vous n’avez pas mal fait l’affaire jusqu’ici ?

Je tentai de changer de voix, de reprendre la situation en main :

— Rog, vous n’êtes pas dans votre assiette. Une fois que vous serez calmé, vous vous rendrez compte du ridicule de la chose. Vous ne vous trompez pas, la pièce continue. Mais pas de cette manière-là. Ce qu’il faut faire, la seule chose à faire, c’est de prendre sa place, vous. Vous avez remporté la victoire aux élections. Vous aurez la majorité. Donc, vous prenez le pouvoir et vous réalisez son programme.

Il me regarda de nouveau et il secoua la tête :

— J’admets que c’est ce que je ferais si je le pouvais. Mais je ne le peux pas. Vous vous rappelez, Chef, ces sacrées réunions de comités exécutifs ? Vous les faisiez marcher. La coalition entière tient ensemble à cause de la personnalité et de la force d’un seul homme. Si vous nous lâchez, maintenant, tout ce pour quoi il a vécu, tout ce pour quoi il est mort, aussi, va s’effondrer.

Quoi répondre ?

En six semaines, j’avais eu le loisir et l’occasion de voir fonctionner les rouages à l’intérieur de la machine politique :

— Mais, Rog, si ce que vous me dites est vrai, votre solution n’en est pas moins impraticable. Vous avez réussi à maintenir l’imposture dans la mesure où vous ne m’avez montré que dans des conditions choisies et préparées d’avance. Mais pour réussir pendant des semaines, des mois, des années, même, si je vous comprends bien… non ! ça n’est pas faisable. Je ne peux pas faire ça.

Penché sur moi, il me répondit avec toute sa conviction :

— Nous en avons parlé et reparlé. Nous avons examiné toutes les possibilités et tout prévu. Nous en connaissons les risques. Mais vous aurez l’occasion de vous mettre réellement à l’intérieur du rôle, de vieillir avec lui. Pour commencer, quinze jours dans l’espace, et même, nom de D… ! un mois, six semaines si le cœur vous en dit. Vous passerez vos journées à étudier. Son journal. Ses carnets de jeunesse. Ses notes. Vous vous en imprégnerez. Et tous, nous vous aiderons de toutes nos forces.

Pas de réponse.

Il poursuivait :

— Écoutez, Chef, vous avez appris qu’une personnalité politique, ce n’est pas une personne isolée, mais une équipe. Une équipe réunie par la recherche de fins communes et par des convictions semblables. Nous avons perdu le capitaine de la nôtre. Mais l’équipe existe toujours. Elle est toujours là.

Capek venait vers nous, du balcon. Je ne savais pas qu’il était là. Je me retournai vers lui :

— Alors, vous aussi, vous en êtes partisan ?

— Oui, répondit-il.

— C’est votre devoir, fit Rog.

Et Capek, très lentement :

— Euh ! je n’irai pas jusque-là… J’espère que vous voudrez bien accepter. Mais du diable ! si je veux vous servir de conscience… Je crois au libre arbitre… Si frivole que cela puisse paraître de la part d’un médecin. (A Clifton.) Tu sais, Rog, on ferait mieux de le laisser seul. Il est au courant. A lui de décider maintenant.

Et ils s’en allèrent. Mais sans pour autant me laisser seul. Dak, en effet, venait de faire son apparition, et à ma grande joie, il ne m’appelait pas « Chef », lui.

— Salut, Dak !

— Alors, ça va ?

Il fuma en regardant les étoiles et sans rien dire pendant un bon bout de temps. Il fumait. Il regardait les étoiles.

Enfin, il se plaça bien en face de moi et commença :

— Vieille branche, on a connu toutes sortes d’aventures ensemble. Maintenant, je te connais. Et si tu as besoin de moi, je suis avec toi pour te soutenir à coups de fusil ou à coups de poing, de mon argent ou de mes conseils, quand tu voudras et sans jamais demander pourquoi ? Si tu préfères laisser tomber, d’ac ! Ce n’est pas moi qui dirai que tu as eu tort. Et je te garderai toute mon estime. Parce que tu as vraiment fait de ton mieux.

— Merci, Dak.

— Écoute, j’ai encore un mot à te dire avant de disparaître en flammes… Voilà. Rappelle-toi simplement ceci : au cas où tu estimerais ne pas pouvoir faire l’affaire, la bande de pourris qui lui ont fait son lavage de cerveau va gagner. Tout aura été inutile. Ils auront gagné.

Et il sortit.

Je me sentais partagé.

Puis, je cédai à la vague d’attendrissement sur mon propre compte. Non ! ce n’était pas juste. J’avais ma propre vie à vivre. J’atteignais l’apogée de mes forces. Mes véritables triomphes professionnels étaient encore à venir. On ne pouvait pas me demander de disparaître dans l’anonymat du rôle d’un autre. On ne pouvait pas laisser le public m’oublier. Le public, les producteurs, les agents et les impresarii. Ils allaient m’oublier, croire que j’étais mort sans doute…

Ce n’était pas loyal. C’était trop me demander.

Un peu plus encore, et je ne pensai plus à rien. La Terre, notre mère, scintillait sereine et magnifique, immuable à travers le mouvement des deux. Comment y avait-on fêté les élections ? Mars et Jupiter, Vénus se présentaient comme autant de trophées, le long du Zodiaque. Ganymède, bien sûr n’était pas en vue, Ganymède et la lointaine colonie de Pluton…

« Les Mondes de l’Espérance », comme disait Bonforte.

Mais Bonforte n’était plus. Bonforte était mort avant son temps.

Et c’est à moi qu’on réservait de poursuivre son œuvre, de la recréer, de la ressusciter.

En étais-je capable ? pourrais-je me mesurer à lui ? A ma place, qu’aurait fait Bonforte ? Et je me rappelais comment, tout au long de la campagne électorale, je m’étais répété :

« Que ferait Bonforte ? »

Un mouvement derrière moi.

C’était Penny.

— Est-ce qu’ils vous ont envoyée ? Vous venez me convaincre ?

— Oh ! non !

Elle ne dit rien. Elle ne semblait pas attendre que je lui répondisse. Nous n’échangeâmes aucun regard. Silence. Je finis par l’appeler :

— Penny, Penny.

— Plaît-il ?

— Si j’essaie, vous m’aiderez, n’est-ce pas ?

— Oui, Chef, je vous aiderai.

Et moi, en toute humilité :

J’essaierai donc, Penny.


Tout ce qui précède, je l’avais écrit il y a vingt-cinq ans. Je voulais y voir un peu clair. Je tentais de dire la vérité sans m’épargner. Puisqu’aussi bien je ne m’adressais pas au public. Puisque je n’écrivais que pour mon médecin et pour moi-même. Après un quart de siècle, que c’est étrange, en vérité, de relire ces paroles saugrenues et sensibles d’un jeune homme. Un jeune homme dont je me souviens, mais dont j’ai quelque peine à croire qu’il ait jamais été moi. Ma femme Pénélope prétend qu’elle se le rappelle mieux que moi. Elle dit aussi qu’elle n’a jamais aimé que lui. C’est ainsi que nous change le Temps.

Et aujourd’hui, je me « souviens » des débuts de Bonforte plus et mieux que des miens propres, c’est-à-dire de ceux de ce personnage plutôt pathétique, Lawrence Smith, ou, comme il aimait à se faire appeler : « Le Grand Lorenzo. » Suis-je insensé ? Non, un schizophrène tout au plus. C’est un genre de folie inhérent au rôle que j’ai dû jouer, car il fallait pour faire revivre Bonforte, supprimer radicalement ce minable Smythe.

Sain d’esprit ou non, je sais qu’il a existé et que j’ai été lui si j’ose m’exprimer ainsi. (Les langues ne sont pas faites, décidément, pour exprimer les pensées intimes d’une personne qui en est deux à la fois.) Je pense que « le Grand Lorenzo » qui ne fut jamais un acteur à succès, non ! pas vraiment ! eut parfois des accès de folie. Son dernier rôle reste parfaitement dans la vérité du personnage. J’ai là, sous les yeux, une coupure jaunie, qui m’informe de ce qu’il « a été trouvé sans vie » dans une chambre d’hôtel de Jersey City, « à la suite de l’ingestion d’une dose trop forte de pilules somnifères », absorbées, probablement, au cours d’une crise de dépression. L’agent du décédé a communiqué, en effet, que son client n’avait plus eu de rôle depuis de longs mois. Personnellement, j’estime que cette manière d’affirmer qu’il était en chômage, si elle n’est pas diffamatoire, n’en reste pas moins peu courtoise. La date de cette coupure de presse prouve surabondamment, dans tous les cas, que Smith ne pouvait pas être présent à la Nouvelle Batavia, ni nulle part ailleurs du reste, au cours de la campagne électorale de l’année ’15.

Je devrais sans doute la brûler.

Mais il n’y a plus personne de vivant qui sache la vérité, à part Dak et Pénélope… à part, sans doute, ceux qui ont été la cause de la mort de Bonforte (l’autre).

J’ai été au pouvoir et dans l’opposition trois fois de suite, maintenant. Et c’est peut-être ma dernière législature. La première fois, je suis tombé quand nous avons finalement ouvert la Grande Assemblée aux T.E.[3] Mais les non-humains sont toujours à la Chambre, et je suis revenu au pouvoir. On accepte une certaine dose de réforme, puis on a besoin d’un peu de repos.

Les réformes subsistent.

Mais, en réalité, personne ne désire vraiment que quoi que ce soit change, aucun changement du tout.

Et la xénophobie est un sentiment profondément enraciné.

Mais le Progrès ne s’en réalise pas moins.

Comme il le faut.

Du moins si l’on est partisan de l’expansion dans le monde des astres.

Je me suis posé et je me suis reposé la question :

« Qu’aurait fait Bonforte ? »

Je ne suis pas tout à fait sûr que toutes mes réponses aient été exactes (bien que je sois assuré d’une chose : je suis celui qui connaît le mieux ses œuvres, dans tout le système solaire). Mais je n’en ai pas moins toujours tenté de rester dans la vraisemblance du personnage. Il y a très longtemps quelqu’un disait : « Si le diable remplaçait jamais le Bon Dieu, il serait forcé de prendre les attributs du Bon Dieu. »

Oh non ! je n’ai jamais regretté le métier que j’ai perdu. D’ailleurs je ne l’ai point perdu. Guillaume avait raison. Tout au plus égaré. Il y a d’autres applaudissements que ceux des mains des spectateurs. Et de toute manière, il y a toujours le rayonnement chaleureux de la bonne représentation. Peut-être n’ai-je pas tout à fait réussi. Je pense que papa dirait quand même :

« Pas mal, mon garçon ! »

Non ! je ne regrette pas. Même si j’étais plus heureux alors, ou du moins si je dormais mieux. Mais il existe une sorte de satisfaction solennelle à faire du mieux qu’on pourra pour huit milliards de personnes à peu près.

Sans doute leur existence n’a-t-elle aucune espèce de « signification cosmique », mais ils « sentent ».

Et ça fait parfois mal.

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