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Notre Lune étant une planète dépourvue d’air, un navire-torche peut y atterrir. Il n’empêche que notre Tom-Paine, qui en était un, était fait davantage pour rester dans l’espace ou s’arrêter dans les stations spatiales de service sur une orbite, à portée de navette, étant donné qu’il atterrissait sur berceau. Dommage que je n’aie pas vu ça. On dit qu’attraper un œuf sur une assiette est un jeu d’enfant en comparaison. Dak était un des cinq ou six pilotes capables de réussir ça.

Mais je n’eus même pas l’occasion de voir le Tommie dans son berceau. Tout ce que je pus admirer ce fut l’intérieur des soufflets à passagers qu’on ajusta au verrou pneumatique d’une extrémité, au tube à passagers de l’autre, tube qui nous mena à la Nouvelle Batavia et qui allait si vite qu’en raison de la gravité de la Lune, nous nous trouvâmes de nouveau en chute libre, au milieu du trajet.

Nous gagnâmes les appartements assignés au leader de l’opposition loyale, c’est-à-dire la résidence de Bonforte jusqu’aux prochaines élections. La splendeur des installations me fit rêver à ce que pouvait bien être celle de la résidence du ministre suprême. Je suppose qu’en gros, la Nouvelle Batavia est la ville de l’histoire à compter le plus grand nombre de palais. Dommage qu’on ne puisse en regarder aucun de l’extérieur. Mais ce petit inconvénient est plus que compensé par le fait que c’est la seule cité du monde impénétrable à l’action de la bombe à fusion. Ou dirais-je « pratiquement impénétrable » vu qu’il existe quelques constructions en surface qu’on pourrait détruire. Bonforte disposait ainsi d’un salon situé à flanc de falaise, avec balcon sur les étoiles et sur la Terre maternelle en personne, mais les bureaux et la chambre à coucher se trouvaient à quelque trois cents mètres de rocher au-dessous, et l’on y accédait par l’ascenseur privé.

Mais on ne me laissa pas le temps d’explorer l’appartement. Déjà je me trouvais habillé pour la cérémonie. Bonforte n’avait pas de valet de chambre, même quand il était à terre. Mais Rog insista pour que je le laissasse m’» aider ». (En vérité il m’embarrassa plutôt.) Et il en profita pour me donner les dernières instructions. Je portais l’habit de cour obligatoire : pantalon tubulaire sans forme, la jaquette terminée en pied-de-biche, plastron raide, col à oreilles et nœud blanc. La chemise de Bonforte était d’une seule pièce, sans doute parce qu’il ne se faisait pas habiller, et l’on sait que la cravate aurait dû pour bien faire être visiblement nouée assez mal pour donner les apparences de l’avoir été par des mains humaines. Mais c’est trop demander à un seul homme de s’y connaître en politique et en élégance vestimentaire.

Affreuse vêture en vérité, mais sur quoi ressortait à merveille l’ordre de Wilhelmina qui traçait une fulgurante diagonale de la ceinture à l’épaule. Oui, l’habit traditionnel était laid sans doute, mais il ne manquait pas de dignité. Un peu celle du maître d’hôtel. Décidément, j’avais bien l’air d’une personne qui attend le bon plaisir de Sa Majesté.

Rog Clifton me remit le rouleau de parchemin où figurait en théorie la liste par moi arrêtée des membres de mon cabinet. Il avait fourré dans la poche intérieure de mon habit cette liste elle-même tapée à la machine. Toujours en théorie, le propos de l’audience que m’accordait l’empereur était que je fusse mis au courant de la volonté du souverain qui me choisissait pour former le gouvernement. En foi de quoi je soumettais humblement mon projet. Et ces nominations, toujours en théorie, restaient secrètes jusqu’à l’approbation gracieuse par Sa Majesté. En fait, ma liste dactylographiée n’était que la copie de l’original qui, sitôt composé, avait été transmis par les soins de Jimmy Washington au secrétaire d’Etat impérial.

En fait aussi, le choix était arrêté. Rog et Bill avaient passé le plus clair de la traversée à s’assurer de ce que les candidats ne refuseraient pas les postes. Et les messages avaient été brouillés comme « messages d’État ». J’avais examiné le dossier Farley de chacun des candidats et de chacun des remplaçants prévus. Néanmoins, cette liste était secrète en ce sens que la presse n’en aurait connaissance qu’à l’issue de mon entretien avec Sa Majesté.

Je saisis donc mon rouleau de parchemin d’une main, et de l’autre mon bâton de vie et de mort.

— Seigneur Dieu ! s’écria Rog, horrifié. Vous n’allez pas emporter cette chose-là chez l’empereur !

— Et pourquoi ne l’emporterais-je pas ?

— Mais enfin ! c’est une arme, voyons !

— C’est une arme de cérémonie ! Ecoutez, Rog, il n’y a pas un duc ni un baron qui ne porte son épée d’apparat. Eh bien, moi, je porte ceci.

Il secoua la tête :

— Pour eux c’est une obligation. Vous ne comprenez pas l’ancienne théorie de droit qu’il y a derrière cet usage ? Leur épée signifie l’allégeance au seigneur et l’obligation où ils se trouvent de le soutenir et de le défendre, en personne, par la force des armes. Mais vous, vous êtes un roturier et traditionnellement il vous faut vous présenter devant lui sans arme.

— Non, Rog, pas du tout. Oh ! d’accord, je ferai comme vous me direz. Mais j’estime que nous passons à côté, que nous négligeons de nous laisser emporter par la vague qui va monter. Cette baguette, c’est du bon théâtre, et en même temps c’est ce qu’il convient de faire.

— J’ai peur de ne pas comprendre.

— Eh bien, voilà ! Saura-t-on dans Mars que je portais ma baguette lors de cette réception ? Je veux dire à l’intérieur des Nids ?

— Mon Dieu… oui, je suppose. Certainement !

— Mais bien entendu. Il doit y avoir la stéréo installée dans tous les Nids. J’ai remarqué un tas de récepteurs dans le Nid de Kkkah. Et on y suit toutes les informations de la cour autant et plus que chez nous. N’est-ce pas ?

— Au moins les aînés, oui ! et où voulez-vous en venir ?

— Si je porte la baguette, ils le sauront. Si je ne la porte pas, ils le sauront également. Pour eux, la chose est importante. Question de convenance, vous comprenez ? Aucun Martien adulte ne paraîtrait en dehors de son Nid autrement qu’avec sa baguette de vie et de mort. De même pour les cérémonies à l’intérieur du Nid. Des Martiens ont été présentés à la cour. Et ils portaient leur baguette, n’est-ce pas ? J’en mettrais ma main au feu !

— Oui, mais vous…

— Mais vous oubliez que je suis un Martien. Rog parut soudain ahuri. Mais je poursuivais :

— … Je ne suis pas seulement John Joseph Bonforte. Je suis Kkkahjjjerrr du Nid de Kkkah. Et si je néglige d’emporter cette baguette, je me rends coupable d’une grave inconvenance (et très honnêtement que va-t-il se passer quand ils seront au courant là-bas ? Je n’en sais trop rien. Et d’abord je ne suis pas suffisamment au courant des coutumes martiennes). Mais ce n’est pas tout. Examinez le problème dans l’autre sens. Mettez-vous à leur place au lieu de vous mettre à la nôtre. Si j’avance dans la grande galerie du Palais, la baguette à la main, c’est un citoyen de Mars qui attend d’être nommé premier ministre de Sa Majesté. Quel effet croyez-vous que cela fasse sur les Nids, hein ?

— Je… je n’y avais pas pensé.

— Moi non plus, je n’y aurais pas songé si je n’avais eu à décider s’il fallait ou s’il ne fallait pas prendre cette baguette. Mais ne supposez-vous pas que M. Bé y avait songé, lui, même avant de se laisser inviter pour l’adoption ? Rog, nous avons enfourché un tigre au galop. Il ne nous reste plus qu’à serrer les genoux et à bien nous retenir par la queue. Impossible de lâcher.

Dak, arrivé sur ces entrefaites, confirma ce que je venais d’avancer, et il s’étonnait que Clifton ait pu s’attendre à autre chose.

— Bien sûr, dit-il, que nous établissons un précédent. Mais ce n’est pas le dernier, non plus !

Mais quand il vit comment je m’y prenais pour porter mon bâton, il poussa un hurlement :

— Dieu du Ciel, mon gars ! est-ce que tu essaies de tuer quelqu’un ou seulement de faire un trou dans la muraille ?

— Mais je n’ai pas poussé sur le plot.

— Merci du peu ! Et la sûreté n’est même pas mise ! (Il me prit la baguette des mains et commença la démonstration :) Vous tournez cet anneau. Vous engagez ça dans cette rainure. Et voilà ! Votre baguette de vie et de mort n’est plus qu’une canne. Mais nous avons eu chaud.

— Désolé.

Ils me mirent entre les mains de l’écuyer personnel du roi Guillaume. Le colonel Pateel, Indien au visage affable, était revêtu de l’uniforme étourdissant des Forces Aériennes Impériales. Son salut à mon adresse devait avoir été mis au point sur la règle à calculer. Il saisissait que j’étais sur le point de devenir ministre suprême, mais que je ne l’étais pas encore tout à fait, que j’étais son aîné mais aussi un civil… et cinq degrés en moins eu égard au fait qu’il arborait la fourragère de Sa Majesté impériale sur l’épaule droite.

Il regarda la baguette de vie et de mort et très doucement :

— C’est un bâton martien, n’est-ce pas ? Curieux. Je suppose que vous voudriez le laisser ici. Il sera en sûreté.

— Non ! je compte le porter, lui dis-je.

— Monsieur, fit-il, et ses sourcils montèrent au ciel cependant qu’il attendait que je me dédise.

Je cherchai dans l’anthologie des expressions toutes faites de Bonforte et en choisis une qui servait à réprimander les importuns :

— Fiston, lui dis-je, si vous vous occupiez de vos aiguilles au lieu d’embrouiller mon tricot.

Et ses traits perdirent toute expression.

— A vos ordres, monsieur, si vous voulez me suivre…


A l’entrée de la salle du Trône, nous nous arrêtâmes. Là-bas au fond, très loin, sur l’estrade, le trône vide. De part et d’autre, faisant haie tout le long de l’immense caverne, debout, la noblesse attendait. Pateel dut faire un signal, car l’hymne impérial monta dans les airs, et nous nous immobilisâmes, Pateel, fixe comme un robot, moi-même dans une attitude lasse de vieil homme voûté convenable à mon nombre d’années ainsi qu’à mon état de fatigue. J’espère que jamais nous ne supprimerons tout le faste de la cour. Du moins pas tout à fait. Tous ces extras vêtus somptueusement, ces porte-lance forment un spectacle magnifique.

Puis, aux dernières mesures, Guillaume, prince d’Orange, duc de Nassau, grand-duc de Luxembourg, chevalier commandeur de l’Empire Romain Germanique, Amiral Général des forces impériales, conseiller des Nids Martiens, protecteur des Pauvres, et, de par la Grâce de Dieu, roi des Pays-Bas auprès de la mer et empereur des Planètes et des Espaces intermédiaires, fit son entrée, s’assit sur le trône.

Je ne distinguais pas ses traits, mais la cérémonie faisait monter en moi une chaleur de sympathie. Je ne me sentais plus hostile à la notion de royauté.

Quand il fut assis, et l’hymne terminé, il salua, et l’on sentit comme un soupir de soulagement. Pateel se retira et ma baguette sous le bras, je commençai ma longue marche, clopinant malgré l’atmosphère raréfiée. Je me retrouvai dans l’état d’esprit de mon parcours à l’intérieur du Nid de Kkkah. Mais, cette fois, je n’avais pas le trac. Le Pot-Pourri Impérial m’accompagnait, passant de Kong Christian à La Marseillaise pour attaquer The Star-Spangled Banner et ainsi de suite.

Je m’arrêtai et saluai à la première barrière. Puis à la deuxième. Puis à la troisième et dernière avant d’aborder les marches, mais sans m’agenouiller. Les nobles s’agenouillent, mais non les roturiers qui partagent la souveraineté avec le souverain. Comme à la stéréo, très souvent, la chose est mal représentée, Rog s’était assuré, en y insistant de ce que je savais au juste à quoi m’en tenir.

Ave Imperator ! prononçai-je.

Et si j’eusse été Hollandais, il m’eût fallu ajouter : Rex pour faire bon poids, mais j’étais Américain. Nous échangeâmes nos répliques en latin, lui, moi ; moi, lui ; lui me demandant ce que je sollicitais, moi lui indiquant qu’il m’avait convoqué, etc. Puis il passa à l’anglo-américain, qu’il parlait avec un léger accent.

— Vous avez servi et bien servi notre père. Nous pensons aujourd’hui que vous pouvez nous servir. Qu’en dites-vous ?

— Le vœu de mon souverain est mon vœu, sire.

— Approchez-vous de nous.

Excès de zèle sans doute. Mais l’estrade était haute et la jambe me faisait réellement mal. Les « douleurs imaginaires » sont aussi douloureuses que les autres. Tout juste si je ne m’écroulai pas. Guillaume bondit de son trône, me tendit le bras. J’entendis un halètement courir dans la salle. Le roi-empereur me sourit et dit sotto voce :

— Vieux frère, prenez-en à votre aise. Ça va être fini, du reste.

Il me fit asseoir sur le tabouret devant le trône, et il y eut un moment de malaise où je fus assis et lui ne l’était pas encore. Puis il étendit la main et je lui remis le rouleau de parchemin, qu’il déroula et fit semblant de lire.

A présent, on jouait de la musique de chambre, et la cour faisait mine de s’amuser. Les dames riaient. Les messieurs disaient des riens galants. Les éventails se déployaient. Personne ne quittait sa place et personne ne se taisait. De petits pages traversaient l’assistance, offrant des bonbons. L’un de ces chérubins s’agenouilla devant Guillaume qui se servit sans même lever la tête de la liste inexistante. Puis l’enfant me présenta son plateau et, sans savoir si cela se faisait ou non, je pris un de ces merveilleux chocolats comme on ne sait les fabriquer qu’en Hollande.

Je connaissais beaucoup de visages d’après les journaux. Presque tous les rois en chômage de la Terre étaient présents, dissimulés sous leurs titres accessoires de comtes ou de ducs. Certains avaient affirmé que Guillaume les pensionnait afin de donner de l’éclat à sa cour. D’autres prétendaient, au contraire, que c’était pour mieux les surveiller, pour mieux les distraire de la politique et d’autres ennuis. Etait également présente la noblesse de familles non régnantes d’une douzaine de pays différents, dont certains représentants travaillaient réellement pour gagner leur vie.

Je me surprenais à essayer de reconnaître et déceler le nez Bourbon, la lèvre Habsbourg, le menton Windsor.

Guillaume reposa enfin le parchemin. Instantanément ce fut la fin de la musique et des papotages. Au milieu d’un silence de mort :

— C’est une belle compagnie, monsieur, que vous me proposez là, me dit l’empereur et roi ; Nous songerons à en ratifier le choix.

— Je vous rends grâce, sire.

— Nous l’étudierons et nous vous rendrons réponse. (Puis, penché en arrière et pour moi seul :) Ne tentez pas de prendre congé en marchant à reculons. Levez-vous simplement, et retournez-vous. Je m’en vais tout de suite.

— Oh ! merci, sire ! soufflai-je à mon tour.

Il se leva. Je l’imitai. Il partit dans un tourbillon de robe de soie. Je me retournai. Remarquai des regards étonnés. Mais la musique reprit, et l’on me laissa passer, cependant que les gentilshommes se remettaient à papoter.

Pateel m’attendait à l’autre extrémité de la grande salle :

— Par ici, s’il vous plaît, monsieur.

Après l’audience de gala, la véritable audience allait se dérouler.

Une petite porte. Un escalier. Un corridor vide. Et une autre porte. Et enfin un bureau tout ce qu’il y a d’ordinaire. Un seul objet royal : la plaque de marbre gravée du blason des Orange-Nassau avec la devise immortelle : Je maintiendrai. Sur le bureau, énorme, retenue par des souliers d’enfants métallisés à la galvanoplastie, l’original de la liste des ministres que j’avais dans la poche. Et dans un cadre de cuivre, la photographie du groupe familial avec feu l’Impératrice et les enfants. Un vieux divan de cuir, éraflé, et derrière, un petit bar. Et aussi, une paire de fauteuils et un siège pivotant, pour le travail. Le mobilier d’un médecin de quartier, très occupé, mais qui ne fait pas d’embarras.

Pateel me laissa seul au milieu de toutes ces merveilles. Je ne disposais même pas du temps nécessaire à me demander s’il convenait ou non de prendre place sur un siège. Déjà entrait l’empereur :

— Salut, Joseph, me lança-t-il. Je vous rejoins tout de suite.

Derrière lui deux valets qui lui enlevaient les éléments de sa tenue d’apparat. Tous trois, ils s’engouffrèrent derrière une troisième porte. Et aussitôt il resurgit, en train de tirer sur la fermeture-éclair de sa combinaison de mécanicien.

— Vous avez pris par le plus court, mon vieux, m’expliqua-t-il. Mais moi j’ai dû faire le grand tour. Il faudra que je m’arrange pour que l’architecte du Palais me perce un tunnel du fond de la salle du Trône jusqu’ici. Je suis obligé de suivre les trois côtés du carré, ou alors, c’est la parade dans les couloirs publics, attifé comme un cheval de cirque. (Et Guillaume ajouta, pensif :) Sous cette robe de gala, je ne porte jamais rien d’autre qu’un sous-vêtement.

— Écoutez, sire, je doute que votre robe soit aussi inconfortable que ce petit rase-pet que je porte.

Il haussa des épaules :

— Chacun de nous doit s’accommoder des inconvénients de son métier. Vous ne vous êtes pas servi à boire, encore ? Et servez-moi par la même occasion.

— Et qu’est-ce que vous prendrez, sire ?

— Euhh ! fit l’empereur et roi. (Et il me lança un regard aigu avant de répondre :) Du scotch avec de la glace, comme d’habitude, naturellement !

Je ne dis rien. Je le servis. Pris pour moi-même un whisky à l’eau. J’en avais eu un frisson dans la colonne vertébrale. Si Bonforte savait que l’empereur prenait toujours son scotch avec des cubes de glace, un point c’est tout, cela aurait dû se trouver dans ses archives Farley.

Mais Guillaume acceptait son whisky sans commentaire :

— Du vent dans les turbines, dit-il.

Et je répondis :

— L’espace est libre.

Il étudiait la liste des membres du cabinet :

— Que pensez-vous de tous ces garçons, Joseph ?

— Majesté, répondis-je, c’est un cabinet-squelette.

Et en effet, nous avions fait cumuler là où la chose était possible. Bonforte, ainsi, serait chargé outre la présidence, du portefeuille de la Défense et du Trésor. Pour trois ministères, nous avions pris comme titulaires les secrétaires généraux permanents en place. C’étaient la Recherche, la Direction du Peuplement et l’Extérieur. Les ministres qui seraient nommés dans le cabinet définitif, nous en avions besoin pour la campagne électorale.

— Oui, je sais bien. Ceci est votre équipe B, en quelque sorte… Et cet homme-là ? Ce Braun, qu’est-ce que vous en pensez ?

Ah ! surprise ! J’avais compris que Guillaume approuverait la liste en bloc, sans commentaire, mais que peut-être il lui conviendrait de parler d’autre chose. Oh ! la conversation ne me faisait pas peur. Un homme peut se bâtir la réputation d’un causeur étincelant, simplement en laissant son vis-à-vis parler tout le temps.

Quant à Lothar Braun, c’était ce qu’on appelle tantôt « une de nos promesses », tantôt « un garçon d’avenir » ou le « jeune homme politique dont il a été beaucoup parlé ces derniers temps ». Ce que je savais sur son compte provenait soit des archives Farley, soit de ce que m’avaient raconté Rog et Bill. Il avait débuté après la chute de Bonforte, ce qui fait qu’on ne lui avait jamais proposé de maroquin. Mais il avait servi comme directeur de campagne électorale et adjoint du chef du groupe parlementaire du Parti. Bill avait insisté en faveur de sa nomination dans le cabinet intérimaire, le proposant pour les communications avec l’Extérieur.

Rog Clifton n’avait manifesté aucune espèce d’enthousiasme à son sujet. Il avait mis en avant, en premier, le nom d’Angel Jesus de la Torre y Perez, secrétaire général en fonction dudit ministère. Mais Bill nous avait expliqué que si Braun ne réussissait pas dans la présente combinaison, ce serait toujours une expérience utile à connaître (pour nous) et qu’il n’y aurait pas de dégâts de commis. Et Clifton avait cédé.

— Braun, dis-je, c’est un garçon qui monte. Très brillant.

Il ne fit aucun commentaire. Je cherchais à me souvenir de ce que Bonforte avait écrit à son propos dans le dossier Farley. Braun… Brillant… Travailleur… Esprit d’analyse… Quoi d’autre ? Non ! ah si ! « peut-être un rien trop aimable ». Mais cela ne suffit pas à condamner un homme. Certes, Bonforte n’avait rien dit au sujet de cesqualités aussi parlantes que la loyauté ou l’intégrité. Ce qui, peut-être, ne signifiait rien non plus, puisque aussi bien les archives Farley ne constituaient pas un recueil d’études de caractères mais seulement une documentation.

L’empereur écarta la liste :

— Joseph, avez-vous l’intention de faire entrer les Nids martiens dans l’Empire, tout de suite ?

— Mais… certainement pas avant les élections générales, Majesté.

— Enfin, vous savez très bien que je veux dire « après » les élections. Et avez-vous oublié également que vous m’appelez « Guillaume ». Majesté… Sire… de la part d’un homme qui a six ans de plus que moi, c’est stupide :

— Bien, Guillaume !

— Vous et moi, Joseph, nous savons que je ne dois pas m’occuper de politique. Nous savons également que c’est de la bêtise de le supposer. Joseph, vous avez passé toutes ces années loin du pouvoir à faire le nécessaire pour que les Nids souhaitent adhérer à l’Empire. (Il désignait ma baguette de vie et de mort.) Je crois que vous y êtes parvenu. Si vous êtes vainqueur aux élections, vous devriez pouvoir vous arranger pour que la Grande Assemblée m’autorise à proclamer l’entrée de Mars dans l’Empire. Alors ?

J’y réfléchissais :

— Guillaume, dis-je, lentement, vous savez que c’est exactement ce que nous avons l’intention de faire. Vous devez avoir une bonne raison de soulever ce problème.

Il vida son verre et m’observa, réussissant à ressembler à un épicier de Nouvelle Angleterre en train de remettre un estivant à sa place :

— Vous me demandez mon avis ? La Constitution exige que ce soit moi qui vous le demande et non le contraire.

— Votre avis m’est précieux, Guillaume. Mais je n’affirme pas que je le suivrai.

Il éclata de rire :

— Oui ! On peut dire qu’il ne vous arrive pas souvent de promettre quelque chose. Bon… admettons que vous obteniez la majorité aux élections. Mais avec une marge telle que vous éprouviez une certaine difficulté à faire voter le projet de loi accordant aux Nids la citoyenneté d’Empire. Dans ce cas-là, je vous conseillerais de ne pas poser la question de confiance. Si vous êtes mis en minorité sur ce projet-là, vous vous le tenez pour dit et vous restez en place jusqu’à la fin de la législature.

— Et pourquoi le ferais-je, Guillaume ?

— Parce que vous et moi, Joseph, nous sommes patients. Vous voyez ça (et il désignait la plaque de marbre gravée de ses armoiries avec la devise : Je maintiendrai !), ça manque d’éclat, mais l’éclat, ce n’est pas l’affaire des rois. Les rois sont là pour conserver. Pour rester en place. Le roi doit épouser la vague… Stop. Constitutionnellement parlant, cela ne devrait me faire ni chaud ni froid que vous restiez au pouvoir ou que vous l’abandonniez. Mais ce qui compte pour moi, par exemple, c’est que l’Empire ne s’effondre pas. J’estime que si vous réussissez à l’emporter sur cette affaire martienne, immédiatement à la rentrée de la Chambre, vous pouvez vous permettre d’attendre. Vos autres réalisations vous rendent populaire. Vous ramasserez des voix aux élections partielles et plus tard vous viendrez me voir pour m’annoncer que je puis ajouter « Empereur de Mars » à mes autres titres. C’est pour ça que je vous dis : Ne vous dépêchez pas.

— J’y réfléchirai, répondis-je prudemment.

— C’est ça. Maintenant, autre chose. Les déportés ?

— Nous abolissons la déportation, immédiatement après les élections et nous commençons par la suspendre, dès maintenant.

(Là, je pouvais répondre en toute tranquillité. Bonforte détestait le système de « transportation ».)

— Mais vous allez être attaqué à ce sujet ?

— Laissez-les m’attaquer. Je gagnerai des voix.

— Ça me fait plaisir de constater que vous n’avez pas perdu votre force de conviction, Joseph. Je n’ai jamais aimé voir le drapeau d’Orange sur un transport de forçats… Et le Libre-Échange ?

— Après les élections, oui !

— Et les ressources du gouvernement ?

— Nous affirmons que le commerce et la production connaîtront une telle expansion, une expansion si rapide, que les autres ressources de l’État compenseront, et au-delà, la perte subie par la suppression des Douanes.

— Et si cela ne devait pas se vérifier ?

Zut ! On ne m’avait pas préparé de réponse à celle-là ! Et l’économie restait un grand mystère pour moi. Je réussis néanmoins à sourire et à répondre :

— Écoutez, Guillaume, il faudra travailler la question. Mais le programme, tout entier, du Parti expansionniste est fondé sur l’idée que le commerce libre, et les voyages libres, la citoyenneté commune, la monnaie commune, et le minimum de lois impériales, le minimum de contrôle impérial doivent enrichir non seulement les citoyens, et leur bénéficier, mais encore l’Empire lui-même. Si nous manquons d’argent, nous en trouverons. Nous en trouverons, sans qu’il faille pour cela couper en morceaux l’Empire, faire de l’Empire la juxtaposition de minuscules bailliages et circonscriptions péagères…

Tout cela, à part la première phrase, était pur Bonforte, à peine adapté aux besoins de l’instant.

— Pas la peine, dit-il. Gardez vos discours pour les réunions électorales, je posais simplement la question… Mais vous êtes tout à fait sûr que cette liste vous convient ?

Je tendis la main. Il me passa la liste. Seigneur Dieu ! il était évident que l’empereur me précisait, pour autant que la Constitution lui permît de le faire, que, selon lui, Braun ne faisait pas l’affaire. Mais, par les flammes de l’enfer ! Qu’avais-je à faire, moi, à modifier la liste dressée par Rog et Bill ?

D’autre part, ce n’était pas la liste de Bonforte. Simplement celle qu’ils croyaient que Bonforte aurait composée s’il avait été en possession de l’intégrité de ses moyens.

Soudain, je souhaitai pouvoir opérer une rapide sortie afin d’aller demander à Penny ce qu’elle pensait de Braun.

Après quoi, je saisis une plume sur le bureau de Guillaume, barrai Braun, puis écrivis « DE LA TORRE » en grandes capitales d’imprimerie, car je n’osais toujours pas me risquer à écrire de l’écriture de Bonforte. L’Empereur se contenta d’ajouter :

— Ça m’a l’air d’une bonne équipe. Bonne chance, Joseph ! Dieu sait que vous en aurez besoin.

C’en était fini de l’audience, en tant que telle. J’avais hâte de partir. Mais l’on ne quitte pas ainsi les souverains. C’est une des prérogatives qu’ils conservent. Il désirait me montrer son atelier et ses nouveaux modèles de trains électriques. Je pense que personne n’a fait autant que lui pour faire revivre cette ancienne distraction. Personnellement, je n’ai jamais pu me faire à l’idée que c’était là une occupation d’adulte. Je n’en proférai pas moins des sons inarticulés polis au sujet de sa nouvelle locomotive-joujou, qui prétendait représenter le célèbre « Royal Scotsman ».

— Ah ! me disait-il, si on m’avait facilité les débuts, je crois que j’aurais fait un assez bon chef d’atelier ou un maître constructeur de machines. Mais le hasard de la naissance était contre moi.

— Vous croyez vraiment que vous auriez préféré ça, Guillaume ?

— Je ne sais pas, répondit-il, toujours à quatre pattes sur le tapis et les yeux fixés sur les entrailles de son monstre en modèle réduit : ce boulot que j’ai n’est pas un mauvais boulot. Pas de cadences infernales ! L’horaire n’est pas dur, la paie est bonne et la stabilité d’emploi excellente. (Compte non tenu des risques de révolution, mais pour ce qui est de ça, ma politique a toujours été heureuse.) Il faut dire qu’une grande partie du travail est fastidieuse, et pourrait être faite, aussi bien, par n’importe quel comédien de second ordre… Je soulage votre fonction d’un tas de premières pierres à poser et de revues auxquelles j’assiste, vous savez ?

— Je sais et j’apprécie votre collaboration à sa juste valeur.

— Il arrive très rarement que je puisse donner mon petit coup d’épaule dans la bonne direction, dans ce que je crois être la bonne direction. Ah ! le métier de roi est un drôle de métier, Joseph. Ne le prenez jamais, Joseph !

— Mais si j’en avais envie, je crains qu’il ne soit un peu tard.

Il fit une modification infime et précise à son jouet et poursuivit :

— Oui… Mon vrai travail ici est de vous empêcher de devenir fou.

— Ahhh !

— Mais naturellement. La « psychose situationnelle » est la maladie professionnelle des chefs d’État. Mes prédécesseurs dans la profession, ceux qui régnaient effectivement, étaient tous un petit peu braques. Et regardez vos présidents américains, combien de fois n’est-il pas arrivé que l’emploi les ait tués dans leur fleur ? Tandis que moi, je n’ai pas besoin de faire fonctionner, j’ai un professionnel comme vous pour le faire. Et vous, non plus, vous n’avez pas à subir les effets de la pression qui tue. Vous, ou ceux qui sont dans vos petits souliers, vous pouvez toujours laisser tomber si ça va trop mal. Et ce vieil empereur (c’est presque toujours le « vieil » empereur puisque, en général, nous montons sur le trône à l’âge où les autres prennent leur retraite), et ce vieil empereur est toujours là pour maintenir la continuité et pour préserver le symbole de l’État, pendant que vous autres professionnels vous redistribuez les cartes. (Il cligna de l’œil, solennel.) Mon travail n’est pas prestigieux, mais il est utile.

Il abandonna ses trains d’enfant, et nous regagnâmes le bureau. Je pensais qu’il allait me laisser partir. En effet, il me dit :

— Je devrais vous laisser retourner à votre travail. Votre voyage n’a pas été trop pénible ?

— Oh non ! j’ai travaillé.

— Naturellement. C’est bien ce que je supposais… A propos, qui êtes-vous ?

— Sire…

— Allons, mes fonctions me donnent droit, à quelques privilèges, je l’espère. Dites-moi la vérité. Il y a une bonne heure que je sais que vous n’êtes pas Joseph Bonforte. Mais je dois dire que sa propre mère aurait de la peine à s’en apercevoir. Vous avez jusqu’à ses tics. Mais qui êtes-vous ?

— Je m’appelle Lawrence Smythe, Majesté, balbutiai-je.

— Allons, prenez sur vous, mon ami. Il y a un bout de temps que j’aurais pu appeler la garde si j’en avais eu l’intention. Est-ce qu’on vous a envoyé ici pour que vous m’assassiniez ?

— Non, sire, je suis un loyal sujet de Votre Majesté !

— Vous avez une singulière façon d’en témoigner, mon ami… Très bien. Versez-vous encore un verre, asseyez-vous et racontez-moi ça.

Je le lui racontai, jusqu’au moindre détail. Mais il me fallut pour ce faire bien plus d’un seul verre de whisky de plus. Aussi commençais-je à me sentir mieux. Il parut fâché quand je lui annonçai le kidnapping de Bonforte, mais quand je l’eus mis au fait des sévices qu’on lui avait fait subir, je vis son visage s’assombrir et ses traits animés d’une fureur jupitérienne. Il se contint néanmoins et finit par me demander :

— Mais alors ce n’est plus qu’une question de jours avant qu’il retrouve la pleine forme ?

— Le Dr Capek l’assure.

— Surtout, ne le laissez pas se remettre au travail avant qu’il ait tout à fait repris. C’est un homme de valeur. Vous le savez bien. Il en vaut cinq ou six comme vous et moi. Aussi, continuez le doublage et laissez-le guérir tout à fait. L’Empire a besoin de lui.

— Oui, sire.

— Laissez tomber le « sire », s’il vous plaît. Puisque vous le remplacez, appelez-moi Guillaume comme il le fait… A propos, savez-vous que c’est ce qui m’a mis la puce à l’oreille.

— Non, Ma… non ! Guillaume.

— Il y a vingt ans qu’il m’appelle Guillaume. Et j’ai trouvé drôle, décidément, que brusquement il change, dans le privé, simplement parce qu’il venait me voir à propos d’affaires officielles. Mais je ne le soupçonnais pas vraiment. Tout de même, si re-mar-qua-ble qu’ait été votre performance personnelle, et j’y insiste, c’est de toute première classe, tout de même, ça m’a fait réfléchir. Et puis, quand nous sommes allés voir les trains électriques, là, j’ai su.

— Je vous demande pardon, et comment avez-vous su ?

— Parce que vous avez été poli, mon vieux. Je lui faisais voir mes trains, et lui, pour se venger, il se faisait toujours aussi grossier et désagréable que possible. Il me reprochait cette distraction scandaleuse pour une grande personne, cette façon de gaspiller mon temps. C’était une petite représentation obligatoire que nous ne manquions jamais de donner. Et qui nous faisait bien plaisir à tous les deux, je dois dire.

— Mais… je ne savais pas.

— Comment auriez-vous pu le savoir ?

Et moi je me disais que j’aurais dû le savoir et que ces sacrées fichues archives Farley auraient dû me l’avoir dit… Plus tard, seulement, je compris que les archives Farley n’y étaient pour rien et qu’elles n’étaient nullement en défaut, si l’on tient compte du point de vue qui avait présidé à leur origine. Je veux dire que ces dossiers étaient étudiés en vue de permettre à un homme célèbre de se rappeler des détails concernant des personnes moins célèbres que lui. Et, justement, c’était cela que l’empereur-roi n’était pas, je veux dire moins célèbre que Bonforte. Bien entendu, Bonforte n’avait aucun besoin de notes pour lui permettre de garder présent à l’esprit tel ou tel détail personnel concernant Guillaume ! Et il ne devait pas juger convenable, non plus, d’introduire des affaires privées relatives au souverain dans une documentation accessible au personnel.

(Ce qui comptait véritablement était ce qui m’avait échappé. Mais je ne vois pas, même aujourd’hui, comment j’aurais pu y remédier, même si je me fusse rendu compte en temps utile de ce que je travaillais sur une documentation tronquée dans son principe même.)

L’empereur parlait encore :

— J’y reviens, votre travail a été de toute première qualité, de grande classe. Comme vous aviez risqué votre peau dans votre Nid martien, je ne suis pas étonné que vous ayez eu le courage aussi de venir vous attaquer à moi… Dites-moi, vous ai-je jamais admiré à la stéréo ou ailleurs ?

Je lui avais donné mon nom officiel, quand il m’avait demandé comment je m’appelais. A présent je lui indiquai mon nom de théâtre. Il éclata de rire. Blessé un tant soit peu, je l’interrogeai :

— Euhhh ! vous aviez déjà entendu parler de moi, non ?

— Parler… Mais je suis un de vos supporters de toujours, un fanatique de ce que vous faites… N’empêche, vous ressemblez tellement à Bonforte que je ne puis me faire à l’idée que vous soyez vraiment Lorenzo.

— Et pourtant, c’est le cas.

— Oh ! je vous fais confiance… Mais vous savez bien, ce court métrage où vous êtes un clochard ? Vous commencez par essayer de traire une vache. Et pour finir vous ne réussissez pas non plus à voler la pitance du chat.

Si je connaissais ce court métrage !

— Eh bien, j’ai si souvent passé ma bobine qu’elle est toute usée. J’en ai les larmes aux yeux, à chaque fois. C’est à la fois comique et tragique.

— Vous avez bien compris l’esprit de la chose, Guillaume, lui dis-je. Je finis par admettre qu’en effet, mon « Pauvre Willie » s’inspirait de très près d’une œuvre peu connue d’un très grand artiste du XXe siècle, lui aussi tragiquement amuseur. Mais je préfère quand même les rôles dramatiques.

— Comme celui que vous êtes en train de jouer ?

— Ah non, pas exactement ! Pour celui-ci, une fois suffit. Et en long métrage, ça dépasserait la dose.

— Vous ne devez pas avoir tort. Bon. Eh bien, vous direz de ma part à Rog Clifton… ou plutôt non, vous ne lui direz rien du tout à Clifton. Lorenzo, je crois que nous n’avons rien à gagner à jamais révéler à qui que ce soit quoi que ce soit au sujet de la conversation que nous venons d’avoir. Si vous mettez Clifton au courant, même si vous lui dites que je vous ai dit de lui dire de ne pas se faire de souci, il va être nerveux. Et il a trop de travail à faire. Par conséquent, motus, bouche cousue.

— Selon le souhait de mon empereur !

— Pas de ça, s’il vous plaît ! On se tait parce que c’est mieux comme ça. Je regrette seulement de ne pas pouvoir rendre visite à l’Oncle Joe. Bien sûr, je ne lui serais pas bon à grand-chose. Oui ! j’appartiens à une couche qui ne guérit plus les écrouelles simplement en les touchant et je ne l’ai jamais tant regretté. Donc, pas un mot et prétendez que je n’ai pas pipé.

— Parfaitement, Guillaume.

— Vous feriez sans doute mieux de vous retirer à présent. Je vous ai beaucoup retardé.

— Je vous en prie.

— Je demande à Pateel de vous raccompagner. Ou vous sentez-vous de force à retrouver votre chemin jusqu’à la porte tout seul ?… Attendez… Non ! je suppose que cette sacrée bonne femme a encore éprouvé le besoin de mettre de l’ordre là-dedans ! Non ! Ah ! le voilà tout de même ! (Il prit un carnet, qu’il me tendit après l’avoir ouvert sur une page blanche.) Comme il est probable que je ne vous reverrai jamais, auriez-vous l’extrême obligeance de me donner un autographe avant de vous en aller ?

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