6

Je ne m’étais pas encore rendu compte de ce que pas une seule fois elle ne m’avait appelé « monsieur Bonforte » depuis mon retour de l’adoption. Bien entendu. Puisque je n’étais plus lui. Puisque j’étais redevenu Lorrie Smythe, vous savez bien le garçon qu’on a loué pour le remplacer.

Je me rencognai, poussai un soupir, et tâchai de « relaxer ». Ainsi c’était fini, et nous avions réussi. C’était un poids de moins. Je ne m’en étais pas rendu compte. Mais vraiment. Jusqu’à la mauvaise jambe de Bonforte qui, brusquement, cessait de me faire mal. J’étendis ma main vers celle de Penny, sur le volant :

— Je suis bien content que ce soit terminé. Mais vous allez me manquer. Je m’étais habitué à la troupe. Enfin, les meilleurs tournées doivent s’arrêter. J’espère bien quand même que nous nous reverrons.

— Moi aussi, dit-elle.

— Dak aura mis au point une combine à la graisse de chevaux de bois pour me permettre de prendre place sur le Tom-Paine ?

— Je ne sais vraiment pas.

Mais elle pleurait. Penny en train de pleurer, et à propos de notre séparation. Pas croyable. Et pourtant… Il fallait découvrir. On pourrait croire en effet qu’étant donné mes traits et mes manières cultivées, les femmes me trouvent irrésistible. Hélas ! il en existe un grand nombre qui n’éprouvent aucune peine à m’être cruelles. Penny n’avait paru ne devoir aucunement se forcer pour ne pas me trouver irrésistible.

— Penny, pourquoi toutes ces larmes, mon chou ? Mais vous allez envoyer cette voiture dans le décor.

— Je n’y peux rien. Peux pas m’en empêcher.

— Alors mettez-moi de moitié dans l’affaire. Qu’est-ce qui ne va pas ? Vous m’avez dit qu’on l’avait retrouvé. Mais rien d’autre. Il est bien vivant, n’est-ce pas ?

— Oui, vivant, mais on lui a fait mal.

Et elle se mit à sangloter et faillit lâcher le volant.

— Vous voulez que je conduise ?

— Ça ira. Et puis vous ne savez pas. Je veux dire que vous n’êtes pas censé savoir conduire.

— Des bêtises, je sais conduire et d’ailleurs ça n’a plus aucune importance…

Mais je m’interrompis. Et si ça avait encore de l’importance ? Au cas où l’on aurait abîmé Bonforte et que ça se voie, il ne pourrait apparaître en public. Pas un quart d’heure après son adoption par le Nid de Kkkah. Peut-être qu’il me faudrait quand même tenir cette conférence de presse alors que ce serait le véritable Bonforte qu’on introduirait en passager clandestin à bord ! Bon, très bien dans ces conditions ! Mais le temps d’un rappel après le baisser de rideau. Pas plus !

Elle ne savait pas. Ils n’avaient pas eu le temps de décider ou même d’y penser.

Mais déjà nous abordions la descente. Déjà les dômes en forme de bulles de Goddard-Ville se dressaient autour de nous :

— Allons, Penny, arrêtez la voiture et causons sérieusement. Il faut que je sache à quoi m’en tenir.


Le chauffeur, finalement, avait parlé. Avec ou sans épingle sous les ongles, je ne saurai jamais. Et il avait été remis en liberté avec son casque à oxygène et non sans. Les autres étaient retournés à Goddard-Ville, avec Dak au volant. Heureusement pour moi, j’étais au Nid de Kkkah à ce moment. Décidément, les navigateurs devraient être strictement empêchés de conduire autre chose que des astronefs. Ils avaient néanmoins réussi à atteindre la maison de la Vieille Ville que le chauffeur leur avait indiquée. C’était un quartier comme il en existe dans les ports depuis que les Phéniciens contournèrent l’Afrique, un lieu de rencontre pour bagnards évadés, filles, joueurs professionnels, et autres débris. Le genre de quartier où les agents ne s’aventurent jamais seuls.

Le chauffeur ne les avait pas trompés. A quelques minutes près. Le lit devait avoir été occupé sans interruption depuis au moins une semaine. La cafetière n’avait pas eu le temps de refroidir. Sur l’étagère, un dentier à l’ancienne mode que Clifton avait identifié comme appartenant à Bonforte se trouvait enveloppé dans une serviette. Mais Bonforte était absent, et ceux qui l’avaient enlevé, aussi.

Dak et les autres avaient bondi dehors, dans l’intention d’exécuter le plan primitif, qui consistait, l’on s’en souvient, à prétendre que le kidnapping venait de se produire, ce qui permettrait d’exercer une pression sur Boothroyd, simplement en le menaçant d’appeler le Nid de Kkkah à la rescousse. Mais l’on était tombé sur Bonforte dans la rue, avant même de quitter la Vieille Ville. Un pauvre clochard qui trébuchait, sale, une barbe d’une semaine, absolument hébété ! On ne l’avait pas reconnu. Si ce n’est Penny, qui les avait forcés à s’arrêter.

Là, elle se remit à sangloter, et nous faillîmes passer sous un train de marchandises qui s’acheminait, en décrivant une courbe, en direction d’un quai de chargement.

On pouvait supposer, raisonnablement, que les petits gars de la voiture qui était venue à notre rencontre – celle qui devait nous heurter – avaient rendu compte de leur échec à leur chef inconnu, et que ce dernier avait décidé alors que l’enlèvement ne servait plus leurs intentions. Malgré tout ce qu’on m’avait dit à ce sujet, je m’étonnais qu’ils ne l’eussent pas purement et simplement supprimé. Ce n’est que bien plus tard que je devais comprendre que la manœuvre avait été bien plus subtile et plus appropriée aux fins recherchées, et beaucoup plus cruelle, en fait, que l’assassinat.

— Et où est-il maintenant ?

— Dak l’a emmené à l’hôtellerie des Voyageurs, au dôme numéro 3.

— C’est là que nous devons aller ?

— Je ne sais pas. Rog m’a simplement dit d’aller vous chercher, après quoi ils ont disparu dans l’hôtel. Non… Je ne crois pas que nous puissions y entrer. Quoi faire alors ?

— Penny, arrêtez la voiture.

— Ah ?

— Ecoutez, cette voiture a certainement le téléphone. Et nous n’allons pas bouger le petit doigt avant de savoir au juste ce qu’on joue. Mais je suis persuadé d’une chose, moi, c’est qu’il faudra que je garde le rôle jusqu’au moment où Dak et Rog auront décidé que je n’ai plus qu’à disparaître. Quelqu’un doit parler aux journalistes. Et quelqu’un doit partir publiquement vers le Tom-Paine. Vous ne croyez pas qu’on puisse remettre M. Bonforte en forme entre-temps ?

— Pas question ! Impossible. Vous ne l’avez pas vu.

— Non. Mais je vous fais confiance. Bon. Donc je suis de nouveau M. Bonforte et vous, Penny, vous êtes de nouveau ma secrétaire. Recommençons.

— Parfaitement, monsieur Bonforte.

— Donc, Penny, tâchez d’atteindre le capitaine Broadbent au téléphone, s’il vous plaît.

Il n’y avait pas d’annuaire dans la voiture. Aussi Penny dut-elle passer par les Renseignements. Mais elle finit par se trouver branchée sur le Club des Voyageurs. J’entendais les deux parties :

— Allô, allô, club des Pilotes. Ici Mme Kelly, à l’appareil, qu’est-ce que c’est ?

Penny avait ouvert le récepteur :

— Est-ce que je donne mon nom ?

— Oui, oui ! Nous n’avons rien à cacher.

— La secrétaire de M. Bonforte à l’appareil. Est-ce que le pilote de M. Bonforte est là, s’il vous plaît ? Le capitaine Broadbent.

— Mais oui, ma mignonne, je le connais. (Ici un cri.) Eh vous là-bas, les fumeurs, vous savez où Dak a dit qu’il allait ?… Oui… Il est dans sa chambre, je vous le passe.

— Alors, le Pacha ? Le Chef veut vous parler. (Elle me passait l’appareil.)

— C’est le Chef, Dak.

— Bonjour, monsieur. Où êtes-vous… monsieur ?

— Toujours dans la voiture. Penny m’a pris au sortir du Nid, Dak. Est-ce que Bill ne m’avait pas annoncé une conférence de presse ?… Où est-ce que ça doit se passer ?

— Oui, je suis content que vous ayez appelé, monsieur, parce que Bill a annulé la conférence de presse. Oui ! il s’est produit une légère modification de situation, n’est-ce pas.

— Penny m’a mis au courant. J’aime autant ça, d’ailleurs. Dak, j’ai décidé de ne pas rester à terre ce soir. Ma mauvaise jambe me fait souffrir, et je me prépare avec impatience à une vraie longue nuit de sommeil en chute libre. (J’avais horreur de la chute libre, Bonforte, non.) Est-ce que Rog ou vous, vous ne pourriez pas présenter mes excuses au commissaire, et ainsi de suite ?

— Nous nous occuperons de tout, monsieur, d’accord.

— Bien. Et quand pourrai-je prendre la navette ?

— La Pixe vous attend, monsieur. Si vous voulez vous donner la peine de vous présenter à la porte n° 3, je vais téléphoner pour qu’une voiture d’aérodrome vienne vous y prendre.

— Parfait ! C’est tout.

— C’est tout, monsieur.

Penny raccrocha.

— Je ne sais pas, P’tite-Tête-Frisée, s’il y a ou s’il n’y a pas une table d’écoute. Auquel cas, ils auront appris deux choses. Primo : où Dak se trouve et par conséquent où il se trouve également. Secundo : ce que j’ai l’intention de faire tout de suite. Est-ce que ça vous donne une idée ?

Elle prit son carnet de secrétaire, où elle écrivit :

« Oui. Débarrassons-nous de cette voiture. »

Je fis oui ! de la tête, pris le carnet et notai à mon tour :

« La porte 3, c‘est loin ? »

Et elle répondit :

« On peut très bien y aller à pied. »

Nous ouvrîmes la portière, mîmes pied à terre. Elle avait arrêté devant un entrepôt. Sans aucun doute, la voiture finirait bien par revenir à son propriétaire. D’ailleurs, ce genre de détails avait cessé de m’intéresser.

Cinquante mètres plus loin, je m’arrêtai. Quelque chose clochait. Pas le temps, à coup sûr. Il faisait chaud, le soleil brillait gaiement au ciel pourpre de Mars. Les automobilistes ni les piétons ne paraissaient faire attention à nous. Et dans la mesure où ils nous regardaient, c’était la jolie personne qui m’accompagnait et non pas moi. Et pourtant je me sentais mal à l’aise.

— Qu’est-ce qu’il y a, Chef ?

— C’est justement…

— Quoi donc, Chef ?

— Que je ne suis pas votre chef, Penny. Il n’est pas dans son rôle de s’en aller de la sorte, Penny. Retournons d’où nous venons.

Elle ne discuta même pas. Elle me suivit jusqu’à la voiture. Cette fois je m’assis non pas à côté d’elle, mais sur le siège arrière, et, des plus dignes, je la laissai me voiturer jusqu’à la porte numéro 3.

Ce n’était pas la même porte que celle par laquelle nous avions passé à l’aller. Dak l’avait choisie sans doute parce qu’elle desservait moins de passagers que de marchandises. Sans prendre garde aux pancartes qui interdisaient la chose, Penny entra en voiture. Un policier voulut la retenir, elle lui lança froidement :

— La voiture de M. Bonforte. Et veuillez la faire chercher par le bureau du commissaire, je vous prie.

Le policier parut affolé, il regarda par la porte arrière, sembla me reconnaître, salua, se tut. Je répondis par un geste aimable. Il vint ouvrir :

— Le lieutenant interdit absolument le stationnement ici, mais je pense que pour vous, il n’y a rien à dire.

— Vous pouvez la faire partir tout de suite, lui dis-je. Nous prenons l’astronef tout de suite. Est-ce que ma voiture est là ?

— Je vais aller me renseigner au bureau, dit-il.

Et il y courut. Je n’en voulais pas plus. Il fallait simplement faire savoir que « M. Bonforte » était arrivé dans une voiture officielle qu’il avait laissée avant de se faire diriger sur son yacht personnel. Je fourrai ma baguette sous mon bras et partis derrière le policier en boitant.

— Vous êtes attendu, dit-il.

— Je vous remercie.

— Euh ! fit-il encore… Vous savez, monsieur, continua-t-il à voix basse : je suis expansionniste, moi aussi.

Et il regarda, non sans appréhension, ma baguette de vie ou de mort.

Je savais exactement comment Bonforte aurait traité l’affaire. Ce qui me fit répondre :

— Mais je vous remercie du fond du cœur, monsieur. J’ose espérer que vous aurez des tas d’enfants. Il faut que nous nous élevions à une très forte majorité.

Il voulut bien rire beaucoup plus que ne le méritait cette plaisanterie assez pâle :

— Elle est excellente. Ça ne vous fait rien que je la répète ?

— Au contraire.

Nous passions sous la porte quand un gardien me toucha le bras :

— Votre passeport, monsieur Bonforte ? demanda-t-il.

Je crois que je réussis à ne pas changer d’expression :

— Penny, les passeports.

Penny jeta un regard glacial sur l’employé :

— C’est le capitaine Broadbent qui s’occupe de ces formalités, dit-elle.

Le gardien me regarda, regarda au loin et finit par dire :

— Je suppose que ça va comme ça. Mais, en théorie, je dois vérifier et noter le numéro.

— Mais naturellement. Je suppose par conséquent qu’il me va falloir faire appeler le capitaine Broadbent. Est-ce que ma navette a une heure de départ fixée ? Il vaudrait peut-être mieux que vous avisiez la Tour par téléphone, de façon qu’elle ne parte pas sans m’attendre.

— Mais c’est ridicule, monsieur Bonforte, dit Penny. Jamais nous n’avons eu à subir ces formalités jusqu’ici. Jamais sur Mars.

L’agent intervint :

— Bien sûr que ça ira comme ça. Voyons, Hans. Tu sais bien qu’il s’agit de M. Bonforte.

— Bien sûr, mais…

Je l’interrompis d’un beau sourire :

— Voyons, mais il y a quelque chose d’infiniment plus simple à faire. Si vous… comment vous appelez-vous, monsieur, s’il vous plaît ?

— Halswanter, monsieur, Hans Halswanter.

— Si vous voulez bien, monsieur Halswanter, appelez le commissaire Boothroyd au téléphone, je lui parlerai et nous épargnerons à mon pilote un voyage jusqu’ici. Et cela me fait gagner au moins une heure.

— Oh ! non ! monsieur, ce n’est pas la peine. Je pourrais appeler le bureau du capitaine de l’Astroport ?

— Non ! donnez-moi le numéro de M. Boothroyd et je lui parlerai moi-même.

Cette fois, j’avais employé un ton froid. Le ton de l’homme important qui s’est laissé aller à ses sentiments démocratiques et qui en a été puni par la bousculade et les brimades de sous-ordres, dont il entend bien ne pas subir la loi.

Cela fit l’affaire. Très rapidement, il expliqua :

— Je suis sûr que ça ira très bien comme ça, monsieur Bonforte, je voulais seulement… Enfin, c’est les formalités, vous comprenez.

— Oui, je comprends.

Et je voulus partir, mais l’on m’appelait :

— Regardez par ici, monsieur Bonforte.

Avec sa façon de mettre les points sur les i et de barrer les t, le fonctionnaire m’avait retardé juste assez pour que les journalistes en profitassent et réussissent à me rattraper. Une silhouette pointait déjà sur moi sa stéréocaméra :

— Levez la baguette, m’ordonna-t-il : qu’on puisse la voir.

Un deuxième me photographiait debout sur le toit de la Rolls. Un troisième allait me cogner la joue de son microphone.

J’étais aussi furieux qu’une femme du monde qu’on ne mentionne qu’en petits caractères dans le Carnet du Jour, mais sans oublier qui j’étais. Et je souriais en avançant lentement. Bonforte avait compris, il y avait longtemps déjà, que le mouvement paraît toujours exagéré sur l’écran. Et j’avais tout le temps de soigner mon numéro.

— Monsieur Bonforte, pourquoi avez-vous annulé la conférence de presse ?

— Monsieur Bonforte, allez-vous demander officiellement que la Grande Assemblée accorde le statut de citoyen à tous les Martiens sans distinction ?… Et pouvez-vous nous dire quelques mots à ce sujet ?

— Monsieur Bonforte, quand allez-vous demander un vote de confiance du cabinet actuel ?

Je levai la baguette et souris :

— Une seule question à la fois, dis-je. Alors, la première ?

Ils se remirent à parler tous ensemble. Quand ils furent enfin convenus d’un ordre à suivre, j’avais déjà réalisé le bénéfice de longues minutes où je ne déclarai rien du tout. Et Bill Corpsman accourait au pas de charge pour intervenir au moment stratégique :

— Allons, les gars, ayez pitié. Le Chef a eu une journée éreintante. Je vous ai donné tout ce dont vous aviez besoin.

Je levai la main :

— Je peux très bien leur accorder deux minutes, Bill… Je disais donc… messieurs… Je suis très pressé et sur le point de m’embarquer. Je vais essayer néanmoins de répondre, pour l’essentiel, aux questions qui m’ont été posées… Pour autant que je sache, le gouvernement actuel n’a rien prévu quant à la remise en question des relations entre Mars et l’Empire. N’étant pas au pouvoir, mon point de vue à ce sujet n’offre aucun intérêt. Je vous conseille de vous adresser plutôt au président Quiroga. Quant au vote de confiance dont il a été parlé… je ne dirai qu’une seule chose : nous ne ferons poser la question que si nous sommes sûrs de l’emporter. Et pour ce qui est de ça, vous en savez autant que nous.

— Il n’y a pas grand-chose de neuf là-dedans, dit quelqu’un.

— Je n’ai pas eu l’intention de dire quoi que ce soit de neuf, répondis-je du tac au tac, mais avec le sourire… Posez-moi des questions auxquelles je puisse répondre, et je répondrai. Allez-y, demandez-moi des : « Battez-vous toujours votre femme ? » faites des allusions, et vous trouverez à qui parler… (Mais soudain je me rappelai que Bonforte jouissait d’une réputation de franchise brutale et d’honnêteté, en particulier dans ses rapports avec la Presse. Et j’enchaînai :) Ne croyez pas, surtout, que j’essaie de me dérober. Tous, vous savez pourquoi je suis ici aujourd’hui. Laissez-moi vous déclarer ceci que vous pourrez citer in extenso pour peu que tel soit votre désir. (Ici je cherchai désespérément dans ma mémoire un passage des discours de Bonforte que j’avais étudiés – et le trouvai.)


« La signification véritable de ce qui a eu lieu en ce jour, ce n’est pas celle d’un honneur rendu à un individu isolé… Ceci (et je brandissais ma baguette martienne) témoigne de ce que deux grandes races peuvent et doivent combler le gouffre de singularité qui les sépare avec toujours plus de compréhension et de bonne volonté. Nous voulons nous étendre jusqu’aux étoiles. Mais nous découvrons, et nous découvrirons toujours davantage, que nous sommes largement dépassés. Et si nous voulons réussir cette expansion dans le domaine des étoiles, il faut que nous agissions avec honnêteté, avec humilité, aussi, et le cœur ouvert. On a dit que nos voisins de Mars envahiraient la Terre pour peu qu’ils en eussent l’occasion.

Cela est absurde.

La Terre ne convient pas aux conditions d’existence des Martiens.

Protégeons nos possessions, oui ! Mais ne nous laissons pas induire en tentation par la Crainte et la Haine, ne nous laissons pas pousser à des actes insensés. Jamais les petits esprits ne réussiront à conquérir les étoiles. Il nous faut voir grand. Il nous faut voir large. Grand, large, comme l’espace astral lui-même. »


Il y eut un reporter pour cligner de l’œil et me lancer :

— Monsieur Bonforte, est-ce que vous ne nous aviez pas déjà dit ça au mois de février dernier ?

— Vous l’avez entendu en février dernier et vous l’entendrez en février prochain. Et aussi en janvier, en mars, en avril et tous les autres mois du calendrier. La Vérité ne peut être assez répétée… Et maintenant, je regrette, mais il faut que je m’en aille. On vient me chercher et je ne veux pas rater le train.

Et je fis demi-tour, pour passer sur l’astroport en compagnie de Penny.

Nous montâmes dans le petit car aux parois couvertes de plomb, dont la porte se referma. La conduite était automatique, aussi je me rejetai en arrière et me détendis :

— Eh ben !

— Je trouve que vous avez été magnifique ! dit Penny, le plus sérieusement du monde.

— J’ai eu chaud quand il s’est rappelé le discours que j’étais en train de plagier.

— Oui ! mais comme vous vous êtes bien tiré d’affaire ! Une véritable inspiration. On aurait cru l’entendre.

— Est-ce qu’il y avait quelqu’un que j’ai oublié d’appeler par son prénom ?

— Ce n’est pas important. Deux ou trois, bien sûr. Mais ils ne devaient pas s’y attendre. Vous étiez si pressé, n’est-ce pas.

Oui. Ils m’ont coincé, les salauds. Le bonhomme de la porte et ses passeports. Penny, j’aurais cru que c’était vous qui portiez le passeport plutôt que Dak.

— Mais Dak n’a pas le passeport. Nous portons chacun le nôtre sur nous. (Elle prit le sien dans son réticule et me le montra.) Moi, j’avais le mien, mais je n’ai pas voulu le lui dire.

— Alors ?

Il portait le sien sur lui quand ils l’ont emmené. Nous n’avons pas osé demander un duplicata. Ce n’était pas le moment.

Soudain je me sentais épuisé.

Comme je n’avais pas d’autres instructions, je poursuivis mon rôle pendant tout le temps que dura la navette et, aussi, en arrivant sur le Tom-Paine. Facile. Il me suffit de me diriger tout droit vers la cabine du propriétaire, et de passer de longues heures atroces à me ronger les ongles, et à me demander ce qui se passait sur terre. Grâce aux pilules antinausée, je réussis enfin à combattre la chute libre avec un succès relatif, mais je succombai à d’atroces cauchemars où des reporters me montraient du doigt cependant que me retombait sur l’épaule la lourde main d’agents de police, et que des Martiens me braquaient leur baguette dessus. Tous, ils savaient que j’étais un imposteur. Et s’ils discutaient, c’était uniquement pour décider à qui me dépècerait, avant de me faire descendre dans l’oubliette.

Le klaxon du signal d’accélération me réveilla. Le baryton vibrant de Dak retentit :

— Premier et dernier signal rouge ! un tiers de G. Une minute !

Je me mis sous le pressoir. Je me sentis mieux après. Un tiers de G, ce n’est pas beaucoup. Autant que sur Mars, à peu près, je pense, mais c’est assez pour raffermir le plancher et tranquilliser l’estomac.

Cinq minutes après, Dak frappait à la porte :

— Comment va, Chef ?

— Bonjour, Dak. Je suis vraiment content de vous retrouver.

— Pas autant que moi d’être de retour, répondit-il. Vous permettez que je me vautre sous votre pressoir ?

— Faites comme chez vous.

Ce qu’il fit, en soupirant :

— Crédieu, je suis moulu ! Je dormirais pendant une semaine au moins. Je crois d’ailleurs que c’est ce que je vais faire.

— Nous serons deux… Est-ce qu’il est à bord ?

— Oui ! mais quelle séance !

— C’est ce que je pensais. Mais quand même, c’était plus facile à faire dans un petit port qu’à Jefferson.

— Non ! beaucoup plus difficile ici.

— Ah ! pourquoi ?

— Parce qu’ici tout le monde connaît tout le monde et que tout le monde peut parler… Nous avons été forcés de le déclarer sous la forme d’un colis de crevettes congelées, des crevettes du Canal. Et j’ai même payé des droits de sortie. Hein !

— Dak, comment est-il ?

— Le Dr Capek affirme qu’il se rétablira parfaitement ; que ce n’est qu’une question de temps… Si je pouvais mettre la main sur ces salauds ! Il y a de quoi hurler et s’évanouir rien qu’à voir ce qu’ils lui ont fait. Et, dans son intérêt à lui, il ne faut rien entreprendre contre eux !

— Mais je ne comprends pas, Dak. Penny m’a dit qu’on l’avait esquinté. Mais qu’est-ce qu’on lui a fait au juste ?

— Vous n’avez pas compris ce que Penny vous disait. A part la saleté, à part qu’il n’était pas rasé, ils ne lui ont pas fait subir de mauvais traitements physiques.

— Ah ! je croyais qu’on l’avait battu, quelque chose comme un passage à tabac à coups de battes de baseball.

— Si c’était ça ! Quelques os brisés, qu’est-ce que ça peut faire ?… Non, ce qui compte, c’est ce qu’on lui a fait au cerveau.

— Ah ! on lui a fait un lavage ?

— Oui… Oui et non ! Il est impossible qu’on ait voulu essayer de le faire parler puisqu’il n’avait pas de secrets. Il n’a jamais agi qu’ouvertement et tout le monde le sait. Non ! on a voulu, je crois, lui ôter toute volonté, et l’empêcher de s’évader… Le docteur pense qu’ils lui ont administré la dose minimale quotidienne, de quoi s’assurer sa docilité, jusqu’au moment où ils l’ont lâché. Là, ils lui ont fait une injection massive. De quoi transformer un éléphant en idiot tourneur. Il doit avoir le cerveau aussi imprégné qu’une éponge de bain.

Heureusement que je n’avais rien mangé, car j’en avais la nausée. J’avais un peu étudié ce sujet. Cela me faisait horreur à un tel point que c’en était devenu une sorte de fascination. Pour moi, il y a quelque chose d’immoral et de dégradant à altérer l’intégrité de la personnalité d’un homme. L’assassinat, en comparaison, n’est qu’une peccadille. « Lavage de cerveau » est le terme qui nous vient des communistes et des temps d’obscurantisme. On avait d’abord appelé ainsi le traitement qui consistait à briser la volonté d’un patient par la torture. Pour y arriver, il fallait des mois parfois. On trouva donc une « meilleure » façon d’agir, permettant de transformer en esclave balbutiant, en quelques secondes seulement, n’importe quel homme normal. Il suffisait pour cela d’injecter un des dérivés de la cocaïne dans le lobe frontal.

Cette immonde pratique avait d’abord été mise au point à des fins légitimes pour tranquilliser les agités et permettre leur traitement au moyen de la psychothérapie. En tant que telle, c’était là un progrès puisque cela rendait la « lobotomie » inutile. La lobotomie – ce terme paraît aussi anachronique que celui de « ceinture de chasteté » — est l’opération qui consiste à agir avec un bistouri sur le cerveau humain de façon à détruire la personnalité sans la tuer. Eh oui ! c’est ainsi qu’on faisait, tout comme on avait battu à mort pour chasser le démon.

Les « communistes » devaient perfectionner ce « lavage de cerveau » par les narcotiques, et en faire une technique efficace. Après les « communistes », les « frères » poursuivirent la même tâche jusqu’à ce qu’on pût administrer de la sorte des doses suffisamment légères pour rendre le patient simplement « réceptif aux instructions données », ou alors, au contraire, jusqu’à ce qu’il ne fût plus qu’une masse de protoplasme sans âme, tout cela au nom de la Fraternité. Après tout, pas de fraternité sans confiance. Pas de confiance là où il y a des secrets. Et existe-t-il une meilleure manière de vérifier si un individu donné est assez entêté pour vouloir garder quelque chose pour lui seul que de lui enfoncer une aiguille à côté de l’œil et de lui injecter un peu de « faire parler » liquide dans la cervelle ? N’est-ce pas, « on ne fait pas d’omelette sans casser d’œufs »… Sophisme de coquins !

On sait que cette façon de procéder a été déclarée illégale depuis très longtemps. Sauf pour des raisons de thérapeutique, et sur autorisation expresse d’un tribunal. Mais les criminels continuent à la pratiquer. Et les policiers ne sont pas toujours des anges. Et le lavage de cerveau fait parler, sans aucun doute. Et il ne laisse aucune trace. On réussit même à ordonner à la victime d’oublier ce qui lui a été fait.

Tout cela, je le savais. Tout cela, ou presque. Dak venait de me mettre au courant de ce qu’avait subi Bonforte. Je devais trouver le reste dans l’Encyclopédie batavia de la bibliothèque du bord. (V. articles Intégration psychique et Torture.)

Je secouai la tête, fis de mon mieux pour chasser ces cauchemars de mon esprit :

— Mais il va se rétablir, non ?

— Le docteur prétend que la drogue n’altère pas la structure du cerveau. Elle la paralyse simplement. Il faut donc attendre que la circulation du sang ait évacué la morphine. Seulement, ça prend du temps… Chef ! ajouta Dak.

— Je crois qu’il serait presque temps de laisser tomber toutes ces histoires de Chef, en ce qui me concerne. Puisqu’il est de retour.

— Justement, je voulais vous en parler. Est-ce que ça ne vous gênerait pas trop de continuer à doubler pendant une courte période supplémentaire ?

— Je ne comprends pas. Puisque nous sommes ici entre grandes personnes et que tout le monde est au courant.

— Ce n’est pas tout à fait vrai, Lorenzo. Nous avons réussi à ne pas mettre trop de monde au courant. Il y a vous, il y a moi, il y a le docteur, Rog, Bill et Penny, bien entendu, et un certain Langston. Il est sur terre et vous ne l’avez jamais vu. Il y a aussi Jimmy Washington, que je soupçonne de soupçonner quelque chose. Mais il est incapable de dire à sa propre mère l’heure véritable. Nous ignorons le nombre de ceux qui ont participé à l’enlèvement. Il ne doit pas y en avoir beaucoup. De toute manière, ils n’oseront pas parler. Et ce qui fait tout le charme de la plaisanterie, c’est qu’à présent, ils se trouvent dans l’impossibilité matérielle de prouver, au cas où ils voudraient le faire, que Bonforte ait jamais été absent. Il ne s’agit pas de ça… Ici, à bord du Tom-Paine, il y a l’équipage entier et aussi les passagers, qui sont dans l’ignorance. Ma vieille, il va falloir continuer pour eux. Il va falloir se montrer tous les jours aux gars de l’équipage et aux filles de Jimmy Washington, et ainsi de suite, pendant la convalescence du Chef. Hein ?

— Pourquoi pas ?… Et pendant combien de temps ?

— Le temps du retour. Mais cette fois rien ne presse et nous resterons à un petit G. Tu seras à ton aise.

— D’accord, Dak, et ne comptez pas ça dans mes appointements. Si j’accepte, c’est uniquement parce que je suis contre le lavage de cerveau.

Dak bondit en l’air, me donna un grand coup sur les omoplates :

— Lorenzo, vous êtes un type selon mon cœur. Ne vous occupez pas du fric, on ne vous oubliera pas, le jour de la distribution.

Puis il changea de manière :

— Parfait, Chef, dit-il. Je serai au rapport demain matin.

De fil en aiguille, que ne fait-on ?

Au retour de Dak, nous avions changé d’orbite, histoire d’en gagner une autre et de diminuer, ce faisant, les chances pour qu’une agence de presse envoie une navette et nous prenne en filature.

Toujours est-il que je m’éveillai « en chute libre ». Quand j’eus avalé une pilule, je pus me forcer à manger mon petit déjeuner. Penny arriva sur ces entrefaites :

— Bonjour, Penny… Quoi de neuf ?

— Pas grand-chose, Chef. Le capitaine vous présente ses compliments et vous demande si vous ne voulez pas avoir l’obligeance de passer dans sa cabine.

— Mais parfaitement.

Penny m’y suivit. Dak avait les talons crochés aux pieds de sa chaise. Rog et Bill, l’un et l’autre, étaient ligotés à leur couchette.

— Merci d’être venu jusqu’ici, dit Dak. Nous avons besoin d’aide, Chef !

— Bonjour. De quoi s’agit-il ? demandai-je.

Clifton me salua avec dignité et cérémonie, comme à son habitude. Corpsman se contenta de faire un signe. Dak poursuivit :

— Pour terminer en beauté, Chef, vous devez faire encore une apparition publique.

— Mais je croyais que…

— Minute… Les réseaux de la télé et de la stéréo attendaient un discours de vous, pour aujourd’hui. J’avais compris que Bill annulait le discours. Mais Bill a tout préparé et il a écrit le discours. La question se pose de savoir si vous voulez le prononcer, ce discours, Chef ?

(Le terrible quand on adopte un chat, c’est qu’il a toujours des chatons, aussi.)

— Et où ça se passerait ? A Goddard-Ville ?

— Pas du tout ! Ici à bord. Vous ne bougez pas de votre cabine. Nous transmettons à Phébus. Ils font l’enregistrement en direct à destination de Mars et la diffusion sur circuit haut à destination de la Nouvelle Batavia, d’où les réseaux de la Terre font leur repiquage en duplex, et d’où l’on relaie en différé à destination de Vénus, Ganymède et ainsi de suite. Quatre heures plus tard, le Système entier vous entend, et vous n’avez pas quitté votre cabine.

Un grand réseau qui vous diffuse, quelle tentation ! Cela ne m’était jamais arrivé si ce n’est une petite fois où mon numéro avait été comprimé au maximum, tant et si bien que je n’étais apparu sur le petit écran que pendant vingt-sept secondes seulement. Tentation d’autant plus grande que cette fois c’était pour paraître seul !…

Mais Dak avait compris que je refusais et déjà il insistait :

— Ce sera tout à fait simple, Chef. Nous avons le matériel qu’il faut, à bord. Et nous pouvons enregistrer sur le Tommie, puis projeter et couper ce qui dépasse…

— Bon ! parfait. Est-ce que je peux voir le texte, Bill ?

Corpsman parut ennuyé.

— Vous l’aurez une heure avant l’enregistrement, répondit-il. Ce genre de discours passe mieux quand il donne l’impression d’être improvisé.

— Mais oui, mais pour arriver à la donner, cette impression d’improvisation, une très longue préparation est indispensable. Je sais de quoi je parle, Bill, c’est mon métier.

— Mais vous avez été parfait à l’astroport, et sans répétition. Vous savez, c’est toujours le même laïus. Et je voudrais que vous le disiez de la même manière.

Plus Corpsman parlait et plus je me sentais dans la peau de Bonforte. Clifton dut se rendre compte qu’un orage était sur le point d’éclater, il intervint :

— Pour l’amour du Ciel, Bill, n’insiste pas, donne-lui le discours.

Corpsman poussa un grognement et me jeta les feuilles. Elles flottèrent puisque nous nous trouvions en chute libre, mais le courant d’air les éparpilla dans la cabine. Penny les rattrapa au vol, les rassembla, les reclassa, me les tendit.

— Je vous remercie, lui dis-je.

Puis, sans rien ajouter, je me mis en devoir d’étudier le discours. Au bout de quelques fractions de seconde, je l’eus parrcouru et je levai la tête.

— Alors ? demanda Rog.

— Vous consacrez cinq minutes de votre discours à la cérémonie de l’adoption, et le reste est un plaidoyer en faveur de la ligne de conduite du Parti expansionniste, qui ressemble fort à tout ce que j’ai déjà entendu sur le même sujet.

Clifton en convint :

— Bien entendu, l’adoption est le crochet à quoi nous faisons pendre tout le reste. Vous savez que nous espérons les acculer au vote de confiance ?

— Je comprends bien. C’est une occasion à ne pas laisser passer… Oui… Mais…

— Mais quoi ? qu’est-ce qui ne va pas selon vous ?

— Ce qui ne va pas… c’est l’expression, la personnalité exprimée. Il ne s’expliquerait pas, lui, de cette façon-là.

Mais Corpsman ne pouvait en supporter davantage. Il éclata en proférant un mot superflu eu égard à la présence d’une dame parmi nous. Je le regardai par en dessous. Mais il n’en resta pas là.

— Écoutez un peu, Smythe, dit-il. Qui doit savoir ce que Bonforte dirait ? Qui doit savoir comment il le dirait ? Vous ? ou bien celui qui lui écrit ses discours depuis quatre ans ?

Je contins mon humeur. Là, il marquait un point. Ce qui ne me retint pas de donner ma réplique :

— Il n’en reste pas moins, dis-je, qu’une phrase qui sur le papier paraît excellente, peut ne rien donner quand on la prononce du haut de la tribune ou devant le micro. M. Bonforte est un grand orateur, je le sais pour l’avoir entendu. Avec Churchill et Démosthène, il partage le secret de cette grandeur qui retentit en mots simples. Ainsi de ce mot « intransigeant » qui revient à deux reprises dans votre texte. Je l’aurais employé, moi aussi. J’ai un faible pour ce genre de mots. Mais M. Bonforte aurait dit : « entêté »… ou parlé de « tête de mule », ou même de « tête de cochon ». Pourquoi ? parce que cela exprime beaucoup plus fortement l’émotion.

— A vous de dire comme il faut, je m’occuperai, moi, des mots qu’il faut y mettre.

— Vous n’avez rien compris, Bill. Rien du tout. La question de savoir si ce discours porte ou ne porte pas, sur le plan politique, m’est totalement indifférente. Mon métier, à moi, consiste à indiquer une personnalité. Et ça, il m’est impossible de le faire si je place dans la bouche de mon personnage des mots qu’il ne peut employer. On croirait entendre une chèvre qui parle grec ! Mais si je dis ce discours avec les mots qu’il y aurait mis, lui, automatiquement, on l’entend, lui. Et automatiquement aussi, le discours porte. Puisqu’il s’agit d’un discours de grand orateur.

— Écoutez, Smythe, on ne vous a pas engagé pour écrire des discours. On vous paie pour…

Je ne devais jamais savoir pour quoi on me payait à cause de Dak qui l’interrompit à ce moment précis :

— Ça suffira comme ça, Bill, dit-il, et à l’avenir, un peu moins de Smythe et un peu plus de Chef, s’il te plaît… Alors, Rog, qu’est-ce que tu en dis ?

Clifton se tourna vers moi :

— Si je comprends bien, Chef, ce qui vous embarrasse est une simple question de… de façons de s’exprimer et de manière de dire ?

— Oui. Ou plutôt pas tout à fait. Je serais, aussi, d’avis de couper l’attaque personnelle contre Quiroga, et l’insinuation que c’est la Finance qui le paie. Cela ne me paraît pas être tout à fait du Bonforte.

— C’est moi-même qui ai introduit cela dans le discours, expliqua-t-il, mais sans doute avez-vous raison là aussi, Chef. Il a toujours accordé à chacun le mérite du doute, lui… Écoutez, vous allez faire les modifications qui vous paraîtront nécessaires. Nous enregistrons et, une fois enregistré, on verra bien. On pourra toujours opérer des coupures à ce moment-là. Ou même ne pas diffuser « pour des raisons techniques indépendantes de notre volonté »… Voilà ce qu’on va faire, Bill.

— Nom de Dieu ! c’est un exemple scandaleux de…

— Assez discuté, Bill, ce sera ça et pas autrement.

Corpsman prit congé en hâte. Clifton poussa un soupir. Puis il reprit :

— Ce sacré Bill, il n’a jamais pu supporter que quelqu’un d’autre que M. Bé lui donne des instructions… Mais c’est un garçon qui connaît son affaire. Enfin. Dites-moi, Chef, vous serez prêt à quelle heure, s’il vous plaît ? Nous passons à seize cents, ça vous va ?

— Je serai prêt à l’heure.

Penny me suivit jusqu’à mon bureau. Une fois la porte fermée :

— Ma petite Penny, lui dis-je : je n’aurai pas besoin de vous d’ici quelques heures. Mais si vous vouliez aller me demander encore quelques-unes de ses pilules au toubib, vous seriez tout à fait aimable. Il se peut que j’en aie besoin.

— Très bien, monsieur… Euh, Chef… ?

— Oui, Penny, qu’y a-t-il ?

— Je voulais simplement vous dire que vous ne deviez pas croire ce que Bill vous disait au sujet des discours du Chef.

— Mais voyons, Penny, je ne l’ai pas cru. J’ai lu ses discours.

— Oui ! très souvent Bill soumet des projets de discours. Et Rog également. Et même, il m’est arrivé à moi de le faire. Il… il est prêt à utiliser les idées de tout le monde. S’il les trouve bonnes. Mais quand il prononce un discours, c’est son discours à lui et à personne d’autre. Pas un mot qui ne soit pas de lui.

— Je vous crois… je sais trop ce que c’est. Ah ! s’il avait pu préparer celui-ci, s’il avait pu l’écrire d’avance !

— Oh ! Vous n’avez qu’à faire de votre mieux.

C’est ce que je fis.

Pour commencer, je me contentai de modifier quelques mots. De simplifier, de remplacer le mot abstrait par une expression compréhensible à la première audition. Après quoi, la sueur me monta au front, et le sang ! Je déchirai le tout et recommençai. C’est vraiment un comble de félicité pour un acteur de se trouver à même de récrire le rôle qui lui est destiné. Et ce n’est pas souvent que ça arrive.

Pour auditoire, je n’avais que la seule Penny. Dak m’avait juré que personne d’autre n’était branché sur moi. Je n’en soupçonne pas moins ce grand bon à pas grand-chose d’avoir triché et de m’avoir écouté de bout en bout. En trois minutes (les trois premières) j’avais réussi à faire fondre en larmes Penny. Et lorsque je m’arrêtai (vingt-huit minutes et trente secondes plus lard… le temps de l’annonce non compris) elle était sur les genoux.

Oh ! je n’avais pris aucune liberté avec la doctrine expansionniste telle qu’elle est proclamée par son prophète officiel : le très honorable John Joseph Bonforte. Non ! J’avais simplement refait un discours et reconstitué un message à partir, pour la plus grande partie, de phrases tirées d’autres discours de lui.

Autre chose. En parlant, je croyais intégralement ce que je disais.

Quel discours, ma parole !


Puis nous écoutâmes l’enregistrement et regardâmes la stéréo, en présence de Jimmy Washington, ce qui fit garder le silence à Bill Corpsman. Une fois la séance terminée.

— Qu’est-ce que vous en pensez, Rog ? demandai-je à Clifton. Est-ce qu’il faut couper quelque chose ?

Il retira son cigare de ses lèvres et dit :

— Non. Si vous voulez mon opinion, Chef, il faut la passer sans y changer un seul mot.

Corpsman fit de nouveau une sortie chargée de sens. Mais Jimmy Washington s’approcha de moi, les yeux baignés de larmes. (Quand on se trouve en chute libre, les larmes, quel fléau ! on ne sait pas où les mettre.)

— Monsieur Bonforte, disait Jimmy Washington. C’était beau !

Quant à Penny, impossible de parler.

Puis, j’allai me coucher.

Après une représentation vraiment bonne, je suis vidé.

Je dormis huit heures. Je m’étais attaché sur ma couchette. De manière à ne pas avoir à bouger. Entre le premier et le second signal, j’appelai le poste :

— Le capitaine Broadbent, s’il vous plaît.

— Une petite minute s’il vous plaît (c’était la voix du jeune Epstein). Le voici, monsieur Bonforte. (Puis la voix de Dak :)

— Oui, Chef ? Nous poursuivons notre itinéraire conformément aux ordres que vous nous avez donnés.

— Mais… sûrement.

— Je pense que M. Clifton s’apprête à vous rejoindre dans votre cabine, Chef.

— Bon. Très bien. Merci, Dak.

Un signal encore, puis Clifton fit son entrée dans ma cabine. Il semblait soucieux :

— Que se passe-t-il, Rog ?

— Chef, ils nous ont déclaré la guerre. Un coup droit. Le cabinet Quiroga vient de démissionner.

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