Jamais je ne me suis mêlé de politique.
Mon père m’avait mis en garde :
— Ne va pas fourrer ton nez là-dedans, Larry.
Ce genre de publicité, c’est de la mauvaise publicité ! Le public n’aime pas ça.
Jamais je n’avais voté. Pas même après que l’amendement de 1998 eut permis à la « population flottante », comprenant les acteurs et gens de théâtre, d’exercer leurs droits électoraux.
De toute façon, et dans la mesure où j’avais des opinions politiques quelconques, elles ne me faisaient pencher d’aucune façon en faveur de Bonforte. Je le considérais comme dangereux, et même, peut-être, comme traître à l’humanité. La seule idée de le représenter et de me faire tuer à sa place, m’était, comment m’exprimer ? Mettons désagréable.
Mais… mais, quel rôle !
J’avais tenu le premier rôle dans L’Aiglon et j’avais joué Jules César. Mais jouer ce personnage dans la réalité ! Il y avait vraiment de quoi vous faire comprendre comment on irait à la guillotine à la place de quelqu’un d’autre, simplement pour jouer ce rôle ultime et surhumain, l’espace de quelques secondes, afin de créer une suprême, une parfaite œuvre d’art.
Je me demandais qui avaient été mes confrères incapables de résister à la tentation et qui avaient péri, victimes des occasions antérieures. Sans doute, leur anonymat même avait garanti le succès de leur création. Ou alors ? et j’essayai de me souvenir quand ces attentats s’étaient produits et quel confrère capable de tenir sa place était mort ou avait disparu à ce moment. Non, c’était inutile. Non seulement je ne m’étais pas intéressé aux détails de la vie politique, mais encore les acteurs disparaissent à une cadence décourageante. Notre profession est une profession précaire, même dans le cas du meilleur d’entre nous.
Et maintenant, je découvrais que je connaissais mon personnage.
Oui ! je sentais que je pouvais le jouer. Dans un fauteuil ! Et d’abord, il n’y avait pas de problème pour le physique. Bonforte et moi nous aurions pu troquer nos vêtements, sans un pli. Ces conspirateurs puérils qui m’avaient fait le coup du Sergent Recruteur d’Ancien Régime exagéraient l’importance de la ressemblance physique, puisque cette ressemblance, si elle ne s’appuie pas sur le talent, ne signifie rien du tout, et que, si l’acteur connaît son métier, elle ne doit pas du tout être frappante. N’empêche, cela peut aider. Et leur truc stupide de cerveau électronique avait eu pour résultat (tout à fait par accident !) le choix d’un véritable artiste qui, en même temps, pour ce qui était de la taille et de la structure, était le frère jumeau de l’homme politique. Son profil ressemblait au mien. Il avait les mains longues, effilées, aristocratiques comme les miennes. Et les mains sont plus difficiles à contrefaire que les visages.
Cette légère boiterie, provenant disait-on d’une des tentatives d’assassinat, ce n’était pas grand-chose. Au bout de quelques secondes d’observation, je savais que je pouvais descendre de ma couche, me lever et marcher rigoureusement de cette façon (à condition bien sûr que la pression soit d’un G seulement) et que jamais plus je n’aurais à m’y faire penser. Et cette manière de se gratter le menton, ce tic imperceptible qui précédait chacune des phrases qu’il allait prononcer, rien de tout cela ne présentait de difficulté. Tout cela pénétrait dans mon subconscient de même que l’eau s’infiltre dans le sable.
Il avait une vingtaine d’années de plus que moi, c’est vrai. Mais il est plus facile de jouer plus vieux que plus jeune. Et dans tous les cas, l’âge dramatique, si j’ose m’exprimer de la sorte, n’est qu’une attitude intérieure. Elle n’a rien à voir avec la marche assurée du temps biologique.
Après vingt minutes, j’aurais pu le représenter sur les planches ou lire un discours à sa place. Mais mon rôle, cette fois-ci, de la manière dont je le concevais, n’était pas une interprétation pure et simple. Dak avait fait allusion à des personnes qui l’avaient connu, intimement même, et sur qui il faudrait faire illusion. C’est étonnamment plus difficile dans ces circonstances. Prend-il du sucre dans son café ? et combien de morceaux ? Et de quelle main tient-il sa cigarette ? Le simulacre-là, devant moi, me prouvait que, pendant des années, il avait employé des allumettes et fumé la vieille sorte de cigarettes, avant de céder devant la marche irrésistible du « Progrès ».
Pis encore ! Si l’homme se contentait d’être complexe. Mais pas du tout, il l’est d’une manière différente pour toutes les personnes qu’il connaît, qui le connaissent. Ce qui signifie que, pour qu’» une imitation-interprétation » soit réussie, elle doit se modifier pour chacun des « publics » considérés. La chose n’est pas seulement difficultueuse, elle est statistiquement impossible.
De si petites choses suffisent à tout compromettre. Quels souvenirs le modèle avait-il de commun avec Pierre Dupont ou Henri Durand ? Allez vous renseigner là-dessus !
L’art du comédien, en soi, comme tous les arts, consiste à abstraire, à ne retenir que certains détails. En matière d’imitation, au contraire, n’importe quel détail peut être d’une importance décisive. Tôt ou tard, une bêtise, comme de ne pas broyer entre ses molaires une branche de céleri, pouvait éventer la mèche.
Je me rappelais à ce moment, avec une conviction renfrognée, que ma petite représentation ne devrait rester convaincante que le temps pour un tireur d’élite de me placer un pruneau dans la peau.
Je n’en travaillais pas moins sur le motif (car quoi faire d’autre ?) quand la porte s’ouvrit. J’entendis Dak en personne crier :
— Y’a personne ?
Les images à trois dimensions disparurent, et la lumière brilla de nouveau. Et je sortis de mon rêve. La jeune personne nommée Penny luttait pour soulever la tête, mais Dak se tenait debout sur le pas de la porte.
— Comment réussissez-vous à rester sur vos pieds ? demandai-je émerveillé.
Il sourit :
— Ce n’est rien du tout. Je porte des cambrures renforcées et je me lave les pieds aux Saltrates Rodel.
— Et ça suffit ?
— Oh ! tu sais, si tu veux, tu peux te tenir debout aussi. Si nous décourageons les passagers de se tenir sur leurs pieds à partir d’un G et demi, c’est qu’il y a trop de risques pour qu’un idiot quelconque fasse le malin et qu’il se casse la jambe. Remarque que j’ai vu, de mes yeux vu, un gars vraiment costaud, du genre monteur de fonte, sortir du pressoir, un beau jour, et avancer avec une accélération de cinq G. Mais on n’a plus jamais pu en faire quelque chose par la suite. Mais avec deux G seulement, ça peut encore aller. C’est comme si l’on portait un camarade sur le dos, pas plus… Alors, Penny, tu lui as donné la bonne parole ?
— Il ne m’a encore rien demandé.
— Alors, comme ça, Lorenzo, tu ne lui as encore posé aucune question, toi, l’homme qui voulait avoir réponse à tout, comment ça se fait ?
— A quoi bon ? dis-je : puisqu’il est évident que je ne vivrai pas assez vieux pour que cela ait de l’importance ?
— Qu’est-ce qui ne va pas, ma vieille ?
— Capitaine Broadbent, commençai-je non sans amertume, la présence d’une dame parmi nous me retient de m’exprimer franchement sur le compte de vos ancêtres, de vos habitudes personnelles, de votre morale et du sort qui vous attend dans ce monde ou l’autre. Admettons que j’aie su à quoi m’en tenir sur la manière dont vous m’aviez forcé la main et sur l’entreprise dans laquelle vous m’aviez embarqué aussitôt que je me suis aperçu de l’identité du modèle que vous me proposez. Une seule question suffira : qui est sur le point d’assassiner Bonforte ? Même un pigeon d’argile a le droit de savoir qui va lui tirer dessus.
Pour la première fois, je vis Dak surpris. Un instant. Puis il rit tellement que l’accélération parut soudain le vaincre, qu’il glissa sur le dos et dut s’appuyer à la cloison, sans cesser de rire aux éclats.
— Je ne vois rien de drôle là-dedans, lui dis-je, furieux.
Il s’arrêta de rire pour s’essuyer les yeux :
— Mon vieux Lory, demanda Broadbent : est-ce que tu as vraiment cru que je voulais te faire jouer les pipes en terre ?
— Mais enfin, c’est l’évidence même.
Et je lui expliquai mes déductions au sujet des attentats dont Bonforte avait été victime.
Il eut le bon goût de ne pas recommencer à rire.
— Bien sûr. Vous avez cru qu’il s’agissait d’un emploi analogue à celui des échansons du Moyen Age chargés de goûter pour le roi, leur maître ? Il va falloir tâcher de vous faire sortir cela de la tête. Je ne crois pas que cela améliore votre interprétation de croire que vous risquez à chaque instant d’être brûlé sur place. Ecoutez, cela fait six ans que je suis avec le Chef. Au cours de tout ce temps, je sais qu’il n’a jamais eu de double… Ce qui n’empêche qu’à deux occasions différentes, je me suis trouvé présent et témoin d’attentats dirigés contre lui. Une des deux fois j’ai tiré sur celui qui l’attaquait. Penny, vous qui avez été avec le Chef depuis plus longtemps que moi, répondez : est-ce qu’il a jamais employé quelqu’un pour lui servir de double ?
Penny me dévisagea avec froideur :
— Jamais, répondit-elle : l’idée même du Chef laissant quelqu’un s’exposer à sa place est… Je veux dire que je devrais vous donner une paire de gifles. Oui, c’est bien ce que je devrais faire.
— Du calme, Penny, dit Dak à mi-voix : l’un et l’autre vous avez une mission à accomplir dans son intérêt. Et d’ailleurs, l’hypothèse de Lorenzo, vue de l’extérieur, n’est pas stupide du tout. A propos, Lorenzo, osé-je vous présenter Pénélope Russel, secrétaire personnelle du Chef, ce qui fait d’elle votre cornac numéro Un.
— Enchanté, mademoiselle.
— J’aimerais pouvoir en dire autant, monsieur.
— Suffit comme ça, Penny, ou alors je me verrai dans l’obligation de taper sur votre joli petit derrière potelé. Quant à vous, Lorenzo, je dois concéder qu’à deux G, le doublage de John Joseph Bonforte est quand même moins inoffensif que de se promener dans une petite voiture. D’autant que vous savez comme moi qu’il y a eu différentes tentatives de faites en vue d’interrompre sa police d’assurance sur la vie. Mais, pour l’instant, ce n’est pas ce qui nous fait peur. Pour des raisons politiques que vous comprendrez plus tard, les petits gars d’en face n’oseront pas tuer le Chef, pour l’instant. Ni vous, en train de le doubler. Il est certain qu’ils ne reculeraient devant rien et qu’ils me supprimeraient ou qu’ils supprimeraient Penny s’ils y trouvaient le moindre avantage. S’ils pouvaient s’emparer de vous en ce moment, ils n’hésiteraient pas non plus. Mais une fois que vous aurez fait votre apparition en public sous les apparences du Chef, les circonstances ne leur permettront plus de vous supprimer… Vous comprenez ?
— Je ne vous suis pas du tout.
— Non. Mais vous comprendrez. C’est une affaire qui n’est pas toute simple, et qui comprend notamment les façons qu’ont les Martiens de comprendre les choses. Faites-moi confiance. Vous serez au courant de tout avant d’arriver là-bas.
Cela ne me plaisait toujours pas. Jusqu’ici, Dak ne m’avait dit aucun mensonge patent, mais il lui était arrivé, en revanche, de mentir par omission, comme j’avais pu m’en rendre compte à mon détriment.
— Je n’ai aucune, raison de vous croire, Dak Broadbent, ni de croire cette jeune dame, si vous voulez bien me pardonner, mademoiselle. Si je n’ai pas de sympathie pour M. Bonforte, il jouit de la réputation d’être désagréablement, et même agressivement, honnête. Quand pourrai-je lui parler ? dès notre arrivée dans Mars, non ?
Le visage laid mais cordial de Dak, soudain, fut ombré de tristesse :
— Je crains que non, dit-il : Penny ne vous a pas mis au courant ?
— Mis au courant de quoi ?
— Eh bien, voilà, mon vieux. C’est la raison pour laquelle nous avons besoin de le doubler : on l’a kidnappé.
J’avais la tête cassée. L’accélération, oui, sans doute, mais aussi trop de chocs à la fois ou, si l’on préfère, en peu de temps.
Dak poursuivait :
— Maintenant, tu es au courant. Tu sais pourquoi Jock Dubois ne voulait pas te faire confiance, jusqu’au moment de l’atterrissage. C’est la nouvelle la plus sensationnelle depuis le premier débarquement dans la Lune. Mais nous l’avons tuée à la naissance. Et maintenant, nous faisons de notre mieux pour que personne n’en sache jamais rien. Nous espérons pouvoir nous servir de toi pour le remplacer jusqu’au moment de son retour. En fait, vieux frère, tu as déjà commencé à jouer ton rôle. Oui ! Cet appareil n’est pas vraiment le Roi des Cloches. Nous nous trouvons réellement à bord du Tom-Paine, qui est le yacht privé du Chef. Son yacht privé en même temps que son bureau volant. Le véritable Roi des Cloches pendant ce temps-là parcourt une orbite de garage. Son transpondeur donne le signal particulier de cet appareil-ci. Mais le capitaine est seul au courant. Toujours pendant ce temps-là, le Tom se retrousse les manches pour ramener de Terre un double du Chef. Est-ce que tu commences à voir ?
— Oui, lui répondis-je (en vérité je ne « voyais » rien du tout) ; mais dites-moi donc, capitaine, si les adversaires politiques de Bonforte se sont emparé de ce dernier, s’ils l’ont enlevé, pourquoi en faire un secret ? Je supposais plutôt que vous alliez le crier sur les toits.
— Bien sûr, si nous étions sur terre. Si nous nous trouvions à New Batavia, d’accord. Si nous étions sur Vénus, c’est ce que nous ferions aussi. Mais il s’agit de Mars et ça change tout… Est-ce que tu connais la Légende de Kkkahgral le Cadet ?
— Je crains bien que non !
— Il faut lire ça. Ça te fera mieux saisir les réactions d’un Martien. En résumé, le jeune Kkkah devait, il y a de ça des mille et des cents ans, apparaître publiquement en un endroit donné et à une certaine heure. Pour recevoir un honneur à lui conféré, quelque chose comme être armé chevalier. Pour une raison indépendante de sa volonté (selon notre façon d’envisager les choses), Kkkah ne put se trouver présent au rendez-vous. Il fallait évidemment exécuter Kkkah. Du moins si l’on en juge selon les normes admises chez les Martiens. Compte tenu de sa jeunesse et de ses exploits antérieurs, il y eut quelques libéraux pour proposer de tout recommencer. Mais Kkkahgral, lui, ne voulut rien entendre. Il réclama son droit de soutenir lui-même l’accusation, l’obtint, et se fit exécuter. En conséquence de quoi, on a fait de lui l’incarnation même et le saint patron des bonnes manières martiennes.
— Mais c’est de la folie pure !
— Vraiment ?… Nous ne sommes pas des Martiens. C’est une très vieille race. Ils ont mis au point un système de doit et avoir, de droits et d’obligations qui prévoit toutes les situations possibles. On conçoit à peine l’existence d’un plus grand formalisme. Comparés à eux, les anciens Japonais, avec leur giri et leur gimu, étaient de véritables anarchistes. Le Bien et le Mal n’existent pas pour les Martiens. Ils les remplacent par le « convenable » et le « non-convenable », par des « convenances » bien délimitées et cimentées avec tout ce qu’il faut de pesanteur, si j’ose m’exprimer ainsi. Et cela nous ramène à notre problème personnel : le Chef était à la veille d’être adopte par le Nid de Kkkahgral le Cadet, en personne. Juge un peu du bouillon !
Eh bien, non ! je refusais de comprendre. Pour moi, ce Kkkah restait un personnage du Grand-Guignol.
Broadbent poursuivait :
— Oh ! c’est tout simple ! Le chef est probablement le meilleur connaisseur des coutumes et de la psychologie martiennes. Depuis des années, il a travaillé pour atteindre le but aujourd’hui en vue. Donc mercredi à midi, heure locale, la cérémonie de l’Adoption doit se dérouler à Lacus Soli. Si le Chef est présent, s’il respecte le cérémonial comme prévu, tout va bien ! Mais s’il n’est pas là… Et peu importe la raison pour laquelle il ne serait pas présent. S’il n’est pas là, son nom sera maudit à jamais sur Mars, d’un pôle à l’autre, dans tous les Nids sans exception. Et la plus grande manœuvre de politique interraciale et interplanétaire qui ait jamais été tentée, se casse la gueule sur le plancher. Et, attention, avec effet rétroactif. D’après moi, il doit se produire, au mieux, au moins ceci : Mars se retirera de l’alliance assez lâche qui existe entre elle et l’Empire. Mais il est beaucoup plus probable qu’on passe aux représailles, qu’on tue des Hommes… peut-être même tous les humains résidant sur Mars. Ce qui aurait pour résultat de donner le pouvoir aux extrémistes du Parti de l’Humanité. Et l’Empire annexe Mars par la force. Mais seulement après la mort du dernier Martien. Et pour déclencher tout cela, il suffit que Bonforte ne soit pas présent à cette cérémonie d’Adoption… Car les Martiens prennent ce genre de chose terriblement au sérieux…
Et Dak disparut aussi soudainement qu’il était apparu. Pénélope Russel avait déjà rallumé le projecteur d’images. Je me rendais compte avec irritation que j’avais oublié de demander à Broadbent ce qui empêcherait nos ennemis de me tuer purement et simplement, puisque, pour chambarder tout le fourbi, il suffisait d’empêcher Bonforte, lui-même ou son double, d’aller assister à une cérémonie barbare dans Mars. J’avais oublié de poser la question… peut-être parce que subconsciemment je craignais d’entendre la réponse qu’on m’aurait donnée.
De nouveau, j’étudiais Bonforte. J’observais ses mouvements et ses attitudes, je « sentais » ses expressions, j’essayais ses inflexions de voix, tout en flottant dans cette songerie détachée mais animée en même temps, propre à l’effort artistique. Je « portais déjà sa tête ».
Puis tout à coup, la panique… l’écran montrait Bonforte entouré par des Martiens, touché par les pseudopodes de ceux-ci. J’étais à un tel point plongé dans ce que je voyais que je ressentais vraiment le contact de ces pseudopodes, et l’odeur était intolérable ! Je produisis un petit bruit étranglé et j’étendis les mains en avant :
— Arrêtez-moi ça !
L’écran disparut. Mlle Russel me regardait :
— Que diable vous arrive-t-il ?
Je fis un honnête effort pour cesser de trembler et reprendre haleine :
— Je regrette vraiment. Mais je ne peux pas m’en empêcher.
Elle me regarda de nouveau, comme si elle n’avait pu en croire ses yeux mais aussi, comme si, de toute manière, elle n’avait que mépris pour ce qu’elle voyait.
— Je leur avais bien dit que ce projet ridicule n’avait aucune chance de réussir.
— Écoutez, je regrette, mais je ne peux vraiment pas supporter les Martiens.
Pas de réponse. Pénélope était sortie non sans peine de sa couchette. Elle ne marchait pas aussi facilement que Dak à 2 G, mais elle y réussissait quand même.
La porte refermée, elle ne revenait pas. Et ce ne fut pas elle qui rouvrit mais une sorte d’homme monté sur ce qui me parut être un gigantesque baby-trotte :
— Alors, comment ça va, jeune, homme ? me demanda-t-il avec une cordialité démonstrative.
C’était un sexagénaire rondouillard et caressant dont je n’avais pas besoin de voir le diplôme pour comprendre la profession :
— Comment allez-vous, docteur ?
— Assez bien, merci. Plutôt mieux depuis qu’on est à moindre pression. (Ici un coup d’œil à l’engin auquel il était lié.)
— Comment trouvez-vous mon corset sur roues ? Ce n’est pas exactement « chic », mais cela économise de tels efforts de la part du cœur ! A propos, je devrais peut-être faire les présentations : je suis le Dr Capek, médecin particulier de M. Bonforte. Je sais qui vous êtes, vous… Alors, qu’est-ce qu’on me raconte à propos de ces Martiens ?
Je fis de mon mieux pour lui expliquer, clairement, objectivement, ce qu’il en était.
— Bien sûr, fit le Dr Capek : le capitaine Broadbent aurait dû m’en informer. J’aurais modifié l’ordre de mon programme d’instruction. Le capitaine est un garçon qui s’entend à son affaire, en gros, mais il y a des moments où les muscles, chez lui, vont plus vite que le cerveau. Il est si introverti, si normal, qu’il me fait peur. Mais ça ne fait rien. M. Smythe, je vais vous demander la permission de vous hypnotiser. Vous avez ma parole de médecin que ce sera exclusivement fait pour le bon succès de cette affaire et d’aucun effet sur votre personnalité normale en dehors de cela.
Et il tira de sa poche une de ces vieilles montres de gousset à l’ancienne mode, qui sont comme l’enseigne de la profession médicale.
— Vous avez ma permission, bien sûr, lui dis-je : si tant est qu’elle puisse vous être de quelque utilité, car je suis réfractaire à l’hypnose. (J’avais essayé cette technique à l’époque où je faisais mon numéro de spiritisme, mais jamais mon professeur n’avait pu m’endormir.)
— Ah ! ah ! Nous ferons ce que nous pourrons, dans ces conditions… Mais relaxez-vous, mettez-vous à votre aise. Exposez-moi votre problème.
Ayant pris mon pouls, il continuait à jouer avec sa montre, et à en tordre la chaîne. J’eus envie de lui en faire la remarque comme il m’envoyait la lumière réfléchie sur le plat, en plein dans la figure. Mais sans doute n’était-ce qu’une habitude de nerveux, dont il ne se rendait pas compte, de trop peu d’importance pour qu’un étranger lui en fît la remarque.
— Je suis tout ce qu’il y a de relaxé, lui dis-je : posez-moi les questions que vous voudrez. Ou peut-être préférez-vous que je dise tout ce qui me passe par la tête ?
— Laissez-vous flotter, me dit-il, avec beaucoup de douceur : quand il y a deux G, on se sent lourd, n’est-ce pas ? D’habitude, je dors en attendant que ça s’arrête. Oui ! ça vous tire le sang hors de la tête. Et ça vous endort. Voilà qu’ils sont en train d’augmenter la poussée encore… Il va falloir faire dodo… On s’alourdit… On s’endort…
Je voulus lui dire de mettre sa montre de côté, ou alors qu’elle lui échapperait de la main. Mais au lieu de le lui dire, je m’endormis.
Quand je revins à moi, l’autre presse à cidre était occupée par le Dr Capek.
Il me salua d’un retentissant :
— Alors, ça va, mon gars ? Moi, j’en ai eu assez à la fin, de ma voiture d’enfant, et je me suis décidé à m’étendre là, histoire de répartir la traction.
— Oui ! est-ce que nous sommes revenus à deux G ?
— Oui, 2 G, c’est ça.
— Je vous demande pardon de m’être endormi comme ça. J’ai dormi pendant combien de temps, au fait ?
— Pas très longtemps, allez. Comment vous sentez-vous, maintenant ?
— Très bien, merci. Vraiment reposé, oui !
— Cela produit souvent cet effet-là, d’ailleurs. Je veux dire les fortes accélérations… Vous vous sentez en humeur de revoir un petit film ?
— Mais certainement, docteur, si vous estimez que ce soit utile.
— Bon !
Il éteignit. Je m’étais préparé à l’idée que j’allais voir de nouveaux Martiens. J’avais réagi d’avance contre la panique. Après tout, il m’était arrivé à plusieurs reprises d’être dans l’obligation de faire comme s’ils n’étaient pas là. Des images animées d’eux n’allaient pas me faire plus d’effet que leur proche présence que j’avais bien été forcée d’endurer ? Simplement, ç’avait été l’effet d’une surprise.
Oui ! il y avait bel et bien des images de Martiens, avec et sans M. Bonforte. Je me découvrais capable de les supporter avec détachement, sans crainte ni dégoût.
Et même, à un moment donné, je m’aperçus que je prenais plaisir à les regarder.
Je poussai un cri. Capek arrêta la séance de cinéma, leva les yeux sur moi :
— Alors, il y a quelque chose qui ne va pas ?
— Docteur, vous m’avez hypnotisé ?
— Vous m’avez demandé de le faire, non ?
— Mais puisque je suis réfractaire à l’hypnose.
— Je suis fâché de l’apprendre.
— Ainsi donc, vous êtes arrivé à vos fins. Je ne suis pas assez obtus pour ne pas le comprendre… Ah ! si nous recommencions l’expérience ? Je ne peux vraiment pas y croire.
Et je regardai et j’admirai. Les Martiens, à les voir sans préjugés, n’étaient pas du tout répugnants comme je l’avais cru. Ils possédaient même la sorte de grâce étrange qu’ont les pagodes chinoises. Certes, ils n’avaient pas forme humaine. Mais l’oiseau de paradis non plus ! et pourtant l’oiseau de paradis est l’une des choses les plus adorables qu’il y ait au monde !
Oui ! je commençais à me rendre compte que leurs pseudopodes avaient quelque chose de très expressif et que leurs gestes bizarres avaient le même genre de gentillesse maladroite que celle des jeunes chiens. J’avais, jusque-là, regardé les Martiens à travers les lunettes aux couleurs de la Haine et de la Peur.
Je songeais qu’il me faudrait encore m’habituer à leur odeur naturelle, mais… et soudain je compris que je la respirais, cette odeur, et qu’elle ne me faisait rien ! Et même qu’elle me plaisait.
— Docteur, dis-je : on a placé un dispositif à odeur sur la stéréo, non ?
— Certainement pas, dit Capek : on est limité par le poids, vous savez. C’est un yacht privé, pas un paquebot.
— Impossible ! Alors comment ça se fait ? Je les sens, très distinctement.
Le médecin eut l’air honteux :
— Oui ! c’est ça. Il faut que je vous dise. J’ai fait quelque chose qui, je l’espère, ne vous sera d’aucun inconvénient.
— C’est-à-dire ?
— En fouillant dans votre subconscient, nous avons découvert que beaucoup de vos orientations névropathiques trouvaient leur origine dans l’odeur qu’ils dégagent. Je n’ai pas eu le temps de faire un travail en profondeur. J’ai simplement emprunté à Penny, c’est la jeune personne qui était ici il y a un moment, un peu du parfum dont elle use. Je crains fort qu’à partir de maintenant, mon gars, les Martiens ne sentent pour vous le salon parisien. Si j’en avais eu le temps, j’aurais choisi, bien sûr, une odeur plus familière, celle de la fraise mûre par exemple, du caramel ou des gâteaux chauds.
Je reniflai. Pas de doute. Cela sentait bien le parfum cher, le parfum capiteux. Et pourtant, fichtre ! aucun doute possible, c’était l’odeur des Martiens :
— Ce que j’aime cette odeur ! dis-je.
— Vous ne pouvez pas vous empêcher de l’aimer, dit le docteur.
— Vous avez renversé la bouteille entière ? On ne sent plus que ça dans toute la pièce.
— Qu’allez-vous croire. Je me suis contenté de vous passer le flacon ouvert sous les narines, il y a une demi-heure de ça. (Il renifle.) D’ailleurs ça ne sent plus rien. Le parfum s’appelle Désir Sauvage, de chez C…, Champs-Elysées à Paris.
Il se leva, éteignit la stéréo, et reprit :
— Assez pour l’instant. Passons à d’autres exercices qui s’avéreront d’une utilité plus grande.
Les images disparues, le parfum s’évanouit. Exactement comme c’est le cas pour le cinéma olfactif. J’étais bien forcé d’admettre que le spectacle se déroulait en effet dans ma tête. De toute façon, en qualité d’acteur, j’en étais intellectuellement persuadé depuis longtemps.
Quand Penny revint quelques instants plus tard, elle sentait le Martien.
Ce que j’aimais cette odeur !