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Monsieur le commissaire Boothroyd appartenait au Parti de l’humanité, ainsi que toute son administration, mis à part quelques techniciens de l’administration civile. Mais Dak m’avait assuré qu’il y avait soixante chances sur cent pour qu’il fût en dehors de toute cette affaire. Selon Dak, toujours, il était honnête mais stupide. Dak ainsi que Rog Clifton estimaient également que le ministre suprême Quiroga, n’y était pour rien non plus. Et qu’il fallait attribuer les responsabilités de la chose à la fraction clandestine de terroristes à l’intérieur du Parti de l’Humanité dont les membres s’étaient baptisés « les Actionnistes », et qui, toujours selon mes sources, se trouvaient à la solde de respectables hauts financiers à l’affût de gains très substantiels. Pour ma part, j’aurais été bien en peine de distinguer un « actionniste » d’avec un « actionnaire ».

Mais je n’étais pas sitôt débarqué qu’une petite chose se produisit qui me fit me demander si l’ami Boothroyd était vraiment aussi stupide et honnête que Dak le pensait. Une petite chose. Une de ces petites choses qui vous perce de part en part, comme à l’emporte-pièce, le doublage le mieux conditionné du monde. J’étais ce qu’on appelle une « huile » en langage non protocolaire, et le commissaire-résident était venu à ma rencontre. Comme je n’occupais aucun poste officiel, à part un siège à la Grande Assemblée, mais que j’étais en voyage privé, on ne me rendait pas les honneurs. Boothroyd n’était suivi que d’un aide-de-camp et… d’une petite fille d’une quinzaine d’années.

J’avais vu sa photographie. Rog et Penny m’avaient soigneusement mis au courant. Je lui serrai la main. M’informai de sa sinusite, le remerciai de l’agréable souvenir que je gardais de mon dernier séjour et m’entretins de cette manière cordiale d’homme à homme où Bonforte excellait. Après quoi je me tournai vers la petite fille. Je savais que Boothroyd avait des enfants et que l’un d’eux devait atteindre à peu près l’âge de celle-ci. Mais j’ignorais, et Rog et Penny également sans doute, si je l’avais déjà rencontrée.

Boothroyd eut la gentillesse de voler à mon secours.

— Je crois que vous n’avez pas encore rencontré ma fille Deirdre, n’est-ce pas ?… Elle a tellement insisté pour venir.

Or, rien dans la documentation cinématographique ne m’avait montré la manière dont Bonforte traitait les jeunes personnes. Donc, il ne me restait qu’à être Bonforte. Bonforte, veuf du milieu de la cinquantaine, sans fils ni fille, ni neveux, ni nièces, sans expérience non plus des demoiselles de moins de vingt ans, mais qui avait l’habitude des rencontres et entretiens avec toutes sortes de gens. Et je la traitai comme si elle avait eu le double de l’âge qui était en réalité le sien. Non ! je n’allai pas tout à fait jusqu’au baisemain. Elle rougit, parut ravie.

Boothroyd, indulgent, lui dit :

— Eh bien, mais demande donc ce dont tu m’as parlé. Tu n’auras peut-être pas d’autre occasion de le faire.

Elle rougit encore un peu plus et parla :

— Monsieur, pourrais-je avoir votre autographe ? A l’école, les filles en font collection. J’ai déjà celui de M. Quiroga… Je voudrais bien avoir le vôtre aussi.

Et elle produisit un petit livre qu’elle avait gardé derrière le dos jusque-là.

Je me sentais dans la peau d’un conducteur d’hélicoptère à qui l’on demande son permis, celui qui est dans l’autre combinaison. J’avais travaillé comme un nègre, mais ne m’étais pas attendu à me voir dans l’obligation d’imiter la signature du Chef. Après tout, zut, zut et zut ! On ne peut quand même pas tout apprendre en deux jours et demi, non ?…

Mais le moyen, d’autre part, de refuser, quand on est Bonforte, une signature à une petite fille ! Je souris et je dis :

— Vous avez déjà l’autographe de M. Quiroga, n’est-ce pas ?

— Oui… Il a même mis : « Avec mes meilleurs vœux », au-dessus.

Je clignai de l’œil en direction de Boothroyd :

— Seulement ses bons vœux, n’est-ce pas ? Aux jeunes personnes, avec moi, c’est toujours au moins « Tendresse et baisers ». Vous savez ce que je vais faire ?

Je pris le carnet, le feuilletai.

— Chef, dit Dak, nous n’avons que quelques minutes.

— Modérez-vous, répondis-je sans lever la tête : la nation martienne entière peut attendre, si c’est nécessaire, pour une jeune dame.

Sur ce je tendis l’album à Penny :

— Voulez-vous noter la dimension, je vous prie. Et vous me rappellerez, s’il vous plaît, d’envoyer une photographie qu’on puisse y coller. Avec un bel autographe dessus, naturellement. Et une marguerite dessinée au bout du paraphe aussi, peut-être ?

— Parfaitement, monsieur Bonforte.

— Est-ce que ça fait votre affaire, mademoiselle Deirdre ?

— Chic alors !

— Bon ! eh bien, je suis très content que vous m’ayez demandé ça. Maintenant nous pouvons songer à partir, capitaine. Monsieur le commissaire, c’est bien notre voiture ?

— Mais parfaitement, monsieur Bonforte. (Sur ce, il secoua la tête, désabusé :) Je crains fort que vous n’ayez converti un membre de ma famille à vos idées hérétiques d’expansionnisme. Vous croyez que ce soit très loyal et sportif ?

— Cela vous apprendra à lui faire avoir de mauvaises fréquentations. N’est-ce pas, mademoiselle Deirdre ? (Ici re-shake-hand). Merci d’être venu à notre rencontre, monsieur le commissaire. Je crains qu’il ne nous faille vraiment nous dépêcher à présent.

— Merci. Oui, certainement.

— Merci bien, monsieur Bonforte, je suis si contente.

— Il n’y a vraiment pas de quoi, mon enfant.

Je fis demi-tour sans hâte, de manière à ne pas sembler nerveux ou agité à la stéréo. Il y avait des appareils en batterie un peu partout. Photo, ciné, les actualités, la stéréo, et de très nombreux journalistes. Billy tenait les reporters au loin.

— A tout à l’heure, Chef, me lança-t-il avant d’aller poursuivre la bavette avec ses confrères. Rog, Dak et Penny me suivirent dans la voiture. Peut-être pouvait-on remarquer un peu moins de monde que sur les astroports terrestres. Mais quand même, il y avait du public. Cela ne m’inquiétait pas beaucoup, puisque Boothroyd n’avait vu que du feu. Quand même, il y avait certainement des personnes présentes qui savaient que je n’étais pas Bonforte. Non ?

De toute façon, je refusais de me mettre martel en tête pour elles. Elles ne pouvaient me nuire qu’en se nuisant à elles-mêmes.

La voiture mise à notre disposition était une Rolls-Outlander, à pression constante. Je gardai néanmoins le masque sur le visage pour imiter mes compagnons de voyage. J’étais assis à droite. Rog à côté de moi et Penny à côté de Rog, et Dak sur l’un des strapontins, de biais pour lui permettre d’étendre ses jambes qui n’en finissaient plus. Le chauffeur se retourna pour nous jeter un regard au travers de la séparation et il démarra.

— J’ai eu peur un instant, dit Rog.

— Il n’y avait vraiment pas de quoi, dis-je. Maintenant, taisons-nous tous, je voudrais bien revoir mon petit discours.

En vérité c’était surtout le paysage martien qui m’intéressait. Pour le discours je le connaissais parfaitement. Le chauffeur nous faisait longer l’astrogare. Entre les panneaux de la Verwijs Trading, de la Sul Diamant Limitada, des Lignes Extérieures Diana, Trois Planètes et de la I.G. Farben Industrie. Autant de Martiens que d’hommes parmi les passants. Nous autres, cochons de terriens, nous avons souvent l’impression que les Martiens vont à une allure d’escargots. Et comparativement à nous, ils vont comme des planètes lourdes. Mais dans leur monde à eux, ils glissent sur leur base comme une pierre sur l’eau.

A main droite s’étendait au-delà du champ plat, le Grand Canal dont on ne voyait pas la rive. Et droit devant nous, s’élevait le Nid de Kkkah, vraie cité de rêves. J’en admirais la beauté délicate. Quand soudain, Dak bondit.

Nous avions dépassé les voitures qui descendaient, mais dans l’autre sens, en face de nous, venant vers nous, une voiture que j’avais vue sans y faire attention. Mais Dak veillait. Quand cette voiture fut plus rapprochée de la nôtre, Dak rabattit soudain la cloison qui nous séparait du chauffeur, il se jeta sur ledit chauffeur, lui entoura le cou d’un de ses bras, et saisit de l’autre, le volant. Nous dérapâmes sur la droite. Nous évitâmes d’un cheveu la collision avec l’autre voiture, filâmes sur la gauche et finîmes par rester sur la route. Nous l’avions échappé de peu. Et, à présent, le Canal longeait directement la route.

Quelques jours auparavant, je n’avais pas été capable d’aider vraiment Broadbent, mais je ne m’étais pas attendu aux ennuis et j’avais été désarmé. Aujourd’hui, je n’étais pas armé non plus. Pas même un petit croc empoisonné. Mais je me comportai un peu mieux. Dak avait fort à faire à essayer de conduire la voiture tout en se penchant en avant à partir de son strapontin. Le chauffeur d’abord surpris et bousculé, cherchait à présent à reprendre le volant.

Je fus sur lui, le pouce gauche enfoncé dans les côtes :

— Si tu bouges, lui dis-je, tu es un homme mort !

C’était la voix et la réplique du « Monsieur du Second étage ».

L’homme se tut et ne bougea plus.

— Rog, qu’est-ce qu’ils sont en train de faire ? demanda Broadbent.

Clifton regarda derrière lui :

— Ils sont en train de tourner.

— Bon. Eh bien, Chef, gardez votre arme sur cet individu pendant que je traverse.

Ce qu’il se mettait en devoir d’exécuter, et qui n’était pas commode vu la longueur de ses jambes et le peu de place qu’il y avait dans la voiture. Enfin il fut installé :

— Je ne pense pas qu’il existe un autre engin sur roues qui puisse rattraper une Rolls sur un parcours sans virages.

Il appuya sur la pédale et la voiture bondit.

— Ils viennent de tourner.

— Bon ! qu’est-ce qu’on fait du machin ? on le jette par la fenêtre ?

— Je n’ai rien fait, dit le chauffeur.

Mais je lui enfonçai le doigt un peu plus fort dans les côtes, et il ne parla plus.

— Tu n’as rien fait, lui répondit Dak sans quitter les yeux de la route : rien du tout ! Tu as seulement tenté de nous faire avoir un petit accident d’auto. Juste ce qu’il fallait pour que M. Bonforte rate son rendez-vous. Si je n’avais pas remarqué que tu ralentissais pour te sauver la peau, tu pouvais très bien réussir. Seulement tu n’as rien dans le ventre, n’est-ce pas ? (Et Dak prenait un virage dans le hurlement des pneus avec le gyroscope qui s’affolait à rétablir l’équilibre.) Alors, qu’est-ce qu’ils font, Rog ?

— Ils ont renoncé.

— Bon !

Mais Dak ne ralentissait pas pour autant. Nous devions dépasser les trois cents kilomètres à l’heure.

— Je me demande s’ils sont prêts à nous attaquer à la bombe avec un homme à eux dans la voiture ? Tu crois mon gars, qu’ils te rayeraient des cadres, comme ça ?

— Je ne sais pas de quoi vous voulez parler. Mais vous allez avoir des ennuis.

— Ah ! tu crois ça. La parole d’honneur de quatre personnes honorables contre celle d’un gibier de potence. Ou ne serais-tu pas un bagnard ? De toute manière, M. Bonforte préfère que ce soit moi qui le conduise. Si bien que tu t’es empressé de faire plaisir à M. Bonforte.

A ce moment précis, mon prisonnier et moi-même faillîmes traverser le plafond de la voiture. Nous venions de passer sur un obstacle gros comme un ver, posé en travers de la route, unie comme un miroir.

— Monsieur Bonforte ! cria le chauffeur, sur un ton d’injure.

— Vous savez, Chef, reprit Dak, quelques secondes plus tard : je ne suis pas d’avis de le jeter par la fenêtre. Je pense qu’il vaudrait mieux vous déposer. Puis le prendre lui et l’emmener dans un endroit tranquille. Je crois qu’il finirait par parler si on le lui demandait avec assez d’insistance.

Le chauffeur se débattit. Je resserrai les doigts autour de son cou et le refrappai de la jointure du pouce. Peut-être qu’un os ne donne pas tout à fait la même impression que la gueule d’une arme à feu, mais qui peut savoir au juste ?

Il se laissa aller et dit :

— Vous n’oserez pas me faire une piqûre.

— Seigneur, non ! s’écria Dak. Cela serait illégal… Penny, mon chou, est-ce que vous avez une épingle sur vous.

— Mais certainement, Dak, répondit-elle, et elle n’était pas effrayée alors que je l’étais, moi.

— Merci… Eh bien, mon gars, tu n’as certainement jamais eu d’épingle qu’on te poussait sous l’ongle. On assure que cela suffit à détruire l’effet d’un blocage hypnotique. Oui ! L’épingle sous l’ongle parle directement au subconscient. Il n’y a qu’un ennui, c’est que le malade fait des bruits désagréables. Ainsi donc, nous te conduirons sur le sable des dunes où nous ne dérangerons personne, excepté les scorpions. Et quand tu auras parlé, c’est là que vient le plus gentil ! Quand tu auras parlé, on te laissera partir. Tranquillement. On ne te fera rien. Tu pourras retourner en ville. Mais écoute-moi bien : si tu as fait preuve d’obéissance et d’esprit de coopération, on te fait une fleur : nous te laissons ton masque.

Dak se tut. On n’entendit plus que le bruit de l’air raréfié de Mars contre les parois de la voiture. L’être humain en bonne condition peut, sans masque à oxygène, parcourir une centaine de mètres sur cette planète. Je crois me rappeler le cas exceptionnel d’un humain ayant accompli, toujours sans masque, une course d’un demi-kilomètre avant d’expirer. Et Goddard-Ville se trouvait à vingt-trois kilomètres environ.

— C’est pas des blagues, commença notre prisonnier : je ne sais rien. On m’a payé seulement pour que je vous fasse écraser par l’autre voiture.

— Eh bien, essaie de te réveiller la mémoire, dit Dak en ralentissant. C’est ici que vous descendez, Chef ! Prends son arme, Rog, et remplace le Chef.

— D’ac, répondit Rog, et il enfonça à son tour le poing dans le dos du chauffeur. La voiture s’arrêta devant les portes monumentales.

— Vous disposez de quatre minutes, dit Dak, soulagé. Quelle bonne voiture. Je voudrais bien en avoir une comme ça. Rog, si tu voulais te pousser un peu et me faire de la place. (Rog se poussa. Dak frappa le chauffeur du coupant de la main sur le cou. L’homme devint flasque et s’effondra.) Voilà qui le fera se tenir tranquille le temps de vous préparer, Chef ! On ne peut pas se permettre de laisser-aller sous les yeux de ceux du Nid. Quelle heure est-il ? (Nous avions trois minutes trente secondes d’avance sur l’horaire.) Alors, Chef, je vous rappelle que vous avez encore trois minutes devant vous. Il vous faut faire votre entrée exactement au temps prévu. Ni plus tôt ni plus tard. A l’heure exacte.

— Vu ! fis-je.

— Vu ! fit Clifton.

— Par conséquent, trente secondes à peu près pour monter la rampe. Il reste trois minutes. Que voulez-vous faire pendant ces trois minutes, Chef ?

— Reprendre mon sang-froid, Dak.

— Votre sang-froid, vous l’avez. Vous ne vous êtes pas trompé d’un clin d’œil à la dernière répétition. Haut les cœurs, vieille branche ! Encore deux heures à faire et vous pourrez rentrer chez vous avec votre argent qui vous brûle les poches. C’est le sprint final.

— Oui ! je l’espère. Ça n’aura pas été sans mal. Dites-moi, Dak…

— Quoi donc ?

— Venez un peu plus près… Et qu’est-ce qui arrive si je fais une erreur… Là-dedans ?

Broadbent eut un rire un peu trop confiant :

— Pas d’erreur possible, voyons ! Penny me dit que vous possédez tout ça sur le bout des ongles. Alors ?

— Bien entendu. Mais supposez seulement que je me trompe quand même. Qu’est-ce qu’il se passe ?

— Vous ne vous tromperez pas. Je sais ce que vous éprouvez. La première fois que j’ai dû faire un atterrissage, seul, j’ai éprouvé la même sensation. Mais une fois que c’était commencé, j’étais si occupé que je n’ai pas eu le temps de me tromper.

— Surveillez l’heure, cria Clifton.

— Y’a tout le temps qui faut… Plus d’une minute au moins !

— Monsieur Bonforte, monsieur Bonforte… (C’était la voix de Penny. J’allais vers la voiture. Elle en sortit. Me tendit la main.) Bonne chance, monsieur Bonforte.

— Merci, Penny.

Rog me secoua la main. Dak me tapa dans le dos :

— Moins de trente secondes, à vous de jouer.

J’acquiesçai et me dirigeai vers la rampe. Je devais être à l’heure fixée quand j’atteignis le sommet, car les puissantes barrières s’ouvrirent en roulant devant moi. J’aspirai une grande goulée d’air, je maudis le masque à oxygène et j’entrai en scène.


Même si ce n’est pas la première fois, le rideau qui se lève sur la première représentation de n’importe quelle pièce vous coupe le souffle et vous arrête le cœur. Votre rôle est au point. Votre manager a compté le nombre des spectateurs. Ce n’est pas votre coup d’essai. Peu importe… quand vous débouchez là, que vous savez que tous ces yeux sont fixés sur vous et qu’on attend votre première parole, qu’on attend que vous bougiez… Cela vous fait quand même quelque chose. Et, c’est même pour cela qu’il existe des souffleurs.

Je levai la tête. Vis mon public. Voulus partir en courant. Pour la première fois depuis trente ans, j’avais le trac.

Le ban et l’arrière-ban du Nid s’étendaient devant moi aussi loin que portait la vue, serrés comme des asperges. Oui, je savais qu’il me fallait pour débuter avancer lentement le long de l’allée centrale, jusqu’à l’autre extrémité, jusqu’à la déclivité qui menait jusqu’au Sein du Nid intérieur.

Mais j’étais paralysé.

Je me disais : « Voyons, mon ami, tu es John Joseph Bonforte. Tu es venu ici bien des fois avant aujourd’hui. Et ces personnes sont tes amis. Tu es ici parce que tu veux être ici. Et parce qu’ils veulent que tu y sois. Avance donc, le long de la nef, pom pom pom pom, pom pom pom pom… Et vive la Mariée ! »

J’étais redevenu Bonforte. J’étais l’oncle Joe Bonforte. Le Bonforte déterminé à faire parfaitement ce qu’il faisait et à réussir, pour le plus grand honneur et pour le plus grand bien de son peuple et de sa race. Et pour ses amis de Mars aussi. Je respirai, mis le pied en avant.

Et d’avoir respiré devait me sauver parce que cela me fit sentir l’exquis, l’incomparable parfum. Ces milliers et ces milliers de Martiens en rangs compacts me donnaient l’impression que l’on avait laissé tomber par terre et cassé une caisse entière de flacons de Désir sauvage.

J’étais tellement sûr de respirer le parfum de C. des Champs-Elysées, que sans même y réfléchir, je regardai derrière moi. Non, Penny ne me suivait pas.

Puis boitillant, je marchai de l’allure à peu près d’un Martien qui avance sur Terre. Derrière moi, la foule se refermait. Il y avait des enfants qui lâchaient leurs parents pour se faufiler vers moi. Par « enfants » je veux dire des Martiens d’après le moment où la scissiparité s’est produite. Ils n’ont encore que la moitié du poids et de la taille d’adultes. Comme ils ne sortent pas du Nid, nous avons tendance à oublier qu’il y a de petits Martiens. Il faut près de cinq ans pour que le Martien atteigne la taille normale, que son esprit se remette et qu’il retrouve l’intégrité de sa mémoire. Pendant toute cette période de transition, ce n’est rien de plus qu’un idiot qui essaie de toutes ses forces de devenir un abruti sans plus. Mais le réajustement des gènes et les accidents inséparables de la scissiparité ont mis celui qui la subit hors de course pour très longtemps. (Il y avait dans la documentation cinématographique de Bonforte un film consacré à ce sujet.) Ces enfants, qui sont donc idiots, ne sont pas tenus aux « convenances » avec tout ce que cela comporte. Mais on ne les en aime pas moins, bien au contraire.

Deux de ces petits, de même taille, la plus petite, et que je n’aurais pu distinguer l’un de l’autre, s’étaient arrêtés devant moi, un peu comme deux jeunes chiens fous qui s’aventurent sur la chaussée, malgré le flot de voitures. Il fallait ou m’arrêter ou leur marcher dessus.

Je m’arrêtai. Ils en profitèrent pour se rapprocher encore et me bloquer complètement la route. Après quoi, ils se mirent à caqueter entre eux tout en étendant des pseudopodes. Je ne comprenais pas un mot de ce qu’ils disaient. Un peu plus, ils me tiraient l’étoffe de mon complet et me glissaient leurs extrémités dans les poches.

La foule était si dense que je ne pouvais continuer ni à gauche ni à droite. Et l’horaire m’appelait, inexorablement. Mais ils étaient si gentils que je cherchais vainement un bonbon, que j’aurais pu leur offrir. Le temps pressait. Si je laissais aller, j’allais commettre la faute classique d’inconvenance, illustrée par Kkkahgral le Cadet en personne.

Mais les deux petits s’en souciaient comme une carpe d’une pomme. L’un des deux avait réussi à étendre le pseudopode sur ma montre de gousset.

Je soupirai, fus littéralement envahi par le parfum, et je fis un pari. Je pariai contre moi-même. Pariai que là comme ailleurs il fallait embrasser les enfants. Que cela valait même contre les impératifs de l’étiquette martienne. Je mis un genou en terre, et, devenu de la taille d’un de ces sympathiques jeunes gens, je leur fis une bonne caresse, passant ma main sur leur écorce.

Puis me relevai, leur disant aussi distinctement que je le pus :

— Et maintenant c’est assez. Il faut que je parte.

Ce qui me suffit à dépenser le trésor presque entier de mes connaissances en fait de martien.

Les deux petits se serrèrent contre moi. Avec gentillesse mais fermeté, je les repoussai et traversai la haie des spectateurs, en me dépêchant pour rattraper le temps perdu. Aucune baguette de vie et de mort ne me flamba dans le dos. Avais-je raison d’espérer que l’infraction dont je venais de me rendre coupable, n’avait pas atteint encore le niveau du crime puni de peine capitale. Enfin je fus sur la pente qui menait au sein du Nid intérieur.


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La ligne d’astérisques ci-dessus représente la cérémonie d’Adoption.

Et pour quelle raison ?

Mais parce que cela regarde exclusivement les membres du Nid de Kkkah. Affaire de famille.

Ou si vous aimez mieux : un Mormon peut avoir d’excellents amis non-Mormons. Mais son amitié va-t-elle jusqu’à lui faire introduire un non-Mormon à l’intérieur du Temple de Salt-Lake City (Utah) ?

Non !

Les Martiens visitent les Nids des autres. Mais ils ne pénètrent jamais dans le sein du Nid intérieur que de leur propre famille… Et je n’ai pas plus le droit de donner le détail de la cérémonie d’Adoption qu’un franc-maçon n’a le droit de communiquer le rituel de sa loge aux personnes de l’extérieur.

Peu importent les grandes lignes, d’ailleurs, étant donné qu’elles sont les mêmes pour tous les Nids. Mon parrain, le plus ancien des amis martiens de Bonforte, Kkkahrrreash, me rencontra à la porte et leva la baguette sur moi. Je l’exhortai à me tuer sur place au cas où je me rendrais coupable d’une faute quelconque. A vrai dire, je ne le reconnaissais pas. J’avais étudié des photographies de lui, mais je ne le reconnaissais pas. Mais ce ne pouvait être que lui puisque la chose était prévue au rituel.

Après avoir ainsi manifesté mes sentiments loyalistes, je fus autorisé à pénétrer. Kkkahrrreash m’accompagna de station en station. On m’interrogea et je répondis. Gestes et paroles étaient stylisés comme une pièce chinoise. Sans quoi, la chose n’aurait pu réussir. Le plus souvent, je ne comprenais rien à ce qu’on me disait et dans la moitié des cas, je ne comprenais pas les réponses que je faisais moi-même. Simplement, je connaissais mon rôle. A cause de la lumière basse qu’on affectionne sur Mars, j’avais l’impression de ramper dans l’ombre comme une véritable taupe.

Il m’est arrivé une fois de jouer avec le célèbre Kawk Mantell, peu avant sa mort, alors qu’il était déjà complètement sourd, le pauvre. Quel acteur ! Il n’était même pas question d’user d’un appareil acoustique. Parfois il réussissait à lire sur les lèvres du partenaire mais ce n’était pas tout le temps possible. Eh bien, il avait fait personnellement la mise en scène et l’avait si minutieusement minutée que je l’ai vu prononcer une phrase, avancer de trois pas, pivoter sur lui-même et répondre exactement à une réplique qu’il n’entendait pas.

Ici, c’était la même chose. Je connaissais mon rôle et je le jouais. Tant pis pour eux s’ils ne connaissaient pas le leur et que la représentation ne fût point parfaite. C’était leur affaire.

Certes cela n’arrangeait rien de voir pendant tout le temps de la cérémonie au moins quatre de ces baguettes de vie ou de mort brandies sur ma tête. Allait-il me brûler ? Après tout, je n’étais qu’une pauvre brute d’humain. Et au pire il ne me donnerait que la mention passable. Et encore…

Au terme de ce qui me parut durer des jours entiers mais qui ne dura en fait qu’un neuvième de la rotation totale de la planète, après des éternités, nous finîmes quand même par manger. Je n’ai gardé aucun souvenir de ce qui nous fut servi. Et c’est sans doute tant mieux ! Mais de toute manière je ne fus pas empoisonné.

Puis les Anciens firent leur discours. Je répondis par mon discours de remerciement, et ils me donnèrent un nom et une baguette.

J’étais devenu un Martien.

Je ne savais pas me servir de ma baguette.

Mon nom faisait un bruit de robinet qui fuit.

Aucune importance. Désormais c’était mon nom légal sur Mars, et légalement j’appartenais par le sang à la famille la plus aristocratique de la planète. Tout cela, cinquante-deux heures exactement après le moment où un cochon de terrien avait dépensé son dernier demi-impérial pour payer un verre à un étranger au bar de la Casa Mañana.

Ce qui prouve, je crois, qu’il ne faut jamais parler à des personnes qui ne vous ont pas été présentées.


Je sortis dès que je le pus. Dak m’avait confectionné un discours où j’invoquais l’obligation où je me trouvais de m’en aller sitôt la cérémonie terminée. Je tremblais comme un homme enfermé dans un dortoir de pensionnat pour jeunes filles à présent qu’il n’y avait plus de rituel à suivre. Je veux dire que même les manières les plus simples étaient retranchées derrière des habitudes sociales rigides et que je ne savais pas au juste comment me conduire. Rrreash et un autre Ancien me reconduisirent, et je caressai de nouveau deux enfants, peut-être les mêmes, je ne pourrais pas vous dire au juste. Une fois arrivé aux portes, les Anciens me dirent adieu dans ma langue maternelle que j’eus peine à comprendre et me laissèrent sortir seul. Les grilles se refermèrent dans mon dos et je sentis mon cœur redescendre à l’endroit habituel.

La Rolls m’attendait à l’endroit où je l’avais laissée. Je courus, la portière s’ouvrit, et j’eus la surprise de constater qu’elle ne contenait que Penny. Surprise, mais non pas désagrément. Et je criai :

— Alors, P’tite-Tête-Frisée, je suis reçu.

— J’en étais sûre, me dit-elle.

Je fis un moulinet avec ma baguette et lui expliquai comment désormais elle devrait m’appeler Kkkahjjjerrr (mais sans réussir à ne pas postillonner pour la dernière syllabe).

— Mais faites donc attention avec votre baguette, me dit-elle.

Je m’effondrai sur le siège à côté d’elle :

— Est-ce que vous savez comment on se sert de ce machin ? lui demandai-je.

J’étais depuis quelques secondes sous le coup de la réaction et je me sentais épuisé mais gai. Ce qu’il me fallait, c’était trois coups successifs de quelque chose de fort, puis un steak épais. Puis les articles des critiques.

— Je ne sais pas comment on s’en sert, mais faites attention.

— Je suppose qu’il suffit d’appuyer ici ?

J’avais joint le geste à la parole et découpé un joli trou rond de trois centimètres dans le pare-brise de la voiture, par où s’engouffrait l’air extérieur.

— Ahhhh ! fit Penny.

— Je regrette… Je vais la mettre de côté jusqu’à ce que Dak m’ait appris à m’en servir.

— Aucune importance, dit Penny en ravalant sa salive : Mais vous devriez faire attention à ce que vous visez.

Elle avait mis en marche, et je m’étais aperçu de ce que Dak n’était pas seul à insister lourdement sur la pédale.

— Mais qu’est-ce qui presse comme ça ? lui demandai-je. Il me faut un peu de temps pour préparer cette conférence de presse, vous savez bien. Vous avez apporté les papiers ? Et où sont les autres ?

(J’avais oublié jusqu’à l’existence du chauffeur que nous avions confisqué.)

— Les autres n’ont pas pu venir.

— Mais Penny, qu’est-ce qui est arrivé ?

Allais-je pouvoir tenir une conférence de presse livré à mes seuls moyens personnels ? Peut-être pourrais-je leur parler un peu de mon adoption, ça au moins ce ne serait pas du chiqué ?

— Monsieur Bonforte… Ils l’ont retrouvé.

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