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La nuit est tombée.

Je ne sais pas depuis combien de temps je marche.

Les rues défilent, anonymes. Elles se ressemblent toutes.

Les trottoirs ont la même couleur sous ma semelle.

Je marche tête baissée, le regard flou, abîmé dans mes pensées.

Je marche pour ne pas tomber.

Les paroles de Nacelnik rebondissent à l’intérieur de mon crâne. Je me les répète, inlassablement : « Tu es le frère d’Ombe… Vous avez la même odeur… une odeur de soufre… »

Quand j’ai dit à Ombe, le soir de Noël, quelques heures avant l’agression qui lui a coûté la vie, qu’elle était cette sœur que je n’ai jamais eue, j’étais sincère. Mais ça restait une formule, une échappatoire (une de plus !) et le moyen de devenir plus proche d’elle encore qu’un bête petit copain.

Les mots du lycan, tout à l’heure, de ce lycan qui a eu la chance, le bonheur, le privilège de serrer Ombe dans ses bras, ont bouleversé la donne.

Ombe serait ma sœur. Pour de vrai ! Dixit l’odorat d’un garou…

Par quel miracle ? Par quelle pirouette tragique ?

Je n’imagine pas un seul instant ma mère me cacher l’existence d’une sœur. Encore moins laisser sa fille à la rue ! Non, Ombe ne peut pas avoir la même mère que moi. C’est impossible !

Mais après tout, que sais-je de l’existence de cette femme qui est ma mère et qui n’a pas attendu que je naisse pour vivre ?

N’est-elle pas, d’ailleurs, une sorcière fréquentant des assemblées étranges où s’accomplissent de louches rituels, toujours à droite et à gauche pour participer à de pseudo-stages improbables ?

Je sens le monde – mon monde – trembler sous mes pas. Non, pas ma mère. Je refuse de le croire, de l’envisager une seconde !

Mon père alors ? Ombe serait sa fille ? Possible. Probable, quand on y réfléchit. C’est un homme riche, puissant, qui voyage sans arrêt. Un dérapage, une grossesse, à son insu – ou son indifférence…

Mouais, beaucoup plus plausible.

Soudain je m’arrête, le souffle court, les poumons compressés dans un étau.

Une troisième option (il y en a toujours une…) vient de m’apparaître : et si j’avais été adopté ? Et si mes parents n’étaient pas mes parents ? Ombe est une enfant abandonnée, qui n’a jamais eu la chance d’être accueillie par une famille aimante.

Je l’ai peut-être eue, moi, cette chance ! On m’a peut-être trouvé au bord d’un chemin ! Jeté dans la nature par la même femme, par notre vraie mère ! Confié à de riches parents en mal d’enfant, tandis qu’Ombe, par un caprice de la destinée, passait de familles d’accueil en familles d’accueil !

L’hypothèse est vraisemblable. Mais pas plus que celle du père volage.

Je me calme et reprends ma route.

Au lieu de me focaliser sur notre filiation, je devrais plutôt m’interroger – m’inquiéter ? – sur cette histoire de soufre.

Où trouve-t-on du soufre (ailleurs que sur les allumettes et dans le vin) ? Réponse : chez les démons.

Est-ce que ça signifie qu’Ombe et moi avons un rapport avec le monde démoniaque ?

Je ne vois pas comment.

L’Association (mademoiselle Rose me l’a expliqué) procède à une batterie de tests sophistiqués pour détecter les anomalies de toute nature chez les stagiaires. Le fait qu’Ombe et moi ayons été retenus écarte donc cette hypothèse.

Peut-être avons-nous été marqués, elle et moi, avec du soufre, sans qu’on le remarque. Au cours d’une bagarre impliquant un magicien, par exemple. Les mages noirs utilisent parfois du soufre pour leurs sorts…

Siyah ! Ombe et moi l’avons affronté à tour de rôle !

Mais cela signifierait qu’Ombe n’est pas plus ma sœur qu’Erglug est mon frère… Non, trop alambiqué comme explication.

D’autant que Nacelnik a bien précisé que cette odeur de soufre était profonde, attachée à nos natures !

Il faut chercher ailleurs.

Du côté des maniaques du Taser, peut-être, d’Ernest Dryden et de l’Organisation, qui l’employait.

Qu’a dit Dryden ?

Que j’étais un monstre, un mensonge.

Qu’il travaillait pour l’Association et, à ce titre, faisait son devoir en m’éliminant.

Cela a-t-il un rapport avec l’odeur de soufre dont nous sommes imprégnés ? Est-ce pour cette raison que Dryden et son collègue se sont acharnés sur Ombe et sur moi, et sur personne d’autre ?

Comble de malchance, le seul homme qui semblait en savoir plus que les autres a été emporté par les racines ténébreuses.

Otchi, j’en suis sûr, possédait des réponses, et j’aurais trouvé le courage d’aller vers lui pour les chercher, au-delà de la terreur qu’il m’inspirait.

Il aurait pu expliquer l’étrange phénomène de mon embrasement, tout à l’heure, au moment où j’allais passer un sale moment entre les griffes de Trulez et de Séverin. Ainsi que le pourquoi de mes rêves rouges.

Il aurait dénoué le mystère de cette subtile odeur de soufre.

Tu en penses quoi, Ombe ?

Pas de réponse, évidemment. Ombe n’a pas accès à mes pensées quand je ne m’adresse pas directement à elle ou que je ne parle pas à voix haute.

« Tu en penses quoi, Ombe ?

— Penser quoi de quoi, Jasper ?

— De ce qu’a dit Nacelnik.

— Il a dit qu’il ne parvenait pas à m’oublier. Qu’il m’aimait…

— Oui, euh, c’est vrai, il l’a dit. Mais, euh, je pensais plutôt à cette histoire de soufre, et du fait que toi et moi serions frère et sœur…

— Tu te rends compte, Jasper ? Il sait. Il sait que je ne suis plus là pour lui et, pourtant il continue à m’aimer !

— Oui, Ombe. C’est… chouette. Vraiment. »

Ombe est toujours sonnée. Incapable de raisonner. Sous le choc de ses… retrouvailles (je ne trouve pas de mot plus approprié) avec son garou coulant.

J’ai entendu ses sanglots, dans ma tête, longtemps, interminablement.

Ça ne lui ressemble pas.

Je ne veux pas dire que je crois Ombe incapable d’être émue, ou passionnément amoureuse, non ! Mais elle a toujours eu tendance à exprimer sa douleur de manière plus… énergique.

Je m’en veux de penser ça.

Que sais-je d’Ombe qui se niche à présent en moi ?

Une chose est sûre, c’est que si je l’avais eue pour sœur quand elle était encore vivante – enfin, en chair et en os –, elle m’aurait aidé à comprendre les autres filles.

On partage ça entre frère et sœur, non ? Que se dit-on, quelles confidences se fait-on – ou ne se fait-on pas ?

Est-ce vrai qu’on se bat, qu’on s’engueule, qu’on se maudit, qu’on se plaint aux parents de la méchanceté de l’un et de l’égoïsme de l’autre, mais aussi qu’on se console et se soutient quand sa famille se désagrège ou que le monde s’embrase ?

Je n’aurai jamais de réponse.

Je ne peux qu’imaginer Ombe en grande sœur forte et protectrice, balayant mes tourments d’un revers de manche ; en grande sœur fragile, qui n’a personne d’autre que son petit frère pour épancher son cœur…

Pourquoi est-ce que je me prends la tête comme ça ?

J’ai faim et je suis crevé.

Il est temps de rentrer à la maison. Même si personne ne m’y attend, ni grande sœur ni mère ; ni Nina ni Jean-Lu.

Mon long manteau noir claquant dans le vent, je prends la direction de l’avenue Mauméjean.

I am a poor lonesome crow-boy…


Une fois de plus je me suis trompé.

Lorsque je débouche dans l’avenue, quatre personnes font le pied de grue devant le numéro 9.

Il y a Walter, dans son costume inhabituellement élégant, mademoiselle Rose en armure et les deux mercenaires casqués.

Mon premier réflexe est de me précipiter vers eux, de me jeter dans les bras de Walter, de claquer une énorme bise à mademoiselle Rose, comme si rien ne s’était passé, comme si aucun « compte en cieux » ne nous séparait, et de donner une poignée de main virile aux survivants de la bataille souterraine !

Plusieurs détails, cependant, m’incitent à davantage de retenue :

1. l’absence de joie manifeste à me revoir ;

2. les fusils pointés sur moi par les deux Robocop ;

3. le regard triste de Walter et celui accusateur de mademoiselle Rose.

Je ne sais pas ce que j’ai fait, mais je sens que ça va être ma fête.

— Salut ! je lance en arrivant à leur hauteur.

Plutôt laconique mais je ne trouve rien à dire. Je reste d’ailleurs là, les bras ballants, dans l’attente de je ne sais quoi.

— Jasper, commence Walter d’une voix fatiguée, je… tu… Ah, comment t’annoncer ça ?

— Tu es en état d’arrestation, continue à sa place mademoiselle Rose.

Un coup d’œil sur la secrétaire de l’Association me confirme qu’elle ne plaisante pas. Je réprime un frisson de mauvais augure.

— Arrestation ? je suffoque. Mais pourquoi ?

— Pour le meurtre du Sphinx, termine mademoiselle Rose d’une voix qui vibre de colère.

J’ai senti, tout à l’heure, le monde trembler sous mes pieds quand je me suis interrogé sur la probité de ma mère.

Eh bien là, maintenant, tout de suite, ce même monde est en train de s’écrouler…

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