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Porte de Vouivre – Quelque part dans les sous-sols de l’hôtel Héliott


— Doucement, Rose. Je viens d’être l’objet d’une possession et d’un exorcisme. C’est une expérience doublement traumatisante.

— Allons, Walter, ne faites pas le douillet. Appuyez-vous sur moi.

— Je n’ai plus l’âge de ces bêtises…

— Arrêtez de bougonner, vieil ours ! Il n’y a pas d’âge pour se battre et survivre. Vous croyez que la cotte de mailles ne pèse pas plus lourd qu’autrefois sur mes épaules ? Que je brandis le sabre avec la même habileté, que mes balles d’argent touchent toutes leur cible, que les énergies viennent facilement jusqu’à mon bâton de pouvoir ? Bien sûr que non ! Ça ne m’empêche pas d’être là et de faire mon devoir.

— Vous êtes toujours aussi belle quand vous vous énervez, Rose. Et j’adore votre tenue de Walkyrie.

— La fatigue vous fait délirer, Walter.

— De vous voir ainsi équipée me ramène quelques années en arrière. Bon sang, Rose, vous vous rappelez ? Toutes ces missions pour ramener l’ordre dans la communauté des Anormaux ? Vous alliez au feu avec le Sphinx et moi je couvrais vos arrières… Et les bouteilles qu’on vidait au retour pour fêter nos succès ? Nos rires et discussions jusqu’au petit matin ?

— C’était il y a longtemps.

— Que sommes-nous devenus, Rose ? Des bureaucrates tristes. Nous avons vieilli. Nous nous sommes racornis, moi au milieu de mes papiers, le Sphinx dans sa cave et vous… Vous êtes celle qui a le moins changé, Rose.

— C’est gentil, Walter. Mais assez bavardé, il faut sortir d’ici. L’Agent auxiliaire Bêta ouvre la marche et Gamma nous couvre. On ne risque rien.

— Rose, je voulais vous dire… merci d’être venue.

— Il le fallait bien ! Il ne restait plus que moi.

— J’espérais voir le Sphinx avec vous. Toujours aucune nouvelle ?

— Avant de parler du Sphinx, Walter… j’aimerais que vous me racontiez ce qui s’est passé. Où aviez-vous disparu ? Que vous est-il arrivé ?

— C’est une longue histoire, Rose. Longue et courte à la fois.

— Alors, arrêtez de soupirer et lancez-vous, je vous écoute. À la vitesse à laquelle vous marchez, on ne sera pas sortis de cet endroit avant une heure ! Ça nous laisse du temps.

— D’accord, d’accord. Vous vous souvenez que je me suis absenté toute la journée du premier de l’an, pour enquêter sur la disparition du Sphinx ? Bien. Je suis arrivé, après la tombée de la nuit, sur un quai désert de la gare où je devais retrouver un informateur. Je ne me suis pas méfié et je me suis retrouvé prisonnier d’un vaste pentacle tracé sur le goudron. Un magicien entièrement vêtu de noir – le fameux Siyah, j’imagine – a pratiqué une invocation. Un démon est apparu dans le pentacle.

— Walter !… Vous n’aviez rien pour vous défendre ?

— Le démon était puissant, Rose, et le sortilège pentaclite du magicien m’avait affaibli. Je n’ai pas pu l’empêcher de prendre possession de mon corps. Mais j’ai préservé mes ultimes forces et c’est ce qui m’a sauvé.

— Comment ça ?

— Après s’être assuré que j’avais été transformé en gebbet, en possédé, le magicien m’a libéré. Revenu rue du Horla, j’ai, pendant quelques minutes, réussi à reprendre le contrôle de mon esprit.

— Par quel miracle, Walter ?

— Le démon était perturbé. Il devait s’accoutumer à mon corps, faire siens mes pensées et mes souvenirs, afin que personne ne se doute de rien. Je l’ai eu par surprise. Il ne s’attendait pas à être bousculé par ma volonté.

— Vous étiez enfermé en vous-même… Vous avez assisté, impuissant, aux actes que le démon commettait à votre place ! Quelle horreur !

— Oui et non. La plupart du temps, j’étais plongé dans un sommeil épais, duquel j’émergeais pour voir une réalité incertaine et déformée. En fait, je pense que j’aurais disparu complètement, dans le tréfonds de ma propre inconscience, si ce cauchemar avait duré.

— N’y pensez pas, Walter. L’essentiel, c’est que vous soyez redevenu vous-même durant de précieuses minutes. Qu’est-il arrivé ensuite ?

— J’ai réussi à passer un coup de téléphone. Un seul. À un contact en Sibérie. Pour lui transmettre un message codé. Ce message laissait clairement entendre à un ami chamane, Otchi, que j’étais sous l’emprise d’un démon.

— Vous ne m’avez jamais parlé de ce chamane, Walter.

— J’entends un reproche dans votre voix. Je suis désolé, Rose.

— Ce n’est pas grave, Walter. On a tous nos petits secrets… Ensuite ?

— Ensuite, le démon a pris possession de moi de façon définitive. Il était fou de rage. De peur aussi. Il vous a convaincue de traquer Otchi. Après, mes souvenirs sont flous.

— Heureusement pour vous, votre ami sibérien s’est révélé coriace.

— Pauvre Otchi. Il s’est perdu en me sauvant.

— Il est… mort ?

— Non, Rose, je ne crois pas. Mais là où il se trouve, il aurait mieux valu.

— C’était un oyun, un maître chamane. Les démons semblaient le craindre.

— Il les plongeait dans l’affolement ! Otchi s’était fait une spécialité de combattre les manifestations démoniaques partout où elles se déclaraient. On raconte qu’il s’est rendu une fois dans le royaume de Khalk’ru pour le narguer, avant de lui échapper. Le roi-démon lui-même le considérait comme son ennemi principal.

— Comment l’avez-vous rencontré ? Même après des années, Walter, vous arrivez encore à me surprendre !

— J’ai fait la connaissance d’Otchi il y a longtemps. J’étais Agent stagiaire, à l’époque ! On m’avait envoyé en séminaire dans un lieu secret d’Asie centrale, consacré aux pratiques chamaniques. Otchi était l’assistant d’un sorcier puissant. Il n’avait pas encore été initié. On a immédiatement sympathisé. Un soir, il a eu maille à partir avec une poignée de futurs chamanes, pour d’obscures raisons. Je suis venu à son aide. Depuis ce temps, il considère qu’il a une dette envers moi. Une dette qu’il a largement remboursée aujourd’hui. Même en comptant quarante années d’intérêts…

— Vous êtes donc restés en contact ?

— Oui.

— Communication astrale ?

— Internet !

— Quand je pense qu’on a gaspillé notre énergie pour arrêter le seul homme qui pouvait vous sauver ! J’en suis malade.

— Vous ne pouviez pas savoir, Rose. Et puis Otchi était… Otchi est puissant. Rusé comme un singe et fort comme un tigre ! Vous n’auriez pas pu l’arrêter…

— Lui non, mais vous, ça ne va pas tarder. Vous soufflez comme un bœuf et votre visage est tout blanc ! On va faire une halte, Walter.

— Quelques minutes suffiront. Bon sang, je me sens complètement vidé !

— C’est normal, le démon a puisé dans vos forces pour lutter contre le chamane. Il suffira d’un peu de repos pour que vous redeveniez vous-même.

— Et beaucoup de temps, Rose. C’était horrible de ne plus être soi-même, de se sentir dévoré de l’intérieur.

— Je sais que c’est difficile mais essayez de ne plus y penser. Concentrez-vous sur les heures à venir et pas sur celles qui sont passées.

— Rose, la voix de la raison !

— Parfaitement. Mes conseils sont toujours judicieux, n’est-ce pas ?

— Je vous l’accorde volontiers.

— Hum… Bref ! Ce qui vous est arrivé, Walter, est très inhabituel. Et particulièrement audacieux de la part des démons. Leur action révèle clairement un objectif : affaiblir la Barrière. Vous m’avez… enfin, le démon qui était vous, m’avait soumis de nouvelles directives concernant les Anormaux. Des directives qui auraient immanquablement conduit au chaos, et donc à la mort de nombre d’entre eux.

— Bien vu, Rose. On peut effectivement penser que cet épisode est la continuité – et la montée en puissance – d’un plan mis en place il y a des mois. Plan que nous avons déjoué en partie en neutralisant le trafic de méta-drogue, en calmant les gobelins et en protégeant la Créature du lac…

— Les démons veulent entrer pour de bon.

— Oui, Rose. Cette fois, aucun doute. Et ils semblent pressés ! Il faut absolument contacter Fulgence et le Bureau international.

— Du calme, Walter. N’essayez pas de me faire un infarctus ! J’ai déjà contacté Londres, figurez-vous.

— Et alors ?

— Rien. Fulgence restait injoignable. Disparu. La MAD était dans tous ses états.

— Étrange. À moins que… Il a peut-être été piégé par un démon, lui aussi !

— C’est peu vraisemblable. C’était déjà assez risqué de s’en prendre à vous ! S’attaquer au chef de l’Association, qui vit sous protection permanente de la MAD, relèverait du suicide. Mais nous vérifierons malgré tout cette hypothèse une fois rentrés. Devant une bonne tasse de thé.

— Si le Sphinx ne jouait pas à cache-cache, nous aurions pu le charger de cette mission !

— Walter, je… je ne sais pas comment vous l’annoncer. Le Sphinx… Le Sphinx…

— Rose ? Mais… mais… ce sont des larmes ?

— Le Sphinx est mort, Walter. Tué par un sortilège. On a retrouvé son corps dans une ruelle.

— Hein ? Quoi, mais que… ? Mort ? Le Sphinx ?

— …

— Impossible ! Par tous les dieux, qui aurait osé s’en prendre à lui ? Je ne vous crois pas.

— Je n’y ai pas cru, moi non plus, jusqu’à ce que je voie son corps.

— Je… Bon. Et… Bon sang !

— Mais son agresseur a commis une erreur ! On l’aperçoit, furtivement, sur la bande-vidéo d’une caméra de surveillance.

— Vous l’avez identifié ?

— Oui.

— Eh bien, Rose, qui est-ce ? On le connaît ?

— Il s’agit de Jasper.

— …

— Walter ? Vous vous sentez bien ? Walter ? Tenez, buvez un peu d’eau. Voilà ! Vous retrouvez des couleurs. Vous m’avez fait peur, j’ai cru que vous tourniez de l’œil !

— Ja… Jasper ?

— J’ai immédiatement envoyé un commando chez lui mais il s’est échappé. L’Agent stagiaire Jules l’a pris en filature.

— Jasper… Non, c’est impossible.

— Tout est possible, Walter. La preuve : le Sphinx est mort.

— Où est Jasper, à présent ?

— La dernière fois qu’on a eu de ses nouvelles, il pénétrait dans l’hôtel Héliott avec l’Agent stagiaire Nina et un garçon que j’ai identifié comme un camarade de lycée.

— L’hôtel quoi ? Qu’est-ce que Jasper fabriquait dans un hôtel ?

— L’hôtel Héliott. Il est juste au-dessus de nos têtes, Walter. Visiblement, Jasper en avait après vous…

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