9
Dans le pentacle chamanique brisé, le temps s’est arrêté. Mademoiselle Rose a baissé son sabre mais les mercenaires tiennent Otchi en respect.
Immobiles.
Le petit sorcier, agenouillé, respire avec difficulté. Le pendentif qui a servi à exorciser le chef de l’Association pend dans sa main.
Éteint.
La tenaille qui étreignait mon cœur relâche lentement sa pression.
Le chamane est inoffensif, à présent.
Walter a rampé jusqu’à lui et tient sa main, comme à un mourant.
« Walter était donc possédé par une entité maléfique…
— Oui, Ombe. Ça explique l’alliance improbable avec Séverin, Siyah et Trulez.
— Et le costume impeccable !
— On croyait tous qu’Otchi cherchait Walter pour le tuer. Il voulait seulement l’exorciser… C’était un énorme, un effroyable malentendu !
— Il n’a pas l’air en forme, ton chamane.
— Il est venu de Sibérie, Ombe. Il a affronté des mercenaires, des vampires, des lycans et des démons ! On serait fatigué pour moins que ça.
— Quelle ténacité…
— Je me demande comment mademoiselle Rose a pu se laisser berner.
— Moi, je me demande pourquoi le Sphinx n’est pas là. Il n’aurait jamais laissé mademoiselle Rose venir seule.
— Tu as raison, Ombe. Il y a plein de trucs qui clochent. »
Je n’ai pas le temps d’en dire davantage.
Ni de me lever pour rejoindre mademoiselle Rose et Walter (plus rien ne m’en empêche, puisque Otchi se trouve hors d’état d’assener des regards qui tuent).
Un craquement sinistre, un affreux bruit de déchirure, résonne dans la caverne ; la roche se fend et donne naissance à une crevasse dans le pentacle qui provoque la retraite de mademoiselle Rose et de ses mercenaires.
Des racines ténébreuses jaillissent de la fissure…
Bon sang ! J’ai déjà vu ces horreurs ! Rue Allan-Kardec, dans l’appartement où se réunissait le Cénacle spirite. Des racines grosses comme le bras et longues comme des fouets, vrillées, torturées, sombres comme la nuit la plus noire. Elles ont transformé des vieilles dames terrorisées en cadavres calcinés. Otchi n’a dû son salut qu’à son tambour de métal rouge.
Les racines ténébreuses sont de retour et quelque chose me dit que, cette fois, elles viennent pour le chamane.
Elles s’abattent d’abord sur Walter, l’écartant brutalement de son ami. Puis elles agrippent solidement Otchi, qui n’esquisse pas un geste pour se défendre.
Je ne comprends pas. Même fatigué, même épuisé, il devrait résister ! Il a bien vu de quoi ces lianes sont capables ! À croire que, son travail accompli, le chamane se désintéresse de son propre sort…
L’un des mercenaires lâche une rafale d’arme automatique dans la racine la plus proche. Un goudron visqueux s’échappe de la liane blessée, qui vibre de douleur. Folles de rage, les racines abandonnent Otchi et fondent sur le mercenaire, s’enroulant autour de lui sans qu’il ait le temps de réagir.
Sa chair brûle, dégageant une odeur épouvantable. Il gigote affreusement avant de se figer, mort.
Plus pâle que d’habitude, mademoiselle Rose se précipite en brandissant le bâton de pouvoir.
Je retiens mon souffle. J’espère de toutes mes forces que ce sera suffisant pour affronter les monstruosités qui ont fait irruption dans notre monde.
Comme hier face au tambour d’Otchi, les racines hésitent.
Ont-elles senti une magie capable de contrecarrer la leur ? Ou bien ne veulent-elles pas rester trop longtemps loin des ténèbres infernales qui les ont mandatées ?
Ou, plus simplement, considèrent-elles leur mission terminée ?
Frémissant de colère, elles empoignent à nouveau Otchi et disparaissent avec lui dans la fissure où elles sont apparues.
« C’était quoi, ça ?
— Les doigts de l’enfer, ma vieille. Venus chercher le vilain exorciste pour le punir d’avoir fait capoter je ne sais quel plan diabolique.
— Ça ne te touche pas plus que ça ? Même mademoiselle Rose est sous le choc !
— J’ai déjà assisté à une scène semblable, Ombe. Ça blinde. »
Ce n’est pas la véritable explication, et pourtant je n’ai pas menti à mon amie : j’ai déjà vécu cette scène. Rue Allan-Kardec. Et dans un inexplicable rêve rouge.
Un rêve aux frontières du réel, un souvenir qui n’en est pas un mais presque…
« Alors, on fait quoi, Jasp ?
— L’option la plus logique serait, comme tu le proposais, de rejoindre les survivants en bas pour de chaleureuses retrouvailles.
— Tu es flippant… Tu t’en rends compte, Jasper ?
— Ouais.
— Et la seconde option ?
— Repartir par où on est venus, sans bruit. Attendre, pour reprendre contact avec l’Association, que Walter remette une cravate pourrie et que mademoiselle Rose troque sa tenue de Walkyrie contre un vaillant petit tailleur… »
Ce que je ne peux pas t’avouer, Ombe, c’est que la scène à laquelle on vient d’assister me remue les tripes.
Les paroles d’une chanson me reviennent, que je fredonne, en guise d’oraison funèbre :
And there will never be
Another one like you
There will never be
Another one who can
Do the things you do, oh…
How I must feel
Out on the meadows
While you run on the field
I’m alone for you
And I cry[2]…
Tu m’as fait courir, Sibérien. Tu m’as flanqué des sueurs froides et je n’ai pas compris tes motivations, ni ce qu’il y avait dans ton regard. Cependant… tu aurais eu tant à m’apprendre !
À présent, je n’ai envie que d’une chose : fuir cet endroit. Un endroit sur lequel flotte une invisible brume rouge et où brillent les deux yeux brûlants d’un chamane emporté par les ténèbres.
Malheureusement, les sbires de mademoiselle Rose se sont déplacés et bloquent à présent les accès à la caverne.
Oubliant un couloir secondaire, sombre, dissimulé dans un angle mort, que j’ai repéré un peu plus tôt en me glissant jusqu’à mon rocher.
Je m’arrache à mon abri et, le cœur battant, me faufile jusqu’à cette sortie de secours inespérée.
Je n’ose pas utiliser ma gourmette pour demander à Fafnir d’éclairer le boyau dans lequel je m’engage. J’ai l’impression que toute lumière, en ces lieux obscurs, serait visible comme le faisceau d’un phare dans une nuit d’encre.
Ombe reste silencieuse.
« Ce n’est pas parce que je me tais que je ne suis pas là », m’a-t-elle avoué tout à l’heure. Message bien reçu.
D’autant que je ne manque pas de sujets de réflexion.
À commencer par mon préféré : moi-même !
En moins d’une semaine, j’ai réussi à perdre une presque-sœur (toi, mon Ombe), un ami (Jean-Lu ne me pardonnera jamais mes mensonges), une copine (pour Nina, je suis maintenant une brute sanguinaire) et un mentor potentiel (Otchi).
J’ai tué un homme, volé un cadavre, menacé un vampire, traité avec une goule, massacré un lycan, assommé des mercenaires, menti à ma mère, pénétré par effraction dans une maison, une cave et deux appartements, caché et détruit des preuves de crime.
Tout ça pour quoi ? Pour me retrouver plus seul que jamais, plongé dans une situation inextricable à laquelle je ne comprends rien…
Comment un esprit démoniaque a-t-il pu tromper la vigilance de Walter ? Qu’est-ce que le Walter possédé trafiquait avec un magicien, un maître vampire et un ancien chef de clan garou ?
Pourquoi cette impression que mademoiselle Rose était totalement dépassée elle aussi ? Et où sont les Agents, bon sang ? Une fois de plus, c’était des mercenaires qui l’accompagnaient…
J’aurais aimé faire part de toutes ces questions à mademoiselle Rose.
Cependant, suis-je encore le bienvenu rue du Horla ? Mes tentatives de ces derniers jours semblent indiquer une incompréhensible mais évidente disgrâce…
Une lueur vague au bout du tunnel me signale non pas que je serai bientôt débarrassé de mon âme torturée, mais que j’approche enfin d’une sortie.
Je ne suis pas claustrophobe (cause-trop-phile, à la rigueur), cependant, je quitterais volontiers ces lieux obscurs !
Une armoire qui pivote, une cave, une volée de marches et une ruelle.
Non, un cul-de-sac : un haut mur barre le fond de l’impasse.
De l’autre côté, deux silhouettes patibulaires bloquent l’unique issue.
Séverin et Trulez.
Le vampire et le loup-garou.
Le dealer et son homme de main – ou son âme damnée, ce qui revient au même quand on considère cette alliance contre nature : d’ordinaire, les buveurs de sang et les amateurs de chair fraîche ne peuvent pas se blairer ! Il faut vraiment que leurs intérêts communs soient conséquents, ou bien leur commanditaire puissant.
Glups.
Heureusement, je peux toujours faire demi-t…
— Mets tes mains dans le dos, lance Siyah en surgissant derrière moi.
C’est bien le maléfique magicien. Le bandeau qui couvre son œil crevé est noir comme sa barbiche, son abondante chevelure et le reste de ses vêtements.
Ce mage a asservi un troll qui ne cherchait qu’à manger et à « poéter » tranquillement, s’est attaqué à la paisible Créature du lac, puis a essayé de nous assassiner, Ombe et moi. Pour un peu – et vu ses états de sévices – je serais tenté de lui coller sur le dos la révolte des gobelins, ainsi que l’organisation du trafic de métadrogue qui abrutit les Anormaux et qui monopolise l’attention de l’Association depuis plus d’un mois…
Je songe un instant à le bousculer pour m’enfuir. Mais une main menaçante, sur laquelle courent des éclairs, me pousse à lui obéir sans discuter.
Je sens contre mes poignets le contact froid d’une paire de menottes.
— On a eu la même idée, ricane-t-il en les verrouillant d’un geste sec. Emprunter une voie secondaire pour s’éclipser discrètement !
— Vous m’attendiez ? je demande, vexé. Vous avez sûrement employé des trucs de magicien pour me repérer.
— J’ai surtout l’ouïe fine.
— Vous avez quoi ? Le WiFi ? Ça existe en sortilège ?
— Tais-toi, soupire-t-il en me poussant en avant. Tu me fatigues.
Visiblement, Trulez et Séverin m’ont aussi entendu arriver. Pas une once de surprise dans le regard du vampire gigantesque en tenue gothique et au visage ravagé, ni dans celui de l’énorme loup-garou habillé en motard.
De bonté non plus.
Séverin me fixe avec intensité et serre les dents.
« Jolie gueule d’amour ! Tu ne l’as pas raté, Jasp.
— Tiens, Ombe ! De retour ?
— De retour d’où ? Je ne peux aller nulle part.
— Au fond de ma tête, ça c’est sûr.
— Je te l’ai dit, Jasper. Ce n’est pas parce que je ne dis rien…
— Et eux ? Tu vas les taquiner aussi ?
— Que veux-tu que je fasse d’autre ? Dans la vie, ma grande, on fait…
— … ce qu’on sait faire. De la magie, par exemple !
— Sans ingrédients ? Les mains dans le dos ? Laisse tomber, Ombe. »
Je prends une inspiration.
— C’est le dernier endroit où on cause ? je lance à la cantonade pour camoufler ma légitime appréhension.
Ma mère me le répète souvent : mort, il faudra me museler pour m’empêcher de parler à mes voisins de cimetière.
— C’est le dernier endroit où tu auras l’occasion de causer, comme tu dis, annonce sombrement le vampire.
— Nos retrouvailles manquent un peu de chaleur, je réponds sans réfléchir.
Le lycan retient son copain par le bras. Séverin brûle vraiment de me régler mon compte !
— Je vous le confie, annonce Siyah en rebroussant chemin. Mais rappelez-vous : c’est notre prisonnier. Si vous touchez à un seul de ses cheveux, vous aurez affaire à moi.
Le frisson qui parcourt les deux Anormaux trahit la crainte qu’ils ont du magicien.
— Au royaume des aveugles, – je me moque suffisamment fort pour que Siyah m’entende –, les borgnes sont rois !
L’homme en noir s’arrête, lutte un instant contre la colère qui le submerge, puis fait volte-face, en brandissant un doigt menaçant.
— Un jour, mon garçon, tu payeras tout ça. Au centuple !
Le ton de sa voix et la haine que je lis dans son œil m’incitent à ravaler mes sarcasmes. Je sais qu’il tiendra promesse. Et qu’il faudra, alors, davantage que des mots pour m’en sortir.
« Tu as l’art de te faire des amis, toi.
— Bah, il ne m’aimait déjà pas avant.
— Je te trouve très courageux, Jasper. Si, si. Je tenais à te le dire.
— Un fil seulement sépare le courage de l’inconscience.
— Tu es au courant, Jasp, que deux de ces types ont essayé de me tuer ?
— Moi aussi, ma vieille. C’est un talent qu’on a en commun : attirer l’attention des psychopathes. »
Le magicien, toujours furibard (de « furieux » et de « se barrer »), disparaît dans la cave. Un bruit d’engrenages m’apprend qu’il vient de condamner le passage secret, grâce à Dieu sait quel mécanisme.
— Il est parti ? demande Séverin à Trulez.
— Il est parti, confirme le garou.
Les deux monstres tournent alors vers moi un visage illuminé (j’ai hésité avec « enflammé », mais je ne veux pas jeter de l’huile sur le feu ; et puis celui de Trulez, quoique négligé, est seulement rouge d’excitation).
— Tu vas souffrir, petit magicien !
— Oh oui, tu vas souffrir ! Beaucoup et longtemps !
Aïe. Ils n’ont pas l’air de plaisanter (eux !).
Ombe avait raison : pourquoi est-ce que je m’évertue à exciter les gens excitables ?
— Vous avez entendu votre chef ! je bafouille. Je suis votre prisonnier ! Vous devez prendre soin de moi !
— Un : ce n’est pas notre chef, précise Trulez en faisant craquer les articulations de ses doigts. Juste un bailleur de fonds.
Ah tiens, Siyah m’avait l’air plutôt réveillé. En surface, en tout cas.
— Deux, ajoute Séverin en découvrant ses impressionnantes canines : rassure-toi, nous toucherons à tout, sauf à tes cheveux !
J’aurais trouvé sa tentative d’humour poilante, dans d’autres circonstances !
Bon sang…
À part un miracle, je ne vois pas trop ce qui pourrait me chauver – euh, me sauver (ceci constituant un ultime et pathétique trait d’esprit en guise d’épitaphe…).