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Cette fois, Walter ne peut plus reculer.

J’entends par là qu’il est dos au mur.

Prisonnier du cercle qu’Otchi, profitant de la confusion, a tracé sur le sol, en sautillant et en marmonnant (ce que je n’aurais jamais songé à faire, par peur, peut-être, d’être surnommé ensuite Jasper le Bondissant – on attrape vite un sobriquet dans le milieu des sorciers).

Comme une bête prise au piège, Walter observe avec inquiétude le chamane s’approcher. Il pousse un deuxième cri, mélange de peur et de rage froide.

Un cri que je pourrais pousser, si j’étais à sa place ! Bon sang…

— Ne t’approche pas de lui !

Mademoiselle Rose apostrophe Otchi, le pivot du pentacle. Sa voix a retenti, terrible, sous la voûte de la caverne.

Las ! Le chamane ne tourne même pas la tête, continuant de fixer avec des yeux plus durs que du métal un Walter qui n’en mène pas large.

— Recule !

Encore mademoiselle Rose. Avec cette différence qu’elle s’est avancée de plusieurs mètres et qu’elle a levé son bâton de pouvoir.

Mais Otchi reste sourd aux injonctions de la guerrière. Il sort de sa besace un étrange pendentif qu’il agite sous les yeux de Walter.

Je suis trop loin pour distinguer les détails. Cependant, je sens déferler sur moi un nouveau sentiment de panique. La scène m’évoque un je-ne-sais-quoi de familier.

Un éclair de lumière rouge.

Encore ce vortex, cette aspiration vers un gigantesque puits intérieur dans lequel je plonge et je me noie.

Je suis dans la même grotte, et pourtant elle est différente. À moins que ce ne soit moi. Je ne me reconnais pas. Plus grand, plus fort, indifférent au drame qui se joue

Je remonte de ma vision en suffoquant.

« Jasper, tout va bien ?

— Ça va, Ombe. C’est juste que… Ça fait un choc de voir ça !

— Je suis d’accord ! Pauvre Walter. »

Pourquoi je mens à mon amie ? C’est absurde…

Comme une vraie Obélix (c’est-à-dire sans place pour la concorde), mademoiselle Rose décide d’agir.

Gonflé à bloc par les énergies massivement présentes dans les roches alentour, le lourd bâton, celui avec lequel la « sorcrétaire » a fendu le crâne d’un loup-garou, crépite d’étincelles jaunes. Quelques mots déclencheurs (du runique, il me semble) mettent le feu aux foudres et un torrent de flammes heurte avec violence la protection érigée par le chamane.

Qui s’en moque comme d’une guigne.

Car les gouttes de sueur baignant son crâne ne sont pas provoquées par l’assaut de mademoiselle Rose. Tendu à l’extrême, Otchi affronte le chef de l’Association dans un extraordinaire duel, immobile et silencieux.

Lui, le sorcier, gardant Walter sous la menace d’un bijou pulsant d’une vie propre (banal, dirait Fafnir en haussant les épaules s’il en possédait).

Lui, Walter, tremblant de tous ses membres mais soutenant fièrement le regard impitoyable du sorcier.

Je ressens pour le chef de l’Association une admiration sincère. Je n’aurais pas été capable, moi, de conserver ma dignité face à Otchi.

« C’est peut-être le moment de donner un coup de main à mademoiselle Rose. J’ai l’impression qu’elle est au bout du rouleau. »

Effectivement, à vue de nez, les attaques magiques de notre sorcière bien-aimée se révèlent totalement inopérantes (bon sang, magicien, c’est complètement nul ; quand je serai grand, je serai chamane !).

« Désolé, Ombe, mais nous allons devoir continuer à jouer les figurants. Je ne suis toujours pas rétabli… C’est nul et tu es déçue, je sais. Mais je ne peux pas faire autrement.

— Ah… Ouais, c’est nul. En tout cas, merci pour le “nous” ; ça me touche.

— Pour être franc, je n’ai pas fait exprès.

— Alors c’est encore mieux. »

Dans le cercle, la tension grimpe d’un cran lorsque Walter met un genou à terre. Je vois la colère de mademoiselle Rose se changer en inquiétude.

Étrangement, je ne ressens aucun sentiment de révolte. Seulement de la trouille, une grande fatigue et la certitude que je ne voudrais, pour rien au monde, être à la place de Walter…

Je devrais être furieux, choqué, humilié par le traitement que subit en ce moment le patron de l’Association. Mais sa détresse ne provoque rien d’autre chez moi qu’un irrépressible désir de fuite.

J’essaye de me rappeler sa présence paternelle, à l’hôpital, lorsque je souffrais dans mon corps et mon âme, lorsque je pleurais sur son épaule, abandonné et confiant.

Mais ça ne change rien.

Qu’est-ce qui m’arrive ?

Est-ce l’influence de cet autre moi surgi, tout à l’heure, d’un rêve éveillé – coloré en rouge ?

Est-ce à force de jouer les justiciers solitaires ?

Voilà huit jours que mes actes, des plus anodins aux plus importants, se font en dehors de l’Association, sans elle et même parfois… contre elle.

— Est-ce que cela suffit, huit petits jours, pour bouleverser une vie ? je murmure à voix haute.

« Une vie peut basculer en une journée, Jasper. En une heure. En une minute…

— Je suis désolé, Ombe.

— Tu peux. Je ne parlais pas de moi mais de toi ! »

Un troisième hurlement interrompt notre conversation silencieuse.

Walter gît à présent sur le sol, secoué par des spasmes violents. Des soubresauts spectaculaires, qui n’ont absolument rien d’humain.

— Qu’est-ce que ce maudit chamane est en train de lui faire ? je murmure encore, en dissimulant à Ombe mon timbre terrifié.

« Et si on s’approchait, Jasp ? Autant jouer les voyeurs dans de bonnes conditions !

— Trop risqué. Mademoiselle Rose nous repérerait. Je préfère rester là.

— Tu te caches de mademoiselle Rose, maintenant ? Après toute l’énergie que tu as déployée pour attirer son attention ?

— Pas d’ironie, Ombe. Tu oublies les mercenaires de ce matin ! »

Je ne veux pas confier à Ombe qu’en réalité c’est Otchi qui me flanque une frousse bleue. Pourquoi n’éprouve-t-elle pas la même peur panique que moi ? Parce que nous sommes liés mais distincts. C’est vrai qu’Ombe ne peut pas lire mes pensées secrètes. Je sais aussi, à présent, qu’elle reste insensible aux œillades des chamanes sibériens…

Mademoiselle Rose se précipite contre les protections magiques.

— Vous allez vous faire mal pour rien, je murmure.

Constatant la solidité de la barrière, elle cesse bientôt de marteler le champ de force, jetant des regards désespérés à l’intérieur, où le chef de l’Association continue de convulser.

Soudain, Walter se raidit. Son corps s’arc-boute.

Il exhale un soupir puissant, audible jusqu’au fond de la caverne.

Et puis une fumée noire s’arrache, réticente, à sa chair et flotte dans les airs, brume épaisse et malsaine, se gonflant et se dégonflant sous l’effet d’une atroce respiration, avalant la lumière autour d’elle.

Brusquement rendu à lui-même, Walter retombe lourdement sur le sol.

Un frisson glacé court sur ma peau.

« Qu’est-ce qui se passe, Jasper ?

— On dirait que… qu’Otchi vient de pratiquer un exorcisme !

— Sur Walter ?

— Tu ne veux pas attendre la fin pour poser tes questions ?

— Dis tout de suite que je te soûle !

— Tu me soûles, Ombe. »

Walter était donc possédé ? Je n’en reviens pas !

Mais la chose noire qui flotte dans le pentacle est bien réelle. Et sûrement encore dangereuse.

Flash de lumière rouge.

Je suis de nouveau dans l’arène. Entouré de choses noires, de formes ténébreuses, qui vocifèrent des encouragements

Je m’accroche à la roche pour ne pas vaciller.

Le chamane tourne vers la brume maléfique le pendentif utilisé sur Walter, en prononçant d’une voix faible :

— Mirdautas quiinubat, Khalk’rugûl !

Cette langue ne m’est pas inconnue.

Elle pénètre en moi, elle me caresse.

Elle projette des reflets vermillon.

Elle a un goût de fer rouillé (comment je peux savoir ça, moi ? Je vire cinglé ! Au secours !).

Ces trois mots ont un effet radical. La fumée se tord dans tous les sens et se dissipe lentement, comme à regret.

Épuisé, le chamane tombe à genoux.

En même temps que s’effondrent les murs que son sortilège avait dressés.

Poussant un cri de rage, mademoiselle Rose s’engouffre dans le cercle, sabre au clair. Derrière elle, les mercenaires ont levé leurs armes et mettent le sorcier en joue.

Otchi n’a aucune réaction. Il reste prostré sur le sol, hébété.

Alors que mademoiselle Rose, furieuse, lève sa lame au-dessus du cou du sorcier, Walter trouve la force de se redresser. S’appuyant sur un coude, il lève un bras tremblant pour empêcher le massacre.

— Rose, non ! Arrêtez !… Otchi… vient de me sauver !…

Devant l’air incrédule de mademoiselle Rose, il ajoute :

— Il vient de nous sauver tous…

Ça, c’est ce que j’appelle un sacré coup de théâtre.

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