J’ai réfléchi sans cesse à ce problème pendant que le vaisseau se dirigeait vers Botany Bay. J’essayais de trouver une faille quelque part. Je me souvenais du cas classique de Kennedy. Son assassin présumé avait été liquidé trop tôt pour qu’on puisse entendre son témoignage. Il y avait eu aussi ce dentiste qui avait abattu Huey Long et qui s’était suicidé quelques secondes après. Et puis, pendant toute la Guerre Froide, des agents innombrables avaient imprudemment traversé devant des voitures lancées à toute allure alors qu’ils venaient à peine de remplir leur mission.
Oui, je sais, tout cela a l’air un peu trop mélodramatique. Mais c’est mon ventre qui est en jeu. Il n’y a pas une personne dans l’univers habité qui ne sache que le Premier citoyen est monté sur le trône en passant sur quelques centaines de cadavres et que son fils s’y maintient en étant plus impitoyable encore.
Est-ce qu’il va me remercier pour avoir participé à l’amélioration de sa lignée ? Ou bien va-t-il m’envoyer pourrir dans ses oubliettes ?
Ne te fais pas d’illusions, Vendredi : savoir trop de choses est un crime capital. Du moins en politique. S’ils avaient vraiment eu l’intention de bien te traiter, tu ne serais pas enceinte, voyons. Donc, tu dois bien admettre qu’il ne t’arrivera rien de très agréable quand ils auront prélevé leur précieux fœtus.
La solution était évidente.
Ce qui l’était moins, c’était comment la mettre en pratique.
Non, ce n’était pas par erreur que mon nom n’avait pas fait partie de la liste des excursionnistes d’Outpost.
Le lendemain soir, à l’heure du cocktail, j’ai retrouvé Jerry et je lui ai demandé de me faire danser. C’était une valse classique et il a pu me demander au creux de l’oreille :
— Comment ça se passe ?
— Avec les pilules bleues, c’est mieux. Jerry, qui est au courant, à part vous et moi ?
— Eh bien, il s’est passé une chose bizarre. J’ai eu tellement de travail que je n’ai pas eu le temps d’ouvrir un dossier. Toutes les notes vous concernant sont dans mon coffre.
— Et le technicien du labo ?
— Lui aussi était submergé et j’ai tout fait moi-même.
— Bien, bien. Et ces notes… est-ce qu’il est possible qu’elles soient perdues ? Ou brûlées ?
— Non, dans ce vaisseau, on ne brûle jamais rien. L’ingénieur du conditionnement est contre. Nous recyclons. Mais n’ayez crainte, jeune fille : votre honteux secret est en sûreté.
— Jerry, vous êtes un véritable ami. Et s’il n’y avait pas mon chaperon, je crois que vous pourriez être responsable de ce bébé. Vous vous souvenez de ce premier soir ?…
— Je ne risque pas de l’oublier. J’ai fait une poussée de frustrationnite aiguë.
— Ce n’est pas moi qui l’ai engagée. On me l’a collée. C’est pire qu’une sangsue. Est-ce que vous auriez une idée pour lui échapper ?
— Je vais réfléchir. En tout cas, on ne peut pas compter sur mon cabinet. Pour y arriver, il faut traverser une dizaine de cabines d’officiers. Attention : voilà Jimmy.
Il fallait absolument que ma condition reste secrète.
Si j’atteignais le Royaume, je ne pouvais m’attendre qu’à une chose : la fin. Une fin parfaitement légale et discrète dans une chambre d’hôpital. Bien propre.
Refuser de quitter le bord ? Non, je me souvenais de ce que m’avait révélé mon petit copain le violeur. Dès que nous serions arrivés, un garde du palais monterait à bord.
Donc, il fallait absolument que je quitte le vaisseau avant d’atteindre le Royaume. C’est-à-dire à l’escale de Botany Bay. Je n’avais pas le choix.
Il suffisait d’emprunter la coursive de sortie, de descendre l’échelle de coupée en disant au revoir à tout le monde…
Mais je n’étais pas dans un bateau ! Le Forward, en orbite de stationnement, serait encore à trente-cinq mille kilomètres de la planète. Et le seul moyen de débarquer, c’était d’emprunter une des navettes.
Vendredi, est-ce que tu peux croire un seul instant qu’ils vont t’autoriser à le faire ? Ils t’ont laissée t’amuser à Outpost mais, cette fois, ils ne t’accorderont pas une seule chance. Mr. Woo ou quiconque sera dans le sas et ton nom ne figurera pas sur la liste. Et il y aura un flic du bord. Qu’est-ce que tu comptes faire dans ce cas ?
Ma foi… Je vais me battre, leur cogner dessus, enjamber leurs corps et me trouver un siège bien confortable. Ça, tu peux le faire, Vendredi. On t’a tout appris.
Et après ? La navette ne part pas tout de suite. Une équipe de brutes arrive et tu te retrouves avec une aiguille de sédatif. Ensuite, on te colle dans la cabine BB jusqu’à l’arrivée de l’envoyé du palais.
La violence, cette fois, ce n’est pas la bonne solution.
Que reste-t-il ? Le charme ? La corruption ?
Et la sincérité ?
Mais oui. Va trouver le commandant. Raconte-lui ce que Mr. Sikmaa t’a promis, comment tu t’es fait avoir. Montre-lui le résultat des tests de grossesse. Dis-lui que tu veux débarquer sur Botany Bay parce que tu as peur. Que tu repartiras vers la Terre. Il est charmant. Il t’a montré des photos de ses filles. Il te prendra sous sa protection.
Et qu’en penserait le Patron ?
Il te dirait qu’on t’a placée à la droite du commandant, à sa table. Pourquoi ?
Que tu as été installée dans l’une des plus luxueuses cabines du bord. Pourquoi ?
Et sept personnes veillent tout spécialement sur toi.
Et te commandant l’ignorerait ?
Quelqu’un a rayé ton nom de la liste des excursions sur Outpost. Qui ?
Et qui est propriétaire des HyperSpaces ? Trente pour cent des parts appartiennent à Interworld, qui est plus ou moins contrôlé par le groupe Shipstone. Et trois banques du Royaume en détiennent onze pour cent.
Conclusion : rien à attendre du gentil commandant Van Kooten.
Les choses commencèrent à changer un peu à moins de trois jours de l’arrivée à Botany Bay. J’avais passé mon temps à échafauder des plans d’évasion plus ou moins futiles.
Ce soir-là, au dîner, j’ai parlé au commandant des divers projets d’excursion que j’avais envisagés en lui demandant ce qu’il en pensait. J’en ai profité pour me plaindre de n’avoir pas été sur la liste d’Outpost et lui demander de vérifier personnellement que je serais bien sur celle de Botany Bay. Comme si le commandant d’un long-courrier interstellaire n’avait que cela à faire s’occuper du bien-être de miss Riche Garce. Mais il n’a pas tiqué. Ce qui voulait peut-être simplement dire qu’il était aussi bien entraîné que moi à mentir.
Ce soir-là, au Trou Noir, j’ai retrouvé mes trois chevaliers servants : le Dr Jerry Madsen, « Jaime » Jimmy Lopez et Tom Udell. Tom est subrécargue adjoint, et je n’ai jamais su vraiment ce que cela représente. En tout cas, il porte un galon de plus que les autres. Durant ma première nuit à bord, Jimmy m’avait assuré solennellement que Tom était le concierge en chef.
— Je suis aussi déménageur, avait ajouté Tom quand je l’avais interrogé.
Dans moins de soixante-douze heures, nous serons au large de Botany Bay. J’ai découvert ce que Tom avait réussi à faire. La navette de tribord allait être chargée avec le fret destiné à la colonie.
— Celle de bâbord a été chargée à la Vrille, m’expliqua-t-il. Mais il fallait la navette de tribord pour Outpost. On a donc été obligé de faire un transfert. Ce qui représente un foutu travail.
— C’est très bon pour la forme, Tommy. Méfie-toi des bourrelets.
— Parle pour toi, Jaime.
Je leur ai demandé comment on procédait au chargement.
— J’ai l’impression que les sas sont vraiment très petits.
— On ne charge pas par là. Vous aimeriez jeter un coup d’œil ?
Nous nous sommes donné rendez-vous pour le lendemain matin. Et j’ai appris pas mal de choses.
Les soutes du Forward sont tellement énormes qu’on risque des poussées d’agoraphobie. Mais celles des navettes supportent très bien la comparaison. On y trouve des engins monstrueux. Des machines, des appareils hors du commun. On livrait à Botany Bay un turbogénérateur Westinghouse grand comme un immeuble, et j’ai demandé à Tom comment ils espéraient déplacer ça.
— Par la magie, m’a-t-il dit en souriant. Il me faut juste quatre hommes. Ils enveloppent le truc dans un filet métallique, ils placent dessus une boîte pas plus grande qu’une mallette… et hop !
Une unité antigrav. Plus ou moins semblable à celle qui permet à n’importe quel VEA de se déplacer…
Avec des précautions infinies, en utilisant des perches et des câbles, ils sont parvenus à faire passer ce monument de la soute du Forward à celle de la navette.
Tel était le rôle du subrécargue : veiller à ce que chacun des éléments du fret soit livré conformément au contrat et dûment protégé contre les poussées de gravité et les chocs.
Ensuite, Tom me montra le local réservé aux passagers immigrants.
— Il y a plus de demandes pour Botany Bay que pour n’importe quelle autre planète. Quand nous repartirons, je crois qu’il ne restera personne en troisième classe.
— Ce sont tous des Australiens ?
— Oh non ! En tout cas, il y en a au moins un tiers qui ne le sont pas. Mais ils parlent tous anglais. C’est la seule colonie qui exige la pratique courante d’une langue. Ils sont persuadés que si leur nouveau monde n’a qu’une seule langue, ce sera l’a paix… Mais les guerres civiles ont toujours été les plus atroces de toute l’histoire du monde. Et il n’y avait pas de problème de langage.
Je n’avais pas d’opinion personnelle à ce sujet. Nous avons quitté la navette par le sas des passagers et Tom a refermé sur nous. C’est alors que je me suis rappelé que j’avais oublié mon écharpe.
— Tom ! Je crois bien que je l’ai laissée dans le compartiment des émigrants…
— Non… mais nous allons bien la retrouver.
Il a redéverrouillé la porte du sas. L’écharpe était bien là où je l’avais laissée tomber. Je la lui ai passée autour du cou. Son visage s’est approché du mien et, pendant un instant, j’ai bien failli le remercier comme il le méritait. Mais il était encore de service.
Cette porte avait un verrou à combinaison. A présent, je pouvais l’ouvrir.
Quand nous avons regagné le vaisseau, il était presque l’heure du déjeuner. Shizuko, comme d’habitude, s’affairait à mon entretien.
— Je n’ai pas envie d’aller déjeuner dans le salon. J’aimerais mieux grignoter quelque chose ici. Je veux d’abord prendre une douche et passer une autre robe.
— Que désirez-vous, miss Vendredi ? Je vais passer la commande.
— Pour deux, en ce cas.
— Pour moi aussi ?
— Oui. J’ai horreur de manger seule. Et je n’ai vraiment pas envie de m’habiller, aujourd’hui. Allez, composez-nous un menu.
Je me suis enfuie vers la salle de bains.
Je l’ai entendue appeler l’office mais, à la seconde même où je sortais du bain, elle était déjà là, avec une grande serviette bien douce. J’étais à peine sèche que le serveur automatique a sonné. Pendant qu’elle ouvrait le tiroir de distribution, j’ai installé une petite table dans un coin. Elle s’est contentée d’un haussement de sourcils. J’ai programmé un peu de musique sur le terminal, du rock classique, et j’ai poussé le son.
Shizuko, pendant ce temps, avait disposé un couvert sur la table. Je l’ai regardée bien en face et je lui ai dit, assez fort pour qu’elle m’entende :
— Il manque un couvert.
— Comment ?
— Ça suffit, Matilda, laissez tomber. La farce est terminée. Je voulais seulement que nous puissions bavarder un peu.
Elle a eu une hésitation presque imperceptible.
— D’accord, miss Vendredi.
— Vous feriez aussi bien de m’appeler Marj, sinon je vais être obligée de vous appeler miss Jackson. Ou alors, dites Vendredi. C’est mon vrai nom. Il faut que nous causions. Ce n’est pas que j’aie quoi que ce soit contre votre numéro de servante fidèle, mais il ne sert plus à rien et nous sommes entre nous. Et je sais très bien me sécher après un bain.
Un sourire a effleuré ses lèvres.
— Mais j’ai eu du plaisir à m’occuper de vous, miss Vendredi… je veux dire Marj…
— Merci. Et maintenant, mangeons un peu.
Je lui ai servi un peu de sukiyaki.
— Ça vous rapporte quoi ?
— Qu’est-ce qui est censé me rapporter, Marj ?
— Eh bien… de veiller sur ma petite personne. De me livrer à la garde du palais quand nous atteindrons le Royaume…
— C’est le tarif normal du contrat. Et c’est mon patron que l’on paie. Je suis censée recevoir une prime mais, pour ma part, je ne crois aux primes que lorsque je les dépense.
— Je vois. Matilda, je vais ficher le camp à Botany Bay. Et vous allez m’aider.
— Appelez-moi Tilly. Vraiment ?
— Vraiment. Parce que je vais vous payer bien plus que ce que vous pourriez espérer.
— Vous pensez vraiment que vous pouvez m’acheter aussi facilement ?
— Oui. Parce que vous vous trouvez devant un choix. Ou passer de mon côté. (Il y avait une grande cuillère en acier entre nous. Je l’ai prise entre mes doigts et je l’ai écrasée en une seconde.) Ou bien mourir. Et vite. Qu’en pensez-vous ?
Elle a pris la cuillère.
— Marj, inutile d’en faire un drame. Nous trouverons bien une solution. (En quelques coups de pouce, elle a redressé la cuillère.) Où est le problème ?
J’ai regardé la cuillère pendant une seconde.
— Votre mère était un tube à essais…
— Et mon père un scalpel, oui. Comme le vôtre. C’est pour ça qu’on m’a recrutée. Mais parlons encore. Pourquoi voulez-vous fuir ? Ça va être l’enfer pour moi.
— Et la mort pour moi si je n’y arrive pas.
Je lui ai expliqué le marché que j’avais passé, que j’étais enceinte, et que j’estimais que mes chances de survie dans le Royaume étaient plutôt minces.
— Alors, combien vous faut-il pour détourner le regard un moment, Tilly ? Je pense que nous pouvons nous mettre d’accord sur votre tarif…
— Mais je ne suis pas la seule à être chargée de votre surveillance.
— Pete ? Je peux me charger de lui. Quant aux cinq autres, nous pouvons nous en passer. Si vous m’aidez vraiment. Pete et vous, vous êtes les deux seuls professionnels. Qui a recruté les autres clowns ?
— Je l’ignore. Je ne sais même pas qui m’a choisie. Ç’a été fait par l’intermédiaire de mon patron. Mais vous avez raison : nous n’avons pas à tenir compte des autres. Tout dépend des plans que vous avez.
— Parlons argent.
— Non, parlons d’abord de vos plans.
— Est-ce que vous pensez être capable d’imiter ma voix, Tilly ?
— Eh bien… Vous pouvez imiter la mienne ?
— Eh ! Refaites-moi ça !
— Refaites-moi ça !
J’ai soupiré.
— C’est bon, Tilly. C’est parfait. Le journal du Forward dit que l’accrochage en orbite pour Botany Bay est prévu demain. Donc, demain je tomberai malade. Quel dommage ! Parce que je rêvais tellement de participer à toutes ces merveilleuses excursions. Tout mon plan dépend du timing de ces navettes de débarquement. De toute manière, ce sera la nuit précédente, vers une heure environ, quand les coursives sont désertes, que je m’échapperai. En attendant, il faut que personne n’entre. Je suis trop malade. Vous serez à la fois moi et vous. Ne vous servez plus de la vidéo du terminal. Si ça devient difficile, dites que vous êtes totalement dans le brouillard à cause des médicaments. C’est vous qui passerez la commande pour nos breakfasts…
— Vendredi… je comprends : vous avez décidé d’essayer de vous glisser dans une des navettes. Mais vous savez bien que les portes sont toujours verrouillées.
— Oui, je le sais. Mais ce n’est pas votre problème, Tilly.
— D’accord. Ça ne me regarde pas. Et je vous couvrirai après que vous vous serez éclipsée, c’est ça ? Qu’est-ce que je devrai dire au commandant ?
— Alors, il fait également partie du coup ? C’est bien ce que je pensais.
— Non, il est au courant, c’est tout. Nous recevons nos ordres du commissaire du bord.
— Oui, ça cadre… Supposons que je m’arrange pour que vous vous retrouviez ligotée et bâillonnée… Je vous ai sauté dessus comme ça. C’est possible. Mais il faudra attendre le dernier moment…
— Oui, ça consoliderait sérieusement mon alibi. Mais à quel philanthrope avez-vous eu affaire ?
— Vous vous souvenez de notre première soirée à bord ?
— Ah… le Dr Madsen. Et c’est sur lui que vous comptez ?
— Oui. Avec votre aide.
— Je dois dire qu’il avait la langue qui traînait sur la moquette.
— Oui. Et c’est encore le cas. Demain, il viendra me voir dès que je me plaindrai d’être souffrante. Toutes les lumières seront discrètes… Ensuite, je crois que le Dr Jerry coopérera pleinement. D’accord ? Le lendemain, il reviendra me voir, et je vous ligoterai. Très simple, non ?
Elle parut réfléchir très longtemps avant de me déclarer tout simplement :
— Non.
— Non ?
— Il faut que cela soit vraiment simple. Sans que personne d’autre y participe. Je veux dire : personne. Il ne faut pas qu’on me retrouve ligotée. Ça ferait naître des soupçons… Voilà l’histoire telle que je la conçois : peu de temps avant le départ des navettes, vous vous trouvez mieux. Vous vous habillez et vous quittez la cabine. Sans me dire quelles sont vos intentions. Moi, je ne suis que la pauvre servante. Je ne dois veiller sur vous qu’ici, dans la cabine. Et, après tout, vous avez peut-être changé vos plans. Si vous réussissez à ficher le camp, je pense que c’est surtout le commandant qui aura des comptes à rendre. Et je ne verserai pas une larme sur lui.
— Tilly, je crois que vous avez raison sur tous les points. Je pensais que vous auriez besoin d’un alibi.
Elle me regarda en souriant.
— Que ça ne vous empêche surtout pas de coucher avec le Dr Madsen. Vous savez que l’un de mes devoirs les plus importants était de vous l’interdire. Pour tous les hommes.
— Ça, je l’avais compris. Mais nous ne nous sommes pas fixé un prix ?…
— J’ai réfléchi, Marj… C’est à vous de décider.
— Mais vous ne m’avez même pas dit combien vous étiez payée ?
— Je l’ignore. Mon maître ne m’a pas fait part de ce détail.
— Votre maître ? Vous appartenez à quelqu’un ?
— Pas vraiment. Ou plus pour longtemps. J’ai signé un contrat sur vingt ans.
— Mais… Oh ! Tilly, vous aussi vous devriez vous enfuir !
— Du calme. J’ai réfléchi à cela également. Je ne suis pas portée sur les rôles du vaisseau comme étant sous contrat. Je peux donc participer à n’importe quelle excursion si je paie le prix… Nous nous retrouverons peut-être en bas.
— Oui…
Je me suis penchée pour l’embrasser. Elle m’a serrée contre elle, elle a gémi, et j’ai senti sa main qui se glissait sous ma robe.
Je l’ai regardée droit dans les yeux.
— Alors, c’était ça, Tilly ?
— Oh, oui… depuis le premier bain que je vous ai donné.
Le même soir, les émigrants qui allaient débarquer sur Botany Bay donnèrent un spectacle dans le salon des premières. Le commandant m’expliqua que c’était une tradition et que les passagers de première classe se cotisaient généralement pour constituer une espèce de bourse pour les nouveaux colons. Mais ce n’était en rien une obligation. J’étais assise près de lui et je profitai évidemment de l’occasion pour lui dire que je ne me sentais pas très bien et qu’il était fort possible que j’annule mes réservations pour les excursions au sol.
Il me rassura : si je me sentais souffrante, je n’avais pas intérêt à m’exposer aux petits risques d’une planète étrangère. A ce propos, je n’aurais rien à regretter vraiment : Botany Bay m’aurait certainement déçue. Plus loin, m’assura-t-il, tout était mieux.
Je fis le nécessaire pour avoir l’air de picorer tant bien que mal mon repas tout en lui expliquant que j’avais souffert du mal de l’espace pendant la descente vers Outpost.
Pendant le show, amusant, très amateur, j’ai eu mon attention attirée par un chanteur au second rang. Son visage me semblait familier.
Il me rappelait le Pr Federico Farnese. Mais il portait la barbe. Ce qui ne prouvait rien.
Quant à l’odeur corporelle… A trente mètres, il m’était difficile de l’isoler de celle des autres.
J’ai résisté à l’envie terrible de me lever et d’aller jusqu’à lui : « Mais c’est Freddie ! Est-ce que nous n’avons pas couché ensemble à Auckland en mai dernier ? »
Et s’il me répondait non ?
J’ai choisi la solution la plus lâche. J’ai dit au commandant qu’il me semblait avoir reconnu une vieille relation parmi les émigrants. Je lui ai écrit le nom sur le programme et il l’a passé à son commissaire de bord, puis à ses adjoints, sans réaction. Il y avait certains noms italiens sur la liste, mais aucun qui ressemblât de près ou de loin à Farnese.
Je les ai remerciés tout en songeant vaguement que je pourrais répéter la même chose à propos d’un certain « Perreault » ou d’un « Tormey ». Mais ce serait un risque idiot. Tous les barbus finissent par se ressembler.