14

Nous étions tous de retour dans la cuisine, un œil sur le terminal, l’autre sur les verres que Ian venait de nous servir. Nous discutions à propos de ce qu’il convenait de faire. Ian avait pris la parole.

— Marj, tu vas rester bien gentiment assise là, toute cette histoire stupide va s’achever et tu pourras rentrer chez toi tranquillement. S’il y a une autre alerte, tu peux toujours plonger dans le trou. Au pis, il te suffit de ne pas te montrer à l’extérieur. Et Georges pourra ainsi avoir l’occasion de peindre quelques nus, comme le lui a demandé Betty. C’est d’accord, Georges ?

— Je dois dire que ça me plairait beaucoup.

— Qu’en dis-tu, Marj ?

— Ian, si je dis à mon patron que je n’ai pas pu revenir simplement parce que deux mille cinq cents kilomètres de frontière étaient bouclés, il ne me croira pas. (Est-ce qu’il fallait leur dire que j’étais un courrier spécial ? Non. Pas encore. Le moment n’était pas venu.)

— Et que comptes-tu faire ?

— Je crois que je vous ai causé suffisamment d’ennuis, les amis. (Ian chéri, je pense que tu es encore sous le choc d’avoir vu tuer un homme dans ton living-room. Même si tu t’es comporté comme un vrai pro ensuite…) Je connais l’entrée secrète. Demain, quand vous vous réveillerez, je ne serai peut-être plus là. Et vous oublierez les quelques ennuis que je vous ai causés, je l’espère.

— Non !

— Janet, pour l’instant les problèmes sont résolus. Je vous appellerai. Et si vous le voulez bien, je reviendrai dès que j’aurai un petit congé. Mais à présent, il faut que je parte et que je reprenne mon travail. Je n’ai pas cessé de vous le dire, d’ailleurs.

Janet ne voulait tout simplement pas entendre parler de mon départ. Elle semblait considérer que je ne pouvais pas franchir la frontière seule. (J’avais besoin de quelqu’un pour m’aider autant qu’un serpent a besoin de chaussures.) Mais elle avait un plan.

Elle fit remarquer que Georges et moi, nous pouvions voyager avec leurs passeports : le sien et celui de Ian. J’étais à peu près de sa taille et Georges était l’équivalent de Ian en poids et en taille. Bien sûr, il y avait la différence de physionomie, mais elle n’était pas à crever l’œil… et de toute manière, qui regarde vraiment un passeport de près ?

— Vous pourriez les utiliser et les renvoyer ensuite par le courrier… mais ce n’est peut-être pas le moyen le plus sûr. La meilleure solution pour vous deux, c’est de gagner Vancouver puis de traverser la Confédération californienne avec des cartes de touriste. A notre nom. Jusqu’à Vancouver, d’ailleurs, vous pourrez utiliser nos cartes de crédit. Dès que vous aurez franchi la frontière, vous serez presque sauvés. Marj, à partir de là, ta carte de crédit sera de nouveau valable, tu n’auras pas de problème pour appeler ton patron et la police n’a aucune raison de vous mettre en prison, là-bas, non ? Est-ce que cette solution vous paraît raisonnable ?

— Oui, ai-je dit, je crois que le coup de la carte de touriste est plus sûr que vos passeports. Pour nous tous, d’ailleurs. Et si j’arrive à trouver un endroit où l’on accepte ma carte de crédit, mes ennuis seront finis.

(Car j’avais bien l’intention de retirer un maximum de liquide et de ne jamais plus me laisser surprendre loin de chez moi sans argent. Comme je l’ai déjà dit, on peut graisser toutes les pattes avec ça, surtout en Californie, un pays plein de pourris, au contraire du Canada britannique où l’on trouve encore un nombre surprenant d’honnêtes gens.)

J’ai ajouté :

— De toute façon, ça ne peut pas être pire à Bellingham qu’ici. En cas de pépins, je peux même aller jusqu’au Texas. Qu’est-ce qu’on raconte sur les rapports entre Chicago et le Texas ?

— D’après ce que j’ai vu et entendu, a dit Ian, ça se passerait plutôt bien entre eux. Tu veux que je demande à l’ordinateur de nous faire une petite recherche ?

— Oui, je pense que ça serait utile avant mon départ. En cas de nécessité, je pourrais aller jusqu’à Vicksburg en traversant tout le Texas. Après, il y a le fleuve[8], et les passeurs sont toujours là, non ? Avec du liquide, ils sont toujours prêts…

— Il s’agit de notre départ, dit Georges, tranquillement.

— Georges, je crois que cet itinéraire n’est valable que pour moi. Pour toi, cela t’entraînerait de plus en plus loin du Québec. Est-ce que tu ne m’as pas dit que ton deuxième foyer, c’est McGill ?

— Ma très chère dame, je n’ai aucune envie de regagner McGill. Ici même, dans ma vraie famille, la police m’a créé des difficultés, et je ne songe plus qu’à une chose, c’est à voyager avec toi. Quand nous aurons franchi la frontière et que nous serons dans la province de Washington, tu pourras devenir Mrs Perreault car je suis persuadé que mes cartes de crédit, la Maple et la Québec, seront redevenues valables.

(Georges, tu es adorable, et si galant… mais tu es le dernier compagnon dont j’aie besoin pour ce que je prépare. Parce que je dois m’en tirer avec pas mal de coups, malgré tout ce que dit Janet.)

— Georges, ça me paraît très tentant. Et je ne peux pas te demander de rester ici. Mais… mais il faut cependant que je te dise que j’exerce la profession de courrier depuis pas mal d’années, que j’ai voyagé seule, sur toute cette planète, plus d’une fois jusqu’aux colonies spatiales et à la Lune. Je n’ai pas encore été envoyée sur Cérès ou sur Mars, mais ça peut arriver à n’importe quel moment.

— Ce que tu veux dire, c’est que tu préférerais que je ne t’accompagne pas, c’est ça ?

— Non, non ! Je veux simplement dire que si tu décides de m’accompagner, ce sera un choix purement social. Pour ton plaisir autant que pour le mien. Mais je dois ajouter que si je pénètre dans l’Imperium, ce sera seule, absolument, car ma mission me l’imposera.

— Marj, dit Ian, il faut au moins que Georges t’accompagne hors de ce territoire. Qu’il ne soit plus question d’internement et que tu retrouves ta liberté de mouvement. Il faut aussi que tu puisses te servir de ta carte de crédit.

— Avant tout, a dit Janet, il faut échapper à cette menace d’internement. Marj, utilise ma Visa autant que tu le voudras. Mais n’oublie surtout pas que tu es maintenant Janet Parker.

— Parker ?

— Oui, c’est mon nom de jeune fille pour la carte Visa. Tiens, prends-la.

Je l’ai acceptée en me disant que je ne l’utiliserais que si quelqu’un me collait au train. Dès que ce serait possible, l’addition serait pour le lieutenant Dickey, dont le crédit était encore ouvert pour plusieurs jours, et même plusieurs semaines.

— Je crois que je vais partir, maintenant. Georges, est-ce que tu viens avec moi ?

— Eh non ! Pas ce soir ! s’est écrié Ian. Attendez la première heure du matin.

— Pourquoi ? Le métro fonctionne toute la nuit, non ?

Ça, je le savais parfaitement.

— Bien sûr, mais la plus proche station est au moins à vingt kilomètres. Et il y fait aussi clair que dans un tas de charbon.

Je n’avais pas une seconde pour discuter. Et ce n’était pas le moment.

— Ian, même à pied, j’y serai vers minuit. S’il y a un départ de capsule à minuit, je pourrai presque dormir toute une nuit avant d’atteindre Bellingham. Et si la frontière est ouverte entre la Californie et l’Imperium, je pourrai voir mon patron dès demain matin. C’est mieux, non ?

Quelques minutes plus tard, nous avons pris congé. Ian n’était pas très content à mon égard, sans doute parce que je n’avais pas été la petite créature docile et douce que les hommes adorent. Mais il m’embrassa pourtant avec tendresse en nous déposant à l’angle du périphérique et de McPhillips, en face de la station de métro. Georges et moi, nous nous sommes retrouvés coincés dans la capsule de vingt-trois heures pour traverser tout le continent.

A vingt-deux heures (heure du Pacifique), nous étions à Vancouver. Nous avons pris nos cartes de touriste en embarquant à bord de la navette de Bellingham, nous les avons remplies en route avant de les abandonner à l’ordinateur puisque nous devions débarquer quelques minutes plus tard. La fille de service s’est contentée de marmonner : « Bon séjour. »

A Bellingham, on accède directement au hall inférieur du Hilton. Une annonce flottait devant nous en clignotant :


breakfast bar

Steaks – Spécialités – Cocktails

Breakfast vingt-quatre heures sur vingt-quatre


— Chère Mrs Tormey, mon grand amour, il m’apparaît tout à coup que nous avons gravement négligé le dîner.

— Mr. Tormey, vous avez parfaitement raison. Je propose que nous dévorions un ours.

— Vous savez, très chère, la cuisine n’est ni très sophistiquée ni très exotique dans la Confédération. Mais cependant, elle reste assez robuste et peut satisfaire à certains appétits. J’ai mangé ici autrefois. En dépit de ce qu’il annonce, il est à la hauteur et les plats sont assez variés. Si vous vous contentez du menu et si vous me permettez de choisir pour vous, je pense que je puis vous assurer que votre faim sera au mieux comblée.

— Georges – je veux dire « Ian » –, j’ai goûté à votre délicieuse soupe. Alors vous pouvez choisir pour moi.

En fait, c’était bel et bien un bar. Je veux dire qu’il n’y avait pas de vraies tables. Mais les tabourets étaient rembourrés et ils avaient même un dossier. Ils étaient très confortables, en vérité. Dès que nous nous sommes installés, on nous a apporté du jus de pomme. C’est Georges qui a choisi les plats, puis il s’est éclipsé un instant, le temps de nous inscrire à la réception. En revenant, il m’a dit :

— A présent, tu peux m’appeler « Georges ». Toi, tu es Mrs Perreault. C’est comme ça que nous sommes inscrits. (Il a levé son verre.) A ta santé, ma chère femme[9].

— Merci, ai-je répondu, et à la tienne, mon cher époux[10].

C’était du cidre, en fait. Pétillant et glacé. Je n’avais pas la moindre intention de reprendre un mari, mais Georges ferait très bien l’affaire aux yeux de tout le monde. Janet me l’avait simplement prêté, et ça, je ne devais pas l’oublier.

La minute d’après, nos « breakfasts » arrivaient : jus de pomme de Yakima glacé ; fraises de la Vallée Impériale avec de la crème ; deux steaks saignants et tendres comme l’amour, avec deux œufs à cheval ; des gaufres chaudes, avec du beurre de Sequim, du miel de sauge et de trèfle ; et deux grands bols de café.

Le tout à volonté. On nous proposa même de nous servir d’autres steaks avec des œufs.

La façon dont nous étions installés et le bruit ambiant ne facilitaient pas la conversation. Derrière le bar, il y avait un écran d’annonces. Chacune des annonces apparaissait le temps d’une lecture rapide mais elle était reproduite sur chacun des terminaux individuels. Tout en mangeant, je me mis à lire distraitement :


Le Vaisseau libre JackPotrecrute un nouvel équipage sur le marché du travail de Las Vegas.

Prime pour les vétérans.


Une publicité pour un vaisseau pirate ? Crûment, comme ça ? Même dans l’Etat libre de Vegas… Difficile à croire, mais vrai pourtant.


La même fumée que Jésus !

les sticks des anges

garantis non carcinomiques


Ce n’est pas le cancer qui m’inquiète, mais la nicotine, pas plus que la drogue, n’est pour moi. Une fille doit garder bonne haleine.


Dieu

vous attend à l’appartement 1208,

Lewis Clark Towers.

N’attendez pas qu’Il vienne vous chercher.

Vous n’aimeriez pas ça.


Je n’aimais pas ça de toute façon.


Vous vous ennuyez ?

Nous allons déposer un groupe de pionniers sur une planète vierge de type T-13. Taux de sexe garanti 50-40-10, plus ou moins 2 %. Age moyen 32, plus ou moins 1 an. Pas de tests physiques. Aucune contribution. Aucun secours.

Corporation pour l’Expansion

Département de la Démographie et de l’Ecologie

Luna City gpo Box demo

Ou composer Tycho 800-2300


Celle-là, je l’ai rappelée pour la relire. Qu’est-ce que l’on pouvait éprouver en affrontant un monde nouveau avec des camarades ? Tous ensemble ? Des gens qui n’avaient aucun moyen de connaître mes origines. Ou qui n’y attacheraient pas la moindre importance. Nos différences physiques pouvaient même les amener à me respecter, plutôt que de me considérer comme un monstre. Pour autant que je ne les menacerais pas…

— Georges, regarde ça, veux-tu ?

— Eh bien ?

— Ça pourrait être drôle, non ?

— Mais non, Marjorie. Dans le groupe T, au-delà de l’indice 8, il faut une prime exceptionnelle, un équipement absolument parfait et des pionniers surentraînés. Avec 13, ils ne t’offrent qu’un moyen de suicide un peu plus exotique que les autres, c’est tout.

— Oh…

— Lis plutôt ça.


W.K. – Fais ton testament – Tu n’as plus qu’une semaine à vivre.

A.C.B.


— Georges, c’est vraiment une menace dirigée contre ce W.K. ? Ils annoncent qu’ils vont le tuer, comme ça, en public ? Alors qu’on peut retrouver la piste ?

— Je ne sais pas. Et il n’est peut-être pas aussi facile que ça de retrouver la piste d’une annonce. Je me demande ce que ce sera demain ? Six jours ? Est-ce que ce W.K. attend tranquillement la fin ? A moins que ce ne soit une sorte de campagne de publicité…

— Impossible de le savoir. (Je comparais l’annonce avec la situation dans laquelle nous étions.) Georges, est-ce qu’il est possible que toutes ces menaces diffusées sur tous les canaux fassent partie d’un énorme canular très compliqué ?

— Tu oserais suggérer que personne n’a été tué et que toutes ces informations étaient fausses ?

— Euh… je ne suggère rien de particulier.

— En un sens, Marjorie, oui, c’est un énorme coup monté, puisque trois groupes différents revendiquent ces actions. Deux d’entre eux, donc, trompent le monde entier. Mais je ne pense pas que les assassinats soient un canular. C’est comme pour les bulles de savon : un canular a des limites. Que ce soit dans le temps ou dans le nombre de gens impliqués. Non, c’est trop gros, trop étendu. D’ailleurs, les démentis seraient déjà arrivés. Encore un peu de café ?

— Non, merci.

— Autre chose ?

— Non, rien, vraiment. Un seul gâteau avec du miel et je crois que je vais éclater.


De l’extérieur, c’était une simple porte de chambre d’hôtel : 2100. En entrant, je me suis écriée :

— Georges ! Mais pourquoi ?

— Une jeune mariée a droit à un appartement de jeune mariée.

— C’est merveilleux. Splendide. Tu n’aurais pas dû faire cette folie. Tu as déjà réussi à transformer un triste voyage en partie de pique-nique. Mais si tu avais l’intention de me considérer comme une jeune mariée ce soir, il fallait éviter de m’offrir ce repas. Je suis toute gonflée mais pas brûlante.

— Mais si, tu l’es.

— Georges ! Ne joue pas avec moi. Tu sais qui je suis depuis que j’ai tué Dickey.

— Je sais que tu es une jolie fille courageuse.

— Tu sais parfaitement ce que je veux dire. Tu es dans la profession. Tu m’as identifiée sur l’instant.

— Tu as été améliorée, oui, je sais. Je t’ai vue à l’œuvre.

— Alors, tu sais ce que je suis. Je l’avoue. J’ai appris depuis des années à ne pas le révéler, mais ce salaud n’aurait pas dû braquer son arme sur Janet !

— Non, il n’aurait pas dû faire ça. Et je te serai toujours reconnaissant de ce que tu as fait.

— Tu es sincère ? Ian pense que je n’aurais pas dû le tuer.

— La première réaction de Ian est toujours conventionnelle. Et puis, il réfléchit. Ian est un pilote naturel. Il pense avant tout avec ses muscles. Mais, Marjorie…

— Je ne m’appelle pas Marjorie.

— Hein ?

— Tu peux m’appeler par mon vrai nom. Mon nom de crèche, je veux dire. C’est Vendredi. Et c’est le seul nom que je porte, bien entendu. Quand j’en ai besoin, j’utilise un des surnoms de crèche. D’habitude, c’est Jones. Mais Vendredi est mon vrai nom.

— Et c’est comme ça que tu veux que l’on t’appelle ?

— Oui, je le pense. C’est comme ça qu’on m’appelle quand je n’ai pas besoin de me cacher. Quand je suis avec des gens en qui je peux avoir confiance. Et je crois que je ferais aussi bien de te faire confiance, non ?

— J’en serais flatté. Et je ferai en sorte de mériter ta confiance. Je te dois tellement plus.

— Comment cela, Georges ?

— Je pensais que c’était évident. Quand j’ai vu ce que faisait Mel Dickey, j’ai décidé de me rendre immédiatement plutôt que de faire courir un danger aux autres. Quand il a menacé Janet avec son brûleur, je me suis juré de le tuer à la première occasion. (Georges sourit.) Je ne m’étais pas plutôt dit ça que tu as surgi comme l’ange de la vengeance. Voilà ce que je te dois.

— Un autre meurtre ?

— Si tu le souhaites, oui.

— Probablement pas. Comme tu l’as dit, je suis améliorée. Quand il le faut, je sais me tirer d’affaire toute seule.

— C’est comme tu veux, Vendredi, ma chérie.

— Bon Dieu, Georges, je ne veux pas que tu aies le sentiment d’avoir une dette envers moi. A ma manière, moi aussi, j’aime Janet. Rien qu’en la menaçant, ce salopard a signé son arrêt de mort. Je n’ai pas fait ce que j’ai fait pour toi, mais pour moi. Donc, tu ne me dois rien.

— Vendredi, tu es aussi adorable que Janet. Je l’ai très vite compris.

— Alors, pourquoi ne pas régler tout ça au lit ? Je sais que je ne suis pas humaine et je n’espère pas que tu m’aimes comme une autre femme, pas vraiment. Mais tu sembles avoir de l’affection pour moi et, en tout cas, tu ne te comportes pas comme ma famille néo-zélandaise. Pas comme la plupart des gens avec les EA. Et tu ne le regretteras pas. J’ai reçu une formation spéciale et… je ferai tout mon possible…

— Oh ! mon Dieu ! Qui a pu te faire tant de mal ?

— Moi ? Mais tout va bien. Je voulais seulement t’expliquer que je sais ce que vaut le monde. Je ne suis plus une enfant qui essaie de se débrouiller sans s’appuyer sur la crèche comme sur une béquille. Un être artificiel ne peut espérer un sentiment amoureux d’un humain. Nous le savons, toi et moi. Et tu le comprends encore mieux que le commun des mortels puisque tu appartiens à la profession. Je te respecte et je t’aime sincèrement et profondément. Si tu le veux, je coucherai avec toi et je ferai de mon mieux pour te procurer du plaisir.

— Vendredi !

— Oui, monsieur ?

— Tu ne vas pas coucher avec moi pour me procurer du plaisir !

J’ai senti des larmes me monter aux yeux. Un événement rare.

— Monsieur, je suis navrée, ai-je dit d’un ton lamentable. Je ne voulais pas vous offenser.

— Bon Dieu, est-ce que tu vas t’arrêter ?

— Monsieur ?…

— Cesse de m’appeler « monsieur » ! Et cesse de te comporter comme une esclave ! Appelle-moi Georges. Et rien ne t’empêche de dire aussi « très cher » et même « chéri » comme tu l’as déjà dit. Ou bien traite-moi comme un copain. Un ami. Cette dichotomie entre « humain » et « non-humain » est une invention de la masse obscurantiste. Tous ceux qui exercent ma profession savent que c’est une absurdité. Tes gènes sont des gènes humains qui ont été soigneusement sélectionnés. Cela fait peut-être de toi une super-femme, mais certainement pas une non-humaine. Est-ce que tu es fertile ?

— Euh… stérilité réversible.

— Avec une simple anesthésie locale, en dix minutes, je te change ça. Ensuite, je pourrai te féconder. Et notre bébé sera-t-il humain ou non ? Semi-humain ?

— Humain ?

— Bien sûr ! Il faut une mère humaine pour porter un bébé humain ! N’oublie jamais ça.

— Je ne… je ne l’oublierai pas.

Tout au fond de moi, j’ai ressenti un curieux pincement. L’envie sexuelle, mais pas comme je l’avais jamais ressentie auparavant, moi qui suis comme une chatte en chaleur.

— Georges… c’est cela que tu veux ? Me féconder ?

Il a eu l’air très surpris. Puis il s’est approché de moi, il m’a prise par le menton, puis il m’a serrée entre ses bras et m’a embrassée. Cela valait un neuf sur dix. Impossible de faire mieux en position verticale et habillés. Puis il m’a soulevée de terre, s’est assis dans un fauteuil et il m’a prise sur ses genoux. Il a commencé à me déshabiller, doucement. Janet avait absolument voulu que j’emprunte ses vêtements et ce que je portais était plus intéressant qu’une combinaison de saut. Mon Superskin était dans mon sac.

Tout en s’occupant consciencieusement des boutons et des zips, Georges me dit :

— Pour ces dix minutes, il faudrait que nous soyons dans mon labo et il faudrait encore attendre un mois avant ta période féconde. Ces circonstances t’épargnent un gros ventre… parce que toutes ces considérations, pour un mâle, ont l’effet de la cantharide sur un taureau. Ce qui t’évite de commettre une folie. Non, je vais coucher avec toi et c’est moi qui vais essayer de te procurer du plaisir. Quoique je n’aie aucun certificat à faire valoir. Mais nous verrons ce que nous pouvons faire, Vendredi, ma chérie. (Il m’a soulevée entre ses bras et a laissé tomber le dernier de mes dessous.) Tu es belle. Tu sens bon. Ta peau est douce. Est-ce que tu veux que nous allions à la salle de bains ? J’ai besoin de prendre une douche.

— J’irai après toi. Et je crois que j’y resterai un moment.

C’était vrai. Cet énorme « breakfast » de minuit était un poids dont je devais me débarrasser.

Quand je revins de la salle de bains, j’étais fraîche et légère. Je n’avais pas mis de parfum, seulement fragrans feminae, celui que les hommes préfèrent entre tous.

Georges était au lit, avec une couverture légère sur lui. Il semblait endormi et je ne distinguais aucune éminence révélatrice. Avec précaution, je me suis glissée auprès de lui. Sincèrement, je n’étais pas déçue. J’avais confiance. Au matin, il serait reposé et cela serait sans doute encore meilleur pour nous deux. La journée avait été épuisante.

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